Les Élections de 1857 en Angleterre/01

La bibliothèque libre.
LES ÉLECTIONS
DE 1857
EN ANGLETERRE



Je remporterai en France l’impression profonde que laisse dans les âmes faites pour le comprendre le spectacle imposant qu’offre l’Angleterre, où la vertu sur le trône dirige les destinées du pays, sous l’empire d’une liberté sans danger pour sa grandeur.»
(Discours de l’empereur en réponse à l’adresse de la Cité de Londres.)


Les élections qui viennent de donner à la Grande-Bretagne un nouveau parlement ont offert un grand et curieux spectacle, qui pour tout observateur désintéressé doit tourner à l’honneur des institutions du pays; elles ont montré le progrès des mœurs publiques chez un peuple habitué à un long et paisible exercice de la liberté, et elles ont fait voir que les ressorts de son antique constitution, loin d’être rouillés, n’avaient au contraire jamais eu plus de force et de souplesse. Pendant tout un mois, le gouvernement s’est tenu comme à l’écart; la royauté a semblé se retirer de l’arène; la nation, appelée à prendre part au choix des députés de la chambre des communes, a pu se prononcer à son aise sur les hommes et sur les choses dans la pleine possession du droit de tout dire et de tout écrire, et les grands pouvoirs publics, loin d’avoir couru le moindre péril à cette épreuve du jugement du pays, en sont sortis au contraire, comme toujours, mieux affermis et plus respectés. L’ordre dans le mouvement est la consigne répétée de génération en génération, et à laquelle le pays ne s’est pas lassé de se montrer fidèle. La décadence peut être vainement prédite à l’Angleterre par de faux prophètes; la Grande-Bretagne leur oppose avec confiance le permanent témoignage de sa virile grandeur, et en dépit des médecins qui cherchent des cures à faire et qui voudraient la faire passer pour malade, elle continue à donner elle-même le bulletin le plus satisfaisant de sa force et de sa santé.

Tel est l’enseignement que peuvent donner aujourd’hui les dernières élections en mettant sous nos yeux le mouvement de la vie politique du pays affranchi de toute contrainte : elles ne doivent pas seulement servir à faire connaître la lutte des partis entre lesquels le pouvoir est pacifiquement disputé; il faut surtout y chercher le spectacle d’un peuple qui est accoutumé à user de ses droits sans être tenté d’en abuser, et qui a toujours su concilier l’amour du progrès avec le respect des traditions. Le rôle des personnages qui sont sur la scène a sans contredit son importance; mais il s’efface devant le rôle de ce personnage anonyme qui est la foule, et qui, comme le chœur de la tragédie antique, applaudit les uns, gourmande les autres et les juge tous. C’est cet esprit public qui est l’âme de la constitution britannique et comme le souffle de cette grande création : mens agitat molem. Il peut seul faire saisir la physionomie et le caractère des élections de la Grande-Bretagne : il en anime le tableau, il en éclaire tout le système, et il en résume également toutes les garanties.

Les élections qui donnent à la Grande-Bretagne sa chambre des communes n’ont pas lieu à huis clos, et elles n’intéressent pas seulement les électeurs : elles se font devant le peuple, sinon par le peuple, et sans donner à la nation tout entière un droit d’entrée dans le corps électoral, elles ne la tiennent pas cependant à l’écart. Elles ont un autre intérêt que celui d’un vote silencieusement donné et silencieusement reçu. Elles engagent en effet devant le pays comme un grand procès où tous les principes s’exposent, où toutes les questions se débattent, où toutes les causes s’instruisent, se plaident et se jugent. Elles sont un appel à l’opinion, qui, librement consultée, se prononce librement, tout en restant défendue contre elle-même par la résistance que les institutions peuvent opposer à ses caprices passagers. Destinées à assujettir la responsabilité des gouvernans au contrôle des gouvernés, elles font des affaires publiques les affaires privées de tous les citoyens. Elles ne mesurent pas ainsi au pays la vie politique à petites doses ; elles la répandent à flots, non pas en la précipitant tout à coup comme un torrent qui tour à tour se grossit et se dessèche, mais en la faisant couler comme un grand fleuve qui n’est exposé ni à tarir ni à déborder. Elles font assister à un spectacle qui se passe au grand jour et en plein air, et qui demande à être compris par les yeux et par les oreilles : ce sont les meetings où elles se préparent, les hustings où elles se discutent et se décident, qui leur servent de théâtre. Telle est la scène sur laquelle il faut les étudier et suivre les différentes phases qu’elles traversent.

Le signal de l’élection générale des membres de la chambre des communes est donné par l’acte royal de convocation d’un nouveau parlement, soit à raison d’un nouveau règne qui commence, soit à l’expiration des pouvoirs du parlement en exercice, qui ne peuvent se prolonger au-delà de sept ans, soit enfin, comme dans le cas qui vient de provoquer les dernières élections, par suite d’une dissolution qui permet aux ministres de la couronne d’exercer un droit d’appel de la chambre au pays. Le lord chancelier chargé de l’exécution des ordonnances royales donne son ordre (writ) au secrétaire de la couronne auprès de la chancellerie, et celui-ci envoie aussitôt au shériff de chaque comté l’ordre de faire élire les députés qui doivent représenter soit le comté, soit tel ou tel bourg dépendant du comté. Dans un délai de deux jours, les shériffs doivent faire publier une proclamation qui appelle les électeurs du comté, aujourd’hui comme autrefois, à la vieille cour du comté, et les invite à s’y réunir six jours après au plus tôt, douze jours après au plus tard. Les électeurs des bourgs qui ont le droit de représentation sont convoqués en général, suivant les instructions du shériff, par l’officier municipal préposé à l’élection, et l’élection doit avoir lieu trois jours francs au moins après la convocation, dans un délai de six jours au plus. Toutes les précautions sont prises pour donner la publicité nécessaire à cette convocation; l’heure à laquelle elle doit être annoncée est fixée entre huit heures du matin et quatre ou six heures du soir, suivant la saison, afin de prévenir le retour de la ruse intéressée dont un candidat s’était servi autrefois dans le bourg de Shaftesbury, en faisant publier, entre onze heures du soir et minuit, le jour de l’élection, qu’il voulait laisser ignorer à son compétiteur.

La convocation du shériff appelle les combattans dans l’arène : ils ne s’y font pas attendre pour s’y assurer ou s’y disputer la victoire; mais avant de s’y présenter, ils ne négligent pas les précautions nécessaires pour se préparer le terrain, et pour ne pas se laisser prendre au dépourvu, ils se mettent en mouvement avant que le signal soit donné. Les affaires d’avant-poste s’engagent dans les meetings ou réunions populaires, qui sont entrées dans les mœurs et dans les lois du pays, et qui semblent faire partie de sa constitution. C’est dans les meetings que les candidats viennent reconnaître la position et essayer leurs forces : ils les font annoncer d’avance par les journaux et les affiches, et y donnent un rendez-vous à tous ceux qui partagent leurs opinions. C’est en promenant ainsi leur candidature dans tout un comté ou dans les quartiers d’une ville qu’ils se ménagent des relations publiques avec leurs concitoyens, et vont au-devant de toutes les explications qui peuvent leur être demandées. Leurs amis viennent en même temps à leur aide en multipliant les réunions en leur faveur, afin de faire valoir les titres qui peuvent les recommander aux électeurs. Ceux qui ne sont pas électeurs ne sont pas écartés, et comme ils peuvent contribuer à former l’opinion publique, même sans donner leurs suffrages, ils sont également appelés à entendre discuter le mérite et la politique des candidats. Les candidats ou leurs amis viennent même quelquefois les haranguer dans des réunions où ils les ont spécialement convoqués, et sans faire appel à leurs passions, ils les engagent à user de la part de droits qui leur appartient, à se servir par exemple de leur influence de pratiques sur les petits marchands qui sont électeurs, afin de les décider à voter pour le candidat de leur choix. C’est dans les meetings qui couvrent l’Angleterre de réunions le jour et le soir, dans les villes et dans les campagnes, que se fait entendre la voix du pays, dont l’écho se prolonge dans toutes les feuilles publiques; ces meetings garantissent à la minorité l’exercice de ses droits légitimes, et ils empêchent la tyrannie de la majorité; ils donnent l’élan aux bonnes causes, et découragent les factions en traînant au grand jour les erreurs et les mauvaises passions qui aiment à s’abriter dans l’ombre; ils ne font pas perdre au pays le respect de l’ordre public, protégé par de justes lois de répression, et en même temps ils l’élèvent à l’école d’une discussion sérieuse où les artifices du langage rencontrent peu de faveur, et où c’est le bon sens qui finit aisément par prévaloir.

