Les Élections anglaises

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Les Élections anglaises
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 164-193).
LES
ÉLECTIONS ANGLAISES


I.

« Samson, les Philistins avancent ! tel est le cri qui se fait entendre de toutes parts. Que Samson se montre donc et qu’il fasse encore une fois sentir la force de son bras. » Ainsi s’exprimait à Huddersfield, dans les premiers jours de janvier 1874, un député ministériel, M. Leatham, traduisant par un de ces emprunts que les Anglais aiment à faire au langage biblique la confiance des amis de M. Gladstone dans l’éloquence et la popularité de leur chef. Aucun avertissement, aucun revers électoral, n’avaient affaibli cette confiance présomptueuse. Trois semaines plus tard, la dissolution du parlement était prononcée, et c’était en vain que le Samson du parti libéral multipliait ses efforts; c’était en vain qu’il faisait luire aux yeux des contribuables la perspective de la suppression de l’income-tax, il échappait péniblement à un échec personnel, et une défaite accablante venait dissiper les illusions de son parti. Libéraux et radicaux réunis atteignaient à peine à 250 voix, et même en ajoutant à leur nombre tous les home rulers, ou autonomistes irlandais, le parti conservateur avait encore une majorité de 60 voix sur l’ensemble de la chambre des communes.

Les élections générales de 1880 ont été la contre-partie complète des élections de 1874. Cette fois, c’est le chef du parti conservateur qui a fait appel au corps électoral avec une confiance destinée à la déception la plus cruelle. Les conservateurs ont été décimés, ils ne reviennent à la chambre qu’au nombre de 240, tandis que leurs adversaires réunissent 350 voix et disposeront ainsi d’une majorité assurée, indépendamment des votes des autonomistes irlandais. La proportion des forces est donc absolument renversée.

Ce résultat cause en Angleterre une émotion d’autant plus profonde qu’il était tout à fait inattendu. Aucun symptôme précurseur ne l’avait fait prévoir. Les élections de 1874 avaient été précédées d’une série d’élections partielles qui avaient presque toujours tourné au détriment du ministère. Rien de semblable ici ne s’était produit, et l’accueil que les députés conservateurs avaient reçu de leurs commettans dans les réunions extra-parlementaires de l’automne n’avait pu leur inspirer aucune inquiétude sur le renouvellement de leur mandat. La reconnaissance de la nation pour les hommes d’état qui avaient rétabli au dehors le prestige du nom anglais ne semblait point s’être encore affaiblie. Loin de contester l’action que ce sentiment devait exercer sur les élections futures, on paraissait plutôt disposé à craindre qu’il ne fît perdre de vue toute autre considération. Quelque temps avant la dissolution, le Times, comme s’il eût appréhendé que l’opposition ne sortît trop décimée de l’épreuve électorale, était revenu, à diverses reprises, sur l’inconvénient d’avoir dans la chambre des communes une opposition numériquement trop faible pour exercer sur le gouvernement un contrôle efficace. L’étonnement qui s’est manifesté au sein de toutes les cours du continent, quand la défaite du ministère a été connue, a fait voir que les ambassadeurs étrangers, observateurs attentifs et désintéressés de tous les mouvemens de l’opinion publique, avaient prévu et annoncé à leurs gouvernemens une issue toute différente des élections générales.

On s’accordait à penser que l’hostilité des non-conformistes ferait perdre aux conservateurs les sept ou huit sièges qu’ils avaient gagnés en Écosse aux élections de 1874, et que le même nombre de voix pourrait bien être enlevé en Irlande par les autonomistes, dont le nouveau chef, M. Parnell, avait déclaré au ministère une guerre à outrance. En Angleterre, quelques sièges dont la conquête avait été due à l’animosité des radicaux contre les libéraux modérés, pouvaient également être reperdus, si une coalition réunissait les adversaires du gouvernement ; mais si on admettait généralement que la majorité ministérielle pouvait être réduite de 25 ou 30 voix, personne ne supposait qu’elle put disparaître complètement. On était d’autant moins disposé à le croire que des libéraux éprouvés, comme M. Cowan à Newcastle, M. Walter dans le comté de Berk, M. Yeaman à Dundee, et d’autres encore, tout en se déclarant fidèles à leurs principes et à leurs amis politiques, n’hésitaient pas à exprimer une opinion favorable sur la politique extérieure du cabinet.

Loin qu’on envisageât un changement de ministère comme possible, le monde de la finance et des affaires regardait le maintien du cabinet comme indispensable tant que toutes les questions qui se rattachaient à la politique extérieure n’étaient pas définitivement résolues. Avec lord Beaconsfield à la tête du gouvernement, il n’y avait point à douter de l’exécution complète du traité de Berlin : aucune difficulté nouvelle ne pourrait être soulevée par la Russie, surveillée avec vigilance et réduite à l’isolement : la sécurité était donc absolue quant aux relations internationales. Un changement de ministère, en faisant passer la direction de la politique anglaise aux mains d’hommes animes d’un esprit différent, pouvait tout remettre en question et susciter des complications imprévues. Ce sentiment était si général et si vif au sein des classes élevées que les chefs de l’opposition se sont vus dans la nécessité de calmer par des déclarations catégoriques les appréhensions dont ils rencontraient partout l’expression.

Quelles sont donc les causes qui ont agi sur la masse du corps électoral et amené un résultat aussi contraire à l’attente générale ? Il est malaisé de les démêler. Le suffrage est devenu presque universel dans les grands centres de population, où le nombre des électeurs inscrits atteint quelquefois et même dépasse 50,000 : le scrutin secret, qui vient d’être appliqué pour la seconde fois, couvre d’un voile épais les mystères de l’urne électorale. A entendre les lamentations des vaincus qui se plaignent des nombreux manques de foi et des défections inattendues dont ils ont été victimes, il semble que beaucoup d’électeurs auraient voté dans un sens différent de celui qu’ils avaient annoncé. Qui peut dire à quelle influence ils ont obéi ?

Essayons, cependant, d’indiquer quelques causes dont l’action s’est étendue sur l’ensemble des élections et ne nous paraît pas contestable.

Les conservateurs se plaignent aujourd’hui, comme les libéraux en 1874, que le moment des élections a été mal choisi. Il est certain qu’il y a dix-huit mois, lorsque lord Beaconsfield et lord Salisbury, à leur retour de Berlin, étaient l’objet d’ovations enthousiastes, un appel aux électeurs n’aurait pas manqué d’être très favorable au ministère ; mais quel motif lord Beaconsfield avait-il d’abréger l’existence du parlement? Une dissolution ne peut avoir que deux causes : ou l’expiration prochaine du mandat de la chambre, ou un conflit entre les pouvoirs qui rende nécessaire un recours à la nation. La chambre avait alors plus de deux années d’existence devant elle; l’accord le plus parfait existait entre le ministère et le parlement, et l’adhésion donnée par celui-ci à la politique du gouvernement était sanctionnée par l’approbation éclatante de l’opinion publique. Rien n’appelait donc et n’eût justifié une dissolution. Les conservateurs eux-mêmes auraient reproché au premier ministre d’obéir à une préoccupation exclusivement personnelle et d’imposer à ses amis les risques et les dépenses d’une élection pour assurer d’une façon plus certaine la prolongation d’un pouvoir qu’aucun danger ne semblait menacer. Lord Beaconsfield était loin de soupçonner qu’une popularité aussi légitime que la sienne, et fondée sur d’aussi grands résultats, serait d’aussi courte durée, et il croyait avoir encore une tâche à accomplir. Plus la majorité dont il disposait était compacte et fidèle, plus elle se montrait animée par le succès, et plus lui-même se croyait tenu de mettre à profit cette force dans l’intérêt de son parti. Il voulait résoudre cette question irlandaise qui avait été pour tous les gouvernemens une source d’embarras sans cesse renaissans; il se flattait d’y parvenir en constituant en Irlande l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur sur les bases les plus larges et les plus libérales, et en donnant ainsi satisfaction au seul grief légitime que les Irlandais raisonnables pussent encore faire valoir. Des réformes importantes et utiles étaient encore à accomplir en Angleterre: la réorganisation des tribunaux inférieurs, la codification de la procédure et des lois criminelles, la réorganisation administrative des comtés; des projets de loi étaient tout prêts. Ces sages et prévoyantes résolutions ne purent être exécutées, hormis en ce qui concerne l’Irlande : les discussions passionnées, incessamment soulevées par l’opposition, au sujet de l’Afghanistan, de la guerre contre les Zoulous et de l’exécution du traité de Berlin absorbèrent le temps de la chambre des communes, et c’est à peine si un petit nombre des mesures préparées par le gouvernement ont pu franchir avec succès les longues étapes de la procédure parlementaire.

Si l’on s’explique sans peine que le ministère n’ait point songé à une dissolution après le congrès de Berlin, on comprend moins aisément pourquoi il n’a pas fait les élections dans l’automne de 1879, ainsi que tout le monde s’y attendait. Il est probable que lord Beaconsfield aura craint d’ajouter aux souffrances de l’agriculture en apportant une interruption aux travaux des champs déjà fort retardés par l’intempérie de l’été, et qu’il aura redouté l’influence que la perspective d’une famine pouvait exercer sur les électeurs irlandais. Il se flattait peut-être que le temps, en amenant une heureuse solution dans l’Afrique méridionale et une pacification de l’Afghanistan, enlèverait aux adversaires de sa politique leurs derniers argumens; mais, si cette conjecture est exacte, pourquoi n’a-t-il pas persévéré jusqu’au bout dans cette pensée d’ajournement?

