Les Élections au parlement d’Allemagne

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Les Élections au parlement d’Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 158-176).
LES ÉLECTIONS
AU PARLEMENT D’ALLEMAGNE


I.

Pour la seconde fois depuis la fondation de l’empire d’Allemagne, le suffrage universel vient d’élire les députés au Reichstag. Tous les partis reconnaissaient à l’avance la gravité du jugement que le peuple allemand allait rendre sur le nouvel ordre de choses, déjà éprouvé par une expérience de trois années. Beaucoup de questions politiques, sociales, religieuses, étaient en effet portées devant les électeurs, et il n’était point facile de dire comment ils y répondraient, car dans un pays mal centralisé le suffrage universel n’est pas un instrument qu’on manie à sa guise, et les 397 circonscriptions électorales n’ont pas encore été si bien étudiées qu’on puisse, avant le dépouillement du scrutin, faire le compte des voix dont chaque opinion y dispose. Aussi l’on était en général sobre de prévisions, et personne ne se sentait sans inquiétude. Les journaux d’Allemagne ont coutume de jeter un regard au 1er  janvier sur l’année qui finit et de sonder les mystères de celle qui commence : au 1er  janvier 1874, ils avaient le ton mélancolique. L’événement a justifié cette prudence et cette sorte de tristesse, puisque le résultat des élections devait surprendre tout le monde sans donner à personne le droit de se dire satisfait.

La lutte a été vive presque partout, acharnée sur quelques points. On pourrait dire qu’elle ressemble à beaucoup de celles que nous avons vues en France, si la haine qui anime les partis les uns contre les autres, jointe à la rudesse du tempérament germanique, n’avait trop souvent inspiré des violences de langage et d’action dont la grossièreté répugne à notre goût. Pendant un mois, la presse a été remplie d’articles sur les élections, d’appels aux réunions électorales, de manifestes des partis, de professions de foi des candidats. Les journaux officieux se distinguaient par leur ardeur; or ces sortes de feuilles sont nombreuses en Allemagne. Tout récemment, dans la chambre des députés de Prusse, à propos de la discussion sur les fonds secrets, qu’on appelle communément à Berlin le fonds des reptiles, un progressiste, M. Richter, a décrit l’ensemble très complexe des moyens employés par le gouvernement pour corrompre l’esprit public; M. Richter n’évalue pas à moins d’une centaine le nombre des journaux qui s’inspirent aux diverses officines fondées par M. de Bismarck. Cette phalange de mercenaires a vigoureusement donné sur l’ennemi ou plutôt sur les ennemis, car M. de Bismarck en a de plusieurs sortes; les conservateurs, qu’effraie la politique révolutionnaire du chancelier, les progressistes, qui ont gardé la prétention de discuter les lois militaires et de défendre énergiquement contre l’impôt « l’argent du peuple, » sont malmenés par les officieux, mais avec un certain mépris qu’inspire leur petit nombre. Le principal ennemi, c’est le parti catholique; contre lui, toute arme semble bonne, car la lutte contre les ultramontains est décorée du nom de « combat pour la civilisation. » Les catholiques sont des hommes dégénérés, oublieux de la dignité de leur sexe, et qui reçoivent de leurs femmes un bulletin de vote que celles-ci sont allées quérir au confessionnal, comme Adam reçut jadis la pomme des mains d’Eve inspirée par le démon; ce sont des traîtres qui conspirent en faveur de l’ennemi héréditaire. « Vous attendez les Français; vous êtes l’avant-garde française! « leur crie-t-on de toutes parts. Contre eux, on excite à parler les vétérans des dernières guerres, et l’on publie à grand fracas des lettres d’invalides qui font devant le public le compte de leurs blessures pour la plus grande confusion des « ennemis de l’empire. » Ennemis de l’empire! les officieux ont vraiment abusé de cette qualification, sans penser qu’on pouvait les prendre au mot et leur demander, après le dépouillement du scrutin : « Que pensez-vous d’un empire qui, au bout de trois ans d’existence, a déjà tant et tant d’ennemis?»

Les journaux ne suffisant pas à la polémique électorale, maintes circonscriptions ont vu naître des feuilles de circonstance, qui recevaient contre paiement les communications des divers partis. Mayence, où la lutte a été très vive, avait son parloir, où catholiques, démocrates et nationaux-libéraux se sont, plusieurs semaines durant, insultés tout à leur aise. On a fait usage aussi des affiches à la main. La ligue des catholiques allemands, dont le siège est à Mayence, a répandu avec profusion son appel aux électeurs. Elle y énumère les insultes dont le parti catholique a été poursuivi depuis trois ans, elle déplore l’exil des plus nobles d’entre ses membres, sacrifiés à la haine des francs-maçons, qu’elle dénonce comme des conspirateurs qui ont juré de renverser le trône sur l’autel, car le catholique en Allemagne a pour le franc-maçon l’horreur que le libéral y professe pour le jésuite, et l’on dirait, à les entendre, que la loge maçonnique et la société de Jésus sont deux puissances occultes et terribles entre lesquelles est tiraillé l’univers. Libéraux de contrebande, poursuit le manifeste, vous n’avez en vérité nul souci du bien du peuple! Le peuple vous demandait du pain, vous lui avez jeté des pierres. Qu’avez-vous fait pour diminuer la charge accablante des impôts? Qu’avez-vous fait des cinq milliards? Non point des œuvres de paix, mais des œuvres de guerre; aussi où trouver en Allemagne le sentiment du repos et de la sécurité? La crainte de complications nouvelles, l’attente de nouveaux combats, tels sont les fruits amers de victoires qui ont coûté tant de larmes... Et l’écrivain termine par une péroraison passionnée qui ressemble à un appel de guerre civile : « Aux urnes! Que le cri de la liberté qui a éclaté un jour dans l’Irlande asservie retentisse dans les cantons d’Allemagne! Que le mugissement de nos torrens, l’écho de nos montagnes et la voix de nos cœurs le portent au loin ! Nous voulons que l’Allemagne soit libre et chrétienne, et, confians en Dieu, nous combattrons comme des frères, épaule contre épaule, pour Dieu et la patrie ! »