Les meetings ouvrent la campagne des élections, et tant qu’elle dure, ils se continuent sans relâche, mettant à l’épreuve l’infatigable activité de parole du candidat et de ses amis; mais les meetings eux-mêmes ne suffisent pas, et il y a d’autres liens qui doivent encore resserrer les rapports du candidat avec ses commettans. La préparation d’une élection ne s’arrête pas aux discours prononcés en public; elle demande des efforts plus persévérans et des démarches plus pressantes, et elle est même désignée par un mot particulier à la langue anglaise, le canvass. La conquête des votes ne s’emporte pas seulement par le succès de la parole; il faut le plus souvent que la popularité vienne s’y joindre. Il ne suffit pas que le candidat fasse dans les meetings sa profession de foi ; il est encore nécessaire, surtout si l’élection doit être contestée, qu’il rende lui-même ou qu’il fasse rendre visite à ses électeurs, afin de leur demander de lui envoyer leurs voix. Quand le jour de l’élection approche, il est d’usage qu’il aille leur offrir ses devoirs suivant l’expression consacrée, et porte ses remerciemens à ceux qui se sont déjà prononcés en sa faveur; le dernier des citoyens, s’il est électeur, peut ainsi recevoir la visite d’un grand seigneur ou d’un riche bourgeois qui vient solliciter son suffrage et s’exposer à ses refus. Dans les comtés et dans les villes où le corps électoral est trop nombreux pour que le candidat puisse suffire aux exigences de cette tournée, ce sont ses agens payés ou volontaires qui le remplacent; ils vont porter la parole en son nom et remettre au moins sa carte : si l’on suit les candidats ou leurs amis de maison en maison, on peut entendre se succéder les réponses de ceux qui leur disent oui, ou de ceux qui leur disent non, et les voir échanger avec les premiers un cordial serrement de main, avec les autres un froid salut. La négligence dans toutes ces démarches peut faire échouer une nomination, qui n’est quelquefois emportée qu’à une seule voix de majorité, et quand la lutte est engagée entre les personnes plutôt qu’entre les opinions, il n’est pas rare qu’un électeur se refuse à donner sa voix à celui qui lui a manqué de politesse. Aussi les candidats ont-ils soin ordinairement, le jour de l’élection, de prier leurs commettans d’accepter leurs excuses pour tous leurs oublis involontaires : l’un se rejette sur le défaut de temps, l’autre sur l’inexpérience d’un nouveau venu; celui-ci craint que ses cartes n’aient pas été régulièrement distribuées, et explique comment quelques-unes ont pu être égarées en chemin. Les élections sont par là un moyen puissant de rapprochement entre les différentes classes et pour ainsi dire un pont jeté entre elles; c’est comme une chaîne d’égards qu’elles établissent de haut en bas, et elles imposent aux candidats des ménagemens de toute sorte auxquels doit se plier un patron librement choisi envers tous ceux qu’il veut gagner ou garder comme cliens.

Les discours et les visites, la propagande publique et la propagande privée, tel est donc le double travail qui demande aux candidats tout leur temps et toute leur peine; mais ils ne pourraient pas assurément le mener à bonne fin sans l’active intervention de leurs comités respectifs. En effet, ils y trouvent l’appui et le concours des principaux citoyens intéressés par amitié ou par opinion au succès de l’un des compétiteurs, et prêts à prendre sur eux seuls tout le poids de la lutte, si par exception le candidat absent ou malade ne peut s’aider lui-même. Le lieu de réunion de chaque comité est rendu public, et il devient aussitôt le quartier-général où chacun peut venir donner les nouvelles et chercher les ordres. Ce sont les comités qui dirigent la tournée électorale des candidats, et qui prennent toutes les mesures propres à les faire réussir; des rédacteurs y sont chargés de composer les adresses, les requêtes, les appels aux électeurs, de les faire distribuer et de les envoyer aux journaux, qui en remplissent leurs colonnes. D’autres y donnent toutes leurs instructions aux nombreux agens, souvent bien payés et bien nourris, qui sont occupés à faire le triage des électeurs, à leur envoyer leurs cartes, à compter ceux dont on est sûr, à rechercher les douteux, et à supputer ainsi les chances de défaite pour les prévenir, les chances de victoire pour ne pas les laisser échapper. En même temps les souscriptions destinées à couvrir les frais sont ouvertes, et plus d’une fois elles ont défrayé le candidat de toutes les dépenses, quand il ne pouvait pas les supporter. L’esprit d’association, qui semble être l’attribut du caractère anglais, montre ainsi sa force et sa puissance; il détermine ce mouvement et cette mise en commun de tous les efforts, qui, au lendemain d’une révolution à la fois puérile et menaçante, avaient fait en France, sous le feu de l’ennemi, le salut du parti de l’ordre : s’il y a des pays où cette activité, brusquement jetée hors de ses voies régulières, paraît une crise, il y en a d’autres où elle est la condition ordinaire de la santé.

L’élection une fois préparée, il faut voir comment elle se passe : c’est là un tableau vivant sur lequel se dessinent tour à tour les scènes les plus variées qui renouvellent l’intérêt permanent du spectacle.

Le premier jour de l’élection est le jour de la nomination; il a été proclamé par le shériff ou par l’officier préposé, et les journaux, ainsi que les affiches, le rappellent à l’envi à ceux qui pourraient l’ignorer ou l’oublier. Dans une grande ville comme Londres, divisée en plusieurs bourgs électoraux, et où le candidat est plus facilement exposé à rester étranger à ses électeurs, la nomination dérange peu le mouvement habituel des affaires, et n’empêche pas que beaucoup d’indifférens, dans les classes les plus élevées, ne se tiennent à l’écart. Dans la province au contraire, où la vie politique garde toute son énergie, elle suspend les occupations et les plaisirs : tout contribue à lui donner l’air d’une fête. Si l’on se transporte, par exemple, dans un chef-lieu de comté, dès le matin les cloches sonnent à toute volée, les hôtels se pavoisent de bannières rivales, on entend le bruit des nouvelles qui circulent, des acclamations qui se succèdent. Quoique toutes les processions publiques des partis soient maintenant interdites et punies par la loi, on peut encore, au moins la veille d’une nomination, assister à l’arrivée solennelle d’un candidat suivi à cheval par des centaines de partisans. Aux dernières élections, le jeune lord Althorp, qui venait à vingt-quatre ans briguer la candidature du comté de Northampton, entrait ainsi dans la ville, accompagné d’un cortège qui rappelait les temps de la féodalité. L’aspect du lieu de l’assemblée n’est pas moins curieux. Qu’il soit en plein air ou à couvert, on y distingue d’abord un vaste échafaudage élevé de dix à douze pieds au-dessus de terre, et qui paraît destiné à des spectateurs de courses : ce sont les hustings, l’appareil principal de la cérémonie. Au milieu, une petite balustrade posée à hauteur d’appui indique la tribune, et quelquefois c’est seulement une saillie de l’estrade qui en tient lieu; elle ressemble alors à une planche de tremplin sur laquelle on viendrait chercher l’élan : tel est le trépied sacré où chacun de ceux qui veulent prendre la parole vient chercher l’inspiration sans pouvoir toujours la trouver. Au-dessous, une galerie avec des sièges et des pupitres est réservée aux sténographes des différens journaux, et l’orateur qui ne peut se faire entendre borne ses efforts à leur dicter son discours, en se consolant par la pensée qu’il aura au moins des lecteurs. Ce sont les principaux amis des différens candidats et les membres de leurs comités qui occupent les hustings, où des billets de faveur peuvent donner entrée aux étrangers et même aux étrangères; ils s’y groupent en général suivant leurs sympathies, et se réservent de part et d’autre un des côtés de l’estrade. Devant l’estrade, la foule se presse; électeurs et non électeurs sont mêlés, et c’est souvent par milliers qu’il faut en faire le dénombrement; ils suivent d’ordinaire l’exemple qui leur est donné sur les hustings et se partagent, s’il y a lieu, en deux camps. C’est dans cet auditoire bruyant et agité, aux apparences tantôt grossières, tantôt plus sociables, que toutes les opinions vont trouver un écho : il représente la partie intéressée au débat qui va s’ouvrir, et n’attend pas toujours patiemment qu’il commence.