Les partisans du gouvernement se trompèrent complètement sur ses intentions. En voyant l’automne s’écouler sans qu’aucun membre du ministère parût se préoccuper sérieusement de la campagne que les orateurs de l’opposition avaient commencée et poursuivaient avec ardeur, ils demeurèrent convaincus que lord Beaconsfield attendrait le terme légal de l’existence du parlement; que la session de 1880 serait de courte durée et que les électeurs seraient convoqués à la fin de l’été ou dans les premiers jours de l’automne, suivant que les moissons seraient en avance ou en retard. On doit croire que telles étaient, en effet, les intentions du premier ministre, et qu’elles furent modifiées par quelques succès électoraux qui lui firent illusion. La mort de M. Roebuck, un radical de vieille roche, qui s’était rallié à la politique du gouvernement, après avoir fait, pendant plus de trente ans, une guerre personnelle à lord Beaconsfield, fit vaquer inopinément un siège à Sheffield. Cette ville, centre de l’industrie du fer, était considérée comme une des forteresses du radicalisme : néanmoins, l’opposition crut ne pouvoir prendre trop de précautions pour s’assurer la victoire : un avocat de Londres, qui représentait le bourg de Barnstaple, M. Waddy, poussa le dévoûment jusqu’à donner sa démission pour pouvoir se présenter à Sheffield. Malgré son talent de parole, malgré une campagne des plus actives et malgré l’appui des ouvriers irlandais dont il acquit les votes par des engagemens que son concurrent conservateur refusa de prendre, M. Waddy ne l’emporta que de moins de 500 voix sur plus de 28,000 votants. Ce résultat fut considéré comme un succès par les conservateurs, et l’on ne peut les accuser de s’être mépris sur la signification du vote, car avant que deux mois se fussent écoulés, aux élections générales, M. Waddy a été battu par le candidat conservateur, M. Wortley, qui est rentré en lice contre lui. Quelques semaines plus tard, à Liverpool, le candidat de l’opposition, lord Ramsay, malgré l’hospitalité qui lui était donnée à Knowsley-Hall et l’appui très ostensible de lord Derby, se tournant contre ses anciens collègues; malgré les engagemens qu’il avait pris vis-à-vis du comité irlandais, était vaincu par le candidat conservateur, M. Whitley, qui l’emportait à une majorité de 2, 500 voix. La semaine suivante, la mort d’un des vétérans de l’opinion libérale, M. Locke King, faisait vaquer un siège à Southwark, c’est-à-dire dans Londres, et ce siège était conquis sur l’opposition par un avocat de grand talent, M. Clarke, qui promettait un orateur de plus à la chambre des communes.

L’élection de Southwark produisit une grande impression dans le monde parlementaire, et il est probable que cette succession de petits avantages fit croire à lord Beaconsfield qu’il aurait tort de retarder plus longtemps les élections. Il pensa sans doute que l’effet de la campagne organisée pendant l’automne par les orateurs de l’opposition était déjà effacé et qu’il était de l’intérêt des conservateurs de hâter l’épreuve des élections sans laisser à leurs adversaires le temps de renouveler leurs attaques. Toujours est-il que la détermination du gouvernement fut aussi soudaine qu’elle était imprévue. Un conseil de cabinet fut réuni, le 23 mars, dans la matinée ; le résolution de dissoudre le parlement avant Pâques y fut arrêtée, et la décision prise fut annoncée, le même soir, à la chambre des communes. Les bancs de la chambre étaient déjà dégarnis, beaucoup de députés ayant devancé les vacances. Dès que le chancelier de l’échiquier eut fait connaître la détermination du gouvernement, les députés abandonnèrent à l’envi la salle des séances pour courir au télégraphe, dont ils assiégèrent le bureau pendant trois ou quatre heures, pour prévenir leurs amis et leurs correspondans de province. Tel député expédia, pour sa part, plus de quarante dépêches dans la soirée. Le marquis de Hartington était en province ; le chef des autonomistes irlandais, M. Parnell, était aux États-Unis. Leurs amis les rappelèrent en toute hâte: grâce au télégraphe et à la vapeur, tout le monde fut de retour à son poste pour le jour du combat.

Ce n’était pas du côté de l’opposition que le désarroi était le plus complet. Sir George Bowyer, qui nous a fait connaître que la résolution du cabinet fut prise et annoncée le même jour, et qui a ainsi disculpé les ministres du reproche d’avoir usé d’une dissimulation profonde, constate la surprise que cette détermination soudaine fit éprouver aux conservateurs et l’état de désorganisation dans lequel elle les trouva. Beaucoup de députés ne s’étaient pas encore occupés de reconstituer leurs comités ; ceux qui songeaient à se retirer de la politique avaient cru prématuré d’annoncer leur résolution et de se chercher des successeurs : les candidats qui se proposaient de disputer quelqu’un des sièges occupés par des libéraux n’avaient pas encore commencé leurs démarches. Plus d’un, se voyant pris de court, renonça à faire campagne, et la plupart engagèrent la lutte dans des conditions où le succès était presque impossible.

En même temps qu’il créait à ses amis une situation des plus difficiles, le gouvernement se donnait tous les désavantages. La période la plus critique de l’hiver était passée ; mais il fallait attendre encore deux mois pour que l’Irlande fût au terme de ses souffrances. L’agriculture ne pouvait reprendre courage qu’autant que les semailles de printemps se feraient dans de bonnes conditions et que les blés d’hiver auraient bonne apparence. Enfin, le ministère était contraint de présenter le budget sans avoir aucun des bénéfices de la reprise qui se manifestait dans les affaires. Le chancelier de l’échiquier était en face d’un déficit assez considérable, conséquence inévitable de la crise qui avait frappé à la fois le commerce, l’industrie et l’agriculture. Loin de pouvoir réduire aucun impôt, il se voyait obligé d’augmenter diverses taxes et, par un choix malencontreux, il faisait peser l’augmentation la plus sensible sur le tabac, qui est pour un grand nombre d’ouvriers un article de première nécessité. Il aliénait ainsi une classe nombreuse d’électeurs, en même temps qu’il donnait prise aux critiques de M. Gladstone, qui avait beau jeu à comparer l’état florissant des finances sous son administration avec les déficits contre lesquels sir Stafford Northcote se débattait depuis trois ans.


II.

Dans une lettre adressée au duc de Marlborough, vice-roi d’Irlande, lord Beaconsfield détermina lui-même le terrain sur lequel la lutte électorale allait s’engager. Il plaçait naturellement au premier rang les questions de politique étrangère. Il ne faisait, en cela, que suivre l’exemple de l’opposition qui, dans les deux dernières sessions, avait complètement négligé la politique intérieure pour soulever sur les questions extérieures des discussions aussi fréquentes et aussi acharnées qu’infructueuses. Lord Beaconsfield était en droit d’invoquer l’approbation constante que le parlement avait donnée aux actes du ministère, et il demandait seulement aux électeurs de confirmer le jugement de leurs mandataires.

La lettre-manifeste touchait sommairement aux questions intérieures. A en croire le premier ministre, le maintien du parti conservateur au pouvoir pouvait seul garantir l’intégrité de l’empire britannique mise tout à la fois en péril par les radicaux, qui veulent rompre tout lien entre l’Angleterre et les colonies, et par les agitateurs irlandais, qui voilent, sous le nom d’autonomie, l’indépendance qu’ils réclament pour l’Irlande. En réveillant, par une allusion transparente, le souvenir des plaintes que les hommes de l’école de Manchester ne manquent jamais de faire entendre chaque fois qu’un crédit est demandé ou qu’une dépense est encourue dans l’intérêt de quelqu’une des colonies, lord Beaconsfield se flattait de jeter une pomme de discorde entre les radicaux et les libéraux, dont les idées sont en désaccord sur cette question. Il croyait ne courir aucun risque en prenant directement à partie les autonomistes dont la récente conduite au sein du parlement et les manœuvres en Irlande avaient été sévèrement jugées par l’opinion; il espérait que les Irlandais modérés et raisonnables, touchés de ce que le gouvernement avait fait pour leur pays, lui viendraient en aide afin de mettre un terme à une agitation dangereuse. Ce qui s’était passé dans les élections de Sheffield et de Liverpool le portait à penser qu’en Angleterre même, l’amour-propre national serait blessé de l’existence et des prétentions des comités irlandais, organisés dans tous les grands centres avec l’intention avouée de peser sur les élections anglaises. Il faut reconnaître que l’événement a trompé tous ces calculs. Le ministère a déconcerté l’attente de ses amis; il n’a point pris au dépourvu des adversaires qui avaient cru que les élections auraient lieu six mois plus tôt, qui s’étaient préparés en conséquence, et dont la vigilance ne s’était pas un seul instant démentie. Aucun des hommes importans de l’opposition n’avait songé à s’éloigner de l’Angleterre pendant l’hiver; aucun n’avait suspendu les préparatifs d’une lutte qu’il savait inévitable et dont l’issue était incertaine.

Les chefs de l’opposition ont accepté la lutte sur le terrain où se plaçait lord Beaconsfield. Leur premier soin a été de rassurer les intérêts commerciaux en protestant contre la crainte qu’un changement de ministère n’entraînât un changement dans la direction de la politique extérieure. Lord Granville, en sa qualité de ministre des affaires étrangères dans le dernier cabinet libéral, a pris l’initiative de ces déclarations nécessaires. Dérogeant à l’usage qui interdit aux lords d’intervenir de leur personne dans les élections pour la chambre des communes, et sous prétexte d’inaugurer un club libéral à Hanley, il a prononcé une longue apologie de la politique extérieure de son parti et protesté qu’il ne pouvait être question de sacrifier à une doctrine abstraite ni l’honneur ni les intérêts de l’Angleterre. Ses anciens collègues l’ont suivi dans cette voie. A l’exception de M. Gladstone et de M. Bright, qui ont continué à reprocher au ministère d’avoir sauvé l’existence de l’empire turc, les autres chefs de l’opposition ne se sont point fait scrupule de retirer ou d’atténuer avec plus ou moins de franchise et de dextérité les critiques qu’ils avaient adressées à la politique ministérielle. Lord Hartington, qui n’a pas prononcé moins de dix ou douze discours pendant la période électorale, a commencé par soutenir que l’opposition avait différé avec le ministère sur le choix des moyens, mais qu’elle était d’accord avec lui sur le but à poursuivre. « Le gouvernement, disait le noble lord aux électeurs du North-East Lancashire, le 1er avril, prétend qu’il s’est surtout proposé de maintenir l’honneur du pays, d’accroître l’influence de l’Angleterre et de protéger les intérêts anglais. Eh bien, c’est là aussi ce que nous nous proposons. » Cette prétendue identité de vues était assez difficile à concilier avec le langage que le chef de l’opposition avait tenu pendant la session de 1879, et avec les intentions qu’il avait attribuées au gouvernement; mais lord Hartington ne s’en est pas tenu là : à mesure que la lutte électorale s’est prolongée et que les chances de succès se sont accrues pour les libéraux, le chef de l’opposition a pris un ton plus affirmatif. Ce ne sont plus seulement les intentions du ministère qui ont été mises hors de cause ; ce sont les résultats obtenus par lui qui ont été déclarés inattaquables; ce sont les engagemens qu’il a consentis qui, de périlleux et d’insensés qu’on les avait qualifiés, sont devenus inviolables. « Non, a dit quelques jours plus tard lord Hartington à Padiham, nous ne considérerons ni la situation du peuple turc ni la conduite du gouvernement ottoman Vis-à-vis de ses sujets chrétiens comme des questions intéressant uniquement la Russie et la Turquie, et dont nous n’aurions nous-mêmes à nous occuper qu’autant que certains intérêts anglais d’une nature déterminée y seraient engagés. » En rapprochant ces paroles de la déclaration précédemment faite par lord Hartington que tout traité au bas duquel était la signature de l’Angleterre engageait l’honneur national et devait être respecté, il est impossible de n’y pas voir tout à la fois le désaveu de la politique de non-intervention, si souvent mise en contraste par l’opposition avec la politique de lord Beaconsfield, et la promesse implicite de ne revenir sur aucun des engagemens contractés vis-à-vis de la Turquie.