On a remarqué la question : « que sont devenus les cinq milliards ? » Tous les opposans n’ont pas manqué de la répéter, et il y est répondu tout au long par une affiche démocratique qui a circulé dans Francfort. L’auteur met en regard d’un côté les versemens faits par la France, capital et intérêts, d’autre part les dépenses militaires votées par le dernier parlement : pensions d’invalides, dotations de généraux, constructions de forteresses et de chemins de fer stratégiques, acquittement des frais de guerre, rétablissement du matériel de guerre, dotation de la marine de guerre, du trésor de guerre, etc. La conclusion est que la somme demeurée disponible est à peu près nulle, et que toutes les espérances fondées sur le trésor des Niebelungen conquis par les modernes chevaliers de Germanie se sont évanouies. L’école attendait sa part de la riche dépouille, elle ne l’a pas eue. L’homme du peuple espérait une diminution de l’impôt, mais les hauts gouvernemens se soucient bien de l’homme du peuple! Ils donnent des millions aux généraux, dont c’est le métier pourtant de faire la guerre, mais ils laissent mourir de faim les landwehriens que la guerre a ruinés ; dans les provinces de l’est, l’huissier chargé de l’exécution judiciaire se fatigue à courir les champs sans suffire à sa besogne. L’officier invalide est richement pensionné, mais le soldat ne peut vivre avec l’aumône qu’on lui donne, et pour la honte éternelle de l’empire allemand on voit mendier des hommes qui ont donné leur sang à la patrie! Si triste que soit le présent, l’avenir est plus sombre; les grands succès, la conquête de la forte position des Vosges, les énormes dépenses extraordinaires semblaient promettre la réduction des dépenses régulières, et voici que l’on parle d’accroître l’effectif de l’armée en temps de paix, par conséquent d’augmenter le budget de la guerre ! Or des cinq milliards il ne reste plus que le souvenir, que l’abaissement de la valeur de l’argent, qui amène l’enchérissement de toutes choses; il faut donc trouver de nouveaux impôts! « Mon pauvre Michel, s’écrie l’écrivain démocrate, — Michel, c’est notre Jacques Bonhomme, — tu avais rêvé que tu étais devenu riche tout à coup. Quelle illusion! Si tu ne veux pas être ruiné à fond, je ne sais qu’un remède : ne vote pas pour les adorateurs serviles de Bismarck, pour ces pagodes dont la tête mobile dit toujours oui ! »

Aux journaux, aux affiches à la main, il faut ajouter, pour achever le tableau, les affiches sous lesquelles, dans les circonscriptions disputées, disparaissaient les murs. Il y en avait à Francfort jusque sur la statue de Charlemagne, où l’on prêtait au fondateur de la vieille ville impériale un petit discours en faveur du candidat de la démocratie radicale. Quelquefois la belle humeur des Allemands se manifestait d’une façon malpropre. Nos maisons ont porté pendant l’invasion les traces du goût de l’envahisseur pour les plaisanteries où l’ordure joue le principal rôle : il paraît qu’elles sont dans le goût national et qu’elles trouvent aussi leur emploi dans les luttes civiles; du moins en Bavière on se plaint que les catholiques se soient permis de salir des affiches de candidats qui leur déplaisaient.

Tous ces imprimés étaient élaborés par des comités électoraux, qui étaient nombreux, surtout dans les partis catholique et socialiste, où l’on a bien compris que, pour agir efficacement sur le suffrage universel, il faut déployer une infatigable activité. En Bavière, on a vu des curés se réunir à 40, discuter les candidatures proposées, arrêter un plan de campagne et retourner dans leurs villages pour veiller à l’exécution. Quant aux réunions électorales, il y en avait comme en France de privées, réservées aux amis du candidat, et de publiques, où le candidat s’offrait aux interpellations du premier venu. Les socialistes ne se sont pas contentés de paraître dans toutes les réunions publiques, où la violence de leurs propos a souvent appelé l’intervention du Comité de l’ordre, composé d’hommes de bonne volonté qui se chargeaient de la police de l’assemblée; plusieurs fois des ouvriers se sont introduits dans les réunions privées, et là, dans le local loué par leurs adversaires, ils ont pris d’assaut la tribune pour réciter leurs professions de foi. Le gouvernement voulut assurer la liberté des électeurs, mais il s’y prit de façon à irriter profondément les socialistes. Le procureur-général de Berlin, mis en demeure par l’opinion de prendre des mesures pour assurer la tranquillité publique contre l’audace des criminels de toute sorte qui abondent dans la capitale de l’Allemagne, écrivit le 1er janvier au préfet de police une lettre officielle où, prenant en considération « les progrès de la sauvagerie qui pousse les basses classes à des excès de toute sorte, voisins de la bestialité, » il prescrivit l’incarcération immédiate des malfaiteurs qui maltraitent sans raison les gens tranquilles, se battent dans les auberges, offensent grossièrement la pudeur dans les rues, ou donnent « l’exemple de plus en plus fréquent du mépris de l’autorité » en insultant les agens. C’est en compagnie de ces coquins que le magistrat met les socialistes; il prescrit de les arrêter toutes les fois qu’ils troubleront les assemblées par la violence, attendu que le terrorisme exercé par eux « dépasse toutes limites, et finirait par empêcher les réunions des autres partis. » Cette intervention de la justice n’effraya point ceux qu’elle menaçait : il se produisit de nouveaux scandales dont les libéraux se sont affligés avec raison, car, n’était ces violences, on pourrait dire que dans ces réunions tenues par tout l’empire, où ont été discutées les questions les plus propres à passionner l’auditoire, les Allemands ont usé de leurs droits en peuple mûr pour la liberté.

On pense bien que le gouvernement ne s’est pas désintéressé dans la lutte. Quoiqu’il ait agi avec prudence, quelques fonctionnaires maladroits l’ont compromis par des excès de zèle. Ici c’est un préfet (landrath) qui adresse une circulaire aux maires pour leur expliquer « qu’il est du plus haut intérêt que la circonscription élise un député fidèle à l’empire, décidé à soutenir la politique du gouvernement de sa majesté; » bien entendu, le nom du candidat qui donne ces précieuses garanties se trouve au bas de la missive officielle. Ailleurs un inspecteur des écoles écrit aux instituteurs catholiques de son ressort pour leur déclarer qu’il ne veut pas s’immiscer dans les opinions politiques de MM. les maîtres d’école, mais qu’il espère fermement leur voir prendre parti pour sa majesté l’empereur contre sa sainteté le pape. Une autre fois un préfet reçoit les doléances de communes ruinées par une invasion de souris; les maires demandent une réduction d’impôts, à tout le moins un délai pour le paiement: le fonctionnaire les assure de sa commisération, seulement il ajoute que les élections sont proches, et qu’une commune, après avoir voté pour un ennemi de l’empire, ne pourrait en conscience espérer qu’on prît sa requête en considération. Il faut s’attendre à voir les députés catholiques produire ces faits à la tribune, mais les libéraux ne seront pas à court de réplique ; ils dénonceront comme des abus les mandemens épiscopaux et l’intervention des curés dans les affaires électorales. On verra se reproduire les incidens qui ont si longuement prolongé la vérification des pouvoirs dans le premier parlement. Nous retrouverons les curés qui mènent au scrutin leur troupeau, ceux qui font croire aux paysans que les bulletins cléricaux ont été bénis par le saint-père dans sa prison de Rome, tandis que les autres ont été imprimés par le diable. Le clergé sera convaincu de spéculer sur la superstition des masses, et il faut convenir que maints journaux catholiques, en Bavière surtout, donnent de la vraisemblance à ces accusations. Un grand journal de Munich ne s’est-il pas avisé de faire du choléra une sorte d’agent électoral en déclarant que le fléau continuera ses ravages et ruinera la ville tant qu’elle sera la proie du libéralisme?