Une tout autre assistance encadre en quelque sorte le lieu de l’assemblée. Si les hustings ont été élevés près d’un chef-lieu de comté, au milieu d’une de ces belles prairies qui font l’ornement de l’Angleterre, de nombreuses voitures viennent se ranger souvent en une double file autour de la corde qui en marque l’enceinte; elles sont dételées sur place, et ainsi rapprochées les unes des autres, elles offrent un cercle élégant et gracieux où revivent les dernières traditions des vieux tournois. Dans de riches équipages, amenés au galop par quatre chevaux pomponnés en faveur de tel ou tel parti, sont assises des dames et des jeunes filles avec de larges rubans qui flottent sur leurs chapeaux ou leurs mantelets, et dont la couleur indique le candidat de leur choix. La dernière ligne est formée par des omnibus et des chariots, dont les impériales peuvent servir de galerie à ceux qui cherchent les meilleures places. Entre tous ces rangs de voitures circulent des propriétaires et des fermiers à cheval, les véritables country-gentlemen, arrêtant leurs montures pour ne rien perdre de ce qu’ils peuvent entendre. Enfin, au milieu du champ d’élection, se promènent tranquillement des constables spéciaux, pris à la journée pour prêter main-forte aux policemen du comté, et qui n’ajoutent à leur accoutrement de tous les jours qu’une pancarte sur leurs chapeaux et un grand bâton dans leurs mains, insigne respecté de l’autorité de la loi. On voit ainsi passer sous ses yeux le panorama de l’Angleterre campagnarde. Sur les places des villes, il n’y a que l’apparence du spectacle qui change; mais on y retrouve toujours le même auditoire : seulement c’est aux fenêtres, quelquefois sur les terrasses des maisons voisines, que les dames intéressées à la lutte prennent leur place, quand elles ne vont pas la chercher hardiment jusque sur les hustings, pour animer la lutte, comme il a été dit autrefois de l’une d’elles, «par la céleste rhétorique de leurs yeux. » Les femmes des candidats manquent rarement de venir s’associer à la bonne ou à la mauvaise fortune de leurs maris, et elles sont souvent saluées pour leur compte par les acclamations populaires : les hourras pour lady Palmerston ou pour lady Russell témoignaient des galanteries spontanées de la foule. Il n’y a pas jusqu’aux jeunes gens à peine sortis de l’enfance qui ne viennent parfois accompagner leurs pères sur les hustings; à l’élection de la Cité, dans cette vieille salle de Guild-Hall où se pressait au-dessus de la foule frémissante une élite de spectateurs et de spectatrices, lord John Russell, ayant à côté de lui un de ses jeunes fils, semblait montrer comment les grandes familles de l’Angleterre préparent de bonne heure leurs enfans à la vie publique, en les élevant à l’école des traditions héréditaires du pays.

C’est devant cette assistance si variée que s’ouvre la séance de la nomination, avant midi dans les comtés, avant ou après midi dans les villes. Elle commence par la proclamation qui ordonne le silence. Après avoir donné connaissance de l’acte de convocation, le shériff ou l’officier municipal préposé à l’élection prête le serment requis pour le loyal accomplissement des devoirs de sa charge, et le fait suivre, sous peine d’une amende de 50 livres, de la lecture de l’acte destiné à la poursuite de la corruption[1]. Il ne lui reste plus alors qu’à demander quels sont les candidats; mais avant de se présenter eux-mêmes, les candidats se font tour à tour présenter par leurs amis : ils ont toujours au moins un second qui se charge de poser et de justifier leur candidature, en défendant les opinions que chacun d’eux représente et en les opposant à celles de leurs compétiteurs, dans le cas où l’élection doit être contestée. Ainsi se prépare l’entrée en scène des candidats, qui manquent bien rarement de faire appel à leurs concitoyens et de plaider eux-mêmes leur cause. L’exemple d’abstention volontaire donné par le grand historien de l’Angleterre, M. Macaulay, aux avant-dernières élections à Edimbourg, est trop opposé aux mœurs politiques du pays pour pouvoir être suivi. Au contraire la tradition ne permet pas aux candidats de payer de leur personne dans les universités d’Oxford et de Cambridge, afin que leur dignité ne coure aucun risque d’être compromise, et la nomination donne le spectacle d’une grave cérémonie devant l’assemblée des professeurs et des gradués : à Oxford, le discours latin a même seul droit de cité. Cependant ces exceptions ou ces anomalies n’empêchent pas l’usage général de suivre son cours, et, d’après l’usage général, les candidats une fois présentés, après être restés confondus dans les rangs de leurs amis, en sortent tout à coup pour se frayer passage jusqu’au-devant des hustings, où ils se découvrent devant la foule.

Leur apparition est le signal qui met en mouvement le zèle de leurs partisans ou l’opposition de leurs adversaires. S’ils n’ont pas de compétiteurs, ils ne sont accueillis que par des hourras; mais si l’élection est sérieusement disputée entre différens adversaires, les acclamations et les grognemens se livrent presque toujours un assez long combat auquel tous les assistans prennent part, aussi bien sur les hustings que devant les hustings. En même temps que toutes les bouches s’ouvrent, les mains se lèvent, les chapeaux s’agitent, et, dès que le tumulte commence à s’apaiser, c’est au candidat qu’il appartient d’achever de s’en rendre maître. Plus d’une fois il s’agit pour lui de ramener en sa faveur les sympathies d’une population mal disposée, et dans de telles circonstances le modèle du genre peut se trouver dans le discours prononcé à Carlisle par un des premiers hommes d’état du parlement, sir James Graham, qui était combattu par le parti ministériel. Il en faut citer l’heureux début : « Messieurs, disait-il, j’aime cette place du marché où je me retrouve sur les hustings; nous respirons ici un air libre, la lumière du ciel se répand sur nous, il n’y a ici à craindre ni l’obscurité ni l’intrigue. Amis et adversaires, nous pouvons nous regarder face à face, et ce jeu loyal, si précieux pour toute assemblée d’Anglais, a ici quelque chose de sacré. Oui, j’aime cette place du marché, parce qu’elle me rappelle bien des batailles et des victoires d’autrefois; elle me rappelle le temps où nous combattions pour la réforme de la loi électorale, pour la réforme de la loi municipale, à laquelle vous devez votre conseil de ville et votre corps d’aldermen, choisis par les contribuables et responsables envers le peuple. Ici fut livrée encore la bataille de la liberté religieuse et civile; ici prévalut le grand principe qui était le signe de ralliement du parti libéral, le grand principe qui condamne toute exclusion des droits civils à raison de la foi religieuse. Et comment donc ne pas parler encore de cette grande bataille de la liberté du commerce qui a donné au peuple la vie à bon marché? Ce sont là les batailles qui ont été livrées et gagnées ici, et voilà pourquoi moi, qui y ai toujours combattu avec vous, voilà pourquoi, je le répète encore, j’aime cette place... Pour moi, la journée est déjà bien avancée; j’en ai supporté le poids et la chaleur; la onzième heure est venue; c’est à vous de dire si je dois, oui ou non, rester encore une heure de plus à votre service. »

Le ton n’a pas toujours besoin d’être aussi solennel, et parfois c’est la grâce légère qui fait les frais de l’exorde. A Douvres, M. Osborne, secrétaire de l’amirauté, après s’être adressé aux électeurs et non électeurs, s’apercevant qu’un groupe de mutins se préparait à continuer le tumulte, fait une brusque diversion en demandant qu’on lui laisse aussi la liberté de s’adresser à ces non électeurs qu’il voit aux fenêtres, et qui valent à cette assemblée la gracieuse présence d’un nombreux cercle de dames. « J’espère, dit-il, que les non électeurs qui sont de l’autre sexe réussiront à faire prévaloir dans cette réunion, sinon l’urbanité élégante qu’on ne peut guère leur emprunter, au moins cette bonne humeur qui ne doit jamais faire défaut quand de telles personnes font à une discussion l’honneur de venir l’entendre. Je compte bien qu’il n’y aura pas d’autre moyen d’intimidation à craindre que leur défaveur, et qu’aucune autre corruption ne s’ajoutera à l’attrait de leurs sourires. » L’auditoire ne se montre pas indifférent à ces coquetteries, et le candidat saisit aussitôt le moment favorable pour reprendre l’offensive contre ses adversaires. « Je suis surpris, ajoute-t-il, après avoir entendu mon honorable compétiteur déclarer qu’il ne veut faire aucune opposition au premier ministre, de le trouver en face de moi, combattant en ma personne l’élection d’un membre du gouvernement; je veux bien croire qu’il a pour le premier ministre les meilleures intentions, mais je sais aussi que l’amour peut prendre bien des formes différentes, et j’ai même connu des hommes qui battaient leurs femmes tout en passant pour les aimer : je pense qu’un tel procédé manque au moins de logique. » Il fallait mettre les rieurs de son côté; une fois que ce pas difficile est franchi, les bonnes dispositions du public sont gagnées.