Toutes les habiletés du ministère, toutes les questions et tous les sarcasmes de la presse conservatrice, n’ont pas réussi à jeter la division parmi les adversaires du cabinet. L’union de tous les libéraux sans exception : tel avait été, pendant toute la durée de la campagne d’automne, le thème invariable des orateurs de l’opposition ; il fallait mettre en oubli les dissentimens passés, écarter ou ajourner toute dissidence nouvelle, ne demander compte à personne ni de ses antécédens ni de ses intentions pour l’avenir ; il fallait, en un mot, tout sacrifier à la seule pensée de réunir dans un même vote toutes les voix libérales et de renverser le ministère. Tels avaient été les conseils donnés par M. Bright et par lord Hartington dans une grande réunion tenue à Manchester, et où l’on s’était étonné de voir le fils et l’héritier présomptif du duc de Devonshire en si complet accord avec l’adversaire déclaré de la pairie : tel avait été le langage tenu par M. Goschen et par M. Childers aussi bien que par M. Chamberlain, le chef des républicains de Birmingham. Ce mot d’ordre a été fidèlement suivi. Les radicaux n’ont pas protesté quand lord Hartington a pris l’engagement de maintenir les traités souscrits par l’Angleterre et, par conséquent, le traité du 1er juillet 1878 qui garantit à la Turquie l’intégrité de son territoire asiatique. Ils n’ont pas protesté davantage quand d’autres chefs de l’opposition ont désavoué dans les termes les plus énergiques toute pensée d’abandonner les colonies à elles-mêmes. Ils avaient présent à la pensée le souvenir des mésaventures que leur intolérance leur avait values en 1874. Dans maint collège, à Nottingham, à Southwark, à Chelsea, à Marylebone, les radicaux avaient opposé des concurrens à des libéraux qu’ils jugeaient trop tièdes et trop modérés ; et à la faveur de cette division, des conservateurs avaient été élus. Cette fois, loin de retomber dans la même faute, on avait prévenu toute compétition par une répartition préalable des sièges, calculée sur le nombre dévotes dont chaque section disposait, et les radicaux, comme compensation de leurs concessions sur les principes s’étaient fait attribuer la bonne part. Électeurs et candidats ont fait preuve de l’accord le plus parfait ; et l’on a vu à Bradford un ancien ministre qui avait refusé en 1874 de prendre aucun engagement vis-à-vis des radicaux, et qui avait dû sa réélection à l’appui spontané des conservateurs, M. Forster, se porter côte à côte avec le radical Illingworth ; à Northampton, M. H. Labouchère, héritier d’une vieille famille whig, donner la main au socialiste Bradlaugh; et à Stoke-upon-Trent, M. Woodall accepter l’alliance de l’ouvrier maçon, M. Broadhurst, le secrétaire du comité des Trade-Unions, dont le nom a figuré si souvent dans les grèves de ces dernières années.

Les espérances que le ministère avait fondées sur la réaction produite en Irlande par les écarts de la propagande autonomiste et sur l’intervention modératrice de l’épiscopat catholique ne se sont réalisées qu’en partie. Les conservateurs ont conquis un petit nombre de sièges ; mais le mouvement dont ils ont profité a servi les libéraux dans la même proportion ; pertes et gains se sont compensés. Dans plus d’une circonscription, la voix du clergé n’a pas été écoutée, et si les autonomistes n’ont pas obtenu l’accroissement de forces qu’ils avaient espéré, ils n’ont pas été affaiblis par le résultat des élections irlandaises. Ils ont pris leur revanche en Angleterre, où leurs comités ont donné l’appui le plus énergique aux candidats de l’opposition et où ils ont incontestablement fait pencher la balance dans un assez grand nombre de circonscriptions.

Dans un pays où la parole joue un si grand rôle, et où les réunions publiques exercent sur les élections une influence décisive, il ne saurait être indifférent pour un parti d’avoir des défenseurs habiles et sûrs d’être écoutés. Or, il faut reconnaître que, sous le rapport oratoire, les conservateurs avaient une infériorité marquée. Leurs meilleurs orateurs, lord Beaconsfield, lord Cairns, le marquis de Salisbury, lord Cranbrook, sont dans la chambre des lords, et l’usage leur interdisait toute intervention dans la lutte électorale. Sir Stafford Northcote, chancelier de l’échiquier, M. Cross, ministre de l’intérieur, M. Smith, premier lord de l’amirauté, sont des hommes d’affaires éprouvés, des administrateurs habiles, fort en état de défendre leurs actes au sein de la chambre des communes ; aucun d’eux n’a ce talent de parole qui suspend les foules aux lèvres d’un homme et qui commande l’attention d’un pays tout entier. Du côté de l’opposition, au contraire, les orateurs abondent, et l’on n’a que l’embarras du choix. Vous faut-il la passion, la chaleur communicative : voici M. Bright. Préférez-vous l’invective amère, les personnalités et les sarcasmes : écoutez M. Lowe, qui mettrait en pièces son meilleur ami, plutôt que de ne déchirer personne. Voulez-vous une discussion grave, méthodique, où les argumens se pressent et s’enchaînent avec une inexorable logique : donnez la parole à M. Forster. Vous piquez-vous d’être un esprit pratique et de ne vous point payer de mots : qui sait plus de choses et qui les sait mieux que M. Childers ? Aimez-vous la clarté, le bon sens et le bon goût : quelle parole est plus lucide, plus mesurée, plus persuasive que celle de M. Goschen? Au-dessus de tous est M. Gladstone, qui à lui seul vaut toute une armée. M. Gladstone peut-il parler sans que les moindres mots qui tombent de sa bouche soient recueillis et publiés par tous les journaux sans distinction d’opinion et sans qu’ils soient lus de toute l’Angleterre? Ceux-là mêmes qui détestent ses opinions et qui les combattent sont obligés de le lire, ne fût-ce que pour pouvoir le contredire. Quelle puissance que cette parole retentissante qui éveille tous les échos des trois royaumes!

Lord Beaconsfield, qui ne craint jamais de rendre justice à un adversaire, a proclamé M. Gladstone le plus grand orateur de l’Angleterre. Ce jugement eût-il besoin d’être confirmé, que personne ne songerait à le contester, après la prodigieuse campagne que M. Gladstone vient de faire et qui a décidé des élections. Rien de semblable ne s’était vu depuis les luttes mémorables de Fox et de Sheridan contre le second Pitt.

La versatilité de M. Gladstone, la soudaineté de ses changemens d’opinion, son humeur atrabilaire ne lui ont jamais permis de contracter avec aucun collège électoral ces relations solides et durables qui naissent de l’affection et de la confiance mutuelles. Aucun homme politique n’a promené de collège en collège une candidature plus vagabonde, Il a successivement représenté l’Université d’Oxford, le bourg de Newark et une des sections du Lancashire. Aux élections générales de 1868, où son parti triompha et qui devaient faire de lui un premier ministre, il était demeuré sur le carreau, lorsque Greenwich le recueillit et le fit rentrer à la chambre. Ses amis l’avertirent au printemps dernier, qu’il ne devait pas songer à se représenter à Greenwich parce qu’il n’y serait pas réélu, et l’événement a justifié cette prévision, car Greenwich vient d’élire deux conservateurs. Il fallut donc se mettre en quête d’un nouveau collège pour que cette comète voyageuse ne disparût pas du firmament politique. On n’en trouva point dans toute l’Angleterre, car Leeds ne s’est offert qu’après la dissolution; et on fut tout heureux de se rabattre sur un collège écossais.

La représentation du Mid-Lothian semblait un apanage héréditaire de la maison ducale de Buccleuch, dont les immenses domaines couvrent la plus grande partie du comté, et dont les fermiers se comptent par centaines. Le Mid-Lothian avait donc pour député l’héritier présomptif du duc, le comte de Dalkeith, homme aimable et de bonne compagnie, mais qui n’avait eu, comme dit Figaro, que la peine de naître. Le comte prenait un médiocre souci du mandat parlementaire qu’il tenait de la volonté paternelle, il donnait plus de temps à son écurie et à sa meute qu’à l’étude des questions politiques, et, chose rare même parmi les grands seigneurs, il n’avait aucune habitude de la parole. Les façons hautaines du duc de Buccleuch et l’espèce de despotisme qu’il prétendait exercer sur l’administration du Mid-Lothian avaient froissé un autre grand propriétaire du comté, lord Rosebery, qui fit proposer à M. Gladstone de se porter contre lord Dalkeith. L’entreprise était hasardeuse, mais moins difficile qu’elle ne paraissait l’être. Le duc de Buccleuch était un presbytérien zélé ; lord Rosebery garantissait l’appui de tous les dissidens, de tous les adversaires de l’église établie. Le duc était un propriétaire rigoureux, fort jaloux de ses chasses, n’accordant point de baux, accordant encore moins de réductions de fermage : nombre de fermiers étaient mécontens et satisferaient leur mauvaise humeur à l’ombre du scrutin secret. Les faubourgs d’Edimbourg débordent sur le Mid-Lothian et fourniraient des électeurs libéraux, indépendamment de l’influence qu’une capitale exerce toujours sur ses alentours : la grande renommée de M. Gladstone, le pouvoir de son éloquence, son immense supériorité sur son concurrent feraient le reste.