A mesure qu’on approchait du dénoûment, la lutte devenait plus vive. La veille, on vit paraître les manœuvres de la dernière heure, aussitôt combattues par des contre-manœuvres : la perfidie n’a manqué ni aux unes ni aux autres. Enfin arriva le 10 janvier, et le verdict attendu avec impatience fut connu. On ne se porta point partout avec une égale ardeur au scrutin. Là où le résultat était assuré en faveur d’un parti, le chiffre des abstentions a été considérable. Berlin par exemple est comme inféodé au parti progressiste : les deux tiers des électeurs ne se sont pas dérangés pour voter. Le Berlinois d’ailleurs ne passe pas pour un modèle de vertus civiques : sceptique et médisant, grand discoureur de brasserie, il a sur les questions politiques et sociales son opinion toute faite, mais il n’est pas homme à quitter, pour aller remplir son devoir de citoyen, le cabaret où il disserte autour de ces énormes bocaux remplis de bière blanche que l’on fait passer de main en main et de lèvres en lèvres. Même le grand nom de M. de Moltke n’a point suffi à le tirer de son apathie. Le feld-maréchal n’avait accepté qu’avec répugnance le mandat que lui avaient offert les conservateurs de la capitale. « Bien qu’il ne me plaise pas, avait-il répondu, de courir au-devant d’un échec certain, prenez mon nom, si vous jugez qu’il soit utile à la bonne cause! » Pour le récompenser de ce dévoûment, les Berlinois lui ont fait au total, dans les six circonscriptions où il s’est présenté, l’aumône de 1,500 voix! On ne se serait point douté que le 10 janvier fût un jour d’élection, aucune affiche n’indiquait les lieux de vote, que plus d’un électeur a inutilement cherchés; on a eu de la peine à composer les bureaux des sections, personne ne se souciant de sacrifier sa journée au public. C’est un fait singulier que cette indifférence de la capitale.de l’empire, de « la ville de l’intelligence, » en un jour où dans le dernier des villages de Bavière on voyait affluer en masse vers l’urne du scrutin les électeurs ennemis de l’empire !

II.

Les élections du 10 janvier, complétées par les scrutins de ballottage et par les élections d’ Alsace-Lorraine, ont constitué à peu près comme il suit les divers partis : 20 conservateurs, 30 membres du parti de l’empire, 14 du parti libéral de l’empire, 148 nationaux-libéraux, 47 progressistes, 93 ultramontains, 4 particularistes hanovriens, 2 démocrates, 9 socialistes, 1 Danois, 12 Polonais, 15 Alsaciens-Lorrains, et 2 députés qui ne sont pas encore classés. Au premier moment, l’opinion ne fut frappée que de la révélation qui lui était faite des progrès des idées socialistes et ultramontaines : les socialistes ont en effet gagné sept sièges, et les ultramontains une quarantaine. Les récriminations éclatèrent dans la presse officieuse et dans la presse libérale. On s’en prit au suffrage universel comme à l’auteur de tout le mal : les uns déclarèrent que le résultat était faussé par le grand nombre des abstentions; ceux qui s’étaient abstenus ne pouvant être que des partisans du gouvernement, il fallait décréter le vote obligatoire; les autres demandèrent qu’on rejetât au plus vite ce dangereux instrument et qu’on revînt au système électoral des classes. Peu à peu cependant les alarmes de la première heure se sont calmées. On a refait ses calculs; en mettant ensemble les conservateurs, le parti de l’empire, le parti libéral de l’empire, les progressistes, les nationaux-libéraux, on est arrivé au total de 259 voix dévouées à l’empire : c’est 60 voix de plus que la majorité absolue. Nous aurons, a-t-on dit, des luttes à soutenir, beaucoup de tapage et de clameurs, mais il en faudra toujours venir au scrutin; là nous sommes assurés de la victoire.

On n’en saurait douter : si l’empire était mis en question, les partis qui viennent d’être nommés réuniraient leurs votes pour le défendre. Quatre ou cinq peut-être parmi les conservateurs, ceux qui représentent le plus fidèlement le vieil esprit prussien, feront à M. de Bismarck une opposition systématique, et dans les questions religieuses voteront avec les ultramontains : le reste, qui a pris le nom de « nouveaux conservateurs, » lui donnera ses suffrages, sans enthousiasme assurément; mais qu’importe? Les voix résignées comptent autant que les autres. Quant aux membres du « parti de l’empire, » à ceux du « parti libéral de l’empire, » nous avons dit ici même[1] que des nuances seulement les séparaient du parti national-libéral. Ces nuances sont malaisées à saisir pour des étrangers, car elles naissent souvent non de différences entre les opinions politiques, mais de certaines convenances personnelles. Si les membres du parti libéral de l’empire ont formé une fraction distincte, c’est qu’ils craignaient d’être perdus au sein du grand parti national-libéral, organisé depuis longtemps et pourvu de son état-major. Comme César aimait mieux être le premier dans un village que le second à Rome, maint député aime mieux s’asseoir sur un fauteuil de président ou de vice-président dans une réunion de dix personnes que de se contenter d’une des cent chaises qu’il trouverait dans la salle voisine. Négligeons donc ces divisions et ces subdivisions pour conclure que les conservateurs, sauf quelques dissidens, les membres du parti de l’empire et ceux du parti libéral de l’empire, aussi bien que les nationaux-libéraux, se rangeront aux jours de grande bataille autour de M. de Bismarck. On en peut dire autant des progressistes. Dans leurs journaux comme dans leurs professions de foi et leurs réunions électorales, ils ont affirmé leur volonté de soutenir énergiquement l’empire contre ses ennemis. Ils ont été d’ailleurs fort éprouvés dans la bataille : ici les ultramontains, là les socialistes leur ont fait une rude guerre. Nationaux-libéraux et progressistes éprouvent à l’heure qu’il est quelque chose de ce sentient que professent les uns pour les autres des gens qui ont le même jour essuyé le feu du même ennemi. Il n’y a donc point de doute que dans toutes les circonstances graves le gouvernement ne soit assuré de la majorité; mais est-ce qu’on délibérera tous les jours dans le parlement d’Allemagne sur l’existence même de l’empire? Non certes, et la voix qui oserait s’élever pour condamner l’œuvre de 1866 et de 1870 serait vite réduite au silence; mais il est des questions très graves qui sont déjà inscrites à l’ordre du jour, et sur lesquelles pourrait bien se diviser ce qu’on appelle « la majorité nationale. »

