Les Élections de 1842

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LES ÉLECTIONS DE 1842.

I. – la politique des conservateurs et les élections de 1842.
II. – vues sur les élections de 1842.
III. – avis aux contribuables.
IV. – réponse au ministre des finances.

Quels sont les besoins vrais du pays ? Quels conseils lui adresser au moment où il doit se prononcer sur le choix de ses mandataires ? Telles sont les questions que reproduit périodiquement sous le régime représentatif le retour des élections générales.

Il y a pour la France ceci de particulier, que l’Europe prend presqu’autant d’intérêt à ses élections qu’elle-même. L’Angleterre peut renouveler sa chambre des communes, sans qu’en dehors de cette île on s’en inquiète beaucoup : on connaît la stabilité de son gouvernement intérieur et la persévérance de sa politique étrangère. Dans l’opinion de l’Europe, la France n’a pas encore conquis ces deux avantages.

L’Europe ne se fait pas de notre état intérieur une exacte idée, et il y a dans la société française plus d’élémens conservateurs qu’elle ne semble le penser. Il y a douze ans, une révolution éclate ; elle venge et sauve la liberté politique en ébranlant l’ordre social : elle est à la fois une source de bienfaits et de périls. Cependant ces émotions et ces crises, inévitables d’ailleurs après une aussi brusque péripétie, s’apaisent ; la société reprend peu à peu l’empire d’elle-même et travaille à tout raffermir ; à l’entraînement révolutionnaire succède l’esprit conservateur. Telle est l’histoire des douze années qui nous séparent de 1830 ; histoire qui reproduit en quelque sorte dans un cadre étroit et sous des formes bien adoucies les phases diverses et les passions successives de notre première révolution. Cette répétition, qui a aujourd’hui le caractère historique d’un fait accompli, d’un fait nécessaire, est la meilleure preuve qu’enfin, après cinquante ans, la France a épuisé son cycle révolutionnaire. Il n’y a plus d’avenir digne d’elle que dans le respect et le maintien de ce qu’elle a voulu et de ce qu’elle a fondé.

Si la grande majorité du pays en est convaincue, comme nous le croyons, les élections générales lui offrent l’occasion de prouver l’esprit dont elle est animée. Les élections de 1842 doivent apporter à l’existence et à la légitimité de notre gouvernement une consécration éclatante et suprême, en envoyant à la chambre une majorité gouvernementale, puissante par ses convictions comme par le nombre.

Ce résultat est vraiment désirable, car, en mettant le dernier sceau à la volonté du pays, il persuadera enfin l’Europe de notre ferme intention d’arriver à la stabilité. Quand l’Europe nous juge, elle est encore sous les impressions que lui ont laissées les cinq premières années qui ont suivi 1830, et en cela elle a tort. Elle ne tient pas compte de tous les changemens qui se sont opérés, et certains souvenirs lui dérobent un peu l’intelligence du présent. Les élections qui se préparent peuvent d’un coup lui démontrer ce qu’elle ne voit encore qu’à demi. Nous insistons sur ce point, il est capital. Comparons la France aux quatre puissances qui se partagent avec elle la prépondérance européenne ; nous ne la trouvons inférieure à aucune d’elles, pour ne pas dire plus : personne ne prétendra que ses finances soient moins prospères, ses armées moins redoutables, sa civilisation moins féconde que celle d’aucun peuple. Sur quoi tombe la critique ? À quel endroit dénonce-t-on la faiblesse de la France ? On dit qu’elle a l’esprit léger, la volonté inconstante, et que cette mobilité annule sa force. Aussi s’autorise-t-on de cette inconsistance qu’on lui prête pour rabattre quelque chose de la considération à laquelle elle a droit, tout en continuant de s’en défier et de la craindre.

Le jour où, dans les chancelleries européennes, la stabilité de notre gouvernement ne fera plus question, la France pèsera d’un bien autre poids dans les conseils des grandes puissances. On dit que le prince de Metternich aurait répondu il y a quelques mois à une ouverture diplomatique : « Quand la France aura fait ses élections, nous verrons. » C’est à cette pensée de défiance et d’incrédulité sur la durée de ce qu’a fondé 1830, qu’il importe de répondre par des faits positifs. Une chambre gouvernementale sera pour la France une force vis-à-vis l’Europe, et en même temps elle sera pour l’Europe un gage de sécurité à notre égard.

C’est surtout dans les temps de calme qu’il est permis de demander aux institutions tout ce qu’elles peuvent rendre. Élu au sein d’une tranquillité profonde, le parlement qui s’assemblera le 3 août comprendra sans doute toute l’étendue de ses devoirs et voudra les remplir. Ce ne sont pas toujours les chambres nommées dans des circonstances orageuses qui se montrent le plus résolues et le plus fermes. Sortie de la coalition, la chambre de 1839 a été souvent indécise et timide. Mais quand les derniers bruissemens des tempêtes publiques ont expiré depuis long-temps, quand la société est paisible, presque indifférente, il arrive souvent que les assemblées politiques se mettent à exercer leur action avec plus d’énergie ; elles s’y croient autorisées par le calme qui règne autour d’elles.