M. Gladstone accepta la proposition de lord Rosebery, et la guerre éclata aussitôt entre Dalmeny-Castle et Dalkeith-Palace. Elle eut l’Angleterre entière pour spectatrice. Malheureusement pour la maison de Buccleuch, on ne s’attaquait plus avec le mousquet et la claymore : l’éloquence de M. Gladstone renversa tout devant elle. Installé au château de Dalmeny avec sa famille, M. Gladstone employa la fin du mois d’octobre non-seulement à parcourir le Mid-Lothian, mais à visiter la plupart des villes importantes d’Ecosse. Chaque journée fut marquée par une ovation nouvelle : des multitudes l’attendaient dan-chaque gare pour l’acclamer au passage du train spécial qui l’emmenait ; et s’il fallait s’arrêter quelques instans pour prendre de l’eau ou changer de machine, force lui était de faire de son wagon une tribune et de haranguer ces auditoires improvisés. Deux et trois discours par jour n’épuisaient m ses forces ni sa verve. Une ardente jalousie de lord Beaconsfield, le ressentiment de sa défaite de 1874, l’espoir de ressaisir le pouvoir, s’accroissant avec chaque succès oratoire et avec chaque ovation, donnaient à ce vieillard de soixante-douze ans une vigueur véritablement extraordinaire et presque surhumaine. Les discours que M. Gladstone a prononcés dans ces quinze jours n’ont pas seulement été reproduits par tous les journaux des trois royaumes, ils ont été réunis et ont formé un volume de deux cent cinquante pages d’une impression très serrée, qui a été répandu à plus de cent mille exemplaires en Angleterre, et qui est devenu comme le bréviaire de tous les orateurs et de toute la presse de l’opposition. Cela n’a point satisfait M. Gladstone; il s’est tenu en haleine tout l’hiver par une série de discours, de lettres aux journaux et d’articles de revues, et dès que la dissolution a été annoncée, il est reparti pour l’Ecosse. Cette fois, il n’a pas laissé un seul village du Mid-Lothian sans le visiter, sans en réunir les habitans, et sans dresser pour leur édification un véritable acte d’accusation contre le ministère. Il ne se bornait pas, — il suffit d’ouvrir les journaux anglais pour s’en convaincre, — à de simples allocutions : la moindre bourgade avait droit à un discours d’au moins deux heures, et l’on pourrait compter les journées où l’infatigable orateur s’en est tenu à deux discours seulement. On reste confondu devant cette prodigieuse dépense de forces physiques et morales ; jamais la puissance de l’ambition, comme ressort de l’âme humaine, ne s’est attestée par un semblable effort. Sir Stafford Northcote a dit plaisamment pendant la lutte électorale, que M. Gladstone était en train de faire apprécier par les électeurs du Mid-Lothian tout le mérite de la brièveté. L’épigramme n’était pas sans malice, mais qui pourrait méconnaître l’impression profonde que devait produire sur les masses ignorantes l’incessante répétition du même acte d’accusation par un homme d’autant de talent et d’autorité que M. Gladstone? Quelle force n’acquéraient pas à être sans cesse reproduites, sans rencontrer jamais de contradiction, les erreurs, les assertions inexactes, les imputations malveillantes et quelquefois calomnieuses auxquelles l’orateur se laissait entraîner par son aveugle passion, et qu’il arrivait à croire sérieuses et vraies à force de les avoir répétées ! Combien d’auditeurs, de lecteurs même, étaient en état de démêler le vrai du faux, d’apercevoir les sophismes et les contradictions qui abondent dans ces longues harangues? Tout était passé en revue : politique étrangère, affaires intérieures, finances, et tout était condamné sans merci : l’Angleterre avait été déshonorée, avilie, opprimée, ruinée par le gouvernement; sa dignité, son repos, son salut exigeaient le renvoi immédiat du cabinet. Tel était le thème développé plusieurs fois par jour par M. Gladstone avec une intarissable faconde et une vigueur toujours renouvelée. Les foules, d’abord hésitantes, étaient bientôt subjuguées par l’accent de conviction de l’orateur, par sa parole chaude et colorée, et elles se laissaient entraîner à ce torrent d’une irrésistible puissance. L’effet produit se répercutait de proche en proche, et comme la nature humaine incline plus volontiers à la censure qu’à l’approbation, les masses électorales se laissaient gagner.

Hâtons-nous de dire, toutefois, que M. Gladstone n’eût pas obtenu le même succès s’il n’avait pas trouvé le terrain aussi bien préparé. La crise que l’Angleterre traverse depuis bientôt quatre ans touche probablement à son terme et on commence à entrevoir des jours meilleurs, mais les souffrances n’ont encore rien perdu de leur intensité. L’industrie du fer a seule retrouvé quelque activité : toutes les autres continuent à languir. Les ouvriers, après une lutte qui a épuisé les ressources de leurs associations, ont dû accepter une réduction d’au moins 10 pour 100 sur les salaires : la gêne extrême qu’ils éprouvent s’est traduite par une diminution de 20 pour 100 dans la consommation du vin et des spiritueux : leurs achats n’alimentent plus le commerce de détail, qui ne se soutient que par des crédits chèrement payés. Quant à l’agriculture, l’année la plus calamiteuse que l’Angleterre ait traversée depuis 1816 est venue épuiser les ressources des fermiers, déjà éprouvés par trois mauvaises récoltes successives : foins, blés, avoines, pommes de terre, tout a manqué à la fois, pendant que les importations étrangères avilissaient le prix du bétail et de toutes les denrées. Il a fallu demander aux propriétaires du sol des remises et des réductions qui n’ont pas toujours été accordées. Rien ne dispose à changer de médecin comme la souffrance. Combien d’esprits superstitieux, à voir cette succession de mauvaises années, n’ont-ils pas dû croire le ministère poursuivi par une malechance obstinée ? Combien, sans rendre le cabinet responsable des intempéries des saisons, se sont laissés aller à l’idée d’essayer d’un autre régime ? Combien, à force d’entendre M. Gladstone censurer la politique financière de ses successeurs, en rappelant qu’il avait laissé le trésor plein et qu’il avait projeté la suppression de l’income-tax, ont dû se dire qu’après tout, l’homme qui a la réputation d’être le premier financier de l’Angleterre, pouvait bien avoir un secret

Pour vendre le blé cher et le pain bon marché ?


C’est en vain que sir Stafford Northcote a fait observer que le ministère avait allégé de 2 millions 1/2 de livres les charges qui pesaient sur l’agriculture, quel bienfait reçu peut lutter de séduction avec un bienfait qu’on espère ? Comment les fermiers et le petit commerce auraient ils résisté à la perspective de voir supprimer l’impôt sur le revenu?

Quand M. Gladstone, s’adressant à tous les petits contribuables, leur demandait s’ils pouvaient attendre des économies et des réductions d’impôt du ministère qui avait jeté le pays dans cette guerre de l’Afghanistan qui causait tant de préoccupations et qui pesait si lourdement sur les finances, combien y en avait-il parmi eux qui pussent apprécier les motifs de prévoyance qui avaient rendu cette guerre nécessaire? Manquait-il d’hommes politiques parmi ceux qui étaient réputés les plus importans et les plus capables pour blâmer cette guerre et pour tourner en ridicule l’idée que l’Inde eût rien à redouter des entreprises de la Russie ? Comment des esprits mécontens n’auraient-ils pas été disposés à penser de même ? Comment des gens ignorans et peu éclairés se seraient-ils élevés jusqu’aux considérations politiques qui avaient déterminé l’approbation du parlement, et l’adhésion du monde des affaires, plus capable d’apprécier l’importance de l’Inde pour le commerce anglais et les conditions de sécurité de cet empire indien ? Lord Beaconsfield devait faire à ses dépens l’expérience des inconvéniens du suffrage presque universel qui remet la décision aux mains des multitudes ignorantes, et qui fait prévaloir les passions et les entraînemens de l’heure présente sur les calculs de la sagesse et sur les règles de la raison d’état.

La guerre contre les Zoulous était encore moins populaire que la guerre de l’Afghanistan, Elle avait eu pour origine l’annexion du Transvaal, préparée de longue main par le ministère précédent, et approuvée hautement par lord Kimberley et par les principaux chefs de l’opposition. Elle avait été déterminée par l’initiative de sir Bartle Frère, qui, dominé par sa propre conviction, avait pris sur lui d’envoyer un ultimatum à Cettiwayo. Le ministère aurait pu dégager sa propre responsabilité en désavouant le commissaire général ; mais lord Beaconsfield avait refusé de frapper un homme d’une haute valeur, qui avait rendu de grands services à l’Angleterre. Il avait également refusé de sacrifier lord Chelmsford, un brave soldat et le fils d’un de ses anciens collègues, et d’en faire la victime expiatoire du désastre d’Isandlana. Il avait eu raison puisque lord Chelmsford, tant accusé et tant décrié, avait remporté la victoire d’Ulandi, fait Cettiwayo prisonnier et mis fin à la guerre. Le cabinet n’en portait pas moins toute la responsabilité d’événemens qui avaient douloureusement ému l’Angleterre et entraîné une dépense de 6 millions sterling. La guerre contre les Ashantees, commencée et poursuivie sous le ministère de M. Gladstone, avait coûté plus d’hommes et plus d’argent ; mais qui s’en souvenait encore, tandis que le nom d’Isandlana était dans toutes les bouches ? C’était l’esprit téméraire de lord Beaconsfield, c’était sa recherche des coups de théâtre qui entraînait l’Angleterre dans toutes ces aventures, et les caricaturistes de l’opposition le représentaient entouré de feux d’artifice dont John Bull était in vite, à payer les frais.


III.

