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Les Élections anglaises et le quatrième ministère Gladstone

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Les Élections anglaises et le quatrième ministère Gladstone
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 319-355).
LES
ÉLECTIONS ANGLAISES
ET LE
QUATRIÈME MINISTÈRE GLADSTONE

Les élections anglaises ont été navrantes au point de vue du pittoresque. En Irlande, quelques têtes cassées ; en Angleterre, quelques chiens conservateurs dont la queue a été traîtreusement teinte aux couleurs radicales ; Stanley, l’explorateur du continent noir, hué par une foule londonienne ; une croûte de pain d’épice durcie lancée dans l’œil du vénérable M. Gladstone par une femme du peuple qui garde l’anonyme : quelle maigre moisson pour le reporter ! Voilà tout ce qui reste du long carnaval électoral d’autrefois où la jovialité brutale de la race, l’amour inné de la rixe, se donnaient libre carrière, où l’on riait jusqu’aux larmes en se battant jusqu’au sang !

J’ai vu, il y a vingt ans, les derniers hustings. L’électeur montait les degrés, bousculé en sens contraires, presque porté par la foule. Arrivé en haut, assourdi, effaré, il planait un moment au-dessus d’une mer de têtes hurlantes, jetait un nom, que saluaient aussitôt des cris enthousiastes ou des vociférations furieuses, puis disparaissait le plus vite possible, heureux de voir l’attention se porter sur un nouveau-venu. Ce même électeur pénètre à présent dans une salle où quelques messieurs, assis derrière une table, semblent sommeiller. Il s’isole dans une espèce de confessionnal où il marque une croix en face d’un nom sur le morceau de papier qu’on lui a remis. Il revient vers la table, laisse tomber son papier plié dans l’urne, salue et sort sans dire mot.

Ainsi la grande fonction de la vie nationale est silencieuse. Un âge finit et des temps nouveaux commencent. On ne pourra plus présenter l’histoire des élections sous une forme graphique, comme l’a fait M. Grego, pour le XVIIIe siècle et le commencement du XIXe en appelant à son aide cette légion de crayons moqueurs qui s’est perpétuée sans interruption de William Hogarth à Tom Leech. Les élections se voient à peine, ne s’entendent plus guère. Elles ont cessé d’être an bruit et un spectacle, mais elles sont, plus que jamais, une leçon.

Autrefois, il ne s’y débattait que des intérêts locaux, de mesquines compétitions de personnes. Aujourd’hui, une élection générale est l’inventaire d’une civilisation qui veut connaître ses profits et ses pertes. De simples métaphores, l’opinion publique, la souveraineté populaire, deviennent, pendant un moment, des réalités concrètes. Les idées, qui mènent le monde et qui, d’ordinaire, échappent à toute mensuration, laissent évaluer leur force par le nombre de ceux qui les suivent. Comme les grandes marées d’équinoxe, l’élection générale découvre pour quelques heures des choses que le soleil n’éclaire jamais, met à nu le fond de la nation.

Les élections de 1892 devaient indiquer le point actuellement atteint par l’évolution démocratique aussi nettement et aussi sûrement que l’étiage d’un pont marque la crue d’un fleuve. Pourquoi la consultation reste-t-elle indécise et le résultat obscur ? Parce que M. Gladstone a voulu que ces élections eussent lieu sur la question de l’autonomie irlandaise, question qui est profondément indifférente à la démocratie. Un autre problème se pose donc, non moins intéressant et non moins compliqué que le premier. Dans quelle mesure et pendant combien de temps une volonté particulière peut-elle faire dévier la marche des choses ? Étant donnés, d’une part, la force et la vitesse de la démocratie anglaise, de l’autre, l’ascendant personnel et l’idée fixe de M. Gladstone, quelle est la direction moyenne qui doit s’établir ?


I.

Par une belle après-midi de juin (le 28, à trois heures et demie, s’il faut préciser) le douzième parlement de la reine Victoria s’est éteint doucement, sans souffrance apparente, « en possession de toutes ses facultés, » nous disent ses amis. Et ses ennemis n’osent pas trop y contredire. C’est déjà un trait à noter que cette fin calme et décente d’un parlement qui devance de quelques jours à peine le terme légal. Tant d’assemblées élues disparaissent au milieu de l’impatience et du mépris ! Celle-ci laisse derrière elle une honnête mémoire. Son œuvre législative est bonne et son souvenir ne demeurera lié dans l’histoire à celui d’aucune catastrophe. Un observateur impartial est tenu de reconnaître que le ministère Salisbury a été heureux. Heureuse, la politique financière de M. Goschen, heureuse, la politique irlandaise de M. Balfour, heureuse, la politique extérieure de lord Salisbury. Quelques incidens, mais point de désastres, sur aucun point de l’immense empire britannique, où tant d’intérêts peuvent, à toute heure, entrer en conflit. Rien qui puisse entrer en comparaison avec Isandula, Majuba-hill, ou la mort de Gordon-Pacha. C’est de la chance ; mais la chance est le mérite suprême des ministres. L’autre soir, en buvant de la bière à Iéna, le prince de Bismarck se vantait d’avoir été heureux. Sous ce nihilisme apparent du grand joueur se cache la conviction profonde que tout homme fait sa chance et que, décidément, les heureux sont les habiles, à moins qu’ils ne soient les audacieux.

Lord Salisbury était, en 1886, le chef d’une majorité de coalition dont les élémens semblaient prêts à se disjoindre. Guerre intestine entre le jeune et le vieux torysme, entretenue par la personnalité tapageuse et gênante de lord Randolph Churchill ; opposition de principes entre les whigs qui suivaient le marquis de Hartington et la bande radicale qui prenait le mot d’ordre de M. Chamberlain. Tout cela s’est arrangé. Le marquis de Hartington a laissé faire, lord Randolph Churchill s’est mis à l’écart. Après six ans, le parti unioniste était plus homogène qu’au début. Pourtant, il ne s’était pas contenté de durer au pouvoir, de se maintenir en équilibre. Il avait fait des lois, accompli des réformes, continué prudemment l’œuvre de transformation sociale. L’instruction libre, c’est-à-dire laïque, avancée d’un pas ; la décentralisation administrative et parlementaire, commencée par la création des county councils ; l’institution ou, si l’on veut, la restauration de la petite propriété rurale par la loi Collings qui permet au paysan d’acquérir peu à peu la terre qu’il cultive, voilà les principaux points du programme réalisé.

Pendant ce temps-là, M. Balfour avait pacifié l’Irlande. Par des mesures vigoureuses de répression, il avait poussé ses ennemis aux violences du Plan de campagne, qui ont beaucoup nui au parti nationaliste dans l’opinion de l’Europe. Mais ce n’est rien d’être un ministre « à poigne. » M. Balfour a montré une réelle intelligence des besoins économiques du pays. Il a développé la prospérité matérielle, fait voter un land bill moins vaste que celui de M. Gladstone en 1886, mais fondé sur les mêmes principes. Ce bill entame la grande réforme qui rendra le sol de l’Irlande aux Irlandais. Être possédée par des propriétaires étrangers, par des intrus, par des absens, voilà l’anomalie séculaire, ce mal réel dont souffre l’Irlande ; le reste n’est que criailleries et chimères. À voir l’étendue, la promptitude des résultats obtenus par M. Balfour, on se demande si l’histoire ne le mettra pas parmi les ministres anglais qui ont fait le plus de bien à l’Irlande.

Alors pourquoi condamner le cabinet ? Pourquoi renvoyer des serviteurs qui ont fait leur devoir ?

D’abord parce que les démocraties sont changeantes. Depuis que le pouvoir politique est passé, véritablement et pratiquement, aux mains du grand nombre, c’est-à-dire depuis 1867, il s’est établi un curieux mouvement, quasi régulier, de flux et de reflux. Une grande vague populaire porte au pouvoir les libéraux ; la vague qui lui succède y ramène les conservateurs. En 1874, le peuple abandonne Gladstone qui vient d’accomplir des merveilles, et se jette dans les bras de Disraeli. En 1880, il congédie sans cérémonie ce même Disraeli qui a si brillamment relevé à Berlin le prestige anglais, et retourne à Gladstone. Il lui demeure fidèle en 1885 et, l’an d’après, lui tourne le dos en masse. C’en était assez pour supposer qu’en 1892 il se livrerait de nouveau au leader libéral.

Tout le monde rend justice aux talens de lord Salisbury, de M. Goschen et de M. Balfour. Cependant, la sympathie publique ne se dirige pas spontanément vers leurs personnes, et c’est plutôt le sentiment contraire qu’inspire lord Salisbury. Aucun trait n’attire en ce railleur cruel et souvent maladroit. Sa causticité n’a rien de génial ; elle fait des blessures profondes dont on guérit mal. On pardonne l’orgueil et la rudesse aux caractères vraiment forts et parfaitement droits : or, ce n’est pas le cas de Sa Seigneurie. M. Gladstone possède cet ascendant personnel qui aimante les foules, aussi difficile à expliquer que le don naturel d’être aimé, dont tant d’hommes abusent sans le perdre. Les hautes facultés de M. Gladstone, les services qu’il a rendus à l’État, le prestige d’une éloquence où n’entre aucun élément banal, suffiraient à faire comprendre pourquoi il est si cher au peuple anglais. Pourtant, ce sont là les moindres raisons de la puissance extraordinaire qu’il exerce sur les imaginations. En lui tout intéresse, même ses singularités. Il y a quelques années, le public tenait à savoir combien, dans sa semaine, il avait abattu d’arbres, et si, le dimanche, il avait prononcé les répons du service, dans son église paroissiale de Hawarden. Amis et ennemis ont contribué à lui faire une légende : or, sans légende, point de popularité. Il est un de ces quelques hommes dont on ne se lasse pas de parler.

Tout intéresse en M. Gladstone parce qu’il s’intéresse lui-même à tout. Ses pouvoirs de réceptivité et d’assimilation sont toujours prêts ; ils entrent en jeu à tout moment, avec une âpreté et un plaisir caractéristiques. En un seul bond, son esprit passe d’un vers d’Homère à une thèse socialiste, et des ruines de Troie aux fondemens ébauchés de la société future. Hier et demain l’appellent, l’amusent, le passionnent autant qu’aujourd’hui ; insatiable d’informations et d’idées, il prend et lit tour à tour, déchiffre d’un coup d’œil les hommes et les livres.

L’évêque Wilberforce, qui le rencontra, en 1868, dans une maison de campagne, au moment où il venait de prendre la direction des affaires publiques, nous le montre délicieusement bavard et cordial, questionnant ses hôtes sur l’âge et la taille des chênes de leur parc. Une sincérité absolue, une vitalité qui débordait et répandait la vie autour d’elle, une sorte de bouillonnement intellectuel, d’admirable turbulence. L’âme libre, fraîche, ouverte, il semblait à mille lieues des tracas et des problèmes du pouvoir.

Un soir, Dickens expliquait son succès en disant : I am so very human ! Être humain est le grand secret. Le second, qui se confond avec le premier, c’est de croire, c’est d’aimer la vie. Les pessimistes sont probablement de rares philosophes ; ils sont faits d’une glaise très fine. Mais ils n’auront jamais d’action sur les foules. M. Gladstone est humain et optimiste à un degré inouï. L’âge n’a fait que fortifier ces dispositions. Plus il vieillit, plus les impossibilités s’abaissent devant lui ; plus les choses difficiles lui paraissent faisables. Cette hardiesse croissante, cette vivacité surnaturelle, ces passions de l’esprit qui brûlent d’une flamme plus pure dans la dernière saison de la vie, tout cela forme un ensemble auquel on ne résiste pas.

Mais il y a cette maudite autonomie irlandaise si profondément odieuse à tous les Anglais, sauf deux !.. Hé bien, on s’y résignera, puisqu’î7 le veut ; on la subira en l’accompagnant de garanties plus ou moins illusoires, pour se persuader qu’on a fait son devoir jusqu’au bout. Pour la dernière fois, M. Gladstone demande le pouvoir. Comment le lui refuser ? Comment se refuser à soi-même ce spectacle unique, qu’on ne reverra plus, d’un premier ministre de quatre-vingt-deux ans qui entre au pouvoir, non pour s’y assoupir majestueusement et en paix, mais pour y jouer une partie terrible, pour y accomplir une sorte de révolution ?

Cette façon de se déterminer semblera fantaisiste chez une nation qui jouit, depuis longtemps, de l’exercice rationnel de la liberté. Mais, dans le peuple le plus sage, il faut faire la part de la badauderie, de la moutonnerie, d’une sorte de boulangisme latent. En bon anglais de Carlyle, cela s’appelle hero-worship, le culte des héros. Les formes et les rites de ce culte-là varient, comme ses objets, avec les temps, les climats et les races : le fond demeure.