C’est à l’aide de toutes ces précautions plus ou moins habilement ménagées que le candidat réussit à se faire écouter, et met à profit le silence que la foule lui accorde au moins par intervalles. Il lui faut alors reprendre et varier sa profession de foi, compléter l’exposé de ses opinions, répondre à toutes les questions par de nouveaux engagemens, et donner en sa faveur toutes les raisons de préférence qui peuvent faire écarter son compétiteur et ranimer la confiance de ses partisans par l’assurance du succès. Ainsi engagé sur toutes les affaires publiques, le débat intéresse le peuple tout entier aux destinées du pays; il le fait pénétrer dans toutes les questions qui touchent à la grandeur et à la prospérité de l’Angleterre, à sa bonne administration, à la gestion avantageuse de ses finances; il lui fait connaître tous les progrès qui améliorent la condition des classes laborieuses, et il lui apprend comment les candidats entendent justifier la confiance des électeurs. Sans doute de tels discours ne sont pas des harangues de parlement approfondies à loisir, finement aiguisées, ornées de citations grecques ou latines, et il fallait être servi comme M. Disraeli par les plus heureux dons d’une parole pleine de saillies pour s’engager hardiment à garder avec ses auditeurs le langage qu’il aurait tenu devant les membres de la chambre des communes. Cependant les traditions des hustings ont leur part d’influence sur le caractère qui distingue en Angleterre la parole politique; elles donnent même aux orateurs du parlement ces habitudes d’aisance et de simplicité qui sont nécessairement de mise dans ces grandes assemblées de la place publique, avec un peuple ennemi de la déclamation, même passionnée, plein de défiance pour la rhétorique, et aimant à se vanter de n’être pas le peuple athénien[2].

Si l’on peut trouver souvent dans les discours des hustings des exemples de gravité parlementaire, il ne faut pas néanmoins oublier de faire la part des incidens qui en sont parfois comme les intermèdes comiques, et qui demandent encore aux candidats un grand talent d’à-propos. Le jour de la nomination des députés du comté de Middlesex, à Brentford, lord Robert Grosvenor était mal accueilli par la populace rassemblée devant les hustings, et qui lui gardait rancune de la proposition qu’il avait faite au parlement en 1855 pour la fermeture des boutiques de consommation pendant toute la journée du dimanche. Au milieu du tumulte, on lui présente au bout d’une perche une petite boîte disposée en cercueil et où l’on a écrit son nom à la craie. Loin de se troubler, il réplique qu’il a devant lui un gentleman (c’était un homme en guenilles) qui n’était pas seulement disposé à prendre soin de lui pendant sa vie, mais qui se préoccupait encore de lui rendre service après sa mort; il ajoute « qu’il doit le remercier de mettre ainsi sous ses yeux un souvenir de mortalité, afin de ne pas lui laisser oublier devant quel tribunal chacun ira rendre compte de ses actions et faire juger la droiture de ses intentions. » Il y a des candidats avec lesquels le jeu des interruptions bruyantes peut coûter cher à ceux qui se le permettent, et l’on peut encore aujourd’hui retrouver dans les journaux anglais le souvenir des mésaventures d’un de ces imprudens qui, aux avant-dernières élections, s’était fait bafouer par lord Palmerston, en s’exposant à ses plaisantes reparties.

En dépit de toutes ces apparences de jovialité dont il ne faut pas tenir trop grand compte, la journée des hustings n’est pas une vaine représentation; elle entre dans le système des institutions électorales du pays, et quand elle ne décide pas l’élection, elle est au moins destinée à la préparer. Elle se termine par un appel fait à toute l’assemblée du peuple pour la nomination des candidats, et c’est la levée des mains qui doit faire connaître en leur faveur l’opinion publique. S’il n’y a pas à décider entre différens compétiteurs, il n’y a lieu qu’à une acclamation générale. Dans le cas contraire, l’assemblée est consultée successivement en faveur de chaque concurrent; tout assistant, fùt-il un étranger, peut devenir pour un moment électeur; ceux mêmes qui sont restés à cheval autour de l’enceinte réservée peuvent prendre part au vote, et ajoutent par là à la singularité du spectacle. Sur les hustings, devant les hustings, à l’appel du nom de tel ou tel candidat, les mains se lèvent ou s’abaissent tour à tour : le shériff ou l’officier préposé à l’élection doit aussitôt décider à première vue en faveur de quel candidat la foule s’est prononcée, et il annonce sa nomination au milieu des hourras de ses partisans. Toutefois cette nomination n’est pas définitive, et chacun des amis du candidat opposé ou le candidat opposé lui-même peut y mettre son veto en venant demander immédiatement le poll, c’est-à-dire l’enregistrement du vote des citoyens qui sont électeurs. C’est là l’épreuve décisive qui peut faire du vainqueur d’un jour le vaincu du lendemain. La nomination populaire, frappée d’appel, peut être infirmée par le corps électoral; elle n’en garde pas moins la valeur d’une épreuve préparatoire. Le peuple tout entier n’a jugé, il est vrai, qu’en première instance; mais il a été réellement consulté.

Le poll lui-même, ou l’élection proprement dite, qui est destiné à faire réviser, sur la requête de la partie intéressée, par le corps électoral, c’est-à-dire par l’élite des citoyens, le suffrage de la multitude, donne encore certaines garanties à la partie de la nation qui n’est pas appelée à y prendre part. Il est public, et par là il assure à ceux qui n’en usent pas un droit de contrôle sur ceux qui votent. Les électeurs, comme les candidats eux-mêmes, sont ainsi rendus responsables envers toute la nation.

Le lendemain de la nomination dans les bourgs et dans les villes, et dans les comtés le troisième jour qui la suit, si ce n’est pas un dimanche, est maintenant l’époque fixée pour le poll. C’est à un seul jour, et pour les comtés d’Irlande à deux jours, que les derniers actes législatifs en ont uniformément réduit la durée, qui autrefois pouvait se prolonger pendant toute une quinzaine : dans les universités seulement, le poll peut encore se continuer pendant cinq jours. Il doit commencer à huit heures du matin, et il doit se terminer à quatre heures dans les villes, à cinq heures dans les comtés. Les votes, qui ne pouvaient être auparavant recueillis qu’en un seul lieu pour toute une ville ou tout un comté, doivent maintenant être reçus dans différentes places. La désignation de tous ces districts doit être publiée deux jours à l’avance, et dans chacun de ces districts il faut qu’une espèce de hangar, appelé la baraque du poll, soit élevé, à moins que l’estrade des hustings ou bien quelque grande salle ne soit appropriée à cette destination; mais il ne peut pas être fait choix d’une auberge, d’une taverne, ou d’un hôtel. Les baraques du poll peuvent servir à la fois à plusieurs paroisses, localités ou corporations, qui doivent avoir chacune son compartiment spécial, indiqué par un écriteau. Néanmoins elles doivent être toujours proportionnées au nombre des électeurs, qui pour chaque baraque ne doit jamais excéder 450 votans pour les comtés, 300 pour les villes, ni même 100, si l’un des candidats le requiert. Telles sont les dispositions minutieuses qui ont été prises pour mettre le vote à la portée des votans, et pour empêcher que l’épreuve du poll ne fût traînée en longueur.

C’est aux baraques établies pour le poll que doit se présenter chacun des citoyens inscrits comme électeurs à l’époque déterminée par la loi pour la révision annuelle des listes. Un des clercs ou secrétaires publics désignés par l’officier préposé pour chaque paroisse ou corporation écrit le nom de l’électeur, qui est contrôlé aussitôt sur la liste générale; il y ajoute l’enregistrement de son vote sur un grand livre dont tout intéressé pourra prendre connaissance. En même temps, derrière le clerc, un fondé de pouvoir, désigné par chaque candidat, consigne pour le compte de son commettant les noms de ceux qui lui donnent ou lui refusent leurs suffrages, et son intervention prévient toutes les erreurs intéressées ou involontaires.