Telles sont, autant qu’il est possible de pénétrer les mystères du scrutin secret, les causes qui paraissent avoir exercé la principale influence sur les élections. Il n’y avait pas à hésiter sur les motifs qui déterminaient les électeurs en 1874 : les souffrances de l’amour-propre national étaient cuisantes et elles étaient rendues plus vives par l’attitude des cours continentales vis-à-vis de l’Angleterre; la lassitude causée au pays par une administration tracassière qui ne laissait rien en repos, n’était pas moins évidente. Cette fois, toutes les apparences étaient favorables au ministère, et les influences qui ont réellement déterminé sa défaite se dérobent au regard par leur multiplicité et leur caractère complexe : si l’on s’en tient au résultat d’ensemble qui a porté de 250 à 350 les voix des libéraux et abaissé dans la même proportion le chiffre des voix conservatrices, on doit nécessairement penser qu’un déplacement aussi considérable des forces parlementaires ne peut correspondre qu’à un grand et décisif mouvement de l’opinion. Si, au contraire, on décompose le résultat général pour en examiner de près les détails, on est frappé de certaines contradictions, on hésite et l’on se prend à douter que le mouvement de l’opinion ait eu la puissance et l’universalité qu’on lui avait d’abord attribuées. Qui ne se souvient du temps encore peu éloigné où lord John Russell tenait invariablement la tête du poil dans la Cité et où sur les vingt-huit députés élus par Londres, les faubourgs et les comtés voisins, un seul, M. Masterman, appartenait au parti conservateur? Cette situation a bien changé. En 1880, les candidatures conservatrices ont eu plus des deux tiers des voix dans la Cité; Westminster et Greenwich leur ont également donné des majorités considérables, Tower Hamlets s’est partagé ; à Southwark, à Chelsea, à Marylebone, les conservateurs ont serré de très près leurs adversaires. Les comtés sur lesquels débordent les faubourgs de Londres, Middlesex, South Essex, East et Mid-Surrey, West Kent, ont élu exclusivement des conservateurs ; à Liverpool, l’opposition instruite par s-m récent échec n’a même pas osé tenter la lutte. On peut donc dire que les circonscriptions les plus éclairées et les plus considérables par leur importance et leur richesse se sont presque unanimement prononcées en faveur du gouvernement.

En regard de ces circonscriptions et en complète opposition avec elles, se placent naturellement les grands centres d’industrie : Birmingham, Manchester, Nottingham, Bradford, Newcastle, où l’élection est entre les mains des meneurs de la classe ouvrière et des agitateurs socialistes. Là, ce ne sont pas seulement les conservateurs qui sont impuissans : les libéraux y sont frappés de la même exclusion : il n’y a de place que pour les radicaux les plus avancés. Sheffield seul fait exception, il a élu un conservateur en même temps qu’un radical.

Une centaine de bourgs, d’importance moyenne, nomment également deux députés. Dans presque tous, un candidat de chaque opinion a passé, et l’écart des voix a été très faible entre le premier des deux élus et le candidat qui est arrivé le quatrième. Ce fait ne peut recevoir qu’une seule explication, c’est que les forces des deux partis se balançaient très également dans ces circonscriptions et que le moindre incident pourrait y déplacer la majorité. Comme le nombre des votans a été partout plus considérable qu’en 1874, cette distribution presque égale des suffrages ne permet pas de conclure que les forces du parti conservateur aient décliné.

On ne saurait tirer une conclusion différente de ce qui s’est passé dans les petits bourgs qui n’élisent qu’un seul député : l’opposition y a obtenu presque partout l’avantage, et c’est de là que lui viennent la plupart des recrues qui ont renforcé ses rangs; mais la majorité y a varié entre 2 et 25 voix et n’est arrivée presque nulle part à dépasser 100 voix. Un journal conservateur a établi, par un relevé des chiffres des scrutins, qu’il eût suffi de déplacer 3,500 voix sur plus de 800,000 votans pour changer le résultat dans soixante ou soixante-dix élections, c’est-à-dire pour donner au gouvernement la majorité que l’opposition a obtenue. Il est curieux de rapprocher de ce fait une allégation de M. Chamberlain qui a revendiqué tout l’honneur de la victoire de l’opposition pour le Caucus System, c’est-à-dire pour l’organisation électorale américaine dont il s’est fait l’importateur. Cette organisation n’est autre chose que l’embrigadement régulier des électeurs par dizaines, centaines et sections; chaque section se faisant représenter par un délégué au sein d’un comité qui arrête un programme obligatoire pour tous les prétendans à l’élection et choisit parmi ceux-ci le candidat définitif en faveur duquel il exige le vote de tous les affiliés. M. Chamberlain fait remarquer que cette organisation a été introduite par ses soins et ceux de ses amis dans soixante-sept circonscriptions et que dans soixante-six l’avantage est demeuré à l’opposition. Il est permis en effet de penser que le principal avantage de la création de ces comités a été de prévenir les compétitions qui auraient divisé les votes de l’opposition.

La principale force des conservateurs réside dans les comtés : néanmoins, ils ont fait de ce côté des pertes assez sensibles que l’on s’accorde à attribuer à l’influence exercée sur les électeurs par les victoires que l’opposition avait remportées dans les bourgs. Le Times a rappelé, à ce propos, le dicton bien connu, qu’on se porte volontiers au secours du vainqueur. Si, malgré la persévérance et la ténacité du caractère anglais, le succès et la défaite ont une action contagieuse en fait d’élections, que se passerait-il en France, si nos élections générales, au lieu de s’accomplir toutes le même jour, étaient espacées comme en Angleterre, sur une période de plus de quinze jours? Évidemment, le système français est préférable; il offre plus de garanties pour l’expression libre et spontanée de l’opinion publique; et nos voisins qui ont déjà abrégé la durée de leurs élections seront conduits à faire de nouveaux pas dans cette voie. Outre l’effet moral des élections des bourgs, les conservateurs ont eu encore contre eux, dans certains comtés, des influences qui s’étaient jusqu’ici exercées en leur faveur. Lord Derby, par exemple, a pris ouvertement parti contre ses anciens collègues. Il ne s’est pas borné à adresser à lord Sefton une lettre dans laquelle il se rangeait parmi les adversaires du ministère et à communiquer cette lettre aux journaux, il l’a fait imprimera part et l’a fait adresser par ses intendans, sous pli cacheté, à tous ses fermiers et à tous ses tenanciers du Lancashire. Le caractère impérieux de lord Derby est si bien connu et les ordres donnés par lui étaient si notoires que le ministre de l’intérieur, M. Cross, qui représente une des circonscriptions du Lancashire, a cru devoir y faire allusion, à Ormsby, pour rassurer les électeurs, a Beaucoup d’entre vous, a-t-il dit, font en eux-mêmes cette réflexion : on voudra savoir, on saura comment Ormsby a voté. Rassurez-vous : la loi protège efficacement le secret de vos votes. On ne comptera point à part, les votes d’Ormsby : la loi veut qu’avant de les compter, on mêle ensemble les bulletins de vote de la circonscription tout entière; il n’y aura donc aucun moyen de savoir comment Ormsby aura voté. » M. Cross, qui, en 1868, l’avait emporté avec l’appui de lord Derby sur M. Gladstone, a conservé le siège qu’il avait alors conquis; mais d’autres députés du Lancashire ont été moins heureux : lord Hartington, que lord Derby avait fait échouer en 1874 et qui avait dû chercher asile à Radnor, dans le pays de Galles, a recouvré son ancien siège et un libéral a passé avec lui; le frère cadet de lord Hartington, lord Cavendish, a dû également un siège au même patronage. Quel fruit, en dehors de la satisfaction d’une misérable rancune, lord Derby peut-il attendre de sa défection? La victoire des libéraux est assez complète et leurs forces sont assez grandes pour qu’ils n’aient aucun besoin de son assistance et pour qu’ils bornent leur reconnaissance à une vaine démonstration.

En Irlande, les élections ont amené une sorte de chassé-croisé : les grands propriétaires, whigs et tories, contre le quels le parti qui s’intitule national avait dirigé tous ses efforts, ont presque tous été battus dans les comtés; c’est ainsi que le marquis d’Hamilton ne reviendra point au parlement; les autonomistes, à leur tour, ont été vaincus dans un certain nombre de bourgs, et la répartition des forces parlementaires n’a point changé. Les conservateurs, pertes et gains compensés, demeurent maîtres de vingt-cinq sièges ; les libéraux en occupent dix-huit, les soixante-trois autres appartiennent aux autonomistes. C’est parmi ceux-ci qu’ont eu lieu les changemens les plus nombreux : la fraction modérée a été écrasée par celle qui prétend mettre en pratique ce que feu M. Butt appelait la politique de l’exaspération. M. Parnell, qui est le chef de ces intransigeans, n’a point vu réaliser le rêve qu’il avait formé; il s’était flatté que les élections porteraient à quatre-vingts le nombre de ses adhérons et qu’il tiendrait la balance entre les libéraux et les conservateurs. Il s’est aliéné le clergé catholique en suscitant des compétiteurs à quelques-uns des membres les plus anciens et les plus estimés de la députation irlandaise, comme O’Connor Don; il n’a pas accru sensiblement le nombre de ses propres partisans, et l’appui que les électeurs irlandais ont donné à l’opposition en Angleterre a valu aux libéraux une majorité assez forte pour qu’ils n’aient jas besoin de compter avec les autonomistes. M. Parnell a trop réussi en Angleterre et pas assez en Irlande.

La défaite des conservateurs en Écosse était prévue, mais elle a dépassé toute attente et pris les proportions d’un désastre. La cause qui a produit ce résultat mérite d’être signalée : un esprit sceptique pourrait en tirer la conclusion que toute réforme n’est pas bonne à faire. Il y a une trentaine d’années, un ministre presbytérien, le docteur Chalmers, a ébranlé jusque dans ses fondemens l’église d’Écosse, en s’élevant contre les abus du patronage, en stigmatisant le commerce simoniaque que certains propriétaires faisaient de leur droit de désigner les titulaires des bénéfices ecclésiastiques. A sa voix, plusieurs centaines de ministres presbytériens se séparèrent de l’église dont ils faisaient partie pour fonder ce qu’ils appelèrent l’église libre d’Écosse, subsistant du produit de cotisations volontaires. Le ministère conservateur, à son arrivée au pouvoir, fit voter un bill qui abolissait le droit de patronage en Écosse, coupait ainsi à sa racine le mal contre lequel Chalmers s’était élevé et faisait disparaître tout obstacle à une réunion des deux églises. Rien ne peut sembler plus louable qu’une pareille pensée; elle était cependant une faute politique : tous ceux qui avaient pris part à l’établissement de l’église libre, qui s’en étaient fait un moyen d’influence et qui jouaient un rôle dans ses synodes, ont su très mauvais gré au gouvernement d’une initiative qui retirait à cette église son principal prestige, et ils se sont dès lors rangés parmi ses adversaires les plus ardens. Partout leur appui a été assuré aux candidats de l’opposition.