Je me hâte d’ajouter que les libéraux avaient des raisons plus substantielles de désirer le retour de M. Gladstone aux affaires. En empruntant quelques-uns des plans de M. Chamberlain, leur allié de circonstance devenu leur fidèle ami, les conservateurs avaient donné quelques satisfactions à la démocratie ; mais ils étaient arrivés au terme de leurs concessions. Manifestement, ils ne pouvaient aller plus loin ; ils arrivaient à ce programme négatif qui est la raison d’être et le dogme permanent de tout parti réactionnaire ; ils allaient se présenter les mains vides devant les électeurs. Quant à M. Gladstone, n’avait-il pas été le plus éminent serviteur de la démocratie ? Il l’avait conduite à sa première bataille, à la conquête des droits politiques. Pourquoi refuserait-il de la diriger dans la seconde étape, celle de l’installation sociale ? Le programme de Newcastle était là pour répondre à cette question. Ce programme, qui a été analysé ici il y a un an[1], caressait les non-conformistes, menaçait la chambre des lords, et promettait beaucoup aux ouvriers des campagnes sans décourager ceux des villes. Aux divers groupes religieux ou sociaux qui devaient bénéficier du programme de Newcastle et au parti de la tempérance qui se recrute parmi les radicaux, joignez les forces complètes du parti irlandais dont on espérait l’unification après la mort de Parnell. Serrez-les autour des amis personnels et des dévots de Gladstone, autour de cette a vieille garde » qui est prête à suivre partout son « empereur, » et vous comprendrez quel puissant et large courant d’opinion s’était formé, depuis quelques années, de tous ces affluens et entraînait une quatrième fois le pays vers M. Gladstone.

Les symptômes ne manquaient pas pour indiquer la direction de l’esprit public. Les élections partielles avaient ramené la majorité conservatrice de 115 voix à 68. Londres qui, en 1886, s’était presque entièrement donné aux tories, s’était retourné au printemps dernier vers les progressistes, lors des élections du county council. La grande ville, si longtemps éparse et mutilée, s’éveillait à la vie politique, prenait conscience d’elle-même. Son exemple agirait sur les autres centres populeux. À Birmingham, Chamberlain, assurait-on, était fini : son nom était devenu un objet d’exécration. L’Ecosse était acquise ; le pays de Galles voterait comme un seul homme pour être délivré de cette église anglicane dont l’entretien pesait sur tous les contribuables sous prétexte de satisfaire aux besoins religieux d’une infime minorité. Quant aux comtés, on allait les « balayer, » tout bonnement. On mènerait les ruraux au scrutin en leur promettant la re vision des listes électorales et les conseils de paroisse, en les excitant contre le squire et le parson, leurs maîtres et par conséquent leurs ennemis. Un expert en matière d’opinion, qui parcourait le pays il y a deux mois, assurait qu’on galvanisait les campagnes, rien qu’en leur parlant de démolir la chambre des lords. Il promettait cent voix de majorité aux libéraux. « Cent voix ! allons donc ! c’est cent cinquante, c’est deux cents voix qu’il nous faut ! » Il s’agissait d’une sorte de plébiscite : Gladstone ou Salisbury. Est-ce que l’Angleterre pouvait hésiter ?


II.

Pendant tout le printemps, le parti de M. Gladstone se livra aux plus belles espérances. La marée libérale battait son plein lorsque, dans les premiers jours de juin, la dissolution fut annoncée comme très prochaine. Aussitôt l’agitation électorale commença. Tout le mécanisme du parti entra en branle, mais dès les premiers tours de roue, il y eut des craquemens de mauvais augure.

D’abord l’Irlande, si unie sous Parnell, en 1885 et en 1886, était déchirée par ses deux factions rivales, plus éloignées que jamais de s’entendre et, à la faveur de ces querelles de famille, le parti des landlords paraissait devoir escamoter quelques sièges. On prévoyait des excès, du sang peut-être : ces violences compromettraient la cause du home-rule. Les agens du gouvernement semaient partout ce vague sentiment de défiance si facile à réveiller chez l’Irlandais contre l’ennemi séculaire. « Gladstone, sûr de sa majorité radicale, abandonnait ses alliés au-delà du canal Saint-George, Gladstone trahissait, Gladstone jetait par-dessus bord le home-rule. »

D’autre part, les conservateurs et les unioniotes, Salisbury et Chamberlain en tête, disaient tout haut que l’Ulster, loyal et protestant, irait jusqu’à la guerre civile plutôt que de se soumettre au parlement séparatiste et catholique de Dublin. Tout ce nord de l’Irlande contient une proportion considérable de presbytériens écossais. Beaucoup descendent de ces colonies de vétérans que Cromwell, suivant l’expression énergique et pittoresque du temps, « planta » dans l’île reconquise. Les unionistes s’attendrissaient sur le sort de ces pauvres gens de l’Ulster : « Ce sont vos frères, disaient-ils aux non-conformistes anglais. Vous allez les livrer à l’intolérance catholique, au joug des milices papales dont M. Gladstone est maintenant l’esclave. » Autrefois, le mot de papisme eût fait voler les pierres en l’air et partir les fusils : il remue encore des passions endormies chez les incultes. Il y a quelques jours, le docteur Parker, qui a hérité du troupeau, mais non de l’intelligence de Spurgeon, disait dans une lettre au Times que le souverain pontife se croit Dieu et se fait traiter comme tel. Quand des hommes réputés instruits impriment ces fantaisies, que doit croire la masse imbécile et fanatique ? Aussi les non-conformistes hésitaient, songeurs, ébranlés.

Tout cela n’était encore rien. Pour calmer les Irlandais, il suffisait de leur donner des assurances, d’ailleurs parfaitement sincères, de la constance de M. Gladstone. Quant aux non-conformistes, il était encore plus facile de les retenir dans la vieille obéissance. Ils connaissent M. Gladstone et M. Gladstone les connaît. On aurait quelque peine à leur persuader que le critique des Vatican decrees est un jésuite déguisé. S’ils nourrissent des préjugés un peu mais contre Rome, ils savent, du moins, quelque chose de l’histoire contemporaine de l’Irlande. Or cette histoire prouve que, s’il y a intolérance, c’est du côté des protestans. Dans l’Ulster, les catholiques, qui représentent quelque chose comme « la moitié moins un » de la population, sont systématiquement exclus de tous emplois, petits ou grands. Dans le reste de l’Irlande, où les neuf dixièmes des habitans sont catholiques, les protestans obtiennent un partage presque égal des charges, à l’élection comme au choix. Voilà pour le fanatisme catholique. Il est vrai que les prêtres sont maîtres du paysan irlandais et qu’ils en font ce qui leur plaît. Mais qu’y faire ? j’ai déjà indiqué ici les causes de cette influence. Les prêtres irlandais ne sont pas des gentlemen et c’est là leur force. Ils mènent le peuple parce qu’ils sont peuple eux-mêmes. Très pauvres, très purs très bornés, mais sachant à fond leur métier de tribuns rustiques, ils sont les leaders naturels d’une démocratie rurale et il se passera bien des années avant qu’on les dépossède de ce rôle. Les non-conformistes anglais comprennent très bien cela : d’autant mieux qu’ils jouent dans leur pays un rôle analogue, quoique bien moindre, et aspirent à l’étendre.

D’ailleurs, ils n’avaient garde d’oubUer que M. Gladstone leur était nécessaire pour démolir l’église officielle du pays de Galles. Ce fut donc en vain que l’on convoqua à grand bruit une convention unioniste à Belfast, puis une seconde à Dublin, puis une troisième à Londres même dans Saint-James hall, pour exciter les ministres à une levée de boucliers. On n’obtint que des désertions isolées et sans importance.

Le danger était ailleurs. Le gros nuage, qui creva quelques jours avant les élections, venait d’un autre coin de l’horizon. C’était la révolte du parti ouvrier.

Ce parti ne date pas d’hier. Même en France, tout le monde connaît de nom les trades-unions. Ces ligues ouvrières se sont étendues des métiers savans à ceux qui ne demandent que l’emploi des forces naturelles. Elles sont aujourd’hui un pouvoir reconnu dans la société et dans l’État. Plusieurs ouvriers ont siégé dans les parlemens de 1874, de 1880, de 1885 et de 1886. Je citerai deux hommes très respectables et très intelligens, M. Burt, bien connu des agitateurs continentaux, auxquels il a donné plus d’une fois des conseils de prudence, et M. Broadhurst, dont M. Gladstone avait fait, bravement, un sous-secrétaire d’État.

Les progrès du parti ouvrier (labour party) ont été mis en lumière, ce printemps dernier, par les élections au county council de Londres. Ces élections pour le gouvernement de la première ville du monde intéressent cinq millions d’habitans et mettent en mouvement un peuple de six cent mille électeurs. Modérés, progressistes : tels sont les noms que se donnent les deux partis. En réalité, c’est une lutte entre l’élément boutiquier et l’élément ouvrier. Quand on n’a pas l’un pour soi, coûte que coûte, il faut gagner l’autre. On ne doit donc pas s’étonner si les sommités libérales, qui s’étaient placées à la tête du mouvement, ont fait une large place, dans ce qu’on a appelé le programme de Londres, aux revendications des travailleurs. Des hommes comme lord Rosebery, le futur ministre des affaires étrangères de M. Gladstone, et sir Charles Russell, l’avocat le plus en vue du barreau anglais, se sont trouvés en coopération journalière, en sympathie apparente avec ceux qui réclament l’intervention de l’État dans l’organisation du travail, l’impôt progressif sur le revenu, et peut-être la nationalisation de la terre.

Ces doctrines, plus qu’à demi socialistes, trouvent des encouragemens dans la presse comme dans le parlement. Le Pall Mall Gazette leur sourit ainsi que le Truth. L’organe de la démocratie catholique, le Star, une feuille hiberno-américaine qui s’est rapidement acclimatée à Londres, met à leur service le langage qui touche les masses. Mais c’est le Daily Chronicle qui leur donne, ce me semble, leur expression la plus énergique, la plus habilement concentrée et la plus politique. La fortune de ce journal est notable. Il y a une quarantaine d’années qu’un ouvrier typographe mettait ses économies et son labeur dans une petite feuille hebdomadaire à laquelle il donnait son nom, et où l’honnête Douglas Jerrold apportait son talent de démocrate humoriste. De cet humble Lloyd’s News, devenu universel, est né le Daily Chronicle, l’autre nuit, il invitait toute la presse à étrenner solennellement une nouvelle machine qui imprime vingt mille exemplaires à l’heure. Elle sera bientôt insuffisante à l’immense débit du journal. Quelque chose du génie chagrin des grands puritains de 1640 est descendu jusqu’aux rédacteurs du Daily Chronicle : il s’y ajoute je ne sais quelle touche de pessimisme littéraire. Le mélange est parfois d’une amertume qui fait tressaillir jusqu’au fond des os.

L’ouvrier a des patrons, des flatteurs, des organes. C’est un roi, mais un roi qui n’a pas de pain. Comment ne pas croire que nous marchons à une catastrophe lorsqu’on voit l’anomalie de cette situation ? Tant de puissance et tant de misère ! L’ouvrier, maître de l’État et esclave de l’industrie, victime de l’évolution économique dans le même temps que l’évolution politique le met au pinacle ! Le contraste est peut-être plus marqué en Angleterre que partout ailleurs. Qu’elle ait pour cause l’excès de production, la multiplication des machines, ou l’immigration étrangère et les abominations du swealing system, la crise ouvrière est devenue permanente, endémique. Si j’en crois M. Keir Hardie, un des représentans du labour party avec lequel on fera tout à l’heure plus ample connaissance, on compte actuellement six cent cinquante mille ouvriers sans ouvrage. D’après le général Booth, il se présente tous les matins aux portes des docks vingt-deux mille malheureux qui offrent leurs bras. Douze mille sont assurés d’obtenir du travail : six mille ont une chance ; quatre mille reviendront à leurs femmes et à leurs enfans, désespérés, sans apporter le pain du jour. Ô misérables maîtres d’un empire où le soleil ne se couche jamais !