Aucune justification de son droit, même par serment, n’est demandée aujourd’hui à l’électeur enregistré[3], et aucune fin de non-recevoir ne doit être opposée à son vote. Il n’est plus assujetti à aucun examen, il n’a plus à subir d’interrogatoire, et il n’est plus tenu à l’observation des formalités d’autrefois, par exemple au serment d’allégeance et de suprématie, qui pouvait, sur la requête d’un candidat, exclure les catholiques du droit de voter, en leur imposant une déclaration contraire à leurs croyances : toutes ces vexations et toutes ces injustices ne sont plus que des souvenirs. La loi<ref> Statut 6 Vict. ch. 18, sect. 81-82. </<ref> se borne à permettre que le serment soit déféré à l’électeur par l’officier préposé ou par tout autre intervenant, si son identité est mise en doute, ou bien s’il est soupçonné d’avoir déjà voté dans la même élection; le serment prescrit contre la corruption, et par lequel il doit affirmer qu’il n’a rien reçu pour son vote, peut également lui être demandé. Des agens attitrés par les candidats exercent sur les votans auprès des baraques du poll une surveillance active, et ils désignent les suspects à l’officier préposé; mais les suspects eux-mêmes, une fois qu’ils ont répondu au serment, peuvent donner valablement leur vote, sans préjudice du droit qui appartient à tout intéressé d’en poursuivre légalement l’annulation et la punition.

La régularité pacifique apportée dans l’inscription des votans n’empêche pas que la journée du poll, malgré la répartition des électeurs en différens lieux, ne renouvelle le mouvement de la journée de la nomination. En effet, la publicité du scrutin, en permettant de suivre de baraque en baraque, presque vote par vote, les chances heureuses ou malheureuses de chaque candidat, entretient et prolonge toutes les émotions de l’espérance et de la crainte. Le nombre des voix, compté d’heure en heure, est aussitôt affiché avec profusion de placards et colporté de place en place par des messagers à pied ou à cheval. Des voitures, louées par chacun des concurrens, parcourent la ville complètement habillées de pancartes, sur lesquelles peuvent se lire, soit le mot d’ordre qu’il faut suivre, par exemple : no plumper (pas de division), s’il s’agit de l’élection de deux candidats qui ont associé leur cause, soit les appels les plus pressans et les plus touchans, qui donnent aux candidats le surnom le plus populaire. Dans le bourg de Finsbury, qui fait partie de Londres, on pouvait lire en grosses lettres sur bien des cabs et des omnibus : Vote for Duncombe, the Finsbury pet (allez voter pour Duncombe, le favori de Finsbury). L’électeur en retard n’a qu’à entrer au comité pour se faire transporter gratuitement au lieu du vote, sauf à être poursuivi plus tard pour le paiement, s’il est prouvé, comme dans de récens procès, qu’il s’est servi de la voiture d’un des candidats pour aller donner sa voix à son compétiteur. Dans la Cité de Londres, la candidature de lord John Russell, à qui était opposée la liste unie des trois candidats portés par le parti ministériel, donnait au vote l’intérêt d’une lutte vivement soutenue de part et d’autre. En même temps la candidature du baron de Rothschild, à qui le maintien du serment à prêter sur la foi du chrétien n’a pas permis jusqu’ici de siéger dans la chambre des communes, achevait d’exciter l’empressement des électeurs; elle mettait en campagne tous ses coreligionnaires, et pour leur permettre de venir exercer leurs droits un samedi, les rabbins avaient dû décider que le vote n’était pas une infraction à la loi du repos du sabbat. A mesure que les dernières heures approchent, les candidats et leurs agens renouvellent les plus énergiques efforts; les candidats paraissent aux fenêtres de leur comité et se montrent à leurs partisans, qui les saluent par des acclamations prolongées, ou bien ils vont se promener dans la salle du vote avec leur famille; quelquefois ils se décident à remonter sur les hustings pour essayer une dernière harangue. D’autre part, leurs amis ou leurs agens semblent se multiplier : on les trouve aux abords des baraques, auprès des pupitres des clercs, exhortant les indifférens, encourageant les incertains, remerciant les fidèles, et quelquefois entre-croisant leurs voix pour répéter aux électeurs le nom de celui qu’ils leur recommandent. A l’heure de la fermeture du poll, les clercs enferment le registre dans une enveloppe cachetée et le remettent à l’officier préposé à l’élection ou à son délégué. C’est seulement le jour suivant que le registre doit être ouvert publiquement et rapproché de tous ceux qui ont servi en différens lieux à la même élection pour être renvoyé ensuite, sans aucun retard, au secrétaire de la couronne auprès de la chancellerie, qui en garde le dépôt et peut en délivrer des copies authentiques. L’ouverture des registres est la préface de la déclaration.

La déclaration est le complément d’une élection. Elle est toujours fixée au lendemain du poll, ou bien, à défaut de la demande du poll, elle succède immédiatement à la nomination. Elle consiste dans la proclamation publique des députés qui sont appelés à servir le bourg ou le comté.

Quand la journée de la déclaration n’est pas confondue avec celle de la nomination, elle ramène une nouvelle solennité, dont l’ancien cérémonial s’est en partie conservé, au moins dans les comtés. Le candidat vainqueur arrive encore quelquefois au lieu de l’assemblée en grande pompe, dans un équipage de gala, suivi d’un cortège assez nombreux de parens et d’amis en voiture ou à cheval, et salué par les fanfares de musiciens ambulans. Le spectacle du jour de la nomination se reproduit alors sur les hustings et devant les hustings; seulement toutes les passions se sont en général calmées, et les candidats, vainqueurs ou vaincus, en venant reparaître en face de l’assemblée, ont en général l’habitude d’échanger entre eux un de ces serremens de mains dont les usages anglais font comme une loi entre adversaires de bonne compagnie. Ils entendent l’annonce du recensement des votes, et l’officier public préposé à l’élection donne la lecture solennelle de l’acte qui transmet à chaque candidat élu le pouvoir de représenter au présent parlement le bourg ou le comté qui l’a choisi. La déclaration est parfois encore suivie dans quelques comtés de l’investiture de l’épée, que le shériff est chargé de ceindre lui-même au nouveau député, qui est ainsi armé chevalier du comté, vieux titre qui n’a jamais cessé d’être donné et d’être porté comme témoignage du constant respect de la tradition. La cérémonie de la déclaration se termine par les harangues des candidats, qui, soit qu’ils aient réussi, soit qu’ils aient échoué, sont dans l’usage de venir remercier leurs électeurs. Dans le cas où l’épreuve de la nomination par acclamation doit suffire pour décider l’élection, le candidat, n’ayant pas eu besoin d’engager la lutte contre des compétiteurs, attend en général que l’élection soit déclarée pour prononcer son principal discours. Autrement, quand il a dû dès la première journée commencer par défendre et justifier sa candidature, il se borne, après la déclaration, à adresser quelques paroles à l’assemblée, à moins qu’il ne lui convienne de refaire au profit de ses opinions de nouveaux frais d’éloquence. S’il est vaincu, il a soin de cacher tout embarras ou tout dépit, il ne se condamne pas au silence, et il remercie ses partisans de lui avoir assuré par leur sympathie la consolation d’une défaite dont il compte bien un jour prendre sa revanche. S’il est vainqueur, il en fait honneur à la bonté de sa cause. Fier et reconnaissant du mandat qu’il a reçu, il s’engage à ne négliger aucun effort pour continuer à mériter la confiance de ses commettans. Ce sont là les phrases d’usage et comme les paroles consacrées; elles ne comportent que des variantes.

Le nouvel élu ne s’enlève pas toujours le plaisir d’opposer son succès à ses adversaires, et en revenant sur les hustings de Brentford, lord Grosvenor se plaisait à rappeler que l’emblème de mortalité qui lui avait été présenté le jour de sa nomination s’était trompé d’adresse. Cependant il a soin en même temps d’éviter à l’égard du parti vaincu toute arrogance et toute provocation; lord Palmerston, en s’adressant après sa nomination à ses électeurs de Tiverton, trouvait à propos de citer la vieille et bonne maxime qui, loin de permettre de dire du mal des morts, recommande d’en dire du bien. « Rien ne convient mieux que la modération dans le triomphe, disait un autre député qui venait d’obtenir la majorité, et elle n’a pour moi aucun mérite, car je n’ai jamais eu que des sentimens de respect et même d’amitié pour mes adversaires. Aussi j’espère ne m’être pas fait d’ennemis : si j’ai tiré des flèches, elles ont dû tomber à terre, car je n’avais pas cherché à leur donner des ailes, et elles n’ont dû blesser personne, car elles n’avaient pas de pointes. Les électeurs mélodieux qui devant les hustings ont opposé à ma candidature un concert de voix hostiles peu- vent être sûrs que leur opposition ne m’empêchera jamais d’avoir l’oreille ouverte à toutes leurs plaintes et un cœur toujours disposé à les bien servir. » Ce sont là les paroles de paix et de concorde avec lesquelles les candidats heureux ou malheureux se séparent en général de leurs électeurs, et le congé qu’ils prennent de l’assemblée de leurs citoyens ne manque jamais d’être fort pacifique.