Lorsque nous demandons aux électeurs de nommer une chambre gouvernementale, il est loin de nous de désirer le triomphe exclusif et oppresseur d’un seul parti. Un semblable résultat nous ramènerait aux fautes de la restauration. Qu’arrive-t-il quand des idées, des passions qui ont quelque empire dans le pays, ne peuvent se faire représenter dans le parlement ? Elles se réfugient dans une presse ardente, elles s’exagèrent et s’enveniment dans de secrets conciliabules ; elles se font une vie exceptionnelle et mauvaise. Si nous voulons voir dans le parlement quelques représentans des opinions extrêmes, à plus forte raison blâmerions-nous l’exclusion qui serait prononcée systématiquement contre les hommes d’une opposition modérée. Il paraît que le cabinet a hautement reconnu et déclaré à ses agens qu’il était des hommes notables parmi ses adversaires dont il ne fallait pas songer à combattre la réélection, et dont la présence était nécessaire à la chambre. D’ailleurs, dans sa lutte contre les opposans, le ministère a plus d’intérêt à en éclaircir le nombre qu’à tirer sur les officiers.

Au surplus, au-dessus des convenances particulières du ministère et de l’opposition s’élève l’intérêt du pays, dont en ce moment le corps électoral est le juge suprême. Les circonstances sont favorables ; les électeurs peuvent apprécier sainement les hommes et les choses ; il n’y a pas de passions ardentes qui égarent les esprits : justice peut être faite à tout le monde. Une considération nous frappe. Beaucoup de personnes éclairées sont convaincues que le corps électoral tel qu’il est représente sincèrement l’état du pays, et qu’il n’est pas raisonnable de vouloir, par une réforme hasardée et au moins inutile, ébranler une loi organique qui compte à peine onze ans d’existence. Voici une occasion excellente pour donner à cette opinion l’irréfragable sanction du fait. Si des élections de 1842 il sort une chambre vraiment politique, ce résultat sera la meilleure réponse aux cris de réforme qu’on entend dans chaque session. Il dépend du corps électoral de défendre et d’affermir sa propre composition par la qualité même des produits qu’il donnera. Une chambre insuffisante deviendrait un argument en faveur d’une réforme.

Les électeurs ne doivent pas perdre de vue les critiques dont a été l’objet la manière dont ils exercent leur droit. On leur a reproché d’envoyer sur les bancs de la chambre un trop grand nombre de fonctionnaires publics, et l’opposition a voulu porter remède au mal en étendant le cercle des incompatibilités que prononce la loi de 1831. Qu’a-t-on répondu pour combattre, pour repousser cette proposition, qui a été reproduite jusqu’à trois fois ? On a dit qu’il ne fallait pas empiéter sur la souveraineté de l’électeur, que seul l’électeur était juge de la capacité morale des candidats, et qu’il n’était pas sage de vouloir faire par des lois ce qui ne pouvait être fait que par les mœurs. Il appartient aux électeurs de prouver la justesse de cette réponse. Il ne s’agit pas d’exclure systématiquement tous les fonctionnaires de la députation. Cette erreur de l’assemblée constituante et de la convention n’a plus de partisans que parmi ceux que l’expérience ne corrige pas, et elle doit aujourd’hui avoir d’autant moins cours, que la majorité des fonctionnaires publics présente plus de garanties morales par leurs lumières et leurs talens. Mais, dans cette majorité même, nous conseillerons aux électeurs de choisir avec sévérité. Nous les engagerons à nommer surtout parmi les fonctionnaires les plus élevés et les plus éminens ; avec nos mœurs et nos institutions, il n’est plus guère possible à l’ignorance, à la médiocrité, d’arriver aux premiers rangs de l’administration, de l’armée et de la magistrature, et les électeurs qui iront y chercher des mandataires ont plus de chances pour ne pas faire un mauvais choix. Ils éviteront aussi de cette façon les petites ambitions, d’autant plus avides qu’elles sont moins satisfaites, et qu’elles voudraient s’élancer des premiers degrés de la hiérarchie jusqu’aux plus hauts, à la faveur d’un court séjour dans les régions parlementaires. Nommer député un petit fonctionnaire, c’est couronner une capacité problématique et enflammer une ambition certaine.

On a aussi reproché aux électeurs de trop concentrer leurs choix sur des gens peu connus hors du rayon où ils vivent, et de transformer en députés de la France des hommes qui avaient peu l’habitude de porter leurs regards au-delà de leur clocher. Ici, plus encore que pour les fonctionnaires, c’est aux mœurs politiques qu’il faut s’adresser, car la loi ne saurait rien réglementer sur ce point. Nous ferons un nouvel appel à l’intérêt même du corps électoral, et nous lui remettrons en mémoire ce que demandent ceux qui veulent changer la loi organique de 1831. Ils demandent que la nomination de tous les députés se fasse au chef-lieu de chaque département. Ils disent que dans les circonscriptions électorales, telles que la loi les a faites, l’intelligence des intérêts politiques ne pénètre pas, et qu’il faut donner pour théâtre aux élections des villes importantes, afin d’élever et de généraliser les sentimens et les idées du corps électoral. C’est aux électeurs à répondre par des faits, à montrer que dans les arrondissemens électoraux les questions politiques sont prises en grande considération, et que le génie de la localité n’y règne pas sans partage. Notre organisation sociale a fait aux intérêts locaux une part importante : ces intérêts sont représentés dans les conseils municipaux, dans les conseils d’arrondissement, dans les conseils généraux. Là est leur légitime empire. La chambre des députés est une sphère différente et plus élevée. Toutefois nous ne prétendons pas qu’il doive être interdit aux intérêts locaux d’y présenter leur requête et d’y introduire plusieurs de leurs mandataires. Une chambre où les intérêts locaux n’auraient pas d’organes ignorerait une partie des besoins du pays. Ces intérêts sont appelés à concourir à l’ensemble du bien général. Tout dépend de la mesure. Mais, même au point de vue des intérêts locaux, les électeurs feront mieux d’accorder leur confiance à des capacités élevées qu’à des esprits étroits qui n’auraient que du zèle.