Tout le monde admet qu’il y a « quelque chose à faire. » Mais quoi donc ? Les ouvriers ont toute une liste de remèdes qu’ils proposent, ou plutôt qu’ils imposent aux délibérations du parlement. C’est ici que la démocratie montre à nu ses tendances autoritaires, son goût pour la force, son incurable égoïsme, son dédain pour les autres classes et pour les intérêts généraux du pays. Elle déteste la liberté sans laquelle elle ne serait jamais venue dans le monde. Lorsque l’enfant « dru et fort » sera devenu adulte, sourira-t-il ou rougira-t-il d’avoir ainsi battu sa nourrice ? Je n’en sais rien. Je constate, à l’heure présente, cette mortelle défiance de l’ouvrier contre la liberté qu’il considère comme l’engin des bourgeois.

Et sait-on de quoi il s’inspire pour résoudre le problème économique et social ? Il remonte aux maximes et aux pratiques des Tudors, des Plantagenets, aux deux fameux Statutes of labourers de 1348 et de 1496, aux lois somptuaires de 1363 et de 1388. Ces lois défendaient à quiconque de quitter sans permission son lieu de résidence ; elles pénétraient dans la ferme, dans le parloir, dans la boutique, pesaient les denrées, palpaient l’étoffe des culottes et des pourpoints : « Toi, cultivateur, et toi, artisan, vous pourrez porter des chausses de vingt pence, du drap à douze pence le yard. Le yeoman, le boutiquier, iront jusqu’à dix-huit pence et pas un farthing de plus… Quoi ! tu n’es pas gentilhomme et tu portes fourrure ! Confisquée la fourrure du manant ! » Ces mêmes lois fixaient le nombre et la quotité des repas, l’heure du lever et du coucher, le prix et la durée de la journée de travail, suivant les métiers, les lieux, les saisons. L’oisif était un criminel : on le frappait de pénalités graduées. Il y eut même une loi atroce de 1535, qui frappait de mort le mendiant bien portant à la troisième récidive.

Je ne dis point de mal de ces lois. Avec les tempéramens qu’y apportait le sentiment chrétien, elles furent bonnes, je le crois, à retenir la société dans une longue et heureuse enfance, à retarder le progrès du luxe, à gêner ce développement sans mesure de la propriété mobilière qui nous inquiète aujourd’hui. Mais notre époque ne pourrait pas plus les supporter que nous ne pourrions, vous ou moi, endosser notre veste de première communion. Cependant la démocratie veut les faire revivre à son profit, les tourner contre les descendans de ceux qui les avaient faites, contre les porteurs de fourrures, contre les fainéans de bonne maison, contre le nomade et l’oisif riche de la vie moderne.

Pour commencer, elle demande que l’État porte atteinte à la liberté des contrats et fixe à huit heures la durée maxima de la journée de travail. Ce bill des huit heures est devenu la « plate-forme » du parti ouvrier. Par une tactique habile, on place les mineurs à l’avant-garde. En effet, le respect de la liberté individuelle s’efface devant une considération d’intérêt général et supérieur. L’État est tenu de limiter l’exercice des professions insalubres, comme il a le devoir, au nom de la morale et de la santé publiques, de réglementer le travail des femmes et des enfans. Les libéraux se défendent comme ils peuvent. Obligés d’accepter l’idée, ils essaient d’en restreindre l’application en s’arrêtant à un système mixte, provisoire, déjà employé il y a vingt ans en matière d’éducation, et qui consiste à laisser les autorités locales maîtresses d’observer la loi ou de l’ignorer, suivant les besoins et les opinions de la région. Les démocrates espèrent bien que, de concession en concession, on en viendra à tout céder, et que les métiers passeront, l’un après l’autre, par la brèche que les mineurs auront ouverte.

Qu’en pensait M. Gladstone ? Les délégués des trades-unions lui demandèrent, à la veille même des élections, une entrevue, en apparence pour l’interroger sur ses intentions, en réalité pour lui porter un ultimatum. C’est le 16 juin qu’eut lieu cette curieuse rencontre, ce choc mémorable entre le bourgeoisisme libéral et le socialisme autoritaire. M. Gladstone accueillit les visiteurs avec cette simplicité cordiale et familière qui eût dû les mettre à l’aise, mais qui, au contraire, dérouta quelque peu une éloquence apprise par cœur. On s’assit autour d’une grande table. « Causons ! » dit M. Gladstone. Causer, cela ne fait point l’affaire des gens qui ont un discours à prononcer. Déjà un peu déferrés, ils commencèrent à réciter leur leçon en se soufflant les uns les autres, tombant des banalités ambitieuses aux détails infimes. M. Gladstone, toujours bienveillant, au lieu de répliquer, fit des questions, en homme qui veut connaître toute la pensée de ses interlocuteurs. C’est par ces petits chemins-là que le mari de Xantippe, il y a plus de deux mille ans, menait ses adversaires les sophistes. Mais les trades-unions de Londres n’ont jamais entendu parler de l’ironie socratique. « Qui êtes-vous ? demandait M. Gladstone. Êtes-vous bien sûrs d’être la majorité ? Si vous l’êtes, comment entendez-vous traiter la minorité ? Comment soumettrez-vous au contrôle de votre loi des huit heures le travail à domicile ? — Nous l’interdirons. — Vous l’interdirez ? Par là, vous affamez la couturière, la piqueuse de bottines qui rapporte son ouvrage à la maison, et qui, par la besogne du soir, assure l’existence de la famille en même temps qu’elle surveille ses enfans. »

Le dialogue se prolongea longtemps sur ce ton. Les délégués se retirèrent l’oreille basse. On devine comment ils furent reçus de leurs camarades. Quelles récriminations ! quels reproches ! Quoi ! ils n’avaient rien su répondre à M. Gladstone ?..

En effet, ils n’avaient rien su répondre. Mais voici qu’une réponse très distincte arriva de l’autre côté de l’Atlantique. C’était le canon de Homestead et la fusillade de Cœur d’Alêne, le fracas des murs écroulés, des machines détruites, les cris des non-unionistes demandant grâce et massacrés sans pitié par les unionistes, ou décimés d’après un système renouvelé des centurions romains. M. Gladstone sait maintenant comment les majorités ouvrières traitent les minorités dissidentes.


III.

Quelques jours après, la lutte était engagée.

Les conservateurs expliquaient leur échec dans les élections londoniennes du printemps, en disant que ces élections avaient eu lieu un samedi. Cette question du jour de la semaine est fort importante. Le samedi, les juifs, — ceux du moins qui observent encore rigoureusement le sabbat, — ont de la répugnance à voter. Les boutiquiers ne peuvent le faire, parce que c’est le jour de vente par excellence. Les ouvriers votent plus aisément ce jour-là, parce qu’ils ont congé dans l’après-midi. Le samedi, enfin, est le seul jour où les commis-voyageurs puissent exercer leurs droits électoraux, puisqu’ils voyagent tout le reste de la semaine.

Nous ne connaissons pas, en France, ces inconvéniens. Toutes les élections se font à la fois, le dimanche, jour de chômage général. De cette façon, aucune catégorie de citoyens ne peut se plaindre d’en être exclue. Un autre avantage de notre système, c’est que nulle partie du corps électoral ne jouit du privilège de parler la première et d’influencer les autres.

Rien de tel en Angleterre. La loi électorale, quoique fort améliorée, est encore minutieuse, bizarre et compliquée, si on la compare à la nôtre. Évidemment, pas plus en cette circonstance qu’en toute autre, la nation évolutioniste entre toutes n’a voulu arriver d’un bond à la simplicité absolue. Ajoutez un adjectif à l’axiome de Linné : Natura anglica non facit saltus.

Le jour de la dissolution, les writs (ordres de convocation) partent de Downing street. Le magistrat local qui préside au vote, le returning officer fixe lui-même le jour de la nomination et celui de l’élection. Car il faut distinguer. Tout candidat doit être « nommé » par deux de ses amis, qui se présentent et font leur déclaration au chef-lieu électoral. Si nul ne bouge, le voilà membre du parlement. Mais si deux autres personnes présentent un candidat rival, le vote devient nécessaire. Entre l’émission du writ et la nomination, entre la nomination et l’élection, un certain nombre de jours, fixé par la loi, doit s’écouler et ce délai n’est pas le même dans les bourgs et dans les circonscriptions rurales. Il était donc facile au gouvernement de lord Salisbury, par la date même de la dissolution, d’exclure le samedi comme jour de vote dans les circonscriptions londoniennes et dans les grandes villes.

Jusqu’à quel point cette habileté, — disons cette rouerie, — a-t-elle profité aux conservateurs ? Il est impossible de le dire. Pendant huit jours, on a beaucoup crié à ce sujet, puis, comme c’est l’usage, on a parlé d’autre chose.

Il y a trois choses à considérer dans une élection anglaise, les meetings, les circulaires et manifestes, enfin le canvass.

Dans les meetings, les candidats et leurs amis développent leurs principes. Quand les deux partis sont représentés, on crie et on s’amuse beaucoup ; car il ne faut pas perdre de vue ce fait que la politique, en Angleterre, est une chose gaie. Autrefois un bon meeting se terminait par une scène de pugilat et par la prise d’assaut de la plate-forme. Le fait s’est produit cette année dans le pays de Galles, près de Festiniog. Le parti vainqueur a mis la police en déroute et se vante de l’avoir poursuivie pendant quatre milles. L’idée de « Bobby, » fuyant à travers champs, avec son casque et son truncheon, doit réjouir les amateurs de pantomimes. Malheureusement de telles prouesses sont devenues rares. En dehors des politiciens de profession, il n’y a guère que la canaille qui aille aux meetings. Tout le monde reconnaît que le sort de l’élection est entre les mains du citoyen paisible qui reste chez lui en pantoufles et ne se risque jamais dans les salles de réunion.

Aussi, est-ce sur celui-là que se concentre l’effort. La littérature électorale pleut chez lui sous toutes les formes : journaux, brochures, feuilles volantes. Sur ces feuilles sont énumérés tous les méfaits du gouvernement mis en regard des vertus de l’opposition, à moins que ce ne soit le contraire, qui ne paraît pas moins plausible. On croit lire la légende du bon Gladstone et du méchant Balfour.

Quant aux circulaires, qu’elles émanent d’un candidat tory ou d’un candidat radical, elles se ressemblent étrangement. Toutes veulent le progrès social, l’intégrité de l’empire, l’économie, les dégrèvemens d’impôt. Toutes désirent ardemment l’amélioration du sort des travailleurs. Ah ! comme ces gens-là aiment le peuple !..

Il est une phrase qu’on cite volontiers comme spécimen d’éloquence électorale : « Que le lion britannique grimpe aux forêts américaines ou qu’il coure les mers, jamais il ne rentrera les cornes pour se cacher honteusement dans sa carapace. » Il est malheureusement trop probable que cette phrase n’a jamais fait partie d’un manifeste authentique. M. Stephens, candidat conservateur à Hornsey, me console presque, lorsqu’il me montre « le parti irlandais qui, privé de sa tête, s’assoit sur celle du parti libéral anglais qu’il tient, pour ainsi dire, dans le creux de sa main. » Ce parti sans tête qui tient dans sa main la tête d’un autre parti et qui s’assoit dessus, n’est assurément pas une médiocre trouvaille, et le « pour ainsi dire » y ajoute la dernière touche, ce je ne sais quoi qui achève, et qui désespère l’imitation.

Les candidats adressent souvent à chaque électeur une lettre autographiée, que le paysan et l’ouvrier prennent pour une lettre autographe. Quelquefois, se trouvant bon air, ils y joignent leurs photographies. Les deux gentlemen qui aspiraient à représenter dans le parlement la circonscription où je demeure m’avaient ainsi gratifié de leur image. Car on s’obstine à me maintenir sur le registre, bien que je n’y aie aucun droit ni aucune prétention. La loi est claire cependant. Pour voter il ne faut être ni femme, ni pair d’Angleterre, ni idiot, ni banqueroutier, ni mort, ni étranger. Je n’ai pas besoin de dire dans quelle catégorie je rentre. Et pourtant, j’avais l’autre jour sur ma table ces deux figures de politiciens qui s’offraient complaisamment à mon choix et qui ne m’inspiraient absolument rien, sinon peut-être le souvenir de deux vers de Musset :


— Moi, j’ai l’air d’un marquis !
— Moi, j’ai l’air d’un ministre !
— Spadille a l’air d’une oie et Quinola d’un cuistre.


J’ai mis d’accord les deux prétendans en les jetant au panier, d’où la housemaid les a pieusement exhumés pour les épingler au mur de sa chambre, comme faisait Toinon de la vignette qui enjolivait la thèse de Thomas Diafoirus.