Ainsi, sans compter les assemblées préparatoires des meetings et la tournée de visites des candidats, l’élection d’un membre du parlement dans la Grande-Bretagne occupe trois journées en cas de contestation, et ne se termine en une seule journée qu’à défaut de toute opposition. À moins qu’elle ne puisse s’achever en un seul acte, elle doit passer par trois phases distinctes : la nomination, le poll ou l’élection proprement dite, et la déclaration. Toutes ces grandes épreuves publiques contribuent à achever d’unir les candidats à leurs électeurs par une étroite communauté d’opinion librement manifestée, et en même temps elles les rapprochent de tous les citoyens, appelés dans les meetings ou devant les hustings à prendre, sans aucun danger pour la société, une part plus ou moins active à la vie politique. C’est à l’aide de toutes ces garanties que les députés envoyés à la chambre des communes ne sont pas exposés à être des inconnus nommés par des indifférens.

Pour compléter la connaissance générale du tableau qu’offre une élection anglaise, il faut savoir quel est le rôle de l’officier public qui y préside et comment il s’exerce. Il importe de s’en rendre compte pour pouvoir reconnaître, en face de l’intervention du pays, l’abstention du gouvernement.

L’officier public qui est préposé à l’élection, et dont le nom de returning officer indique l’emploi, est seulement chargé de faire envoyer des membres au parlement par les comtés, les bourgs ou les universités de la Grande-Bretagne. Cette charge appartient dans les comtés au shériff[4], dans les bourgs qui jouissent du droit électoral au maire[5], ou à défaut du maire à tel ou tel officier municipal. Dans les universités, c’est le vice-chancelier qui, en fait l’office[6]. Elle peut être déléguée, sous la responsabilité du déléguant, à tel ou tel adjoint (deputy) que l’officier préposé à l’élection est libre de choisir soit pour se faire remplacer, soit pour se faire représenter à chacune des places où le vote doit avoir lieu.

Les devoirs de l’officier préposé à l’élection sont rigoureusement déterminés, et les instructions qui lui sont données par le dernier acte de 1843 règlent les plus petits détails de sa conduite : il n’a qu’à se conformer strictement au formulaire de sa charge, et depuis le début jusqu’à la clôture de l’élection, chacun de ses actes est tour à tour spécifié de façon à prévenir l’usage de tout pouvoir arbitraire. Étranger à la formation de la liste électorale, il a cessé également de conserver son ancien droit de contrôle sur la capacité légale des électeurs qui y ont été enregistrés, et il est tenu de faire inscrire leurs votes sans aucune discussion[7]. Il n’est plus autorisé à débattre avec eux, ni à laisser débattre par les agens des candidats aucune de ces questions qui, antérieurement à l’acte de réforme de 1832, pouvaient soumettre, pendant la durée du poll, la validité de chaque suffrage à une véritable enquête, souvent tumultueuse. Les seules occasions où il puisse se trouver en rapports directs avec les votans ne sont pas de nature à faire naître la moindre contestation ; même lorsqu’il est appelé à leur déférer l’un des sermons qui sont encore reconnus par la loi, dès qu’il l’a reçu, il n’est pas en droit de faire aucune opposition à leur vote, quelles que puissent être les présomptions de parjure ou d’illégalité. Il peut, il est vrai, mettre à part les votes qui ne lui paraissent pas admissibles, et dont il ne devra même pas tenir compte dans le relevé du poll jusqu’à ce que l’autorité compétente en ait apprécié la validité ; mais cette inscription d’un vote conditionnel n’est autorisée que dans des cas rigoureusement déterminés, elle n’est légalement prescrite qu’à l’égard d’un vote donné pour la seconde fois sous le nom de la même personne, ou bien s’il s’agit d’un électeur qui paraît s’être substitué à un autre[8]. La prévention de substitution, sans pouvoir donner lieu à l’exclusion du vote, permet au moins à l’officier électoral de faire mettre en prison à ses risques et périls l’électeur qui paraîtrait lui en avoir imposé sur son identité, à charge de le faire traduire devant un juge de paix quatre heures au plus après la fermeture du poll. L’examen des votes contestables et contestés appartient aujourd’hui exclusivement aux différens comités de la chambre des communes, qui sont chargés de la vérification de chaque élection ; ils sont appelés à recevoir et à juger les réclamations auxquelles les votes peuvent donner lieu. Toute compétence à cet égard a été ainsi soigneusement retirée à l’officier électoral.

L’intervention de cet officier dans l’élection lui donne seulement le pouvoir de constater le choix des électeurs, en annonçant officiellement quels sont les candidats en faveur desquels a lieu soit l’épreuve de la nomination, soit l’épreuve du poll, et en les déclarant dès-lors envoyés au parlement. Il est ainsi chargé de reconnaître la majorité des voix ; mais ni par son influence, ni par son vote, il ne dispose d’aucun suffrage. Dans le cas d’égalité des votes, c’est seulement en Irlande qu’il jouit du privilège de la voix prépondérante, en Écosse, il lui est enjoint de proclamer les deux membres élus par le même nombre de voix, et en Angleterre, si le silence de la loi semble lui laisser la liberté de prendre l’un ou l’autre parti, l’usage lui commande l’abstention : c’est à la chambre des communes que doit être laissée la responsabilité de la décision, qui aboutit soit à une enquête sur les votes, soit à une nouvelle élection. Jusque-là, le droit de siéger provisoirement au parlement appartient au premier occupant, s’il prend à l’un des nouveaux élus la fantaisie d’user d’un tel privilège, et il devient alors comme le prix de la course.

C’est uniquement en vue de la protection de l’ordre public que l’officier électoral est appelé, s’il y a lieu, à exercer les pouvoirs qui lui sont confiés. Il est particulièrement chargé de ne négliger aucune précaution pour mener l’élection à bonne fin, et si les mesures de sûreté qu’il a prises sont insuffisantes pour la conservation ou le rétablissement de la tranquillité, il peut appeler à l’aide de la police la force militaire, afin que la répression ne se fasse pas attendre. Dans le cas de tumulte, il est même autorisé à suspendre les opérations et à ajourner soit la nomination, soit le vote.

L’impartialité la plus scrupuleuse peut seule assurer, dans la lutte électorale, à l’officier qui est préposé à l’élection le respect de son autorité, et en aucune circonstance elle ne lui fait défaut, malgré toutes les difficultés qui peuvent se rencontrer sur les hustings dans la conduite d’une discussion. Ainsi, le jour de la nomination dans le comté de Middlesex, après les discours des candidats, un partisan de lord Grosvenor, l’un des concurrens, avait repris la parole en sa faveur, et un second orateur se disposait à lui succéder en vue de défendre la même candidature; mais les amis du compétiteur de lord Grosvenor, le vicomte Ghelsea, voulaient l’en empêcher et lui opposaient leurs réclamations. Le shériff Mechi, les trouvant fondées, déclare qu’il ne peut pas laisser parler à la suite deux partisans du même candidat, et il veut faire retirer le nouvel orateur de la tribune. Celui-ci faisant quelque difficulté pour obéir, le shériff, s’avançant sur le devant des hustings, s’interpose courtoisement entre lui et l’auditoire, et il l’empêche de reprendre sa place en lui opposant sa haute stature avec son ample vêtement de soie et de fourrure. La foule accueillit cet incident par des rires auxquels l’orateur réduit au silence ne fut pas le dernier à prendre part, et le shériff s’empressa de venir avec bonhomie donner quelques mots d’explication pour justifier, on pourrait presque dire pour excuser son intervention. En effet, l’officier préposé à l’élection met ses efforts à donner tous les témoignages de son impartialité en évitant les actes, les mots, les apparences qui pourraient la faire soupçonner; il sait que les obligations de sa charge ne lui permettent de connaître ni amis, ni ennemis, et la libre poursuite que chaque citoyen auquel il aurait donné droit de plainte peut intenter contre lui pour le faire condamner soit à l’amende, soit à l’emprisonnement, achève de garantir l’accomplissement de tous ses devoirs. Aussi la journée de la nomination ou celle de la déclaration ne se termine-t-elle jamais sans lui valoir les remerciement publics de tous les candidats, auxquels se joignent ceux de l’assemblée, et il ne s’expose pas à ce qu’une pareille récompense puisse lui manquer. Pour rappeler une expression heureusement échappée à l’un des shériffs de Londres et accueillie par l’hilarité de la foule, c’est là un toast d’honneur qui a son prix pour ceux qui le reçoivent,