Le discours lu par M. de Bismarck à l’ouverture de la session annonce deux projets de loi importans, l’un sur l’armée, l’autre sur la presse. Le premier est déjà connu : l’empereur l’avait fait présenter à la dernière assemblée presqu’à la veille de sa séparation, et il s’était montré blessé qu’on n’eût pas trouvé le temps de le voter; il l’a fait porter au nouveau parlement le lendemain de sa réunion. Le 16 février a eu lieu la première lecture. Les députés d’Alsace-Lorraine venaient de faire leur entrée dans la salle, quand M. de Moltke est monté à la tribune pour démontrer qu’il était de toute nécessité qu’on votât sans changement la loi militaire, si l’on voulait que l’Allemagne pût garder sa conquête malgré la France, qui arme, au besoin malgré l’Europe, « où l’Allemagne a gagné l’estime, mais non la sympathie des peuples. » On a beaucoup applaudi le vieux maréchal; on savait qu’il exprimait, en même temps que sa pensée, celle de l’empereur, dont le souhait ardent est de voir, avant de mourir, couronner l’œuvre formidable de l’organisation militaire allemande; pourtant le projet donne lieu à de vives discussions, eussions, surtout l’article premier, qui fixe à 401,659 hommes, sans compter les officiers et les volontaires d’un an, l’effectif de l’armée sur le pied de paix, « jusqu’à ce qu’une décision législative en ait autrement disposé. » Les progressistes ne veulent pas croire que la France soit aussi redoutable que M. de Moltke l’a dépeinte; ils ne concèdent point le chiffre élevé du contingent qui leur est demandé; surtout ils n’acceptent pas les derniers mots de l’article, qui contiennent une menace contre le droit essentiel qui appartient à l’assemblée de voter annuellement le contingent. Il faut donc détacher 47 voix de la majorité sur cette question; un déplacement de 15 autres voix suffirait à faire repousser l’article. Or M. Lasker, chef de la gauche des nationaux-libéraux, non-seulement en son propre nom, mais au nom de plusieurs de ses amis politiques, a fait, après le discours de M. de Moltke, des réserves sur l’article premier; il est donc possible qu’on trouve autour de lui le nombre de voix nécessaire pour faire échec au gouvernement sur ce point capital de la loi nouvelle. — Quant au projet de loi sur la presse, il a été mal accueilli par les progressistes à la première lecture, et le parti national-libéral est si bien engagé par son passé sur cette question que, malgré son désir de ne point créer d’embarras au chancelier, il faudra bien qu’il ait quelques exigences, si petites qu’elles soient. Si M. de Bismarck se montre accommodant, et qu’il veuille bien faire des sacrifices à la nécessité de maintenir l’accord entre lui et la majorité, l’entente ne sera pas troublée; mais on sait que cet homme d’état n’est point un maître en fait de tactique parlementaire, et qu’il s’en vante. Ce n’est pas impunément qu’il a eu si longtemps raison contre tout le monde en Allemagne, et qu’il a vu d’éclatantes expériences justifier son mépris pour ses adversaires. Plus que jamais il a confiance en lui et en sa fortune. « Je suis l’homme le plus fortuné du monde, » disait-il naguère, et il ajoutait : « Je me fais gloire d’être haï ! » Dédaignant les formules hypocrites du courtisan, il parle, comme parlera l’histoire, en s’attribuant le mérite des grands événemens qui ont changé la face de l’Europe; il dit je ou moi, comme s’il était le vingtième souverain d’une dynastie. Tous les jours croît son aversion pour le parlementarisme, où il n’a trouvé que des obstacles alors qu’il nourrissait ses grands projets : on sait comment il traite ses ennemis, mais il n’est pas homme à ménager ses auxiliaires mêmes, pour peu qu’ils s’écartent de l’étroit sentier de l’obéissance absolue. Il n’a point oublié que les alliés ne lui sont venus qu’au lendemain de sa victoire en 1866 : ils ne lui ont imposé aucune condition; il n’en aurait d’ailleurs accepté aucune. Peu lui importe l’embarras des nationaux-libéraux, obligés de concilier leur passé avec le présent et de sauver au moins les apparences. De la hauteur où il est placé, M. de Bismarck n’aperçoit pas ces misères. Aussi est-il possible que, faute de prendre les ménagemens nécessaires, le chancelier ne sache pas retenir, dans la discussion de la loi sur la presse, quelques voix nationales-libérales qui, en se joignant à celles des progressistes et de l’opposition, mettraient le gouvernement en minorité.

On dit pourtant que le parti national-libéral est décidé, pour éviter tout conflit, à ne reculer devant aucun sacrifice. S’il en est ainsi, l’Allemagne politique va donner au monde un singulier spectacle. On verra les catholiques se faire les champions de toutes les libertés, défendre le suffrage universel, dont leurs journaux chantent déjà la louange, et repousser toutes les lois d’exception, comme il y a quelques années, sous le ministère Manteuffel, ils renchérissaient sur les projets réactionnaires du gouvernement; on verra les libéraux au contraire, qui adjuraient alors les catholiques de faire cause commune avec eux, rester sourds à leur appel, et voter des lois qu’ils ont autrefois réprouvées. Que penser alors de cette « gravité allemande » tant vantée? Comment soutenir cette réputation d’honnêteté politique, de fidélité inébranlable aux opinions, qu’on représentait jadis comme le privilège de l’Allemagne, tout en déplorant que ces vertus la rendissent ingouvernable? Autant d’Allemands, disait-on, autant d’opinions; mais voici qu’il se découvre plusieurs opinions dans chaque Allemand, et que la foi politique varie avec les circonstances. Cette métamorphose rend plus facile, il est vrai, le gouvernement de l’Allemagne, elle écarte, dans la législature qui vient de s’ouvrir, tout danger de conflit; mais un pays achète chèrement un pareil avantage, lorsque les partis perdent l’estime d’eux-mêmes et de leurs adversaires, et que la nation, scandalisée de ces volte-faces, s’habitue à ne voir dans la politique que le jeu des intérêts et des passions.