La partie la plus effective et la plus amusante de l’intrigue électorale, c’est le canvass. Le canevasseur est un type que La Bruyère eût aimé à décrire. Gracieux, souriant, affable, il va sonner à toutes les portes. Il serre les mains qui se présentent, propres ou non, sans faire la grimace : « Quelle belle matinée ! quelle magnifique après-midi ! quelle soirée superbe ! » Il vient en voisin, en ami : — « Ne vous dérangez pas ! » Il est respectueux avec la femme, familier avec le mari. Hé bien, oui, il vient pour causer de cette élection… Mais il n’a pas la prétention d’en remontrer à son interlocuteur, oh ! non… Il a des formules déférentes, flatteuses, qui grattent l’homme du peuple au bon endroit : « Vous savez aussi bien que moi… » ou : « Ce n’est pas à un homme comme vous qu’on fera accroire… » Entre temps, il caresse l’enfant à tête blonde frisée, qui est venu se jeter dans ses jambes. « O la jolie petite fille ! Voulez-vous me permettre de l’embrasser ?» Et, avisant un dadais qui s’est collé au mur d’un air bête et farouche : « Qu’est-ce que vous faites de ce grand garçon-là ? Il a l’air intelligent. »

La canevasseuse, si l’on me permet de créer aussi ce mot nécessaire, est encore plus habile que le canevasseur, par cette simple raison qu’elle est femme. Elle n’a pas peur de salir sa robe, s’intéresse à tout, en bonne ménagère. « Ah ! c’est là que vous faites sécher votre linge ? Vous êtes contente de votre poêle à gaz ? Vous avez là des géraniums qui poussent admirablement. Savez-vous que votre fenêtre est comme une petite serre ? » Elle remarque et approuve tout : « c’est comme cela que je fais à la maison. » Elle glisse un ou deux mots de politique : « Si nous avons M. Gladstone, tout ira bien. Le thé et le sucre seront pour rien.» Au contraire lorsque celle qui par le est une primrose dame, elle conclut avec un gros soupir : « Ah ! si nous avons M. Gladstone, le pain sera hors de prix cet hiver. » En s’en allant elle laisse tomber un son ou un cornet de sweets dans la main d’un des enfans.

Ce sou, ce cornet de bonbons, qui indignent le puritanisme démocratique du Daily Chronicle, c’est tout ce qui reste de la vénalité électorale d’autrefois. Comparez l’ancienne et la nouvelle corruption. Il n’y a pas plus de vingt ans, il n’était pas rare de voir un candidat dépenser pour son élection 20,000 livres (un demi-million de francs). On coupait un billet de 5 livres en deux ; on en donnait une moitié à l’électeur et on lui promettait l’autre pour le lendemain de l’élection s’il votait bien. Aujourd’hui une élection coûte de 10,000 à 20,000 francs ; une nomination qui ne rencontre pas d’opposition, de 500 à 1,000 francs. Ces dépenses sont contrôlées jusqu’au dernier son par le returning officer et payées par ses mains. Frais d’imprimerie et d’affichage, frais de poste, distribution de bulletins, voitures, loyer des committee-rooms salaire et responsabilité de l’agent principal, nombre des sous-agens, jusqu’aux dépenses personnelles du candidat en tournée, tout est prévu, défini, exactement et minutieusement limité par le Corrupt practices act. Cette loi est tatillonne, puérilement tracassière, presque comique par ses susceptibilités, ses pudeurs, ses effarouchemens d’honnêteté. On y sent l’exagération de l’ivrogne converti qui ne veut plus boire que de l’eau.

Ce mot d’ivrognerie me rappelle un autre côté de la question, une autre forme de corruption qui persiste en dépit des règlemens les plus vertueux. Les cabaretiers anglais sont conservateurs comme les cabaretiers français sont radicaux. C’est une des gloires du parti radical en Angleterre qu’il s’identifie presque avec le parti de la tempérance, et qu’il fait rude guerre au public-house. Les cabaretiers, menacés dans leur monopole, se défendent, et si vous étiez à leur place, vous en feriez autant. Ils ont formé une ligue, et cette ligue est puissante. Il y a vraiment un parti de la bière, avec lequel il faut compter et qui a porté Disraeli au pouvoir en 1874. J’ai vu, à cette époque, promener dans les rues de Greenwich une bannière avec cette devise : « Plus de bière et moins de politique ! » c’était un peu cynique et l’on y met aujourd’hui plus de façons. Les marchands de liqueurs fermentées, pour soutenir leur cause dans les élections de 1892, ont, prétend-on, souscrit 100,000 livres (2,500,000 fr.). Il y a plus de 6 millions d’électeurs. Cela donne tout au plus une moyenne de cinq à six verres de bière pour chacun. Il n’est donc pas étonnant que l’Angleterre marche encore très droit après avoir bu ces 100,000 livres.

Le Corrupt practices act a beau faire, on invente mille ingénieux moyens de l’éluder, et, quand ces moyens-là auront été éventés, on en trouvera mille autres. Un chef d’usine libéral permet à ses ouvriers de quitter l’atelier pour aller voter, et leur paie ces heures-là comme des heures de travail. Un patron tory s’avise que l’air de la fabrique est malsain et qu’il fait bien meilleur aux champs : c’est pourquoi il envoie tous ses employés avec leurs familles s’ébattre dans quelque parc lointain, et il choisit pour cette excursion le jour du vote. Peu à peu tout le monde se jette dans la mêlée, même ceux que la loi empêche d’y prendre part. Les collégiens arborent les couleurs des deux partis et, entre deux parties de cricket, échangent des coups de poing en l’honneur de Gladstone et de Salisbury. Les pairs usent sournoisement de leur influence. On va déranger le vieux Tennyson dans sa solitude d’Hazlemere, où il fume sa pipe au milieu des roses, et on lui demande son avis. Il répond par une seule ligne : « Cher monsieur, j’adore Gladstone et je déteste sa politique irlandaise. Cordialement à vous, Tennyson. » Pour n’être pas un vers, cette ligne n’en est pas moins une des meilleures du poète-lauréat.

Les femmes se prodiguent dans la bataille avec une fureur charmante. Ce n’est pas que leur cause, le Woman’s suffrage, ait joué un rôle brillant dans les élections. On ne s’est pas occupé de cette question à laquelle les vraies femmes sont souverainement indifférentes. Elles me paraissent plus curieuses d’exercer nos droits que les leurs. Cette fois lady Randolph Churchill a été très sage. Parmi les héroïnes politiques qui, d’une façon ou d’une autre, ont fait parler d’elles, je citerai miss Béatrice Potts et Mrs Stanley. Miss Potts est l’auteur de certains pamphlets où la société est consciencieusement retournée de bout en bout. Elle vient d’épouser son coreligionnaire, M. Webb, qui est, je crois, le chef des Fabians. Jusqu’ici, cette demoiselle n’a « vécu que pour les masses. » Dorénavant, il faudra qu’elle vive un peu pour son mari et pour ses enfans, si elle consent à mettre au monde autre chose que des brochures. m’ Stanley est la femme de Stanley l’Africain. On sait que l’homme qui « a trouvé Livingstone » est né dans le pays de Galles, mais qu’il a, de bonne heure, changé de nom et de nationalité. Il lui plaît aujourd’hui de redevenir Anglais, et il lui plairait encore plus d’être membre du parlement. Pour lui faire place, on a brutalement congédié un honorable et utile officier qui représentait les conservateurs de North-Lambeth dans le dernier parlement ; mais les électeurs n’ont pas fait bon accueil à Stanley. Dans plusieurs meetings tumultueux, la plate-forme est devenue pour lui un pilori. On refusait de le prendre au sérieux. Au lieu de l’interroger sur les nègres du Soudan, on lui demandait son opinion sur les nègres artificiels qui courent les rues de Londres et qui font, l’été, l’ornement de Margate ou de Brighton. Dégoûté, il s’écria qu’il n’avait jamais rencontré, chez les Cannibales, une tribu aussi désagréable à vivre que les électeurs de North-Lambeth. Mrs Stanley s’est levée pour le couvrir, sublime d’héroïsme conjugal : « Électeurs de Lambeth, il y a deux ans, j’ai voté pour Henry Stanley et je ne m’en repens pas. Imitez-moi. C’est le plus grand homme de l’Angleterre, le plus grand homme de ce temps et peut-être de tous les temps. Électeurs de Lambeth, si vous le repoussez, vous vous couvrirez d’infamie. » On l’applaudit aussi fort qu’on avait hué son mari, mais il y avait de l’ironie ou quelque pitié dans ces applaudissemens, car, au jour du vote, les électeurs de Lambeth n’ont pas hésité à « se couvrir d’infamie. »

Autre épisode électoral dont une femme est l’héroïne. La duchesse d’Abercorn réside au château de Baronscourt, en Irlande, pendant la campagne électorale. Son frère est candidat unioniste dans la circonscription où se trouve Baronscourt. Deux heures avant la fermeture du scrutin, l’agent s’avise qu’on a oublié deux électeurs, malades, et qui demeurent au loin ; comment les amener ? Plus une voiture dans les remises, plus un cheval dans les écuries du château. Depuis les landaus de sa seigneurie jusqu’au dernier cart, tout a été utilisé. Pourtant, il y a le coche de cérémonie, lourde et fastueuse machine dorée dans laquelle lord Abercorn a fait son entrée officielle à Dublin comme lord-lieutenant. Et voici deux bons gros chevaux qui labourent dans un champ voisin. La duchesse commande qu’on les attelle au carrosse vice-royal : — « Mais, madame, il n’y a plus de harnais. » — « Plus de harnais ! Et ceux-ci ? » — La duchesse désigne des harnais historiques, harnais d’argent, s’il vous plaît ! qui sont suspendus dans la galerie. On les décroche, on attelle : — « Mais, madame, il n’y a plus de cocher ! » — « Plus de cocher ! Le duc conduira. » — « Mais, madame, la loi défend aux pairs…» — « Elle ne défend rien aux femmes des pairs. » — Elle monte prestement sur le siège, fait claquer son fouet et part dans un nuage de poussière. Elle conduit triomphalement au scrutin les deux invalides, et son frère est député.

Bref, tout le monde se mêle des élections, sauf, peut-être, les membres de l’Église établie. Cette église est bien malade : il n’y a pas de coche vice-royal qui puisse la conduire à un vote de victoire. Elle se réfugie dans le silence, se blottit dans l’abstention, sachant que ses jours sont comptés. Au début de la période électorale, une réunion d’ecclésiastiques avait lieu à l’archevêché dans la bibliothèque de Lambeth. Quelqu’un proposa une résolution à l’effet de combattre les candidats « immoraux. » Résolution honnête, vague, et, à ce qu’il semble, sans danger. Sans dire pourquoi, l’archevêque et les principaux dignitaires de l’Église sortirent de la salle sur la pointe du pied. Était-ce lâcheté ? C’était plutôt la conscience d’une incurable impuissance et d’une impopularité méritée.

Les faits d’intimidation et de violence ont été extrêmement rares en Angleterre, mais très fréquens en Irlande. Ce n’est pas entre les autonomistes et les unionistes que la lutte a été acharnée, mais entre les amis de Parnell et ses anciens adversaires. Le principal rôle dans ces discussions a appartenu au shillelagh, ce formidable bâton noueux qui ressemble à une massue. Plusieurs hommes marquans ont été blessés assez sérieusement, Michel Davitt, souffleté par une femme, a eu beaucoup de peine à empêcher qu’on ne la fouettât sur place pour le venger. J’ai le regret d’ajouter que des actes de brutalité ont été relevés à la charge de certains prêtres, actes d’autant plus coupables que, leur personne étant sacrée, ils sont à l’abri de toutes représailles. Ces faits se seraient passés à Navan (comté de Meath) et dans le district environnant ; ils sont affirmés par un reporter du Daily Telegraph qui en aurait été le témoin oculaire. On parle aussi d’une tentative pour faire dérailler un train chargé de manifestans, mais que ne dit-on pas, surtout pendant la période électorale, en cette Irlande, terre classique de l’exagération ?

Comme M. Gladstone faisait son entrée à Chester en voiture, accompagné de Mrs Gladstone et de sa fille, une femme lui a lancé au visage un morceau de pain d’épice durci, d’une main si vigoureuse et si sûre que la douleur a été très vive et qu’on a craint un moment pour la vue de l’illustre homme d’État. Cette femme n’a été aperçue que de sa victime et s’est perdue aussitôt dans la foule. Immédiatement après, M. Gladstone s’est présenté devant le meeting qui l’attendait et n’a pas fait la moindre allusion à l’aventure. Le lendemain, écrivant à un ami, il se contentait de dire : — « J’emprunte une main étrangère à cause d’un petit accident qui m’empêche de tenir la plume. » — Au premier moment, l’émotion a été grande en Angleterre. Les partisans de M. Gladstone auraient pu transformer cette agression en attentat : la sympathie, peut-être un peu perfide, de ses adversaires les y invitait. Leur bon goût et leur bon sens les ont préservés de cette maladresse. Pourtant, le fait n’a pas été sans quelques conséquences. M. Gladstone s’est ressenti et se ressent encore du tort fait à sa vue par la congestion dont le coup a été suivi. Il est demeuré pendant quelques jours sans pouvoir lire les journaux ni s’occuper de sa correspondance.