Il ne faut donc pas chercher dans l’intervention de l’officier électoral, qu’il soit le shériff nommé par la couronne ou le maire choisi par les conseils électifs des villes, l’intervention d’un agent du gouvernement, qui représente ses vues et ses intérêts, sinon ses passions, et qui soit chargé de faire accepter ou même d’imposer au pays l’opinion d’un ministère ou d’un parti : ce n’est pas à l’Angleterre qu’il faut demander la pratique, même adoucie, d’un tel système. Le gouvernement n’a pas et n’a pas besoin d’avoir à son service un corps de fonctionnaires destinés à prendre le rôle des citoyens et à assurer le succès de telle ou telle politique. Les fonctionnaires du gouvernement, quels qu’ils soient, loin d’être appelés à lui venir en aide, sont au contraire tenus à l’écart sous peine de poursuites de chaque partie intéressée, et, pour mieux marquer combien ils doivent rester étrangers à toute élection, la loi électorale refuse tout droit de vote à un grand nombre d’entre eux : tels sont, par exemple, les magistrats et officiers de police, et en général les collecteurs d’impôts[9]. Toutes les précautions sont prises pour prévenir, de la part du pouvoir, la moindre atteinte à l’indépendance des électeurs, et pour ne donner prétexte à aucune crainte, les soldats, dans un rayon de deux milles du lieu de l’assemblée, doivent se tenir renfermés, pendant toute la durée de l’élection, dans leurs casernes et quartiers[10], à moins que l’officier préposé à l’élection n’ait à faire appel à la force militaire pour le rétablissement de l’ordre.

Le gouvernement considère l’élection comme une affaire privée entre le candidat et les électeurs. Aussi n’y a-t-il pas jusqu’aux dépenses de l’élection auxquelles il ne reste étranger, et jamais on ne les porte au compte du budget de l’état. Les honoraires dus aux adjoints de l’officier préposé à l’élection, aux clercs qui inscrivent les votes, les frais de construction de toutes les baraques du poll, le paiement des constables spéciaux chargés de maintenir l’ordre[11], sont laissés à la charge du candidat : ils doivent être supportés par parties égales entre les candidats qui se présentent aux électeurs, et le vaincu les paie aussi bien que le vainqueur.

Ainsi tout contribue, dans la pratique des institutions anglaises, à habituer les citoyens à se charger eux-mêmes des affaires publiques et à ne pas s’en décharger sur le gouvernement. Les citoyens ont tout à y gagner, et le gouvernement n’a rien à y perdre. Ce ne sont pas quelques désordres isolés et passagers qui peuvent troubler l’harmonie du spectacle donné dans le choix de ses représentans par une grande nation qui se montre à la fois libre et digne de sa liberté. Les élections de la Grande-Bretagne, quoi qu’on puisse dire et écrire, ne reproduisent plus aujourd’hui ces scènes de violence qui méritaient quelquefois d’être appelées des saturnales, ainsi que le reconnaissait dernièrement le chef du parti conservateur, lord Derby; elles sont restées une lutte, mais elles sont devenues presque toujours une lutte pacifique. Les lois ont pris les devans pour mettre fin aux abus qui ne tournaient qu’au profit de la licence, et les mœurs ont suivi peu à peu le progrès des lois. La longue durée du poll, l’inscription de tous les votes à une seule place, la discussion publique de la légalité du vote, entretenaient et irritaient les passions des partis sans donner en compensation aucun avantage; les nouvelles dispositions qui ont été établies en ont fait justice, et ont garanti le tranquille exercice du droit des électeurs par les précautions les plus prévoyantes. Les promenades des partisans de chaque candidat réunis en troupe avec leurs insignes, leurs drapeaux, leurs couleurs, provoquaient des rencontres belliqueuses et parfois sanglantes; elles ont été interdites. La distribution publique des cocardes, des rubans, était une occasion fréquente de tumulte, et semblait comme un signe de reconnaissance entre les partis : elle est aujourd’hui passible d’une amende de 10 livres (250 fr.). Enfin l’ovation du candidat vainqueur, qui dans certaines villes était porté triomphalement en fauteuil sur les épaules de ses amis, suivi de tout le cortège de ses électeurs, était souvent un défi auquel le parti vaincu voulait répondre; elle a également cessé d’être autorisée. Ce sont là les salutaires réformes qui, sans demander aucun sacrifice à la liberté, pouvaient contribuer à assurer le bon ordre des élections. Dans la dernière épreuve que le pays vient de traverser, elles ont continué à tenir tout ce qu’on pouvait en attendre, et elles peuvent donner encore un démenti à tous ceux qui, en invoquant les anciens spectacles des journées d’élection, aujourd’hui si changés, seraient tentés de chercher dans les assemblées électorales de la Grande-Bretagne des lieux de pugilat.

Dans l’Angleterre et l’Ecosse, la libre réunion de tout un peuple convoqué dans ses comices pour le choix de 551 députés n’a été l’occasion de scènes de violences que dans une seule ville : c’est seulement à Kidderminster qu’une foule en fureur, irritée de l’échec du candidat conservateur, s’est précipitée à coups de pierres sur les partisans du candidat libéral à la fin de la journée du poll, et les a difficilement laissé échapper à sa rage. Un tel attentat, auquel les électeurs n’ont pris aucune part, et qui témoigne seulement de la mutinerie d’une populace égarée, ne doit pas être passé sous silence, et il donne des enseignemens dont il faut tenir compte. Par l’indignation qu’il a soulevée de toutes parts, il a pu montrer que le pays n’est plus disposé à supporter le retour des anciens jours de désordre, et il a contribué aussi à donner l’exemple de l’énergie civile qui met à l’abri de toute défaillance les mœurs politiques de la nation. Les récompenses qui ont été promises pour la dénonciation des coupables, les sommes qui ont été souscrites pour couvrir les frais de la poursuite, peuvent apprendre à ceux qui l’ignorent ou qui sont tentés de l’oublier que des soulèvemens de factieux ne pourraient pas trouver en Angleterre des complices qui s’y associent pour en profiter, ou des indifférens qui s’y résignent pour s’épargner la peine d’y résister.

La même justice ne peut pas être rendue aussi complètement à l’Irlande; sur cent cinq élections, douze ont donné lieu à de tristes scènes de violences. Plus d’une fois ces émeutes populaires auraient pu être facilement conjurées; partout au moins elles ont promptement cédé à la répression, quand les mesures de prévention n’ont pas été suffisantes. Mais en Irlande, comme à Kidderminster, ce ne sont pas les intérêts ou les passions de parti qui ameutaient les séditieux; c’était le goût du désordre, habilement exploité au profit de tel ou tel candidat, qui mettait en mouvement une population toujours habituée à s’emporter plutôt qu’à raisonner. D’ailleurs comment oublier que l’Irlande n’est pas l’Angleterre, et que trois siècles d’oppression Pont mal disposée à l’exercice pacifique des droits dont la longue pratique peut seule faire l’éducation politique d’un peuple? L’Irlande n’est, à vrai dire, qu’une affranchie, et si, malgré le progrès constant qui permet d’opposer avec succès l’lrlande d’aujourd’hui à l’Irlande d’autrefois, elle trouble encore la légitime fierté que l’Angleterre peut tirer de ses institutions, c’est la moralité de l’histoire qui suit son cours, en apprenant que les vieilles injustices, même réparées, laissent après elles un lourd héritage d’embarras. Toutefois les troubles de l’Irlande ou les désordres de Kidderminster, quand même ils auraient été suivis d’autres émeutes au lieu de rester circonscrits à une seule ville d’Angleterre et en dehors de l’Angleterre à quelques districts isolés, ne pouvaient faire courir aucun danger à la société ou au gouvernement. Ils n’étaient provoqués que par des passions grossières et brutales qui n’avaient aucun cri de ralliement; ils n’avaient d’autre importance que celle de rixes privées, et ils ne dérangent pas ce merveilleux accord qui, même au sein de la lutte légale des partis, ne met aux prises ni les classes entre elles ni le pays avec le gouvernement.