IV.

Que va faire le gouvernement ? Telle est la question que tout le monde s’est posée en Angleterre, dès que le résultat des élections n’a plus été douteux. D’après la tradition ancienne, le cabinet aurait dû demeurer à son poste jusqu’à la date indiquée pour la réunion du nouveau parlement, se présenter devant la chambre des communes et attendre, pour se retirer, ou l’élection aux fonctions de speaker d’un autre candidat que celui qu’il aurait présenté, ou le vote d’une motion de refus de confiance. C’est ainsi que les choses s’étaient toujours passées jusqu’en 1868. Après les élections générales de cette année, qui avaient donné une grande majorité à l’opposition, lord Beaconsfield, qui n’était encore que M. Disraeli, ne voulut pas attendre un vote hostile et donna immédiatement sa démission. M. Gladstone critiqua cette détermination comme une nouveauté et comme un acte irrespectueux vis-à-vis de la chambre des communes, à qui cette démission anticipée enlevait l’occasion de faire connaître son sentiment sur la situation politique ; mais lui-même suivit à son tour, après sa défaite de 1874, l’exemple de lord Beaconsfield. Il y a donc maintenant deux traditions : à laquelle le premier ministre allait-il se conformer ? Si les élections n’avaient donné à l’opposition qu’une faible majorité, ou même si cette majorité n’avait pas été suffisante pour dépasser les voix réunies des conservateurs et des autonomiste s, il est extrêmement probable que le ministère aurait attendu un vote de la chambre, dans l’espoir que la majorité nouvelle, composée d’élémens hétérogènes, se diviserait de les premiers jours : les libéraux, en assez grand nombre, qui ont approuvé la politique extérieure du cabinet, auraient été dans la pénible alternative de se donner un démenti à eux-mêmes ou de maintenir leurs votes antérieurs, et il n’eût pas été impossible de faire éclater la discorde entre les libéraux et les autonomistes. Le ministère libéral aurait été affaibli avant même d’avoir pu prendre le pouvoir. Le chiffre de la majorité, qui est assez élevé pour que les chefs de l’opposition n’aient pas à tenir compte du vote des autonomistes, n’a point permis ces calculs. Néanmoins, il s’est trouvé bon nombre de conservateurs pour conseiller aux ministres d’affronter la discussion de l’adresse, malgré la certitude d’un vote hostile, afin d’avoir l’occasion de défendre leur politique et de réfuter les critiques violentes et injustes dont elle a été poursuivie. Les journaux conservateurs, le Standard, le Post et surtout le Globe dans un article intitulé : Combattre ou fuir, ont soutenu avec insistance l’utilité d’éclairer l’opinion publique par un débat solennel où les chefs de l’opposition trouveraient en face d’eux, au lieu d’auditoires ignorans et crédules, des contradicteurs prêts à faire justice de toute assertion hasardée. Lord Beaconsfield paraît avoir hésité, et c’est le 22 avril seulement qu’il a remis entre les mains de la reine la démission du cabinet.

Une question plus importante était de savoir quel serait le successeur de lord Beaconsfield : cette question est devenue un sujet de préoccupation pour les libéraux, dès que la chute du ministère a été certaine. M. Forster a confessé que l’opposition avait à sa tête trois hommes, lord Granville, lord Hartington et M. Gladstone, qui pouvaient, tous les trois, être appelés à former le nouveau cabinet : il ne leur assignait pas de rang, et déclarait les libéraux prêts à servir indifféremment sous celui des trois qui serait appelé à la première place. Une préférence marquée pour lord Granville a été immédiatement manifestée par tous ceux qui désirent que la direction des affaires demeure en des mains modérées et qui connaissent le peu de sympathie de la reine pour la personne de M. Gladstone. C’est d’ailleurs à lord Granville, depuis longtemps le chef accrédité des libéraux dans la chambre des lords, que M. Gladstone écrivit officiellement en 1875 qu’il renonçait à la direction de l’opposition dans la chambre des communes, et cette démarche fut considérée comme une abdication en faveur de cet homme d’état. Lord Granville a reçu de la reine, en 1859, la mission de former un cabinet ; un refus de lord John Russell fit échouer ses efforts : il n’a donc pas encore occupé les fonctions de premier lord de la trésorerie ; mais il a été ambassadeur et ministre des affaires étrangères ; il est fort considéré dans le monde de la diplomatie, et nul ne méconnaît que, dans les circonstances actuelles, il n’y aura point pour les futurs conseillers de la reine de tâche plus délicate et plus importante que la direction du Foreign-Office. Seulement, lord Granville est un whig de la vieille école : son libéralisme, tempéré par l’expérience et par la modération naturelle de son caractère, paraît singulièrement tiède aux radicaux qui forment la fraction la plus nombreuse et la plus active de la nouvelle majorité.

L’appel de lord Granville aux fonctions de premier lord de la trésorerie ne faisait d’ailleurs que déplacer la difficulté. Qui aurait la direction du parti ministériel au sein de la chambre des communes ? Il semble que les droits de lord Hartington à occuper Ce poste ne pouvaient faire l’objet d’un doute après le rôle qu’il a joué dans le dernier parlement ; mais il manque à cet homme d’état la consécration d’une longue possession. Malgré sa haute naissance, il est demeuré longtemps un membre assez obscur de la chambre des communes. Il a fait partie du dernier cabinet libéral, mais il y occupait le poste secondaire de secrétaire pour l’Irlande : on ne peut donc pas dire qu’il ait l’expérience des grandes affaires. Il n’est devenu le chef de l’opposition qu’après la retraite volontaire de M. Gladstone, et bien qu’il ait fait preuve de beaucoup de prudence et de tact dans la conduite des débats parlementaires, son autorité n’a pas été acceptée sans contestation et elle a été plusieurs fois m connue par quelques-uns des libéraux, dès que M. Gladstone a reparu à la chambre des communes. Lord Hartington lui-même s’est montré disposé à abdiquer toute prétention plutôt que d’être discuté et de courir le risque d’un échec. M. Cross avait pris acte de l’aveu de M. Forster pour dire qu’il était bien malaisé de savoir où l’opposition conduirait le pays puisqu’elle hésitait entre plusieurs chefs dont chacun imprimerait une direction différente à la politique. Lord Hartington répondit à ce sarcasme dans un discours prononcé à Cranshaw, près de Burnley : «M. Cross, dit-il, se déclare de plus en plus désireux de savoir quel est le véritable chef du parti libéral, de M. Gladstone ou de moi. C’est une question qui ne vaut pas la peine d’être débattue. M. Cross apprendra assez tôt ce qu’il en est. Ni M. Gladstone ni moi ne songeons à revendiquer la direction de notre parti : c’est une question qu’il appartient au parti lui-même de trancher. D’ailleurs, M. Cross devrait se souvenir que, s’il y a lieu d’effectuer un changement de gouvernement, c’est à Sa Majesté qu’incomberait le devoir de décider à qui elle devrait donner mission de remplacer le cabinet actuel. Si M. Cross s’est proposé de semer la désunion et de créer des rivalités au sein du parti libéral, je puis l’assurer qu’il perd sa peine parce que notre confiance mutuelle est complète, et quel que soit celui qui sera choisi pour être le chef du parti, il peut compter sur l’appui cordial et la coopération de ses collègues. » On ne pouvait attendre plus de modestie et de désintéressement de la part d’un homme qui était fondé à se croire des droits acquis et hors de contestation. Rien mieux que cette attitude de lord Hartington ne prouve les embarras créés à l’opposition par la personnalité toute-puissante de M. Gladstone. Il est bien difficile de gouverner avec lui, et il paraît impossible de gouverner sans lui.

Si l’on ne savait que M. Gladstone est irrésistiblement emporté par l’impression de l’heure présente et qu’il oublie avec une extrême facilité et une parfaite bonne foi, non-seulement ce qu’il a pensé, mais ce qu’il a dit en d’autres temps, on le prendrait volontiers pour un grand comédien : il n’est que le jouet inconscient de son humeur mobile et de son tempérament ardent. Qui ne se souvient de cette scène vraiment plaisante du parc d’Hawarden? M. Gladstone, refusant de recevoir une députation d’ouvriers, sous prétexte qu’il a renoncé à la politique, puis, lorsqu’il a cédé à leurs instances, les conduisant devant un arbre qu’il veut abattre et se mettant à la besogne, sans mot dire, pendant une demi-heure, tandis que les ouvriers recueillent et mettent dans leur poche, à titre de souvenirs, les éclats de bois que fait voler la hache du bûcheron improvisé? Il les renvoie ensuite avec un petit discours sur les bienfaits de la lumière et du grand air; mais son fils aîné n’a cessé de parcourir les rangs des ouvriers, en leur faisant remarquer la vigueur paternelle, et en leur répétant : «N’est-ce pas qu’il est capable de conduire encore la chambre? n’est-ce pas qu’il doit la conduire encore?» Que dire de son brusqua retour au sein de cette chambre des communes à laquelle il avait dit adieu et où il prend la parole presque tous les soirs ? Quelle comédie encore que ces fameuses résolutions sur la question d’Orient qu’il retire un jour pour donner l’exemple de la déférence envers le chef de l’opposition, et qu’il reprend le lendemain parce que sa conscience lui en fait une obligation?

M. Gladstone a repoussé avec indignation l’imputation de vouloir dominer un ministère dont il ne ferait pas partie et d’exercer ainsi le pouvoir sans en porter la responsabilité. Rien ne serait, a-t-il déclaré, plus contraire aux règles constitutionnelles : ce serait la négation du régime parlementaire. Il s’est défendu également de viser à la succession de lord Beaconsfield ; c’est uniquement dans l’intérêt du pays qu’il a voulu le renverser. Dans un discours prononcé à West-Calder, il a affirmé que « ni directement ni indirectement il n’avait donné à entendre aux électeurs du Mid-Lothian ni à personne autre qu’il fût venu dans le comté comme chef du parti libéral, et qu’un retour au pouvoir fût, à son âge, l’objet de ses désirs. » M. Gladstone avait raison s’il parlait de la campagne qu’il a faite depuis la dissolution du parlement; mais il oubliait le langage qu’il a tenu, l’automne dernier, lorsqu’il s’est mis en route pour l’Ecosse. Ses discours et ses actes étaient alors ceux d’un chef qui donne le signal et l’exemple à ses soldats; et c’est ainsi qu’ils ont été universellement interprétés.