Une des légendes en cours dans les salons antilibéraux montre M. Gladstone circonvenu, comme un souverain d’autrefois, par une camarilla qui obstrue les issues, intercepte les renseignemens, empêche à tout prix la vérité d’arriver jusqu’à lui. Songez-y : M. Gladstone, qui perçoit et devine tout avec la rapidité de l’éclair ! M. Gladstone, qui est en communication magnétique avec l’âme de son pays et de son temps ! L’idée est follement gaie, et le conte du géant Gladstone, enfermé dans une petite bouteille par l’enchanteur Morley, vaut presque Peau-d’Ane, Il y a des gens qui « y prennent un plaisir extrême, » non-seulement parmi les tories, mais parmi certains admirateurs de M. Gladstone. Ils veulent attribuer à une influence étrangère la passion malheureuse de leur chef pour le home-rule irlandais ou sa résistance obstinée au bill des huit heures. En politique, je ne m’étonne d’aucune bêtise : je suis seulement surpris de ne pas avoir lu dans quelque journal que c’était John Morley, qui, déguisé en vieille femme, avait lancé le fatal morceau de pain d’épice dans l’œil de M. Gladstone, pour l’empêcher, pendant quinze jours, de rien lire et de rien savoir.

Revenons au sérieux des élections. Dans son manifeste, comme dans sa campagne oratoire du Midlothian, M. Gladstone se maintint, avec une ténacité invincible, sur le terrain qu’il avait choisi. Lorsque les délégués ouvriers l’avaient supplié de placer dans son programme, auprès du home-rule et sur la même ligne, ou immédiatement au-dessous, les réformes relatives à l’organisation du travail, M. Gladstone avait été inflexible. Il avait invoqué son grand âge qui ne lui permettait pas d’embrasser plusieurs projets à la fois. À d’autres de conduire le peuple radical sur cette terre promise de la démocratie sociale. Pour lui, il devait à l’autonomie irlandaise l’activité de ses dernières heures : — « J’ai promis, je serais le plus méprisable des hommes si je ne tenais ma promesse. » Parmi les violens du parti ouvrier, quelques-uns s’insurgèrent : on tira sur eux comme sur l’ennemi. À leur tour, exaspérés, ils lancèrent des candidatures indépendantes ou même portèrent leurs voix à des candidats tories. Ironique, presque menaçant, le Daily Chronicle, le journal de l’avenir, l’organe de la jeune démocratie londonienne, affectait, entre les deux partis, une attitude expectante, une sorte de neutralité défiante et armée jusqu’aux dents. Les mineurs, mettant de côté toutes les questions politiques, prenaient la résolution solennelle de ne donner leurs suffrages qu’à un partisan déterminé des huit heures, qu’il fût conservateur ou libéral.

Sans s’émouvoir de ces symptômes, M. Gladstone allait toujours. Il avait tracé un cercle magique : bon gré, mal gré, il fallait l’y suivre, s’y enfermer avec lui. Il y emprisonna aussi ses adversaires. Le manifeste de lord Salisbury, mesquin et maladroit, au lieu de dessiner une large politique gouvernementale, ergotait insidieusement sur les détails du home-rule. Pas une touche de nature, pas un mot qui pût remuer un sentiment dans l’âme populaire. Combien différent du manifeste de M. Gladstone, de cette péroraison vibrante et mélancolique tout ensemble, où le vieil homme d’État, rappelant ses nombreuses années, sa vie déjà si pleine d’œuvres et de jours, sollicitait « pour la dernière fois » la confiance du peuple anglais ! Un frisson avait couru : au-dessus de la furieuse bataille, au-dessus des fronts en sueur avait passé, comme un souffle, la majesté de l’adieu, le religieux apaisement des beaux soirs.

On le priait, on le sommait de faire connaître son Home-rule bill afin de pouvoir le critiquer, le disséquer, le mettre en pièces, en faire une pierre de scandale entre les radicaux d’Angleterre et les nationalistes d’Irlande. On n’obtint rien de M. Gladstone, sinon la promesse de garantir la suprématie du parlement impérial. Quant au mécanisme de la future constitution, l’heure n’était pas encore Tenue de le discuter.

Les lieutenans de M. Gladstone, Harcourt, Morley, Trevelyan, n’étaient pas inactifs. Ses ennemis se prodiguaient : Balfour à Leeds et à Manchester, Chamberlain partout. M. Goschen suivait Gladstone comme le requin suit un navire, au point de parler le lendemain dans la même salle et du haut de la même plate-forme où s’était montré, la veille, le grand leader libéral. Si un mot hasardé, une assertion historique contestable, un argument légèrement entaché de sophistique, avait échappé à l’illustre vétéran, M. Goschen le ramassait, le retournait malignement et curieusement. Allemand d’origine, M. Goschen est entré à merveille dans l’esprit de ce conservatisme bourgeois qui florissait il y a trente ans et qui est plus réactionnaire peut-être que l’esprit des vieilles aristocraties. Entre autres talens, il est maître passé dans l’art de taquiner et d’éplucher. Il donnait donc au public, presque tous les soirs, une petite parade qu’on aurait pu intituler, en souvenir d’une farce célèbre : Gladstone ennuyé par Goschen.

Cependant, on votait. Le vendredi ler juillet, lord Randolph Churchill, nommé sans opposition député de Paddington, composait à lui seul tout le parlement de Victoria. Le 26, l’ultima Thule, dans la personne des pauvres crofters d’Orkney et des Shetland, élisait son représentant qui complétait le nombre des 670 membres du parlement. Au début, on avait vu fondre la majorité de lord Salisbury, puis naître la majorité gladstonienne. Mais l’une avait fondu très lentement et l’autre très péniblement grossi. Il y avait eu des jours d’enthousiasme, des jours de découragement, de sécheresse, d’inquiétude. Chaque soir, la foule s’amassait, anxieuse, dans Fleet-Street, où les grands journaux du matin ont leur quartier-général, devant le National libéral Club, où les gains du jour, en lettres colossales, flamboyaient sur un transparent. Quand les gains manquaient, on les remplaçait, — Trait caractéristique ! — par la figure de Gladstone, comme si la vue du grand homme valait plusieurs victoires.

En outre des échecs prévus, il y eut de désagréables surprises. On devait tout « balayer » à Londres et dans les comtés : on avait gagné seulement quelques sièges. En revanche, les unionistes, à la faveur des discussions du parti nationaliste, avaient pris d’assaut plusieurs circonscriptions dans le nord et même dans l’est de l’Irlande. Enfin, le labour party par son insubordination, — il s’en vante, d’ailleurs ! — n’avait pas fait perdre moins de sept sièges aux libéraux, diminuant ainsi de J À voix la force du parti sur lequel il doit compter désormais pour accomplir les réformes populaires.

La majorité de M. Gladstone avait atteint le chiffre total de quarante-deux. La révision des suffrages, à Greenock, a donné un unioniste de plus au parlement et ramené la majorité libérale à quarante. C’est le chiffre définitif.


IV.

La bataille finie, même avant de partager le butin, il fallait relever les blessés et enterrer les morts. Les difficultés commençaient déjà. Il y avait des cadavres récalcitrans qui ne voulaient pas être enterrés et des blessés qui accusaient leurs camarades d’avoir tiré sur eux. Il y avait des vainqueurs parmi les vaincus et des vaincus dans les rangs des vainqueurs. Il était donc malaisé de tirer une leçon claire, décisive, des élections.

Le parti battu conserve une belle et imposante minorité. Il reste encore le maître à Londres et dans les grandes villes. Les home counties, qui forment le cœur de l’Angleterre, les universités qui en ont été longtemps le cerveau, sont à lui. Il ne laisse sur le carreau qu’un homme notable, M. Ritchie. C’est lui qui a organisé le gouvernement local de Londres. Aussi a-t-on accusé le county council d’ingratitude envers celui qui l’a mis au monde : « Quand on a un tel père, a dit ironiquement lord Rosebery, ce qu’on peut souhaiter de mieux, c’est de devenir orphelin. » Ce souhait s’est réalisé. Il ne faut pas prendre trop au sérieux un sarcasme lancé en pleine mêlée électorale. En réalité, M. Ritchie était un utile et intelligent serviteur du bien public, un démocrate à sa façon, qui n’était pas la plus mauvaise. On le regrettera.

Sur le chiffre total auquel atteint la minorité unioniste, les libéraux dissidens comptent quarante-huit représentans. Ils étaient plus de quatre-vingts aux élections précédentes, plus de soixante au moment de la dissolution. La diminution porte principalement sur les vieux whigs qui suivaient le marquis de Harlington, passé aujourd’hui à la chambre des lords, sous le nom de duc de Devonshire. Les quarante-huit libéraux-unionistes restans forment un groupe très compact sous l’autorité de M. Chamberlain, que l’on disait fini et qui vient, au contraire, de prouver sa popularité d’une façon éclatante. Il rentre au parlement, lui et ses amis, porté par d’énormes majorités. Une zone géographique s’est créée, dont Birmingham est la capitale et dont Chamberlain est le roi. C’est à proprement parler la terre de Chamberlain, Chamberlain land, et cette zone tend à déborder ses frontières, à envahir toute la carte. Comment M. Chamberlain a-t-il pu grandir ainsi dans cette situation fausse et périlleuse où tout autre se serait éclipsé ? À quoi doit-il ce merveilleux ascendant ? À ce génie d’organisation et de gouvernement qu’il applique à son parti en attendant qu’il l’applique à l’État ; à cette parole plus libre, plus colorée, plus souple que jamais, à ce je ne sais quoi de vif et d’heureux répandu dans l’air autour de lui, à cette touche de modernité qui le préserve, sans qu’il s’y efforce, de l’ignominie du « vieux jeu ; » enfin à ce mélange de finesse et de puissance qui fait de lui une sorte de Thiers-Gambetta, la plus étonnante expression de la démocratie en ces dernières années du XIXe siècle.

En regard du triomphe personnel de M. Chamberlain, il faut placer l’échec relatif de M. Gladstone dans le Midlothian et de M. Morley à Newcastle. Cette éclipse partielle est due à des causes locales. M. Gladstone s’est prononcé contre la kirk (église presbytérienne) d’Ecosse, et cette Église, comme on devait s’y attendre, l’a ardemment combattu. Pour M. Morley, il repousse le bill des huit heures et il n’a point caché cette opinion, car il n’est pas homme à échanger des votes contre des principes. Ses adversaires l’appellent, avec une ironie bien maladroite, honest John, John le franc. Voilà une bien belle injure à recevoir pour un homme d’État ! Elle eût suffi à consoler M. John Morley de sa majorité diminuée ; mais on le verra tout à l’heure prendre une magnifique revanche.

Analysons maintenant la majorité de M. Gladstone. Elle se compose de 355 membres. Le premier fait qui frappe, c’est que cette majorité n’est pas proprement ni foncièrement anglaise : cause de faiblesse, car l’Angleterre a la prétention d’être l’élément dirigeant, le métal précieux dans l’alliage des trois royaumes. L’Ecosse appartient à Gladstone pour les trois quarts ; le pays de Galles lui donne 31 voix sur 34, l’Irlande 80 sur 103. Ces voix irlandaises se décomposent en deux groupes fort inégaux. Neuf amis de Parnell prétendent, sous M. Redmond, continuer la politique indépendante du défunt leader. Les nationalistes, au nombre de 71, ont pour chef nominal M. Justin Mac-Carthy. Également distingué comme journaliste, comme historien et comme romancier, il est capable de parler et de bien parler dans une assemblée politique, mais n’a ni les qualités ni les défauts nécessaires pour se faire obéir. Qui donc va inspirer le parti nationaliste ? Sera-ce M. Dillon ? M. O’Brien ? Quelle que soit leur manière de voir présente, ils sont quelque peu compromis par les excès du Plan de campagne. Sera-ce M. Timothée Healy ? Personne ne conteste sa valeur intellectuelle, mais sa conduite envers Parnell et envers sa veuve a refroidi les honnêtes gens à l’égard de M. Healy. Sera-ce Michel Davitt ? Celui-là, du moins, est un esprit large, une âme généreuse ; il a su s’élever au-dessus de ses ressentimens d’ancien prisonnier politique, au-dessus de l’exclusivisme irlandais qui absorbe et paralyse les facultés de ses collègues. Pour lui, il y a dans le monde d’autres questions à résoudre, d’autres besoins à satisfaire, d’autres plaies à guérir que la question du home-rule, le besoin d’un parlement à Collège-Green, la plaie du landlordisme et de l’absentéisme. Auprès de Davitt paraît un homme nouveau dont on attend beaucoup, M. Blake, un Irlandais-Canadien qui a joué un rôle politique important dans son pays d’adoption. Libéral convaincu, rompu aux habitudes et à la tactique du parlementarisme colonial, son expérience sera utile en ce qui touche la genèse constitutionnelle du futur parlement de Dublin. Étranger aux luttes de ces dernières années, il saura peut-être réconcilier les factions rivales en même temps qu’il pourrait servir de lien entre l’Irlande et le grand parti anglais qui a entrepris son émancipation. C’est là un rôle double et difficile. Nul ne peut dire encore si M. Blake saura le remplir.