On peut jusqu’à un certain point s’adresser aux lumières du corps électoral comme on s’adresserait aux lumières d’une assemblée politique. Dans le corps électoral s’associent la propriété, l’industrie, l’intelligence. Le corps électoral nomme directement les députés ; il n’y a point d’intermédiaire entre lui et ses représentans : en rapport, en contact avec eux, il connaît intimement leurs principes, leur conduite. Cette constitution de l’électorat lui donne une influence directe et puissante sur la marche des affaires. Tous les trois ou quatre ans, deux cent mille électeurs sont convoqués ; toutes les questions sont portées devant eux, et, par le choix de leurs mandataires, il dépend d’eux en partie de résoudre ces questions à leur gré. Sans doute, une fois élue, la chambre a son esprit et son indépendance ; elle devient souveraine à son tour et pour plus de temps. Mais, de son côté, le corps électoral, qui intervient souvent et d’une manière directe dans les affaires, arrive successivement à prendre une sorte de personnalité politique dont la prépondérance se fera de plus en plus sentir. À ces électeurs qui, depuis vingt-cinq ans, ont été consultés, invoqués dans toutes les crises, dans tous les périls qu’a traversés la société, il faut parler non pas le langage d’une démagogie grossière, mais celui de la raison et des véritables intérêts du pays.

La France veut la monarchie représentative. S’il est un point qui doive être hors de tout débat désormais, c’est à coup sûr celui-là. Rêver pour le pays une autre forme de gouvernement, après cinquante années d’essais et de convulsions, ne peut plus être que le fait d’une ignorance ou d’une folie également incurable. Cette monarchie représentative, déjà constituée par la charte de 1814 ; a reçu une consécration éclatante par la charte de 1830. L’institution fondamentale de la royauté s’est affermie même au milieu des orages, parce qu’une tige nouvelle a été mise à la place d’un tronc desséché. La liberté constitutionnelle a été assise sur de plus larges bases. Jamais pacte politique n’a été plus clair, plus loyal, plus satisfaisant, que celui de 1830. Depuis cette grande époque, des lois scrupuleusement élaborées par les trois pouvoirs ont organisé les franchises municipales et la représentation des intérêts départementaux. Aujourd’hui qu’avons-nous à faire ? Nous avons à consolider en améliorant. Le travail d’amélioration est la conséquence naturelle du génie conservateur ; car, en politique comme dans la nature, rien ne se conserve sans développer et accroître ses forces.

Nous croyons fermement que cette pensée, consolider en améliorant, anime aujourd’hui la France, et nous souhaitons que ce soit elle qui inspire surtout le corps électoral dans les choix qu’il va faire. Il est permis de l’espérer ; on ne remarque même pas dans le pays les agitations qu’amène souvent une élection générale. Les partis ne s’accablent pas mutuellement, comme en 1839, d’écrits, de circulaires et de pamphlets. On compte les brochures que la circonstance a fait naître. Cette extrême sobriété dans la polémique est un symptôme. Bien des passions sont éteintes ; que d’illusions évanouies ! En 1834, en 1839, les partis et les hommes que leurs principes et leurs espérances plaçaient en dehors de la constitution de 1830, cherchaient dans le mouvement d’une élection générale un moyen de propagande. À ces prédications ardentes ont succédé aujourd’hui la circonspection, la modestie, le silence.

S’il y a de l’animation quelque part, elle est plutôt dans les rangs du parti conservateur. Il a la conscience de sa force, et il veut garder la prépondérance que depuis 1839 il a su reconquérir. Aussi les écrivains qui se font les organes de ses intérêts électoraux ont le verbe haut et vif. Conservateurs, leur disent-ils, prouvez par votre active persévérance, par votre ferme accord, par l’indépendance et la dignité de vos choix, que vous ne connaîtrez jamais ni les mollesses d’une sceptique indifférence, ni les jalouses exclusions des partis étroits et violens. Nous ne pouvons qu’applaudir à ces paroles qui sont les dernières d’une brochure ayant pour titre : La Politique des Conservateurs. Mais l’auteur, qui ne s’est pas fait connaître, nous semble avoir un peu oublié dans le cours de son véhément factum cet esprit de conciliation qu’il recommande dans les lignes que nous avons citées. Il touche à toutes les questions : la situation intérieure, la politique étrangère, le ministère du 1er mars, le cabinet du 29 octobre, les fortifications de Paris, le droit de visite, le recensement, la réforme électorale, les républicains, les légitimistes, l’opposition de gauche, sont successivement l’objet d’une appréciation tranchée, énergique. On ne saurait refuser à l’écrivain le mérite de la franchise. Défenseur décidé du ministère du 29 octobre, il en justifie la politique sur tous les points ; il poursuit ses adversaires avec passion, parfois avec injustice. Nous ne savons si la brochure produira tout l’effet qu’a dû s’en promettre l’auteur. Comme moyen d’attaque, comme cri de guerre, elle est trop longue et promène la discussion sur trop de points ; d’un autre côté, ceux qui y chercheront un jugement impartial, approfondi, sur la situation et les hommes, pourront être choqués par la verve incandescente de l’écrivain, et parfois seront tentés de lui dire : Citoyen, voyons votre pouls.