C’est parce que l’Angleterre n’est pas un pays révolutionnaire qu’elle est et demeure un pays libre. En effet, dans tout ce peuple des villes et des campagnes réuni dans les meetings, assemblé devant les hustings, y exerçant bruyamment son droit d’approbation ou de critique, et appelé sur la place publique pour y entendre discuter toutes les causes, ce sont les sentimens conservateurs qui n’ont pas cessé de prévaloir. On peut voir des hommes presque en guenilles interroger des candidats sur leurs opinions, leur demander des engagemens, leur témoigner sans ménagement leur opposition, et en même temps on peut s’assurer avec surprise que les habitudes de déférence gardent sur eux tout leur empire : ils se découvriront devant celui dont ils repoussent avec le plus d’hostilité la candidature, et même ils n’oublieront pas, si le candidat qui parle sur les hustings porte le titre de lord, de l’interpeller en lui criant : Mylord. Il faut ajouter que de tels égards sont réciproques, et ce n’est pas seulement aux jours d’élection qu’on verrait les héritiers des plus vieilles familles se mettre en rapports suivis avec leurs ouvriers ou leurs paysans, se déclarant même honorés, comme le disait l’un d’eux, de serrer des mains qui portent les respectables empreintes du travail. « Les classes supérieures ont gardé l’attachement et la confiance du peuple parce qu’elles ne s’en sont jamais isolées; elles se sont montrées sans relâche sincèrement dévouées à tous ses besoins, profondément émues et activement préoccupées de ses souffrances, et disposées à payer de leur bourse et de leur personne pour prendre l’initiative de toutes les mesures destinées à perpétuer leur légitime popularité[12]. » Aussi sont-elles restées comme l’état-major du pays, prêtes à se porter en avant pour prendre la direction de toutes les causes, et n’ayant jamais eu à défendre des intérêts de caste parce qu’elles n’ont pas cessé de prendre la défense des intérêts publics. Le spectacle des élections peut contribuer à faire reconnaître que l’Angleterre, comme on l’a dit si justement, a la démocratie la plus aristocratique et l’aristocratie la plus démocratique que le monde ait connues. La haine venant d’en bas, le mépris venant d’en haut n’y ont pas droit de cité. La liberté s’y conserve à l’abri du respect pour les institutions établies. On peut lire tour à tour les journaux les plus opposés: ils se confondent tous dans les mêmes témoignages de respect et de fidélité pour la royauté, et s’associent avec le même empressement à toutes les joies domestiques du souverain. A l’occasion de la naissance d’une nouvelle princesse d’Angleterre, le Daily News, journal de l’opinion radicale, publiait ces lignes, qui méritent d’être reproduites : « Le monde doit à la sagesse politique et aux vertus privées de la reine qui occupe le trône le spectacle d’une royale mère de famille servie, soignée et chérie par un lion bien plus indompté et bien plus sauvage que celui qui dans la fable courbe la tête sous la main d’une timide jeune fille. La démocratie de la Grande-Bretagne a pour sa reine un attachement qui dépasse l’amour qu’on peut donner à une femme; elle la suit des yeux avec admiration, et elle tressaille de bonheur chaque fois qu’elle la sait heureuse. » Un tel langage est pour la liberté de la presse un titre d’honneur qui doit être envié à l’Angleterre. De même on peut entendre les discours les plus divers et prendre place dans l’auditoire le plus varié : malgré l’ardente rivalité des opinions, il y aura toujours un lieu de rencontre où le désaccord cessera pour faire place à l’entente commune. Quiconque se tient en dehors de cette grande alliance du bien public se met lui-même au ban de la nation : un des chartistes encore survivans, Robert Owen, était forcé de reconnaître, dans l’adresse aux électeurs de Londres où il leur annonçait le retrait de sa candidature, « qu’il n’y avait pas eu dans le dernier parlement et qu’il n’y aurait pas davantage dans le nouveau un seul membre qui put partager ses vues ni soutenir ses projets pour la transformation pacifique de la société. » Le sentiment public ne se laisse pas prendre en défaut, ni égarer par les vaines théories de quelques réformateurs isolés, et sans leur imposer silence il leur oppose sa force toute puissante pour les désarmer. Chacun aime à s’en faire l’organe, et c’est par l’hommage à la royauté qu’il a coutume de se manifester. Il ne faut donc pas être surpris si dans les assemblées électorales de la place publique, au sein des villes comme au milieu des campagnes, le nom de la reine n’est jamais prononcé sans être salué aussitôt par des acclamations parties de tous les rangs; les candidats qui soutiennent les propositions les plus avancées se montrent parfois les plus empressés à provoquer ces témoignages de fidélité, afin d’éviter toute méprise. Après s’être passé, suivant son habitude, toutes les fantaisies politiques, après avoir même fait fi de la dernière décoration qui lui avait été offerte avec un dédain tout démocratique, l’amiral C. Napier en remerciant ses électeurs de leurs suffrages à Southwark, un des faubourgs de Londres, se parait en même temps de son dévouement à la couronne, et il demandait pour la bonne reine, la bonne épouse, la bonne mère qui occupe le trône de l’Angleterre trois salves d’applaudissemens, répétées avec enthousiasme par toute la foule. Il y a eu un temps où en France de pareils exemples auraient été opportuns à suivre : ils reportent tristement le souvenir sur ces réunions d’autrefois où des députés du pays, liés par leur serment à la royauté, refusaient ou laissaient refuser le toast à un roi qui, par son attachement aux lois et aux libertés publiques, aussi bien que par toutes ses vertus domestiques, n’avait jamais cessé de mériter la confiance et le respect de la nation. Si l’ingratitude n’est pas seulement un vice du cœur, mais encore une faute qui coûte cher, la reconnaissance est au contraire une qualité qui fait honneur et qui profite. Elle a épargné à la Grande-Bretagne les folles épreuves des révolutions de hasard, et elle lui a donné l’heureux avantage de pouvoir mettre ses destinées à l’abri de ses institutions.

De tels bienfaits, il est vrai, demandent à être achetés au prix de l’effort; il faut les mériter pour les gagner : c’est en combattant qu’on en fait la conquête, et c’est en restant sous les armes qu’on les conserve. Tel a été le puissant moyen de salut dont l’Angleterre s’est servie pour sortir des dures épreuves qui, dans les mauvais jours de son histoire, ne lui ont pas été non plus épargnées; telle a été la fortifiante école à laquelle chaque génération de citoyens a été élevée. Ce sont les élections qui ont surtout contribué à garantir cette intervention active du pays dans ses propres affaires : elles ont assuré la représentation permanente de tous les intérêts et de tous les besoins, elles ont empêché que le gouvernement ne se mît peu à peu à la place de la nation. En perpétuant les traditions des meetings et des hustings, de la nomination et du poll, elles ont conservé à la liberté jusqu’à ce superflu qui, toutes les fois qu’il est sans dangers, n’est pas de trop, parce qu’il assure le nécessaire.

Le tableau général des élections montre dans tout son développement la force croissante de la vie publique dans la Grande-Bretagne. L’étude du système électoral, en faisant connaître les réformes qui en ont changé les abus sans en détruire les principes, et qui peu à peu ont pris le dessus sur les tristes habitudes d’une corruption invétérée, pourra également permettre d’apprécier le progrès persévérant de la constitution politique du pays. Après avoir fait la part de la nation, il faudra faire la part des lois, pour se rendre compte ensuite de la condition présente des partis dans le nouveau parlement.


ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.

  1. Statuts 4 et 5 Vict. c. 57 (22 juin 1851).
  2. Voyez le Times du 27 mars.
  3. Le serment de l’électeur pour la justification de son droit a été supprimé pour l’Angleterre par un acte de 1843, rendu plus tard applicable à l’Irlande, et en Écosse c’est seulement en 1856 qu’il a cessé d’être exigé, au moins pour les élections des bourgs.
  4. Le shériff, qui, dans chaque comté d’Angleterre, est chargé de l’administration, doit être choisi ou confirmé annuellement par la reine sur la liste de présentation dressée par les juges et les membres du conseil privé.
  5. Le maire est toujours nommé par le conseil de la ville et choisi dans son sein.
  6. A l’université de Dublin, le vice-chancelier est remplacé par le prévôt.
  7. 6 Vict., c. 18, s. 82.
  8. 6 Vict., c. 18, s. 86, 91. — Dans une assez récente occasion, le recensement de tels votes avait produit une majorité apparente, et le relevé du poll, tel qu’il avait été proclamé par l’officier préposé, fut déclaré entaché de fraude.
  9. L’autorité prépondérante que pourrait exercer un pair lui a également fait refuser le droit de voter.
  10. Il n’y a d’exception que pour les troupes employées à la garde de la reine, ou pour les postes de service à la banque d’Angleterre.
  11. Les adjoints préposés à la surveillance des baraques du poll sont rétribués à raison de 50 fr.; les clercs à raison de 25 fr. Les constables spéciaux sont payés de 6 à 12 fr. par jour. Le compte des frais de construction des baraques ne peut excéder 1,000 fr. pour les comtés, 625 fr. pour les bourgs.
  12. M. de Montalembert, de l’Avenir politique de l’Angleterre, p. 24.