Qu’il y ait d’ailleurs dans le parlement actuel quelques journées où le gouvernement se trouve en minorité, ou bien qu’il sorte victorieux de toutes les luttes, les dernières élections ne sont pas moins un fâcheux pronostic pour l’empire d’Allemagne. Le grand événement de la journée du 10 janvier, — on l’avait bien vu dès le premier jour, — c’est le succès des socialistes et des catholiques. C’est peu de chose assurément que la présence de 10 socialistes dans une assemblée de 397 membres. Le parlement d’Allemagne est plus placide que le nôtre; il écoutera les orateurs des « nouvelles couches sociales » toutes les fois qu’ils traiteront des questions dont il se préoccupe lui-même, comme celles du travail des enfans et des femmes dans les manufactures, de la durée normale de la journée de travail, des tribunaux d’arbitrage et de conciliation entre les patrons et les ouvriers; il s’efforcera de démêler, au milieu des exigences dont on fera devant lui la longue énumération, les prétentions raisonnables; il rira quand le groupe socialiste proposera, comme amendement à la loi militaire, la suppression des armées permanentes et leur remplacement par la garde nationale; il aura peut-être le tort de se fâcher en entendant certaines violences, qui seront dites précisément pour le fâcher, puis il votera l’ordre du jour et reprendra ses travaux. Ce qui est grave, c’est que les 10 députés ont derrière eux dans l’empire une armée de près de 400,000 électeurs.

Nous ne reviendrons pas sur l’organisation des forces socialistes en Allemagne[2]. Les deux partis entre lesquels elles se divisent, le parti démocrate-socialiste et la ligue générale des ouvriers allemands, se sont partagé les votes des ouvriers dans toute l’Allemagne, mais chacun d’eux a sa province particulière : la ligue générale a recueilli dans le Slesvig-Holstein 45,000 voix sur 135,000 votans; les démocrates-socialistes ont recueilli dans le royaume de Saxe plus de 92,000 suffrages sur 310,000. Aux dernières élections en Saxe en 1871, ce parti n’y avait eu que 40,000 suffrages. Les moyens d’action de ces révolutionnaires s’accroissent tous les jours; le nombre des abonnés de leurs journaux est en progression constante; les caisses de leurs différentes associations sont bien pourvues, car elles ont suffi aux frais de propagande électorale, qui ont dû être énormes; des candidats socialistes se sont en effet présentés dans un grand nombre de circonscriptions, où ils ont groupé autour d’eux des minorités considérables. Le pire est qu’en lisant leurs journaux et les comptes-rendus de leurs réunions, on voit que, repoussant plus que jamais l’idée d’une simple réforme, les ouvriers sont endurcis dans la révolte. Les socialistes de la chaire, qui faisaient des efforts pour conjurer par des concessions le péril social, se croyaient en voie de succès; les associations fondées par eux enlevaient, disaient-ils, des milliers d’hommes au parti du désordre. Quelle illusion! M. Max Hirsch, président de ces associations, rédacteur en chef de leur journal, a vu les ouvriers enrégimentés par lui voter contre lui, et il a complètement échoué, à la grande joie des vrais socialistes, qui l’appellent ironiquement « notre petit Max! » M. Schulze-Delitzsch a réussi, il est vrai, dans deux collèges; mais quelle humiliation pour lui que d’avoir à Berlin subi un ballottage avec Hasenclever, le président de la ligue générale! La sixième circonscription, où il s’était porté candidat, passait pour lui appartenir : c’est le quartier des ouvriers mécaniciens, qu’on disait intelligens, modérés, incapables de se laisser prendre aux chimères socialistes, et cependant, comme Hasenclever a réuni plus de 5,000 voix au second tour de scrutin, il faut bien croire que les mécaniciens ont voté en masse pour ce révolutionnaire. Pendant la lutte entre ces deux personnages qui représentent deux tendances si opposées, la presse ouvrière a poursuivi de ses injures M. Schulze, qu’elle appelle « le ridicule apôtre de l’épargne et de l’aide-toi toi-même. » L’homme qui a consacré toute une vie de dévoûment à l’amélioration du sort des classes laborieuses, celui qu’on appelait jadis le « roi du royaume social, » n’est plus qu’un vieux charlatan !

Les journaux socialistes avaient salué avec enthousiasme le jour du vote, « ce jour de liberté qui est venu enfin luire sur le travailleur, dont toute la vie se passe le reste de l’année dans la fabrique enfumée ou dans la fosse profonde des mines ! » Au scrutin, personne n’a manqué à l’appel. Un ouvrier poète a composé une chanson pour la circonstance; on y trouve la devise : vivre en travaillant ou mourir en combattant, et ce couplet : «nous ne nommerons pas un noir[3], mais nous ne nommerons pas non plus un noir et blanc[4]….. car le diable est noir, et la mort est blanche : noir et blanc, quelle effroyable couleur ! Votons rouge ; rouge est la couleur de l’amour qui jaillit du cœur! Votons rouge; le rouge nous apporte la liberté! » Ces paroles se chantaient sur l’air de la Garde au Rhin, l’air patriotique cher aux gallophobes d’Allemagne. Ce n’est donc pas seulement en France que les chants patriotiques deviennent des appels à la guerre civile. Nous avons la Marseillaise de l’ouvrier ; ils ont la Garde au Rhin du travailleur. Les socialistes n’ont pourtant pas suivi partout le conseil du chansonnier. Dans les scrutins de ballottage, où leurs suffrages devaient décider de l’élection, ils ont choisi pour les appuyer les candidats qui promettaient d’être le plus résolument hostiles à l’empire, dût leur nuance s’éloigner beaucoup du rouge. A Francfort, M. Sonnemann, du parti démocratique, avait obtenu au premier tour de scrutin 5,016 suffrages, M. Lasker 4,353, M. Schmidt, socialiste, 2,366 voix. Le rouge de M. Sonnemann, qui est un riche banquier, est beaucoup moins foncé que celui des socialistes; les ouvriers avaient d’ailleurs des griefs personnels contre lui : ils l’avaient mal accueilli et même insulté dans les réunions électorales; mais entre lui et le noir et blanc M. Lasker ils n’ont pas hésité. Hasenclever, président de la ligue, envoya de Berlin « aux confédérés de Francfort » un rescrit où, tout en déclarant que le parti a une égale haine contre Sonnemann et contre Lasker, il « requit » les socialistes de voter « pour le plus radical des deux candidats. » Les confédérés obéirent. Au second tour de scrutin, M. Sonnemann a été nommé par 7,194 voix; c’est 2,178 voix de plus qu’au 10 janvier, c’est-à-dire à peu de chose près le nombre des suffrages qui s’étaient portés sur le candidat socialiste. A Mayence, un second tour de scrutin devait décider entre un national-libéral, M. Goerz, et un catholique, M. le chanoine Moufang. Les socialistes avaient d’abord parlé de s’abstenir, mais ils se ravisèrent. Dans une réunion publique qui avait attiré 3,000 personnes, le socialiste Most, élu le 10 janvier dans une autre circonscription, fit d’abord le procès « au parti bismarckien des nationaux serviles, » puis, passant aux ultramontains, il repoussa pour son parti toute communauté avec les noirs ; mais, dit-il, « grâce à l’habileté de l’homme de génie qui gouverne l’Allemagne, les catholiques sont aujourd’hui dans l’opposition. Les nationaux sont beaucoup plus redoutables qu’eux, puisqu’ils sont au pouvoir; ils peuvent nous mordre, tandis que les ultramontains n’ont plus de dents. Nous avions voulu nous abstenir; mais, si vous voulez choisir entre le bismarckien et l’ultramontain, ne prenez pas celui qui peut vous mordre ; votez pour l’ultramontain, non par sympathie pour lui, mais par haine contre son adversaire. Il y a d’ailleurs deux sortes de jésuites, ceux qui préviennent le public par la robe noire qu’ils portent, et ceux qui se cachent sous la redingote. J’aime mieux un jésuite en robe noire qu’un jésuite en redingote ! » Les socialistes usèrent de la liberté qui leur était laissée, et le chanoine fut élu grâce à leurs suffrages.