Ce n’est pas au reste sur la politique intérieure que nous nous trouverons en désaccord avec l’auteur. Nous pensons, comme lui, que depuis douze ans de grands progrès ont été accomplis dans notre pays pour sa vie morale et matérielle. L’énumération de toutes les lois et de tous les actes qui ont concouru à cette amélioration serait longue. Au surplus, la France se rend bien compte de toutes les conquêtes qu’elle doit à la dernière révolution ; aussi nous la voyons en ce moment plus désireuse de les consolider que de les accroître. Dans les premières années qui ont suivi 1830, il semblait qu’on n’obtiendrait jamais assez de réformes ; aujourd’hui la société témoigne plutôt l’envie de faire halte dans la voie des innovations ; naguère elle aurait précipité tous les changemens, maintenant elle les ajourne pour en examiner mûrement l’à-propos et la nécessité. C’est à cette disposition incontestable de la France que le parti conservateur doit la faveur avec laquelle le pays le voit depuis plusieurs années.

Continuons d’interroger les sentimens de la nation, et nous la trouverons plus préoccupée des questions de politique étrangère que des questions intérieures. Il importe de préciser la mesure de ces préoccupations sans aller au-delà comme sans rester en-deçà de ce que sent et veut le pays. La France souhaite sincèrement conserver la paix européenne, et ce désir est bien partagé par tous les peuples qui l’environnent. Eh ! qui songe à la guerre ? Qui voudrait interrompre brusquement par une prise d’armes ce mouvement d’idées et d’intérêts qui a commencé le jour où Napoléon est tombé ? Pour rouvrir le jeu des batailles, les esprits sont trop éclairés, et les ames trop molles. La paix ne sera pas troublée, mais la France veut qu’elle soit pour elle digne et satisfaisante ; comme la paix est dans l’intérêt de tous, la France n’entend pas y faire de sacrifices particuliers. Certes jamais sentiment national ne fut plus modéré ni moins blessant pour les autres peuples. Cependant il y a deux ans la France a pu croire que, pour conserver la paix générale, elle avait mis du sien un peu plus qu’on n’était en droit d’exiger d’elle. Cette pensée, qu’on lui avait fait exagérer la mesure des concessions, lui a été amère. Nous ne déclamons pas, ce nous semble, en signalant ce froissement de l’honneur national comme un fait incontestable, comme un sentiment unanime. C’est au moment où le pays se trouvait ainsi affecté qu’est survenue la question du droit de visite : cette question a trouvé la France et les chambres résolues à deux choses, ne plus faire de concessions, et surtout n’en plus faire à l’Angleterre. Pour nous, nous avons reconnu que le parti conservateur était devenu un parti vraiment politique par la prompte intelligence avec laquelle il s’est fait l’organe du sentiment national. Il n’a permis à personne de faire mieux que lui quand il s’est agi d’exprimer les intentions du pays. Cette habile conduite, en le rendant plus populaire, a eu aussi l’avantage de prêter à notre gouvernement une grande force dans ses négociations. Le cabinet a pu montrer à l’Europe l’unanimité du pays et s’en appuyer.

Quel intérêt le parti conservateur aurait-il à diminuer, par des divisions intestines, l’autorité de son vote et de ses actes sur une question si considérable ? Nous ne concevons pas comment l’écrivain qui se donne pour leur organe a pu voir dans l’affaire du droit de visite une occasion d’attaquer l’ancien président du 15 avril. M. Molé a fait connaître à la tribune de la chambre des pairs quelle avait été sa conduite lorsqu’il se trouvait à la tête du cabinet. Il n’a point autorisé notre ambassadeur à ouvrir le protocole avec les quatre puissances ; quand M. le comte Sébastiani lui transmit ce protocole, au bas duquel il avait mis sa signature, M. Molé ne répondit point : trois mois après il n’était plus aux affaires. Est-il bien difficile de se rendre compte de cette attitude ? M. Molé s’est abstenu, autant qu’il était en lui, de faire un pas de plus dans la voie où l’on se trouvait engagé : il n’autorise point l’ouverture du protocole, et, quand elle lui est annoncée, il garde le silence. On peut, sans être un grand diplomate, apprécier la mesure et la portée de cette conduite, qui, sans que personne eût à se plaindre, réservait l’avenir. Malheureusement nous vivons dans un pays où l’avenir, même le plus limité, n’appartient pas aux hommes d’état, et nous sommes possédés d’une manie d’instabilité qui les précipite au moment où ils allaient agir.