Abstraction faite des Irlandais, 275 libéraux suivent M. Gladstone. Les radicaux en forment l’élément le plus agissant, sinon le plus nombreux. Il y a les radicaux purement politiques selon la formule de M. Labouchère ; les partisans de la tempérance qui, depuis vingt ans, ont eu pour chef sir Wilfrid Lawson ; la démocratie londonienne, ceux qu’on appelle dédaigneusement les hommes du gaz et de l’eau, gas and water men. Ce sont ceux qui réclament l’autonomie complète de la grande ville et qui, sur les réformes sociales, joignent volontiers leurs voix à celle du parti ouvrier. Ce parti ouvrier compte une quinzaine de membres ; neuf d’entre eux ont manié l’outil. Parmi ce petit nombre, une étonnante diversité d’opinions et de caractères. Les uns, favorables au bill des huit heures, les autres ennemis jurés de ce même bill ; l’ancienne et la nouvelle école des trades-unions ; les métiers intelligens et les métiers de la force ; le pur libéral et l’ardent socialiste ; le démagogue haineux et rageur, dont l’éloquence vient du foie (jecur est quod disertos facit) : — triste type que nous connaissons trop bien, — et, auprès de lui, l’illuminé, l’honnête fanatique, l’apôtre du peuple, teinté de l’ascète, mais de l’ascète bon enfant, avec cette veine d’éloquence bourrue, joviale, moitié poétique, moitié familière, qui caractérisait les prêcheurs populaires d’autrefois. À part les citations de la Bible, on dirait parfois que le puritain revit dans le démocrate socialiste.

Deux figures se détachent de ce groupe : celles de Keir Hardie et de John Burns. Elles mériteraient chacune un portrait. J’espère qu’on voudra bien se contenter d’une esquisse.

Keir Hardie, qu’on appelle aussi, par à peu près, Queer Hardie (Hardie le cocasse), est un homme que la blouse de M. Thivrier empêche de dormir. Malheureusement la blouse est inconnue du prolétaire anglais. Le député de West-Ham viendra donc à Westminster avec une casquette, une veste de serge, un pantalon à carreaux jaune et noir, et une chemise de flanelle sans col ni manches. Il arrivera en wagonnette, accompagné d’une vingtaine d’amis dont l’un jouera du cornet à pistons. Il lui suffira de trois jours pour constater que la chambre des communes est « l’assemblée la plus corrompue, la plus dangereuse de l’univers. » Notez que pendant ces trois jours les membres de la chambre n’ont fait que prêter serment et signer leurs noms sur un registre. Cela a suffi : Keir Hardie les a pénétrés. Il rêve un parti du travail indépendant des deux partis politiques comme le parti nationaliste irlandais. Il est donc le Parnell d’un groupe parlementaire qui n’existe pas.

John Burns n’est ni un charlatan ni un imbécile. Il y a quelques aimées, il était au service de la compagnie du Niger. Ses rudes mains ont ajusté les planches du premier bateau à vapeur qui ait fait flotter sur les eaux du fleuve africain le pavillon de la compagnie. Un jour, dans les boues du rivage, il ramassa un vieil exemplaire de la Richesse des nations, d’Adam Smith. Qu’est-ce qu’un livre, à Paris ou à Londres, là où les machines vomissent, du matin au soir et du soir au matin, des montagnes de papier imprimé ? Ce n’est rien, moins que rien. Là-bas, c’était un trésor, ce fut le maître, le compagnon chéri des heures solitaires et douloureuses. La pensée de l’ouvrier intelligent s’éveilla, reprit le chemin qu’a suivi la pensée de l’humanité tout entière, passa des premières belles illusions qui sourirent au berceau de la philosophie sociale jusqu’à ces noirs problèmes du présent et de l’avenir où nous nous débattons. Mais John Burns a gardé quelque chose de cette foi sereine et de cet amour des hommes qui animaient son premier initiateur. Tories et libéraux l’ont également combattu : il ne semble pas s’en souvenir. Le soir de son élection, il disait gaîment : « J’ai fait toutes mes courses à pied. J’ai perdu seize livres de mon poids, et j’ai gagné autant de centaines de voix de majorité. » John Burns a de la vertu et du sens. C’est un homme de bonne volonté. Il a fait, comme on dit, « sa marque » au county council : il la fera de même au parlement.

Il est nécessaire d’ajouter ici deux choses à l’honneur des députés ouvriers. La première, c’est qu’ils ne mêlent à leurs revendications aucune hostilité contre les cultes ; s’ils sont favorables à la séparation de l’Église et de l’État, c’est, chez eux, conviction individuelle et non pas affaire de parti. La seconde, c’est qu’ils combattent l’ivrognerie, le grand péril national, de toute leur énergie et ne séparent point de la réforme sociale la réforme morale de l’ouvrier. Keir Hardie ne boit que de l’eau, et John Burns est végétarien.

Encore deux élus sur lesquels il faut appeler l’attention. L’un est nouveau-venu, et l’autre un revenant.

Le premier s’appelle Dadabhai Naoroji (prononcez Nouredji). C’est un Indien ou, pour parler plus exactement, un Parsi. Il osait solliciter les suffrages d’une circonscription de Londres. « Le nègre, » c’est ainsi que l’avait baptisé lord Salisbury. Mais quiconque frappe avec les mots risque de périr par les mots : voilà lord Salisbury renversé et le nègre au parlement. Aussi bien, M. Naoroji n’est pas un nègre : il n’est que légèrement bronzé ; son angle facial ne laisse pas plus à désirer que celui de lord Salisbury ou de M. Balfour. Il a dans les veines le sang d’une des races les plus nobles et les plus fines de l’Orient. Personnellement il est, à ce qu’on m’assure, une valeur intellectuelle. Cependant, je conviens que son cas est bizarre. Élu par les radicaux de Finsbury, on l’appelle, moitié par plaisanterie, moitié sérieusement, the member for India, le député de l’Inde. Comment un Parsi peut-il représenter les besoins, les aspirations de l’Inde musulmane et de l’Inde brahmanique ? Cela est étrange, mais cela est. Cette nomination a causé un frisson de joie et d’espoir dans tout l’empire anglo-indien. En quelques jours, un million est arrivé à M. Naoroji, souscrit par les rajahs et les pandits, par les grands et les humbles. L’Inde reconnaissante fait don aux électeurs de Finsbury d’une splendide bibliothèque populaire. M. Naoroji sera à la chambre des communes le porte-voix du parti qui rêve confusément une sorte de home-rule indien, une double législature avec sa haute assemblée où siégeraient les petits-fils des vassaux du Grand Mogol. N’est-ce pas un signe des temps, ce député parsi qui entre à Westminster prêt à jurer, sur les livres sacrés de Zoroastre, sa fidélité à la reine, pendant que la démocratie londonienne, dans la personne de M. Keir Hardie, se présente à la même porte, en chemise de flanelle, escortée d’un cornet à pistons des salles de bal de l’East-End ?

Le revenant, c’est sir Charles Dilke. Fils d’un homme que l’amitié du prince Albert avait mise en évidence ; d’abord républicain dans les années qui suivirent 1870 et lié avec nos radicaux, plus tard sous-secrétaire d’État aux affaires étrangères dans le ministère de 1880, et très remarqué pour ses rares talens en cette qualité, sir Charles Dilke arrivait presque au premier rang, lorsqu’un procès analogue à celui de Parnell a fait de lui un paria. Que faut-il penser de ce procès ? Sir Charles est-il un saint méconnu ou un noir coquin ? Ni l’un ni l’autre. On a prouvé qu’il aimait les femmes et qu’il prenait son plaisir où il le trouvait : que ceux de nos hommes d’État qui sont sans péché lui jettent la première pierre ! Quant aux vilenies compliquées dont on le chargeait, par surcroît, j’avoue que je n’y crois pas. Il y avait là une intrigue essentiellement féminine, où un magistrat de chez nous se serait peut-être débrouillé, mais qui dépassait, et de beaucoup, la psychologie d’un juge anglais. Jamais un juge anglais ne comprendra qu’entre une petite femme de vingt ans et un homme d’État de quarante-cinq, le roué et la dupe ne sont pas ceux qu’on pense.

Pendant plus de six ans, sir Charles Dilke est resté oisif, rongeant son frein. Rien de plus cruel, lorsqu’on se sent des facultés de gouvernement, que de voir passer les années de l’action sans agir. Les talens qu’un homme porte en soi lui rongent le ventre, comme faisait le renard que ce petit Lacédémonien tenait caché sous sa robe. Ses anciens électeurs de Chelsea l’ayant abandonné, sir Charles reparaît au parlement comme le député des mineurs de la forêt de Dean. Il sort de sa « forêt, » avec des dents longues et des griffes aiguës, prêt à donner son concours aux mesures les plus avancées, parce que les chemins du pouvoir lui sont fermés. Aucun symptôme n’indique que sa quarantaine politique touche à sa fin. Encore un point sur lequel M. Gladstone ne pactise pas.


V.

Les entr’actes gâtent la comédie politique comme ils sont la plaie des représentations théâtrales. C’est pourquoi les directeurs intelligens ont inventé « la scène dans la salle. » Nous avons eu ici quelque chose d’analogue, entre la fin des élections et la réunion du parlement. Chaque matin, on donnait la volée à un nouveau canard. Un jour, c’étaient les neuf parnellistes, un autre jour les membres ouvriers qui allaient abandonner leur chef sur le champ de bataille. Le correspondant d’un journal de province tenait de source certaine que M. Gladstone, convaincu maintenant de la répugnance profonde qu’inspire à l’Angleterre le home-rule irlandais, renonçait à ce projet favori ; sur quoi, l’Irlande se dressait, folle d’angoisse. Le lendemain, nouvelle confidence, toute contraire, du même correspondant, encore mieux informé. M. Gladstone ne voulait entendre parler que du home-rule et faisait fi du reste ; aussitôt les radicaux montraient les dents. Ou bien encore, M. Gladstone était malade, il ne pourrait paraître à Westminster. Sa famille, son médecin, la reine elle-même, dans sa haute sollicitude, ne lui permettraient pas d’affronter les fatigues de la chambre des communes. On allait « l’élever » à la pairie, c’est-à-dire l’enterrer vivant, jeter son armée dans l’anarchie à la veille même du combat.

À ce moment précis, les cinq parties du monde, qui s’étaient tenues fort tranquilles tant que lord Salisbury avait été ministre, commençaient à s’agiter. Au Maroc, en Bulgarie, dans l’Afghanistan, dans l’Uganda, partout des difficultés. Les Russes apparaissaient tout à coup sur les plateaux désolés des Pamirs. À Alexandrie, on avait confisqué un omnibus qui appartenait à des jésuites français, et l’on sait si ces bons pères ont le bras long. L’approche d’un ministère Gladstone soulevait déjà des questions irritantes, des problèmes dangereux, rendait l’espoir et l’audace aux ennemis de l’Angleterre. Que serait-ce lorsqu’il serait définitivement installé au pouvoir !

Lord Salisbury, ne considérant pas comme suffisamment clair le congé donné par les électeurs, et s’autorisant de certains précédens, allait, avec son ministère, se présenter devant le parlement. Il ne se retirerait que sur un vote motivé et après discussion contradictoire. Il voulait forcer M. Gladstone à s’expliquer sur son programme, ou plutôt sur ses programmes, afin de bien mettre en évidence le caractère composite de la majorité libérale. M. Gladstone désirait se taire ; ses adversaires devaient donc tout tenter pour le faire parler. C’était le trait du Parthe, la dernière malice de lord Salisbury.