L’expression des sentimens que leurs succès ont inspirés à ces adeptes de la révolution sociale n’est pas rassurante. Leurs journaux raillent les alarmes des conservateurs, qui, à la vue du drapeau socialiste triomphant, « beuglent comme des bœufs qui ont vu du rouge. » — « Dans toute l’Allemagne, dit l’un d’eux, il n’y aura bientôt plus que deux partis, ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, les exploiteurs et les exploités, les repus et les affamés!.. Entre eux, la lutte est déjà commencée, elle finira par la destruction de la vieille société. Allons, ouvriers socialistes, courage ! Crions tous aux oreilles de ces gens d’ordre, de ces mangeurs de communards : « Vive la commune ! » Le même jour, une autre feuille adressait une sorte de manifeste aux électeurs d’Alsace-Lorraine. Elle protestait « qu’elle ne connaissait point les frontières que les souverains tracent entre les peuples, » que « la théorie de l’ennemi héréditaire lui paraissait odieuse et ridicule, » que les travailleurs d’Allemagne et de France se devaient tendre la main et combattre ensemble, et que leurs obligations mutuelles n’étaient pas changées depuis qu’à Strasbourg « le casque de Bismarck brille où flottait la bannière tricolore de France ! » Il est permis de conclure de toute la conduite de la démocratie socialiste que la plus grande partie des ouvriers d’Allemagne prend part à la vie politique; refusant de suivre les réformateurs, elle n’espère que d’une révolution sociale l’amélioration de son sort. Elle est en guerre ouverte contre le gouvernement de l’empire, rejette tout compromis avec les partisans à un degré quelconque de la politique prussienne, tandis qu’elle sympathise avec tous ses ennemis; elle abjure, comme une erreur des temps passés, le patriotisme; en un mot, le royaume social où M. Schulze-Delitzsch vient d’être détrôné forme dans l’empire d’Allemagne comme un état à part.

Il y a des points de ressemblance extérieure entre l’opposition du parti ultramontain et celle du parti socialiste. Certes les catholiques d’Allemagne ont le droit de repousser l’injure qu’on leur fait en les comparant aux gens sans patrie de l’Internationale; mais, en se souvenant qu’ils sont Allemands, ils n’oublient pas que leur église est universelle. Ils lui attribuent en tous pays des droits imprescriptibles; ils repoussent la doctrine de la souveraineté de l’état comme païenne; la nationalité n’est à leurs yeux qu’une idole moderne : ils refusent de sacrifier à cette « Germania » qu’adorent les nationaux-libéraux, et qui a déjà vu couler à ses pieds le sang de tant de sacrifices humains. Ils sont donc en état de révolte contre l’esprit hégélien, qui en politique conclut à la déification de l’état, contre l’esprit protestant, dont l’étroite union avec la monarchie a fait la fortune de la Prusse, contre l’orgueil allemand, qui n’admet point que l’Allemagne ne puisse suffire à tous les besoins intellectuels et moraux de ceux qui ont l’honneur d’être ses enfans ! — Leur programme, délibéré et arrêté à Berlin pendant la lutte électorale, accuse le différend avec netteté. Après avoir réclamé pour l’église « la pleine souveraineté sur le terrain qui lui est propre, » c’est-à-dire le droit d’administrer sa fortune, de régler les affaires du culte, d’élever ses prêtres, de les ordonner, de les déposer et de les reprendre, sans immixtion de l’état, — après avoir protesté contre la fondation de toute église d’état, dite église nationale, ce programme, passant à la politique, donne mandat aux députés « de combattre avec l’énergie la plus décidée le principe que tout droit vient de l’état; » en ce qui concerne l’organisation de l’empire, il se prononce contre l’abus qui est fait par « le libéralisme » du principe des nationalités au détriment des droits historiques (ceux des souverains par exemple), et demande que l’empire d’Allemagne reçoive une forme fédérative sérieuse. Mettez en face de ces principes ceux des nationaux-libéraux, parti qu’on peut dire révolutionnaire, plein de mépris pour les droits historiques, adversaire acharné du particularisme, partisan d’une Allemagne une et indivisible, et qui nous envie « les bienfaits de la centralisation : » le contraste est aussi complet que possible.