Croirait-on que, dans les explications fort simples données au Luxembourg par M. Molé, l’auteur de la Politique des Conservateurs voit quelque chose de coupable, et presque une manière de découvrir la royauté ? La couronne découverte par M. Molé, par l’homme d’état qui, pour les détourner du trône, a appelé sur sa tête les coups de tous les partis ! Ce reproche est si déraisonnable, qu’il ôte presque toute gravité à l’œuvre de l’écrivain.

D’ailleurs une aussi flagrante injustice à l’égard de M. Molé était tout-à-fait inutile à l’apologie du cabinet. Dans tout ce débat du droit de visite, les agressions réitérées de l’opposition ont fourni au ministère l’occasion naturelle de remonter à l’origine de la question et de faire à chacun sa part. Cette responsabilité dont on voulait l’accabler, il a pu la partager entre tous, en traçant l’ensemble des négociations auxquelles ont participé tous les ministères. Le poids de cette grande discussion a été porté par M. Guizot avec une puissance à laquelle même ses plus résolus adversaires n’ont pas refusé leur admiration. Nous n’aurons que la justice de l’historien en disant que, dans la session qui vient de finir, M. Guizot a trouvé dans son talent des ressources nouvelles. Comme orateur politique, il s’est élevé plus haut qu’il n’avait encore fait. Pour mieux se défendre, il a grandi.

Au milieu des dissentimens et des animosités qui agitent le monde politique, ne refusons jamais à la supériorité de l’esprit et du talent l’hommage auquel elle a droit. Pourquoi l’auteur de la Politique des Conservateurs s’est-il si souvent départi de cette équité, qui est à la fois un devoir et un plaisir ? Après avoir été injuste envers M. Molé, à plus forte raison devait-il continuer à l’être envers M. Thiers. Cependant est-il habile, est-il dans l’intérêt général de travailler à élargir la distance qui sépare en ce moment le chef du centre gauche de la majorité dont il était encore, il y a deux ans, un des plus puissans représentans ? Nous concevons autrement le langage qu’il y aurait à tenir. Vous parlez, dites-vous, au nom des conservateurs. Eh bien ! en leur nom, rappelez à M. Thiers et à ses amis les nombreux points de contact qu’ils ont gardés avec la majorité. Attirez-les à vous, au lieu de les pousser à gauche. Adressez-leur les reproches que, selon vous, ils méritent, mais sans exagération, sans violence.

Oui, on peut, non sans raison, déplorer le schisme qui s’est fait dans le sein de l’ancienne majorité. Il est fâcheux pour tous que des hommes éminens qui avaient si fort compté dans les rangs de cette majorité, s’en trouvent isolés aujourd’hui. Cette séparation n’a cependant pas été amenée par des dissidences radicales. L’ordre et la paix sont aussi bien dans les vœux du centre gauche que dans ceux des conservateurs. Le dissentiment ne s’est élevé que sur les moyens de consolider l’un et l’autre. Quand le 1er mars vint aux affaires, il inscrivit sur son drapeau le mot de transaction. Son chef donna lui-même à la tribune le commentaire de cette devise : pas de réaction, aucune exclusion de personnes, un esprit conciliateur, l’oubli d’anciennes querelles qui n’avaient plus d’objet. M. Thiers disait que cet esprit de conciliation et de transaction était partout, et ne se montrait pas moins dans les questions d’intérêt matériel que dans les questions politiques ; il ajoutait aussi que, depuis trois ans, on avait plus souvent discuté sur les mots que sur les choses. La chambre répondit à cet appel ; elle donna au ministère du 1er mars une imposante majorité de transaction. Il y a deux ans, à pareille époque, tout semblait promettre à ce cabinet une longue carrière, quand la fatale question d’Orient vint tout renverser. Le ministère du 1er mars ne fut pas heureux.

Sorti des affaires, le centre gauche eut une position difficile. Il n’appartenait entièrement ni à la majorité, ni à l’opposition. Dans la politique intérieure, il partageait les principes et les sollicitudes de la majorité pour la cause de l’ordre, et il s’associait aux griefs de l’opposition pour la politique étrangère. Ces situations intermédiaires ne permettent pas, nous le reconnaissons, d’avoir une action prompte et directe sur la marche des affaires ; néanmoins ceux qui les occupent avec talent peuvent encore y exercer une influence utile, et travailler pour l’avenir. À notre avis, le centre gauche n’a pas assez continué, en dehors des affaires, la politique qu’il avait intronisée au pouvoir ; il n’a pas assez professé, il n’a pas assez représenté ces idées de transaction qui n’ont pas cessé un instant d’être vraies et nécessaires ; il s’est trop confondu avec l’opposition. Or, pour que le centre gauche exerce une influence réelle sur la gauche, il ne faut pas qu’il dissimule les sympathies et les souvenirs qui le rattachent au parti conservateur. Autrement, en inclinant trop vers la gauche, il la confirme dans ses préjugés, dans ses erreurs, et il perd la plus grande partie de sa puissance morale.