Le parlement s’est donc réuni le 4 août. Trois jours ont été consacrés à réélire le speaker, à obtenir l’agrément de la reine pour cette nomination et à prêter serment. Le 8, en réponse au discours du trône, le plus aride et le plus nul que Westminster ait jamais entendu, une adresse a été proposée par le parti conservateur. Puis, deux membres de l’opposition ont introduit un amendement, appelant respectueusement l’attention de sa majesté sur ce fait, que ses ministres ne possédaient plus la confiance du parlement. La discussion, continuée le lendemain mardi, suspendue le mercredi, reprise enfin le jeudi 11, s’est terminée vers minuit par un verdict de non-confiance, voté par 350 voix sur 660. Grâce à des absences qui se balançaient de part et d’autre, le fameux chiffre de 40 était maintenu. Deux discours ont dominé tout le débat, celui de Gladstone et celui de Chamberlain. On a beaucoup applaudi le second, qui n’a jamais été plus brillant ; on a beaucoup admiré le premier, qui n’a jamais été si habile. M. Chamberlain, dans ce déploiement vraiment splendide de tous ses dons, a fait amèrement sentir au parti libéral quel homme et quelle force ce parti perdait en lui. Il a tracé, des difficultés que va rencontrer le nouveau cabinet, un tableau magistral, achevé, illuminé, çà et là, par des mots charmans ou des mots saisissans. Mais, en dressant la carte des écueils qui menacent la barque de M. Gladstone, n’a-t-il pas rendu service à ses adversaires ? Montrer à cette majorité précaire comment et par où elle se désagrège, n’est-ce pas lui enseigner l’impérieuse nécessité de l’union ? Quant à M. Gladstone, son éloquence a été d’or, puisqu’elle équivaut au plus discret, au plus adroit des silences. Il a répondu à M. Redmond en paraissant s’adressera M. Mac-Carthy, et retenu ainsi les parnellistes dans son alliance. Il a flatté la démocratie et lui a ouvert un large horizon sans faire de promesse, sans prendre aucun engagement. Au moment du vote, pas une voix ne s’est égrenée, pas une désertion ne s’est produite.

La seconde épreuve de M. Gladstone, c’était la formation du ministère. Le cabinet compte dix-sept membres, mais il y a, de plus, vingt ou trente charges politiques, d’importance inégale, à distribuer. Quel jeu de patience ! quelle mosaïque d’ambitions rivales et de théories ennemies ! La tâche était ardue : elle est accomplie.

M. Gladstone a réinstallé aux meilleures places ses fidèles des bons et des mauvais jours, ce qu’on appelle familièrement la vieille bande (the old gang). Deux ou trois seulement, qui ont plus de soixante-dix ans, se sont jugés, avec raison, trop âgés pour collaborer avec un homme aussi jeune que M. Gladstone. La démocratie londonienne voit ses deux favoris, sir Charles Russell et lord Rosebery, l’un attorney general et l’autre chef du foreign office. Deux membres du cabinet, M. Asquith et M. Acland, sont, dit-on, socialistes. Le nouveau chancelier de l’échiquier, sir William Harcourt, vice-leader du parti, a dit récemment : « Nous sommes tous socialistes, à présent ! » À la bonne heure ! c’est à peu près ainsi que le roi Richard II, après l’assassinat de Wat Tyler, cria aux insurgés stupéfaits : « c’est moi qui serai votre chef, maintenant ! » Le socialisme de sir William Harcourt n’empêchera jamais les Rothschild de dormir. Mais qu’arrivera-t-il le jour où l’on mettra ce socialisme à l’épreuve ? Or ce jour-là n’est pas loin.

Jusqu’à quel point la reine s’est-elle immiscée dans la formation du cabinet ? C’est une question qui a été très agitée dans le public et qu’il serait intéressant de résoudre, non par vaine curiosité, mais pour éclairer un délicat problème d’histoire et de droit constitutionnel. On peut dire, sans une ombre de flatterie, que la reine, à ce point de vue, a été un souverain modèle, qu’elle a constamment allié l’activité et l’abnégation, la franchise et le tact. Elle a fait mieux qu’observer les convenances de sa difficile situation : elle a, par sa conduite, posé des règles pour ceux qui viendront après elle. Serait-elle cette fois sortie des limites qu’elle s’est posées à elle-même ? Non, ce petit chagrin a été épargné aux amateurs de monarchie constitutionnelle, ou simplement, de consistance morale, à tous ceux qui n’aiment pas à voir un caractère se démentir. On a parlé de l’intervention de la reine à propos de M. Labouchère et de lord Rosebery. Elle aurait repoussé l’un, pesé sur l’autre pour le faire entrer dans le cabinet. Sur le premier point, nous avons l’affirmation de M. Labouchère lui-même, mais nous avons aussi la réponse de M. Gladstone. Le premier ministre s’est souvenu de certains votes de M. Labouchère contre les dotations princières et surtout de certaines plaisanteries du journal Truth contre quelqu’un qui tient de très près à la reine. Ces plaisanteries eussent rendu assez pénible le baise-mains traditionnel par lequel les ministres entrent en fonction. M. Gladstone n’a pas jugé à propos d’employer en faveur de M. Labouchère l’insistance persuasive qu’il a déployée autrefois pour faire accepter sir Charles Dilke. Est-ce galanterie, prudence, habileté ? Il ne serait peut-être pas très difficile de le deviner si on s’en donnait la peine.

M. John Morley retourne à son ancien poste de secrétaire pour l’Irlande. Poste bien modeste pour un tel homme, si les événemens n’en avaient fait, momentanément, le plus important du cabinet. En effet, M. Morley assume la lourde mission de rédiger et de défendre, sous l’inspiration de son chef, le bill qui donnera l’autonomie à l’Irlande. C’est une besogne de philosophe que d’écrire une constitution, plus malaisée cependant qu’on ne l’eût jugée au temps de Platon. Deux circonstances simplifieront la tâche de M. Morley. D’abord le rachat de la propriété foncière, qui greffait sur la difficulté politique une difficulté financière, a disparu. D’autre part, il est admis aujourd’hui que les députés de l’île sœur continueront à siéger dans le parlement impérial. Arrangement illogique qui crée, en faveur de ces députés, une situation privilégiée. Mais comment résister à l’unanimité de l’opinion ? Les Irlandais, comme on le pense, sourient à l’idée d’être, à la fois, maîtres chez eux et arbitres à Westminster. Les Anglais voient dans les députés irlandais une sorte d’otages. Leur présence sera, pense-t-on, une garantie, une protestation permanente contre l’idée de sécession. Ainsi soit-il !

Mais, ce serait une grave imprudence que d’envoyer tout seul le home rule bill affronter les dédains de la haute chambre. Il faut qu’il soit accompagné de mesures démocratiques dont le rejet provoque un soulèvement d’opinion et mette le comble à l’impopularité des législateurs héréditaires. Quelles seront ces mesures ? M. Gladstone n’a que l’embarras du choix. Chacune des fractions qui forment sa majorité et qui croient par leur appoint avoir décidé de la victoire, lui présente un programme différent. Les non-conformistes, en particulier ceux du pays de Galles, demandent le « désétablissement » de l’Église anglicane dans la principauté. Les ruraux, dont le suffrage a conquis dix ou douze circonscriptions au parti libéral, réclament pour leur récompense une nouvelle loi électorale qui empêche le même citoyen de voter en plusieurs lieux différens ; l’institution des conseils de district et de paroisse ; le développement de la loi Collings (allotment act), qui permet aux cultivateurs d’acquérir un lot de terre à bon compte ; pour arriver à ce résultat, ils veulent l’attribution aux county councils du droit d’expropriation forcée. La démocratie de Londres demande qu’on lui livre toutes les branches de l’administration municipale : police, voirie, éclairage, le fleuve et les égouts, les spectacles et les marchés. En outre, elle appuie les revendications du groupe socialiste, et réclame avec lui : une loi des huit heures pour les mineurs ; l’indemnité parlementaire et le paiement des frais d’élection par l’État, sans parler d’autres réformes à moins bref délai, telles que l’impôt progressif sur le revenu. Parmi tous ces desiderata, M. Gladstone choisira ceux qui lui sembleront les plus urgens, les plus pratiques, les mieux en harmonie avec l’état de transition où se trouvent les opinions de la classe moyenne. Ces desiderata, transformés en lois, escorteront le home-rule bill à la chambre des lords, le couvriront du prestige de la démocratie triomphante. Si les pairs refusent, alors à la grâce de Dieu ; la bataille finale sera engagée. Ce sera l’un des derniers épisodes de cette lutte entre l’aristocratie et la démocratie, de cette évolution, jusqu’ici lente et pacifique, dont nous avons, depuis quelques années, noté ici les phases.

Quelle sera la politique étrangère du cabinet Gladstone ? Tout d’abord, un gouvernement qui a devant lui une pareille œuvre constitutionnelle et législative à accomplir, avec une majorité petite et précaire, en présence d’une opposition plus formidable encore par les talens que par le nombre, un tel gouvernement peut-il avoir une politique étrangère ? Cette politique ne sera-t-elle pas, nécessairement, une politique de prudence, de conservation et de défense ? Certes. Mais les dieux sont ironiques ; quelquefois ils envoient aux ministres pacifiques des nœuds gordiens qu’il faut trancher avec l’épée.

Lord Rosebery a repris les fonctions qu’il occupait en 1886 à la tête du foreign office. Sa mission, à cette époque, était de chercher un rapprochement avec la triple alliance. De temps en temps l’Angleterre s’effraie de l’isolement en quelque sorte providentiel auquel elle doit sa sûreté, sa force et ses brillantes destinées. Alors elle fait un pas vers quelqu’une des puissances, se met à tatillonner dans les affaires continentales jusqu’à ce que quelque bévue de ministre ou quelque mécompte accidentel provoque un revirement d’opinion et rejette l’Angleterre dans sa neutralité traditionnelle.

En 1886, elle traversait un petit accès de sociabilité. Aussi bien toutes les politiques peuvent se justifier et produire de bons effets si elles sont habilement menées. L’Angleterre a un sentiment commun avec l’Autriche : c’est l’inquiétude jalouse de la Russie. Elle a un intérêt qui la pousse à protéger la puissance maritime naissante de l’Italie : c’est le désir de faire échec à notre prépondérance navale dans la Méditerranée que nous avons eu la niaiserie d’appeler tout haut un « lac français. » Quant à l’Allemagne, elle est très grande, et il est toujours agréable d’être l’ami d’un grand.

Lord Rosebery montra de la décision et de la finesse dans le rôle qu’on lui avait assigné. Il obtint, en peu de mois, quelques résultats, sans compter celui de devenir l’ami personnel du comte Herbert de Bismarck, une amitié qui ne doit pas lui servir à grand’ chose aujourd’hui.

Le jeune lord, cela va sans dire , se souciait peu du home-rule irlandais. Il fut à deux doigts de devenir unioniste. Pourtant il ne se déclara pas, et bien lui en prit peut-être, car tout le monde ne peut jouer cet air-là avec la maestria et le doigté de M. Chamberlain. D’ailleurs, à la chambre des lords, le silence et l’abstention sont plus faciles qu’aux communes. Après s’être laissé un peu oublier, lord Rosebery trouva juste à point un terrain neutre où devaient le servir ses rares facultés de travail, son tour d’esprit très moderne, et qu’aucune nouveauté n’effarouche. Comme président du county council, il a mené au succès la démocratie de Londres. Il a ainsi rendu à son parti cet immense service de lui ramener, ou peu s’en faut, la grande ville et de tenir dans l’obéissance les masses populaires. Les loisirs que lui laissait l’autonomie londonienne, il les a consacrés à la fédération coloniale, servant ainsi à la fois deux idées puissantes, deux grands mouvemens d’opinion, qui, à leur tour, le portent et le soutiennent. Seul, ou presque seul, parmi les nouveaux ministres de M. Gladstone, il lui apporte véritablement une force dont il a la disposition personnelle.

Sa fugue à Paris, son séjour obstiné à Mentmore, son absence de tous les conciliabules successifs d’où est sorti le ministère libéral, ont fait travailler l’imagination des journalistes. Ce n’est pas l’usage des gens à qui on offre un portefeuille d’aller se cacher derrière les saules. Que se passait-il donc ? Il était évident pour tous que lord Rosebery hésitait à devenir le ministre des affaires étrangères de M. Gladstone. Non que ses sentimens de respect et d’amitié envers l’illustre vieillard eussent changé. Quelques semaines plus tôt, aussi longtemps qu’avait duré la campagne du Midlothian, M. Gladstone avait été l’hôte de lord Rosebery. Ce qui retenait le jeune lord, n’était-ce pas précisément le souvenir de ces libres et intimes causeries de Dalmeny-Park où M. Gladstone avait dû laisser voir ses vues nouvelles sur la politique extérieure ?