Or aujourd’hui, malgré les efforts du gouvernement et des libéraux, le parti catholique arrive au parlement d’Allemagne avec des forces presque doublées. Il a conservé ses chefs, MM. Reichensperger, Mallinkrodt, Windthorst, à qui les plus grandes colères de M. de Bismarck ne font point courber la tête. Il est fier des succès qu’il a remportés dans la province rhénane, c’est-à-dire dans la partie la plus éclairée, la plus industrieuse et la plus florissante de l’Allemagne. Cette force de résistance du catholicisme a surpris ses adversaires, au point que beaucoup regrettent que l’on ait commencé la lutte; mais tout le monde ajoute qu’il est impossible de reculer et qu’il faut aller jusqu’au bout de la voie mauvaise où l’on s’est engagé. Le clergé ne s’est point soumis aux lois ecclésiastiques votées en mai 1873; le gouvernement de Berlin s’est cru dans la nécessité d’en proposer d’autres qui édictent des pénalités nouvelles, et l’on étudie les moyens de pourvoir à l’administration des diocèses en l’absence des évêques, que l’on enfermera ou que l’on bannira. Il faut s’attendre à voir les évêques continuer la résistance, obliger le gouvernement à les frapper l’un après l’autre : on s’y attend en effet, mais on ne recule pas devant cette extrémité. « Tous les évêchés, dit la Gazette d’Augsbourg, vont devenir vacans, et l’on ne pourra pourvoir à ces vacances... Un plus ou moins grand nombre de cures vaqueront aussi sans qu’on y puisse remédier. Peu à peu le service divin cessera ; le ministère sacré sera en vain réclamé. Si cet état persiste quelques années, il n’y aura même plus de candidats à la prêtrise. Ainsi se prépare en Allemagne une interruption de la vie ecclésiastique... Il est clair que cet état ne peut durer toujours. La question est de savoir qui, de l’état ou de l’église, pourra le supporter le plus longtemps. Déjà l’état a pris ses mesures pour éviter le trouble qu’une telle situation pourrait jeter dans la vie publique ; il a présenté la loi sur le mariage civil ! » Aucune puissance humaine ne peut intervenir dans cette lutte. M. de Bismarck n’a point à craindre d’ennemis du dehors; il y trouverait plutôt des alliés, s’il en avait besoin : c’est un combat en champ-clos qui va se livrer, et personne ne peut dire quelle en sera l’issue. Aussi bien n’avons-nous pas à interroger l’avenir : qu’il nous suffise de constater que les catholiques, comme les socialistes, forment à l’heure qu’il est dans l’empire une nation à part. Ils se sont mis au-dessus des lois, car un des articles de leur programme avoue qu’ils professent envers et contre tous la maxime « qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » Ils ont donné mission à leurs députés, qu’ils viennent de la Silésie ou du Rhin, de Westphalie ou de Bavière, de représenter « le peuple catholique d’Allemagne ; » enfin l’on trouve dans l’appel aux électeurs rédigé par la ligue de Mayence cette grave parole : « l’unité, chère à notre cœur, est plus que mise en question : elle a péri étouffée dans la guerre qu’un parti puissant a déclarée au tiers de la population allemande. »

III.

Le parti national-libéral, quelque irrité qu’il soit de voir l’attitude hostile de ce groupe compacte des catholiques et des socialistes, se console en disant que son vieil ennemi, le particularisme, a disparu dans la lutte. En effet, le particularisme n’a joué qu’un rôle très secondaire, même dans ces élections bavaroises qui ont envoyé au parlement, sur 48 députés, 32 ultramontains, au lieu de 16 qui avaient été élus en 1871 : la Bavière a protesté contre la politique religieuse du chancelier, mais elle n’a donné à personne le mandat spécial de défendre contre les empiétemens de la législation fédérale l’indépendance de sa couronne. En Wurtemberg, en Saxe, dans le grand-duché de Bade, dans la Hesse-Darmstadt, dans les états du nord, aucune démonstration n’a été faite en faveur des dynasties locales. Le Hanovre, sur 15 députés, n’a élu que 4 « guelfes » ou partisans du roi George, parmi lesquels, il est vrai, M. le professeur Ewald, qui renouvellera certainement à la tribune l’anathème qu’il lançait à tout propos dans le premier parlement contre « l’œuvre immorale de 1866. » La Hesse-Cassel peut être considérée comme ralliée définitivement à la Prusse. Seule la ville de Francfort a protesté contre l’annexion, par la faute des nationaux-libéraux, qui avaient chargé publiquement leur candidat M. Lasker de « conquérir moralement » l’ancienne ville libre. Les adversaires de M. Lasker ont accepté la question ainsi posée. Interpellé dans les réunions sur un discours prononcé par lui dans le dernier parlement, où il avait flétri la conduite des agens prussiens en Alsace-Lorraine, M. Sonnemann répond qu’un Francfortois ne peut point ne pas compatir à des misères que sa patrie a connues en 1866; à ce propos, il rappelle l’entrevue de M. de Manteuffel avec les trois banquiers qui vinrent demander au général prussien le retrait de la contribution de 25 millions de florins dont la ville avait été frappée : tout ce que put obtenir la députation, ce fut un délai de trois jours. « Mais, dit un des banquiers, que ferez-vous, si l’on ne vous paie point à l’expiration du délai? Vous ne pouvez pourtant pas… — Je lis sur vos lèvres le mot piller, interrompit le général. Eh bien ! oui, je ferai piller ! — Pourquoi ne pas mettre plutôt le feu aux quatre coins de la ville, comme a fait Néron? » Alors M. de Manteuffel, qui est un homme d’esprit, répondit avec un sourire : « Rome a été rebâtie plus belle après l’incendie.» — Dans la plupart des affiches ou des annonces électorales revient la date de 1866. Ne votez pas pour Sonnemann, disent les nationaux-libéraux : « cet homme n’a d’autre souci que de réveiller dans notre ville, en dépit du changement des temps, les vieilles passions, et de prêcher la haine irréconciliable. » — « Élire un national-libéral, répond M. Sonnemann, ce serait baiser la main qui nous a souffletés en 1866; vous ne le ferez jamais! » Or on sait quelle fut l’issue de la lutte : n’en faut-il pas conclure que Francfort n’a pas été moralement reconquis? Enfin dans le parlement d’Allemagne le Danois M. Kryger, les 12 Polonais, les 15 Alsaciens-Lorrains, représentent un particularisme d’une autre sorte que celui de M. Ewald ou de M. Sonnemann. Les Allemands, il est vrai, montrent pour les protestations de ces vaincus le dédain cynique qui est familier aux adorateurs de la force en présence de la faiblesse désarmée. « Si les Alsaciens-Lorrains prennent plaisir à occuper le banc des rêveurs et à protester contre le monde brutal des faits, ce sera un spectacle regrettable, mais non dangereux. » Ainsi parle le principal organe des nationaux-libéraux. Vraiment ce parti ne se laisse pas aisément décontenancer; il est pourtant contraire aux règles élémentaires de la sagesse politique de mépriser tant d’ennemis à la fois. Unis aux catholiques et aux socialistes, les particularistes allemands, polonais, français, danois, ne formeront encore qu’une minorité, mais qui ne voit que ce n’est point là une minorité ordinaire, comme celle qui se rencontre dans tous les parlemens du monde?