Voilà, ce nous semble, ce qu’on eût pu dire au centre gauche au nom du parti conservateur. Nous n’avons pas été surpris, en arrivant au chapitre de l’opposition de gauche, de trouver chez l’auteur de la brochure une recrudescence de vivacité. Ce sont nos adversaires sérieux, s’écrie l’écrivain ; aussi se donne-t-il carrière dans l’assaut qu’il leur livre : « Nous avons vu à l’époque du 1er mars, dit-il, la gauche presque tout entière obéissante et docile jusqu’à la servilité, avide de faveurs jusqu’au cynisme, acceptant sans embarras les plus éclatantes contradictions. Elle a renoncé à ses veilles croyances sans parvenir à s’en former de nouvelles. Le ministérialisme sans débat, sans objection, sans examen, a été sa règle… » Et encore : « La gauche a senti qu’elle avait perdu le droit d’invoquer ses principes ; elle n’en parle plus, elle n’y croit plus. Elle marche au hasard par des chemins qu’elle ignore, résignée à tout, imprévoyante de tout, jetant par intervalles un regard terne vers le passé, et ne pouvant se dire à elle-même si elle le regrette, ou si elle a pour jamais rompu avec lui. » Nous aimons qu’on combatte ses adversaires avec ardeur et franchise, mais encore faut-il être juste. Les choses ne se sont pas passées comme les décrit l’écrivain. Tout un parti ne désarme pas pour complaire aux convenances d’un homme ou de quelques hommes ; il faut trouver à ses changemens des raisons plus générales et plus nobles. L’opposition de gauche n’a pas échappé à cette décomposition des partis, à cette transformation des idées dont nous avons le spectacle depuis six ans. Seulement, elle a mis son amour-propre à ne pas s’avouer à elle-même les modifications qu’elle subissait ; le parti du mouvement s’est piqué d’immutabilité. Autour d’elle, chaque parti, chaque homme transformait ses opinions, ses idées ; les esprits les plus élevés du parlement et du pays, M. Thiers, M. Guizot, M. de Lamartine, modifièrent hautement leur politique suivant les besoins nouveaux qu’à leur sens le temps apportait avec lui. Tout changeait autour de la gauche ; elle changeait aussi, et cependant elle s’opiniâtrait à se dire toujours la même. Ce n’est pas pour avoir agi comme elle a fait que la gauche s’est nui devant le pays, mais pour n’avoir pas donné de cette conduite une explication franche et solennelle ; on eût dit qu’elle rougissait elle-même de ses propres progrès. Aussi ses adversaires ont profité de son silence ; ils ont attribué l’appui qu’elle a prêté en 1840 au gouvernement à de misérables motifs d’ambition individuelle. Ces attaques ont embarrassé la gauche ; tout en étant convaincue qu’elle ne les méritait pas, elle a pu souvent se reprocher à elle-même de ne les avoir pas prévenues par plus d’habileté et de courage. C’est pourquoi, depuis deux ans, l’incertitude de ses allures et le découragement de plusieurs de ses membres n’ont échappé à personne. La gauche a besoin de se rendre compte de son passé, de son avenir, et de se reconstituer.

La dissolution du parlement de 1839 est favorable à tous les partis, en leur permettant de se renouveler et de se replacer dans des conditions normales ; elle vieillit leur passé, elle éloigne le souvenir de leurs fautes, elle en allége en partie la responsabilité. Le parti légitimiste a vu dans les élections de 1842 une occasion pour modifier sa conduite. Il ira aux élections, et il ne fera plus d’alliance systématique avec les radicaux. Nous nous féliciterons toujours de voir un parti politique, quelle que soit la distance qui nous en sépare, rectifier sur quelques points ses sentimens et sa marche, parce que cet amendement concourt au bien général. Un parti qui croit à son importance ne se résigne pas éternellement à l’inaction ; ses erreurs, il aime mieux les reconnaître ; les engagemens qu’il a pris envers lui-même, il préfère ne pas les tenir plutôt que d’aboutir à une incurable impuissance par l’entêtement et la logique. Le parti légitimiste, après avoir annoncé qu’il ne prêterait jamais serment à la constitution de 1830, ira aux élections et prononcera le serment constitutionnel : il se rend à l’évidence, il ne veut plus se tenir éloigné de la vie publique, du mouvement des intérêts et des idées, il passe sur l’inconvénient de se donner un démenti à lui-même ; enfin il aime mieux se contredire que se suicider. Aussi s’inquiète-t-il fort peu des dissertations et des efforts que prodigue la Gazette de France pour prouver qu’il n’y a pas de contradiction à faire le contraire de ce qu’on avait promis et proclamé ; il laisse M. de Genoude prêcher dans le vide, et il vaque à ses affaires.

Puisque les royalistes se décident à user de leurs droits électoraux, comment s’étonner qu’ils aient renoncé à chercher leurs inspirations dans la Gazette de France ? Cette feuille, dans sa politique chimérique, réprouve tout ce qui existe, hommes et choses ; la charte de 1830 est pour elle un attentat au droit commun ; tous les hommes qui ont gouverné le pays depuis douze ans sont à ses yeux coupables au même degré. Non-seulement elle combat M. Thiers, mais elle attaque également les deux principaux représentans de la politique des conservateurs, M. Guizot et M. Molé. Ces trois hommes, dit-elle, c’est-à-dire les trois ministres du 15 avril, du 1er mars et du 29 octobre, se sont faits les instrumens de l’arbitraire ; ils se sont montrés tous trois ennemis de la monarchie et de la liberté, amis du despotisme et de la révolution. Les mandats des électeurs aux députés doivent donc donner l’exclusion à ces trois hommes. Jamais l’ostracisme d’Athènes n’aura été mieux appliqué ! Jamais, dirons-nous à notre tour, la confusion des idées ne s’est élevée à plus de folie. Un prêtre journaliste invoquant l’ostracisme d’Athènes contre M. Guizot et M. Molé, et les dénonçant comme révolutionnaires, est à coup sûr un des accidens les plus bouffons qu’ait pu amener de nos jours l’anarchie des idées.