Admettons que l’on se soit complètement mépris sur les intentions comme sur les paroles de M. Gladstone; les faits sont là qui lui créent, en dépit de ses protestations, une situation à laquelle il ne saurait se soustraire. Il n’est douteux pour personne que si M. Gladstone fût demeuré à Hawarden, se tenant à l’écart de la politique, et fidèle à cette réclusion dans laquelle il déclarait, il y a cinq ans, vouloir passer les dernières années de sa vie, la campagne électorale aurait eu un tout autre caractère. Non-seulement lord Hartington et lord Granville ne l’auraient pas conduite avec autant d’activité et d’énergie, mais ils n’auraient pas poursuivi le ministère avec le même acharnement et la même amertume, et surtout ils n’auraient pas osé faire le procès au parlement en mène temps qu’au ministère, en attaquant avec violence des actes sanctionnés par la législature. C’est M. Gladstone qui a entraîné dans cette voie le parti libéral ; c’est lui qui a remué les masses électorales et frappé les esprits par son ardeur, sa ténacité et jusque par les intempérances de son langage; c’est son intervention qui a donné aux résultats de la lutte leur signification. Ce n’est pas seulement avec lui, c’est pour lui que des milliers d’électeurs ont cru voter. Les députés radicaux, dont le nombre vient d’être considérablement accru, ne veulent pas d’autre direction que la sienne et n’admettent point que le pouvoir puisse être remis en d’autres mains.

C’est donc en vain que M. Gladstone lui-même prétendrait que son nom peut être tenu en dehors des combinaisons ministérielles : le rôle qu’il a pris volontairement dans la lutte et la situation qui lui est faite par le résultat des élections s’opposent à ce qu’il en soit ainsi. Ajoutons que l’illustration de son passé, son immense talent et jusqu’aux défauts de son caractère, permettent encore moins de le laisser à l’écart. Dans quelle anxiété continuelle vivrait un cabinet libéral dont il ne ferait pas partie? Quelle est la mesure dont le succès pourrait être espèce si M. Gladstone devait la désapprouver et la combattre ? Quel chancelier de l’échiquier présenterait avec confiance un budget ou une mesure financière qui seraient exposés aux critiques d’un juge aussi compétent et aussi redoutable ? Ce serait donc une injustice manifeste et un immense danger que de laisser en dehors du futur cabinet la force la plus active et la plus puissante qui soit au sein du parti libéral, car cette force, possédée d’un continuel besoin d’expansion, ne tarderait pas à se tourner contre le ministère. Il est donc indispensable que M. Gladstone fasse partie du cabinet, afin que son impétuosité naturelle et ses écarts soient contenus par le frein de la solidarité ministérielle; et que le gouvernement ait le bénéfice de ses lumières et de son éloquence sans les périls d’un dissentiment; mais quelle situation lui faire? Le Times, qui semble appréhender beaucoup que M. Gladstone ne redevienne premier ministre, a soutenu avec une grande insistance qu’à l’exemple de ce qui s’est fait quelquefois pour des hommes d’état à qui le déclin de leurs forces interdisait de prendre une part active à l’administration, on pourrait proposer au vieil athlète de siéger dans le cabinet comme ministre sans portefeuille, et que cette situation s’accorderait à merveille avec son âge et avec le besoin de repos qu’il duit éprouver. N’est-ce point là une illusion ? N’est-ce point méconnaître le caractère de M. Gladstone, le besoin, d’action qui le dévore, l’impatience qu’il a toujours montrée de passer immédiatement de la conception à l’exécution, que de vouloir réduire un pareil homme au rôle de conseiller politique? M. Gladstone n’était-il pas premier ministre depuis près de cinq années lorsque, dans l’unique intention de diriger de plus près l’application d’un plan financier qu’il avait conçu, il retirait à M. Lowe et reprenait pour lui-même les fonctions de chancelier de l’échiquier? Un esprit aussi entier, aussi absolu dans ses idées, accepterait-il d’être exclu de toute participation directe aux affaires et de donner des conseils qui ne seraient point suivis ? Un seul homme, par la force de sa volonté et sa grande autorité personnelle a pu tenir M. Gladstone en bride; c’est lord Palmerston; et encore était-il obligé de faire la part du feu en laissant à son irascible collègue le champ tout à fait libre en matière de finances. Pour croire que M. Gladstone se résignera à un rôle aussi effacé, il faudrait avoir perdu le souvenir du joug de fer qu’il a fait peser pendant cinq ans sur ses collègues et de l’obstination avec laquelle, malgré les conseils de ses amis et la résistance du parlement, il a supprimé, de sa seule autorité, l’achat des grades dans l’armée. Simple député, M. Gladstone brisera la majorité; ministre, il brisera le cabinet, s’il n’y est le maître.

Est-il possible, cependant, de faire un premier ministre de l’orateur intempérant qui, sans souci des hautes fonctions qu’il avait occupées et de l’importance qui s’attachait à chaque mot tombé de sa bouche, s’est laissé emporter aux écarts les plus regrettables; qui a parlé du gouvernement turc en des termes qu’on oserait à peine appliquer à une bande de malfaiteurs; qui a insulté et menacé l’Autriche, et dirigé contre l’empereur François-Joseph une imputation à laquelle l’ambassadeur austro-hongrois par ordre exprès de son gouvernement, a donné un démenti officiel? Les sympathies que M. Gladstone a hautement avouées pour l’affranchissement de tous les Slaves, la correspondance qu’il se fait honneur d’entretenir avec les révolutionnaires de tous les pays, les adresses de félicitations que lui font parvenir les comités panslavistes ne sont-elles pas des faits de nature à créer des difficultés diplomatiques? N’a-t-il pas été établi que, dans une conversation avec M. Castelar, M. Gladstone a déclaré n’avoir point d’objection de principe à la restitution de Gibraltar à l’Espagne, et ce fait, rapproché de la cession des îles Ioniennes à la Grèce, qui fut son œuvre exclusive, ne justifie-t-il pas les défiances d’une partie de l’opinion?

Au point de vue des affaires intérieures, les objections ne sont ni moins nombreuses ni moins fortes. Ce n’est pas sans intention que lord Hartington a dit et répété à diverses reprises, dans ces derniers jours, qu’un ministère libéral modéré est seul possible en ce moment. La Revue d’Edimbourg, qui est demeurée l’organe des hommes les plus importans du parti libéral, vient de consacrer un article au développement de cette thèse. L’auteur ne se borne pas à donner l’assurance que le changement de ministère n’implique pas et n’entraînera point une brusque réaction dans la politique extérieure ; il exprime aussi la confiance que le futur cabinet sera assez fort pour ne pas être soumis à la direction et à l’impulsion d’un seul homme. Il est manifeste que cette déclaration vise M. Gladstone, et les complimens dont elle est précédée ne lui ôtent rien de sa signification. Ce n’est un secret pour personne qu’une des causes de la chute de M. Gladstone, en 1874, a été le mécontentement des anciens whigs, qui trouvaient que le premier ministre avait fait des concessions trop nombreuses aux radicaux et qu’il leur laissait prendre une trop grande part d’influence. Or, pendant le cours de la lutte électorale, M. Gladstone n’a retiré aucune des opinions qui avaient alarmé ses amis politiques ; il a laissé voir plus clairement que jamais la prédilection qu’on lui connaissait pour le suffrage universel, et loin de revenir sur aucune des promesses qu’il avait pu faire aux radicaux, il a pris moralement de nouveaux engagemens vis-à-vis d’eux par les vues qu’il a exprimées sur un assez grand nombre de questions. Les radicaux sont d’autant plus disposés à réclamer la réalisation des espérances que M. Gladstone leur a fait concevoir, que leur nombre s’est fort accru et qu’ils peuvent revendiquer une grande part dans le succès des candidats libéraux, par la propagande qu’ils n’ont cessé de faire au sein des classes ouvrières sur lesquelles les whigs n’ont aucune action. Déjà, l’on s’attend à voir deux radicaux, sir Charles Dilke et M. Fawcett appelés à des sièges dans le cabinet : si la santé et les goûts de M. Bright lui permettaient d’occuper une place, on s’empresserait l’aller au-devant de ses désirs : on a même cherché s’il ne serait pas possible de trouver un poste pour M. Chamberlain, malgré ses opinions ouvertement républicaines; enfin, il n’est pas douteux qu’un certain nombre de situations secondaires, qui ne donnent point entrée au conseil, seront offertes à des radicaux moins en évidence. Une administration, composée de tels élémens et qui aurait M. Gladstone à sa tête, pourrait-elle être considérée comme le ministère libéral modéré que lord Hartington a réclamé et dont la Revue d’Edimbourg a esquissé le programme?

Sur le conseil de lord Beaconsfield, la reine a fait appeler ensemble lord Granville et lord Hartington ; ces deux hommes d’état paraissent avoir fait connaître l’impossibilité où ils se trouvaient de rien tenter en dehors de M. Gladstone, et avoir levé les objections de la souveraine contre leur ancien chef. Au sortir de l’audience royale ils ont eu une longue conférence avec M. Gladstone, qui s’est rendu, à son tour, auprès de la reine. Il est revenu de Windsor avec la mission de former un cabinet. Le parlement devant se réunir le 29 avril, la composition définitive du ministère sera connue au moment où ces lignes seront sous les yeux des lecteurs.

Laissons donc là ces questions de personnes, bien qu’elles aient leur importance, puisqu’elles contiennent les germes de la rapide dissolution qui attend la nouvelle majorité; examinons quelle sera la situation du cabinet libéral.