M. de Bismarck n’est pas aussi satisfait que ses serviteurs feignent de l’être du résultat des élections, et la mauvaise humeur que, depuis un mois, il fait éclater aux yeux de l’Europe prouve qu’il ne se donne pas la peine de dissimuler ses sentimens. Il voit bien que le second parlement lui apprête des embarras qu’il n’a pas connus avec le premier. D’abord la « majorité nationale, » qui en 1871 comptait 307 députés sur 382, n’en a plus aujourd’hui que 259 sur 397 ; puis les élémens dont elle se compose se sont modifiés. Dans la majorité de 1871, les trois groupes conservateurs, c’est-à-dire les conservateurs proprement dits, les membres du parti de l’empire et ceux du parti libéral de l’empire, réunissaient 147 voix, les nationaux-libéraux et les progressistes 160; aujourd’hui les trois groupes conservateurs n’ont plus que 64 membres, les deux groupes libéraux en ont 195 : en 1871, les conservateurs formaient donc à peu près la moitié de la majorité nationale; ils n’en sont plus aujourd’hui que le tiers. Or, avec quelque amertume que M. de Bismarck leur ait souvent reproché de l’avoir méconnu et abandonné au cours de ses grands projets, il sent qu’on peut se fier plus résolument à un parti fidèle à son roi par principe et par tradition qu’à des libéraux qui ne soutiennent que par occasion la politique du gouvernement. Enfin l’esprit d’un homme d’état tel que M. de Bismarck est certainement frappé de la gravité de ce fait, que la minorité du parlement est composée d’adversaires absolus de l’empire. Encore une fois il est possible que les mesures projetées, les nouvelles lois ecclésiastiques, la loi sur la presse, peut-être une loi électorale, modifient cette situation d’ici aux élections de 1877, admettons même que cela est probable ; mais aujourd’hui, en face d’une majorité composée de divers groupes unis sous l’autorité d’un homme exceptionnel, se trouve une minorité considérable, également composée de divers groupes qui mettent en commun leur haine pour l’empire. Une majorité de circonstance, une minorité irréconciliable, voilà le parlement d’Allemagne! Tant que durera l’état actuel, la véritable politique est impossible dans le nouvel empire, ou, pour mieux dire, l’empire n’est pas achevé.

Attaquer résolument, le principal groupe de ces irréconciliables, celui des ultramontains, et le dissoudre, telle est donc la nécessité qui s’impose aujourd’hui au gouvernement de l’Allemagne; tout nous ramène à cette conclusion fatale, la lutte sans merci entre l’état et l’église. Il faut donc comprendre l’extrême susceptibilité que le chancelier témoigne envers ceux qui prétendent se mêler, même en paroles, à ce grand combat. Il prend pour déclarations de guerre les marques de sympathie qui sont envoyées du dehors à ceux qu’il a désignés pour ses victimes. Il veut que son adversaire sente son propre isolement, et qu’il en soit découragé. Non-seulement il faut comprendre cette susceptibilité, il y faut prendre garde. La presse allemande joue contre nous un jeu perfide. Elle épie chez nous tout acte, toute parole, toute pensée où se trahit la douleur que nos revers ont laissée dans nos âmes, et les dénonce comme la preuve d’une haine qui n’attend que l’occasion de se satisfaire, alors qu’elle-même, plus haineuse que jamais, prodigue à notre pays les insultes les plus grossières. En même temps elle se fait adresser de Paris, sous forme de correspondances, des pamphlets quotidiens qui se ressemblent au point qu’on les croirait sortis de la même officine, et qui présentent au lecteur allemand, avec une audace incroyable dans le mensonge, une France de fantaisie, confite en religion, dévote au sacré cœur, prête à partir en campagne contre Berlin et contre Rome, après avoir reçu la bénédiction pontificale. Ces chimères troublent les cerveaux allemands : pendant la période électorale, ils ont vu les Français partout. Ce ne sont point seulement les candidats ultramontains que les journaux ont accusés de nous préparer les voies : le démocrate M. Sonnemann a été obligé de faire venir de Paris un certificat d’huissier, légalisé par plusieurs magistrats et contre-signe par l’ambassadeur d’Allemagne, pour prouver qu’il n’était point venu à Paris boire dans un banquet démocratique à la santé des conscrits alsaciens qui ont opté pour la France : le certificat, couvert de noms français, a été placardé sur tous les murs de Francfort. Ce sont les mêmes plumes qui, après avoir mêlé le nom de notre pays à des débats où il n’a que faire, nous reprochent de nous immiscer dans les affaires de l’empire, et il n’est si mince écrivain émargeant au fonds des reptiles qui ne se croie le droit d’adresser des « avertissemens à la France : » c’est le mot à la mode dans la presse allemande.

Ces colères, vraies ou feintes, annoncent-elles des projets inquiétans? Il ne manque pas en Allemagne de patriotes qui dissimulent mal le regret qu’on se soit trompé en croyant que le paiement de l’indemnité de guerre équivaudrait à la réduction du contingent imposé à la Prusse le lendemain d’Iéna; ils ne reculeraient pas devant une nouvelle guerre pour nous réduire à l’impuissance définitive. Il n’est pas probable que le gouvernement d’Allemagne s’arrête à de telles pensées; mais le plus vulgaire patriotisme commande qu’on ne lui fournisse aucune raison, aucun prétexte de prendre ce ton hautain et comminatoire dont il n’est que trop porté à user avec nous. On entend de profonds politiques déclarer que la France doit reprendre, mais à rebours, le rôle de François Ier, d’Henri IV et de Richelieu, et chercher chez les catholiques d’Allemagne l’appui que les protestans ont prêté à ces deux rois et au grand cardinal; mais d’abord la France des XVIe et XVIIe siècles était dans la pleine force de la croissance, puis les protestans d’Allemagne avaient une armée : où est l’armée des catholiques? L’empereur est le commandant en chef des forces de terre et de mer; le jour où partirait de son cabinet l’ordre de mobilisation, les forces de terre et de mer obéiraient partout sans hésiter; que personne même de cette aventureuse extrême droite ne garde à ce sujet d’illusions dangereuses! Quant aux témoignages de sympathie platonique que nos évêques envoient à leurs frères d’outre-Rhin, ils sont reprochés aux catholiques d’Allemagne comme une preuve de leur connivence avec l’ennemi avant d’être le sujet d’entretiens diplomatiques entre M. de Bismarck et l’ambassadeur de France; ils compromettent donc ceux qu’ils veulent servir. Supposez qu’ils se renouvellent et que notre gouvernement soit mis en demeure de les interdire : voilà l’église en lutte contre l’état en France comme en Allemagne, et quel beau succès pour M. de Bismarck que d’avoir troublé la paix religieuse dans le seul pays catholique où elle règne encore ! Un peu de sagesse suffirait à déjouer ces calculs. Dans la grande lutte qui se poursuit en Allemagne, un seul rôle est possible pour nous, celui de spectateurs recueillis qui observent toutes les péripéties du combat.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre, une Visite au parlement d’Allemagne.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1873, les Partis socialistes et l’agitation ouvrière en Allemagne.
  3. C’est-à-dire un clérical.
  4. Ce sont les couleurs de la Prusse.