Un jeune écrivain s’est préoccupé de l’influence que devaient exercer les légitimistes sur les élections, et il a voulu opposer l’action de M. de Lamartine à l’action de MM. Berryer et de Genoude sur ce parti. D’abord, à l’heure qu’il est, l’influence de M. de Genoude n’a pas besoin d’être combattue, car elle est complètement annulée. Quant à M. Berryer, qui reste toujours le plus éloquent organe des royalistes, nous le croyons plus puissant comme orateur que comme chef de parti ; il parle, mais il ne mène point. Puisque l’auteur des Vues sur les élections de 1842 s’occupait des légitimistes, il eût dû caractériser leur situation, leur esprit, et ne pas se contenter d’une phrase ou deux sur l’aristocratie expirante. Enfin il ne nous semble pas que M. de Lamartine ait aujourd’hui pour mission spéciale d’être le chef des légitimistes modérés ; tel a pu être son point de départ, nais il a depuis agrandi son rôle et son but. Il a montré l’ambition de se faire l’organe et le représentant de ce que les principes de 1789 ont de plus noble et de plus vrai, et il est bien au-delà de la ligne où se tiendront pendant long-temps encore les légitimistes les plus modérés et les plus honnêtes. Ni le parti conservateur, ni le pouvoir n’ont d’ailleurs d’avances à leur faire : le temps, qui a déjà dissipé bien des illusions, en fera tomber d’autres encore, et le moment viendra où tout ce que le côté droit du pays compte d’éclairé et d’honorable donnera une adhésion franche et complète à un gouvernement qui se sera montré gardien impartial et fort de tous les intérêts et de tous les droits.

Dans les Vues sur les élections de 1842, M. de Romand a montré des intentions droites ; il désire le maintien de la paix européenne, l’union du pouvoir et de la liberté, il demande au parti conservateur d’imprimer à sa politique un caractère élevé. À tout cela nous n’avons rien à reprendre, mais nous eussions désiré que, par plus de travail et de réflexion, il eût rendu sa pensée plus précise, et en eût fait des applications plus positives. La langue politique ne se paie pas de lieux-communs, de formules vagues, de développemens emphatiques. Parce qu’on est, comme tout le monde, partisan de la paix, il n’est pas nécessaire de s’écrier : « Ô paix céleste, combien de temps encore seras-tu l’objet des sarcasmes des hommes, combien de temps seras-tu reniée et méconnue sur la terre !… » Et plus loin : « Non, la guerre, ce fléau de Dieu, n’a plus de mission providentielle à accomplir, son œuvre divine est achevée ; l’invention de l’imprimerie et de la vapeur fera marcher plus sûrement le monde à l’unité que les armées des Alexandre, des César, des Attila et des Napoléon. » Que le jeune écrivain soit bien convaincu que toutes ces déclamations creuses sont mortelles à l’effet qu’on veut produire. La raison s’exprime autrement. M. de Romand, dont cette brochure n’est déjà plus le début, écrivait plus simplement il y a deux ans. Le ton ambitieux qu’il prend aujourd’hui n’est pas un progrès.

L’extrême gauche a reconnu son manifeste dans l’Avis aux Contribuables de Timon. Il est remarquable que, dans une circonstance aussi solennelle qu’une élection générale, elle n’ait trouvé à soulever qu’une question financière. « Je ne parlerai, dit Timon, ni de la réforme électorale, ni de la réforme parlementaire, ni de la révision des lois de septembre, ni de la liberté du jury. » Pourquoi M. de Cormenin n’en parle-t-il pas ? Parce qu’il n’a pu se dissimuler à lui-même la disposition morale du pays. Les passions du démocrate sont vives chez Timon, mais l’esprit de l’homme est éclairé, et il a dû reconnaître que tous ces thèmes, tant de fois exploités, laissaient le pays indifférent et froid. Aussi a-t-il cherché un autre motif, et il s’est jeté dans les chiffres. Nous félicitons l’extrême gauche de cette amélioration, de cette nouveauté dans sa polémique.

Autre progrès. Le publiciste radical emprunte la plus grande partie de ses argumens aux hommes politiques les plus modérés, à M. Lepelletier d’Aulnay, à M. le comte Roy, à M. d’Audiffret, à M. Dufaure. Ces honorables pairs et députés ont signalé en effet les inconvéniens que présente notre situation financière, et M. de Cormenin ne vient qu’à leur suite dans cette carrière nouvelle pour lui. Mais croit-il par hasard que ces hommes, vraiment compétens, de l’autorité desquels il s’appuie, concluent avec lui que le remède efficace est d’envoyer à la chambre une majorité radicale ?