Rien n’est plus caractéristique et plus facile à comprendre que la vive satisfaction qui s’est manifestée à Saint-Pétersbourg dès que l’on y a connu la victoire inespérée de l’opposition. Cette victoire en effet, met fin à la triple alliance qui, sans être écrite sur aucun parchemin, existait de fait entre l’Angleterre, l’Allemagne et l’Autriche pour assurer l’exacte et complète exécution du traité de Berlin. Cette alliance, limitée à l’accomplissement d’engagemens internationaux auxquels toutes les puissances avaient participé, était une garantie de paix pour l’Europe en enchaînant l’action de la Russie et en ne permettant pas de raviver le feu mal éteint de la question d’Orient. Le Golos s’est empressé de faire observer qu’à l’exception d’un seul, tous les auteurs de ce traité qui a détruit les espérances du panslavisme étaient tombés du pouvoir l’un après l’autre. Le comte Andrassy avait suivi dans la retraite le comte Corti et M. Waddington ; c’était maintenant le tour de lord Beaconsfield ; il ne restait plus que M. de Bismarck pour défendre l’œuvre commune. On se flattait donc à Saint-Pétersbourg que le traité de Berlin n’aurait pas meilleure chance que ses auteurs, et que celles de ses dispositions qui ne sont pas encore exécutées passeraient peu à peu à l’état de lettre morte. Si l’Angleterre, revenant avec M. Gladstone à la politique de non-intervention, se désintéressait de ces questions, quel cabinet entreprendrait d’exercer une pression sur la Russie.

Le désappointement et les appréhensions qui se sont manifestés à Vienne peuvent être considérés comme la contre-épreuve de la satisfaction qui a éclaté à Saint Pétersbourg. S’il fallait prendre les sympathies exprimées par M. Gladstone à l’égard du panslavisme, les accusations dirigées par lui contre l’Autriche et ses vœux pour l’indépendance de toutes les populations slaves comme le programme du nouveau cabinet anglais, le gouvernement autrichien devrait se préparer à de prochains embarras. Il ne faut pas perdre de vue en effet que la Russie peut, quand elle le voudra, réveiller la question d’Orient. Quelles difficultés surgiraient immédiatement si la Russie réclamait en faveur des chrétiens des provinces d’Europe, dont la condition n’est pas encore réglée, des garanties équivalant à l’indépendance, et si elle mettait les membres du nouveau cabinet anglais, et M. Gladstone particulièrement, en demeure d’accorder leur action comme ministres avec leurs discours d’opposition? L’indemnité de guerre à laquelle la Russie a droit n’est pas encore déterminée. La Russie s’est interdit de lui donner la forme d’une cession de territoire à son profit; mais ne pourrait-elle par une générosité intéressée, stipuler un agrandissement pour la Serbie ou le Monténégro aux dépens des territoires que l’Autriche occupe et dont elle convoite la possession définitive? Ne pourrait-elle stipuler l’indépendance de l’Herzégovine et de la Bosnie? Est-ce M. Gladstone qui pourrait avoir objection à cette demande, quand il a si souvent soutenu qu’il fallait faire de toutes les provinces de la Turquie une confédération d’états chrétiens et indépendans? Lord Hartington lui-même ne s’est-il pas laissé aller à donner à ce projet de confédération une approbation qu’il essaie maintenant de retirer? L’Angleterre pourrait-elle ne pas se prononcer contre une prolongation de l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche, le jour où sa politique sera conduite par les hommes qui ont qualifié cette occupation de crime de lèse-nationalité?

La Russie est une puissance avisée et patiente qui ne voudra rien précipiter : elle laissera les nouveaux ministres anglais s’engager d’eux-mêmes dans une voie qui ne peut que servir ses desseins. Lord Hartington et lord Granville lui-même sont engagés sur deux questions de façon à ne pouvoir reculer: ils ont annoncé qu’ils exigeraient de la Turquie l’accomplissement immédiat de toutes les promesses faites aux chrétiens : ils doivent également lui imposer l’abandon de tout le territoire dont la Grèce demande la cession. Une pression énergique et un langage comminatoire succéderont aux ménagemens dont le cabinet Beaconsfield usait vis-à-vis de la Porte. Celle-ci résistera, et comme Serven-Pacha l’annonçait aussitôt après la signature des préliminaires d’Andrinople, elle reconnaîtra que son seul moyen de salut est de se jeter dans les bras de la Russie, qui ne dissimule ni son peu de sympathie pour les Grecs ni son indifférence pour leur agrandissement. L’ambassadeur de Russie pourra répéter aux ministres de la Porte ce que le général Ignatief leur disait à San-Stefano : « Vous voyez la confiance que l’on peut avoir dans l’Angleterre : tout arrive comme nous vous l’avions prédit. » Le retour des libéraux au pouvoir mettra fin à l’influence anglaise à Constantinople.

Si nous passons à la politique intérieure, nous devons signaler trois questions importantes sur lesquelles les chefs du parti libéral sont liés par des déclarations expresses et de date récente. Le ministère qui se retire avait présenté un bill qui apportait des changemens notables à la législation sur la propriété foncière. Ces changemens avaient pour objet de rendre plus facile, plus simple et moins onéreuse l’aliénation des immeubles : ils ne touchaient point à ce qu’on peut appeler le côté politique de la question. Les libéraux sont tenus d’aller plus loin : lord Hartington, dans le cours de l’automne dernier, s’est prononcé pour l’abolition des substitutions. Cela ne suffit point encore aux radicaux, qui réclament la suppression du droit de primogéniture. Il est superflu de faire observer qu’ils visent par là à détruire l’influence et l’indépendance de la pairie, qui perdrait son caractère et sa raison d’être. Une autre mesure non moins grave par les conséquences politiques qu’elle produirait immédiatement est l’introduction en Irlande de la loi électorale appliquée en Angleterre. Le droit de suffrage se trouverait ainsi conféré au locataire de la plus misérable chaumière ; le dernier coup serait porté à l’influence des propriétaires du sol et des chefs d’industrie : les classes inférieures deviendraient maîtresses des élections avant d’avoir acquis l’instruction et l’indépendance qui leur permettraient d’user de leur droit avec discernement ; et 108 sièges, c’est-à-dire un sixième de la chambre des communes, tomberaient ainsi à la discrétion des agitateurs autonomistes et leur permettraient de peser sur les décisions du parlement.

La mesure qui devra occuper la première place dans le programme du nouveau cabinet est l’établissement d’une législation électorale uniforme pour les bourgs et pour les comtés. Lors des élections de 1874, lord Hartington refusait encore de prendre des engagemens sur cette question ; il en contestait l’urgence et prétendait qu’elle avait encore besoin d’être mûrie ; dans la session de 1879, peut-être parce qu’il ne se croyait pas aussi près de prendre le pouvoir, il s’est déclaré converti ; il a parlé et voté en faveur de la motion Trevelyan, qui posait le principe de l’uniformité des droits électoraux. De tous les hommes considérables du parti libéral, il n’y a plus que M. Goschen qui soit opposé à l’application de ce principe ; sa résistance ira-t-elle jusqu’au refus d’un portefeuille ? Les comtés où les conditions de l’électorat sont plus élevées que dans les bourgs forment l’élément conservateur des élections anglaises ; ils prennent leurs élus parmi les grands propriétaires et les riches industriels des deux partis ; mais il n’y a point d’exemple qu’aucun ait nommé un radical. Une extension considérable du droit de suffrage changera le caractère de ces circonscriptions et ouvrira un nouveau champ à l’activité des agitateurs socialistes. On peut dire que c’est le lest du parlement qui sera ainsi jeté à l’eau. Ce changement en entraînera nécessairement et immédiatement un autre : la suppression des petits bourgs, dernier refuge de l’influence de la bourgeoisie. Comment admettre qu’un bourg où le chiffre des électeurs ne dépasse pas trois ou quatre cents continue à nommer un et surtout deux députés, lorsqu’au-delà des limites municipales s’étendent de vastes circonscriptions où les électeurs seront au nombre de vingt ou trente mille? La suppression des petits bourgs nécessitera donc un remaniement général des circonscriptions électorales, et l’un des traits distinctifs des institutions anglaises, la variété des sources du pouvoir parlementaire, aura disparu. Ce n’est pas sans de vives appréhensions que beaucoup de libéraux modérés envisagent un changement qui fera perdre à leur opinion la plupart de ses représentans et ne profitera qu’au radicalisme.

La session qui va s’ouvrir et qui ne commencera réellement qu’après la réélection des nouveaux ministres, aura tout au plus une durée de deux mois : elle sera remplie par la discussion des mesures financières indispensables; mais il faut s’attendre à ce que la réforme électorale soit discutée dès l’ouverture de la session prochaine, et à supposer que la chambre des lords la repousse une première fois, elle sera votée en 1882, et comme elle aura rendu virtuellement caduc le mandat de bon nombre de députés, elle sera suivie, conformément aux précédents, d’une dissolution du parlement. On s’accorde donc à penser que la chambre qui vient d’être élue n’a devant elle qu’une existence de deux années. Cette courte période n’en aura pas moins déterminé une évolution considérable dans la vie politique de nos voisins.

La défaite que lord Beaconsfield vient d’essuyer met fin à la carrière politique de cet homme d’état : si verte que soit sa vieillesse, si puissantes que ses facultés soient demeurées, ce n’est pas à soixante-quinze ans passés et relégué dans la chambre haute qu’il peut recommencer les luttes qui ont illustré sa carrière. Il n’est personne dans le parti conservateur qui soit de taille à recueillir sa succession. Après la retraite ou la disparition de lord Beaconsfield, le parti conservateur redeviendra ce qu’il était en 1847, une armée sans chef. À ce moment, la nouvelle réforme électorale et l’invasion du radicalisme dans le parlement auront fait disparaître les derniers des whigs et auront réduit les libéraux modérés à la situation de généraux sans soldats. Le mouvement qui a commencé à se produire en 1874 prendra plus de force et jettera la bourgeoisie tout entière dans les rangs des conservateurs. Les lieutenans de sir Robert Peel, proscrits par les tories, ont donné des généraux aux libéraux qui n’en avaient pas. On peut prévoir le jour où les plus jeunes et les plus modérés des chefs du libéralisme, les Forster et les Goschen, débordés par le flot montant du radicalisme, prendront place en tête du parti conservateur pour défendre, contre leurs alliés de 1880, les fondemens mêmes du régime constitutionnel, la dualité du pouvoir législatif et la royauté.


CUCHEVAL-CLARIGNY.