Devant cette attitude de lord Rosebery, le parti libéral tout entier était pris de malaise et d’inquiétude. À propos de son abstention possible, le mot « désastre » a été prononcé par plusieurs journaux. C’est à ce moment que la reine est intervenue, assure-t-on, pour lever les scrupules de lord Rosebery, et cette intervention, si elle n’a été sollicitée, a été du moins acceptée comme un bienfait. Mais ce bienfait deviendrait une gêne et une tyrannie s’il enchaînait M. Gladstone à une politique qui ne serait pas la sienne ou qui ne serait pas celle des intérêts nationaux. En somme, lord Rosebery est un ministre qui s’impose, non un ministre imposé. S’il a consenti à être le collaborateur de M. Gladstone, c’est apparemment qu’il accepte les idées de son chef.

Cependant, on s’est réjoui à Berlin ; à Paris, on se méfie. M. Labouchère disait, il y a quelques jours, à un reporter : « Lord Rosebery est le chien de garde que les tories ont laissé derrière eux pour veiller sur la position. » C’est attribuer à un homme très intelligent un rôle bien modeste. Lord Salisbury a continué lord Rosebery ; il est naturel qu’à son tour, lord Rosebery continue, dans une certaine mesure, lord Salisbury. Nous-mêmes, à quelque parti que nous appartenions, ne souhaitons-nous pas de voir une solidarité s’établir entre les ministres qui se succèdent au quai d’Orsay, une ligne de conduite fermement maintenue et résolument suivie dans notre politique extérieure ? Pourquoi, dès lors, nous étonner que nos voisins entendent aussi bien que nous le patriotisme ? Si l’on me demande : « lord Rosebery est-il Allemand ou Français ? » je réponds simplement qu’il est Anglais.

La question de l’Egypte demeure la grosse question et, à ce qu’il semble, la question insoluble. Les Français y mettent de l’entêtement, de la passion ; à entendre certains journalistes, on dirait qu’il s’agit d’une seconde Alsace-Lorraine. Il ne faut point parler d’un champ d’opérations momentanément soustrait à l’action de quelques spéculateurs, comme on parlerait d’un membre arraché au corps vivant de la patrie. D’ailleurs, comment l’Egypte nous a-t-elle échappé ? Personne n’a oublié cette journée des dupes où quelques vagues paroles jetèrent une sorte de panique parmi nos députés. On nous montrait le Rhin. Quoi d’étonnant si, pendant un moment, nous avons perdu le Nil de vue ? C’est ce qu’on pourrait appeler, en escrime politique, le « coup du Prussien. » Il ne faut pas le recommencer trop souvent.

Toutes les fautes se paient ; quelques-unes seulement se réparent, mais à force de patience et de sang-froid. Un journaliste parlait de rappeler à M. Gladstone et à M. John Morley leurs promesses et leurs votes en les sommant d’y faire honneur. D’abord M. John Morley doit être mis en dehors de la question. La besogne qui lui incombe est assez lourde sans qu’il se charge de celle des autres. Je ne doute pas qu’il ne pense sur la question égyptienne comme il pensait l’an dernier. Ce n’est pas sa mode de renoncer à ses convictions et de tourner au vent. Mais, en cette affaire, il n’a que sa « place au parterre, » et ses sentimens, aujourd’hui comme hier, n’engagent que lui-même. Pour M. Gladstone, il est, après tout, le premier serviteur du pays. Que demain il agisse contre la volonté manifeste de la nation, et l’on verra ce que dure l’ascendant d’un grand homme. En lui demandant d’accomplir des engagemens inexécutables, on ne ferait que paralyser sa bonne volonté et augmenter, sans profit pour nous, le nombre de ses ennemis.

Au mois de février, s’il n’y a point de session d’automne, nous entendrons de nouveau parler de l’Egypte. Sir Charles Dilke offrira au parlement son projet de neutralisation de la vallée du Nil ; M. Labouchère réclamera l’évacuation immédiate. Le premier projet n’a aucune chance d’être pris en considération. Ce serait à la France à repousser cette solution si elle était acceptée à Westminster, car elle mettrait à néant les droits du sultan que nous devons maintenir de toutes nos forces. C’est à Constantinople qu’est la solution française de la question égyptienne. Quant à l’évacuation pure et simple, conseillée par M. Labouchère, l’histoire, hélas ! répond, si on veut bien se donner la peine de la consulter, que l’Angleterre n’évacue jamais.

Est-ce à dire qu’il faut laisser au temps le soin de régler la question d’Égypte ? Je sais de bons esprits qui souhaitent la prolongation du statu quo, parce que, s’il tient les droits de la France en suspens, du moins il les réserve et les laisse intacts. J’en sais d’autres, également bons, qui croient, au contraire, que chaque heure perdue nous avance vers une sorte de prescription, et transforme lentement, toujours par la vertu irrésistible de l’évolution, l’occupation anglaise en protectorat et le protectorat en annexion. Dans ce cas, il faudrait viser à quelque arrangement raisonnable qui ménagerait, dans une juste proportion, les intérêts, les droits, les amours-propres.

Sous le dernier gouvernement on nous disait : «Certainement l’Angleterre évacuera l’Égypte ; elle l’évacuera aussitôt qu’elle aura fait sur les bords du Nil ce qu’elle est allée y faire. » Or l’Angleterre ne faisait rien en Égypte. Prier poliment les gens d’attendre la fin d’une œuvre qui n’était ni définie ni commencée, et qu’on ne songeait même pas à entreprendre, c’était là une de ces impertinences qui marquaient tous les actes de lord Salisbury et qui semblaient très savoureuses à ses compatriotes quand elles s’adressaient à des étrangers. On a le droit d’espérer que, du moins, M. Gladstone ne se moquera pas de nous. Impossible avec son prédécesseur, l’arrangement dont je parlais deviendra possible avec le nouveau chef du cabinet, dès que l’Irlande et le labour party le laisseront respirer.

En tout cas, M. Gladstone ne permettra pas que l’on crée une autre Égypte au Maroc ; il réprimera le zèle des missionnaires et des compagnies anglaises qui font trop parler d’elles en Afrique. Sa politique en Bulgarie sera sensiblement différente de celle qu’a suivie lord Salisbury. Entre les deux groupes qui se partagent l’Europe, le nouveau gouvernement anglais prendra forcément position un peu moins près de la triple alliance, un peu moins loin de l’entente franco-russe. L’intérêt de l’Angleterre consiste à s’incliner légèrement, sans se donner, tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, et il semble que ce soit notre tour de contempler le côté éclairé et souriant de la neutralité britannique. Ainsi la joie de Berlin pourrait avoir tort comme les méfiances de Paris.

Il y a une certaine politique qui consiste à profiter des embarras d’autrui et à se servir soi-même pendant que les gens ont le dos tourné et les mains pleines. Cela n’est pas très beau sans doute, mais cela réussit souvent. C’est cette politique, opportuniste s’il en fut, qui a mené à Rome la maison de Savoie et rouvert le Bosphore à la Russie. On prétend que l’Angleterre a quelquefois joué de cette politique-là. Il serait très fâcheux et peut-être très dangereux d’en user contre elle, car elle est aujourd’hui, en dépit de sa crise intérieure et de sa maladie sociale, aussi vigoureuse que jamais. M. Gladstone, j’en suis certain, ne voudra induire personne en tentation. Son loyal désir de régler, suivant l’équité et l’intérêt, les questions pendantes, sera déjà un progrès sur le passé et un commencement de solution.

Si importante que soit pour toutes les nations du continent et, en particulier, pour la France, la future politique du cabinet Gladstone, cette question semble petite si on la compare au grave, universel problème de réorganisation sociale que va rencontrer devant lui, à l’intérieur, ce même ministre. Et ce problème, vraiment, nous touche un peu, car il s’agit de savoir non quel drapeau flottera sur une terre plus ou moins lointaine, mais si la société moderne continuera à vivre, si elle sera transformée ou détruite, si elle matera et assimilera les barbares du dedans ou si elle sera, par eux et avec eux, réduite en atomes.

À ce point de vue, la lutte qui a eu lieu à Newcastle, le 25 août, est le véritable épilogue des élections, et c’est un épilogue rassurant. Comme tous les autres ministres de M. Gladstone, M. Morley était obligé de solliciter à nouveau le vote de ses constituans. Au mois de juillet, il avait eu le chagrin, je ne veux pas dire avec lui « l’ignominie, » de voir passer avant lui avec trois mille voix de majorité un candidat unioniste, de notoriété strictement locale, et, à ce qu’il semble, longtemps dédaigné par les conservateurs de Newcastle. Encouragés par ce premier succès, les adversaires de M. Morley se flattaient de l’évincer lui-même à l’élection du 27 août. Une coalition d’aigres rancunes et de vanités blessées s’était formée, sous la direction secrète de certain grand homme avorté qui a essayé de jouer les Chamberlains à Newcastle et que ce rôle a écrasé. Il est tombé si bas qu’il n’ose même plus combattre ses ennemis en face. À une telle coalition et à un tel chef, l’inévitable Keir Hardie, l’adversaire juré de toutes les supériorités, prêtait son concours. On comptait que les ouvriers, égarés par mille mensonges, condamneraient sans appel l’homme qui depuis vingt-cinq ans a marché à l’avant-garde de toutes les réformes populaires, mais qui ne se résigne pas à ce fatal divorce de la liberté et de la démocratie.

M. Morley est venu à Newcastle, entouré d’hommes qui formaient une sorte de ligue du bien public et témoignaient en sa faveur, Davitt, au nom de l’Irlande, Wilson, le député-marin de Middlesbrough, au nom du vrai peuple, Herbert Gladstone, au nom de son glorieux père. Mais ni ce déploiement de forces et de talens, ni la prodigieuse activité du docteur Wattson, l’organisateur de l’armée libérale à Newcastle, n’eussent peut-être enlevé l’élection. C’est à lui-même que M. Morley doit son triomphe ; il le doit à sa mâle sincérité. Il aurait pu, aussi bien et mieux qu’un autre, essayer le pouvoir des phrases ambiguës et des promesses équivoques. Il ne l’a point essayé. Il a dit aux ouvriers, je résume plusieurs discours : « Me voici devant vous. Expliquons-nous comme des hommes, comme des Anglais. Je vous écouterai jusqu’au bout, mais je ne crois pas que vous me convaincrez. Tel j’étais il y a un mois, tel je suis ; ce que je pensais alors, je le pense aujourd’hui. Je suis convaincu que le bill des huit heures est contraire aux intérêts du peuple. Si vous croyez qu’il est de votre devoir de me combattre, combattez-moi. Mais n’essayez pas de m’arracher mon drapeau des mains. Je ne veux pas être le député de Newcastle par surprise, par tolérance, par pitié. Je regretterai sans doute les jours où nous marchions associés pour le bien, ce lien d’affection — Laissez-moi employer ce mot — qui m’unissait à Newcastle. Si mes ennemis réussissent à me chasser du parlement, j’ai d’autres instrumens et je m’en servirai pour défendre les mêmes causes. Et quand l’heure viendra de descendre dans la noire vallée que couvre l’ombre de la mort, je saurais, du moins, que j’ai été fidèle à moi-même et fait mon devoir envers mon pays. » On n’oubliera de longtemps à Newcastle la noble émotion qui tremblait dans les dernières paroles de M. Morley et l’explosion d’enthousiasme passionné qui les a suivies. Deux jours après, il était réélu. Par un revirement bien rare dans les annales politiques, en quelques semaines, une minorité de deux mille voix s’était changée en une majorité de trois mille.

L’élection de Newcastle est un excellent symptôme, non-seulement parce qu’elle ajoute au prestige du cabinet Gladstone, parce qu’elle est le point de départ d’une popularité nouvelle pour un écrivain et un penseur qui honore l’esprit humain, mais surtout parce qu’elle donne à la démocratie le plus énergique et le plus opportun des avertissemens. Si elle profite de la leçon, elle comprendra qu’elle se ruine, se suicide en combattant les supériorités intellectuelles, en cherchant à étouffer l’individualisme qui a fait la grandeur des races saxonnes ; enfin, qu’elle sera libérale ou qu’elle ne sera pas.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1891, l’étude sur John Morley.