Singulière erreur de l’esprit de parti ! On affirme et on prouve, par tous les témoignages, que la France a engagé son avenir financier pour plus de dix ans, on ajoute qu’il faut que ce soit dix années de prospérité ; et la conclusion qu’on en tire, c’est d’inviter les électeurs à déplacer le pouvoir par leurs votes, et à lancer le pays dans des agitations, dans des aventures nouvelles ! Mais si la France a engagé son avenir pour dix ans, elle doit redoubler de prudence et d’esprit de conservation ; elle le sent, et voilà pourquoi devant les préoccupations financières, devant les grands travaux industriels qui se continuent ou se préparent, les passions politiques, naguère encore si vives, s’amortissent.

M. de Cormenin est lui-même plus qu’il ne croit sous l’influence de ces dispositions nouvelles du pays. Dans sa Réponse au ministre des finances, nous le surprenons en flagrant délit de justice et d’impartialité envers le gouvernement de 1830. « Tout le bien, dit-il, que le gouvernement a pu faire à mon pays avant comme depuis 1830, et il en a fait, je l’en remercie, car je porte un cœur de citoyen, et je ne suis ni ingrat ni injuste. » Allons, Timon n’est pas si dur ; voilà un bon mouvement qui l’honore, et qui vaut mieux que les plus virulentes, les plus ingénieuses tirades. On n’échappe pas à l’esprit de son temps ; on ne reste pas implacable, exclusif, quand on voit autour de soi les partis et les hommes se transformer et se rapprocher. Comparez les deux derniers écrits de M. de Cormenin avec ceux qu’il publiait il y a quelques années ; quel contraste ! Dans ceux-là brillait une verve ardente, impitoyable ; ni ménagemens, ni concessions ne venaient tempérer la furie des attaques. Aujourd’hui, l’écrivain s’évertue encore de temps à autre à reprendre ses anciennes allures, mais ces redites laborieuses paraissent bien pâles ; le spirituel pamphlétaire est fatigué.

Ce n’est pas, au surplus, dans les brochures, les journaux et les circulaires, mais dans les faits même qu’il faut aller chercher l’intelligence des besoins du pays. Il y a deux ans, au milieu de l’ébranlement qu’avait imprimé à l’Europe la question d’Orient, le ministère du 29 octobre se présenta, en acceptant la tâche de faire rentrer la France dans le concert européen. Il annonça plus tard qu’il avait obtenu ce résultat par la convention du 13 juillet 1841, et la majorité des chambres ne le démentit pas.

Il y a un an, le parlement a pu se demander si, cette œuvre accomplie, le rôle du ministère du 29 octobre n’était pas terminé. Il y avait dans le sein de la majorité qui lui avait prêté, dans les premiers momens, un appui jugé par tous indispensable, il y avait dans cette majorité des pensées dissidentes, des élémens de division qui pouvaient se produire. Au commencement de la session dernière, une crise ministérielle était possible ; à plusieurs elle paraissait imminente ; elle n’eut pas lieu.

Le ministère du 29 octobre put donc fournir une carrière nouvelle ; il continua de gouverner, et il laissa voir l’intention de dissoudre la chambre. De cette manière il s’affermissait dans le présent et travaillait à s’assurer l’avenir. Aujourd’hui, il se présente aux électeurs en disant : J’ai obtenu deux grands résultats, j’ai conservé la paix européenne, et j’ai reconstitué la majorité gouvernementale. Consolidez mon œuvre par vos suffrages.

Le pays, tout en reconnaissant ce qu’il y a de vrai dans ces deux assertions, a, nous le pensons, des exigences qui dépassent les faits accomplis. La paix est conservée, c’est bien ; mais il reste à l’ennoblir, à l’élever, à la rendre à la fois féconde et digne. En durant, le ministère du 29 octobre a contracté d’autres obligations : dans la première phase de son existence, on ne lui demandait que de prévenir une collision fâcheuse ; c’était une mission transitoire. Aujourd’hui la paix est assurée, le ministère s’en glorifie ; mais le pays en attend les effets et les fruits : il veut savoir ce qu’y gagneront son honneur et ses intérêts.

Si la majorité gouvernementale sort régénérée et plus forte de l’épreuve des élections, elle aura contracté de grands devoirs envers le pays qui lui aura témoigné une si persévérante confiance. La France n’aura pas moins contribué que le pouvoir à la reconstituer, et elle aura le droit d’exiger qu’elle prouve par ses œuvres, par ses lumières, qu’elle est digne de représenter et de conduire le pays.

La situation est paisible et régulière. La France électorale peut, sans contredire le pouvoir, l’éclairer sur ses besoins et l’exciter à les satisfaire. C’est par des élections également pures de l’esprit de révolte et de servilité, que le pays assurera cette stabilité sociale dont la pensée et le désir se trouvent partout. Quel est aujourd’hui l’esprit éclairé et juste qui n’a pas embrassé la cause de l’ordre ? On arrive à être convaincu que, pour asseoir d’une manière définitive le triomphe des vrais principes de nos deux révolutions, il faut surtout en éviter une troisième. Ceux qui s’étonnent de voir beaucoup de conservateurs sortis de l’école de la révolution ont peu réfléchi sur la politique et sur l’histoire. Un jour, devant Auguste, un courtisan, dans la pensée de lui complaire, se moquait beaucoup de l’opiniâtreté qu’avait mise Caton à défendre l’ancienne république. « Ne riez pas, répondit Auguste ; tout homme qui défend les institutions de son pays est un bon citoyen. » Qui parlait ainsi ? Un révolutionnaire couronné devenu conservateur.


Lerminier.