Les Siècles morts/Les Épigrammes

La bibliothèque libre.
Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 61-70).
◄  Élagabal

 
I. LE RELIQUAIRE

Ici, Mélanippos, le hardi rétiaire,
Qui n’entend plus sonner la trompette d’airain,
Laisse pendre à jamais au sombre vestiaire
Son étroite tunique et son trident marin.

A Césarée, à Rome, et plus souvent qu’Hercule !
Il a, d’un jet rapide, en son filet fermé
Emprisonné le tigre et l’ours noir qui s’accule
Et capturé le Thrace ou le Samnite armé.

Enfin, plus déplorable et rude aux plus célèbres,
L’irrésistible Mort, le domptant à son tour,
A pris Mélanippos dans ses mailles funèbres ;
Et lui, vaincu par elle, a fui l’éclat du jour.


II. AU GRAND SPHINX

Ton redoutable corps, œuvre des Dieux vivants,
Sur le noir pays dresse sa stature,
Et, debout sur le sable, écarte les grands vents
Du blé vert pointant de la glèbe obscure.
Toi qui n’es pas le Sphinx thébain, rouge de sang,
Mais la bienfaisante et chaste lionne
Aux mamelles de marbre, au front resplendissant,
Qui, sous les palmiers, va suivant La ton e,
Salut ! Garde avec Elle, en son repos sacré,
Le funèbre Roi de la vieille Egypte,
Osiris infernal, sublime et désiré,
Frère d’Hèphaistos dans la sombre crypte !


III. APHRODISIOS

Moi qui fus dans Alexandrie
Le chef des chœurs mélodieux,
Passant, je voue aux sombres Dieux
L’infidèle que j’ai chérie !


Par mon épouse et son amant,
Larron de ma vie éphémère,
Je suis mort d’une mort amère,
Percé d’une flèche en dormant.

J’avais vingt ans. Les triples Moires
Ont précipité mon destin
Et je fais, dans l’Hadès lointain,
L’ornement des demeures noires.


IV. INVOCATION

Je salue Anubis, éternel et suprême,
Et son père Osiris, couronné d’or, le même
Que le Kronide Zeus et qu’Ammôn, Roi des Dieux,
Qu’on nomme Sarapis, honoré dans Cyzique,
Et qui, le front chargé du calathos mystique,
Partage l’abondance aux mortels soucieux.

Et je salue encor sa mère Isis, la Reine
Bienheureuse, éclatante, aux yeux aigus, sereine,
Que le sombre Ouranos enfanta sur les flots,
Déesse au triple rang de mamelles fécondes,
Porte-sceptre, flambeau de la mer et des mondes,
Découvrant les trésors dans les sépulcres clos !


Qu’autour de l’hypogée où mon âme erre seule,
Anubis indulgent ferme sa noire gueule !
Que Sarapis lointain, sans froncer les sourcils,
M’accueille ! Et que du bord de ma tombe éternelle,
Isis, ceinte de fleurs, voilée et maternelle,
Par l’aigre bruit du sistre écarte les soucis !


V. LES VIERGES

Leur mère m’a vendu deux vierges de Korinthe.
Bérénice, aux robustes flancs,
M’accable de baisers et je fuis son étreinte ;
A Myrrha mes baisers brûlants !
Mais le marbre est moins froid que sa lèvre confuse.
L’une s’offre sans me charmer ;
Malheureux d’être aimé ! L’autre, hélas ! se refuse ;
Hélas ! plus malheureux d’aimer !


VI. MITHRA


Invincible Soleil, la race Akhéménide
Te nomme le Titan qui rosit les sommets,
Et l’Égypte, Osiris qui, dans la pyramide,
Garde les vains joyaux et les funèbres mets.

Moi, je t’adorerai dans les grottes obscures,
Selon ton nom persique et ton rite, ô Mithra !
A l’heure où, préparant ses secrètes piqûres,
Le Scorpion sacré vers l’autel rampera.

Et je verrai, témoin muet d’un grand symbole,
Le glaive inviolé tiré hors du fourreau,
Et, baptisé soudain du sang du taurobole,
Ta grande ombre à genoux sur le col du Taureau.

Et l’antre frémira lorsque, dans la nuit brune,
Du monstre agonisant courbant les cornes d’or,
Tu sembleras saisir les cornes de la Lune
Qui saigne a l’horizon et te résiste encor !


VII. À DIONYSIA


Du tombeau que j’élève ici
A la plus chère des épouses,
Vous qui fûtes chères aussi,
Mortes ! ne soyez point jalouses.

Ombres douces, n’oubliez pas
La sœur que vous avez pleurée.
Elle fut belle. Le trépas
Comme une fleur l’a respirée.

Telle est la vie : un jour qui fuit,
Une espérance dans un rêve,
Un cortège effacé qui suit
Une route impalpable et brève.


VIII. LA BEAUTÉ

J’oublie, ô Nikè ! ta beauté profane
Et tes seins jumeaux aux pommes pareils,
Et tes regards bleus et tes pieds vermeils.
Ta chair est fragile et le temps la fane.


Nikè, j’ai connu de graves amours,
Car j’ai contemplé la Vierge chrétienne,
Dont la beauté sainte, éclipsant la tienne,
Enivre mes yeux et dure toujours.

Pure Syrienne aux lèvres pudiques,
Elle trône, au fond de son temple obscur,
En robe de lin, en manteau d’azur,
Dans un cercle d’or et de mosaïques.

Son œil réfléchit le firmament bleu ;
Sous ses pieds vainqueurs roulent des étoiles
Et ses seins, captifs sous de chastes toiles,
Ses seins virginaux allaitent un Dieu.


IX. LES ENCHANTEMENTS

Au feu qui siffle, au feu qui brille,
J’ai jeté la rouge toison
Et le laurier sec qui pétille.
Va, servante ! Va, jeune fille,
Cracher au seuil de sa maison !


Par Aphrodite d’Amathonte,
Par Sélènè, reine des nuits,
Par le Tartare que j’affronte,
Que l’effroi, l’amour et la honte
Sèchent son cœur, rongé d’ennuis !

L’inutile amant de Kybèie
Aux kaisers mêlés de sanglots
Est moins farouche et moins rebelle.
Cependant je suis nue et belle
Comme Kypris sortant des flots.

Charmes vains ! je pleure et m’indigne.
Sur son front, son cœur éperdu,
Ses épaules, il trace un signe.
O charmes vains ! pudeur maligne !
Est-ce un Dieu qui Ta défendu !


X. DIVINUS AMOR

— Que veux-tu ? Cette rose ? — Elle pâlit déjà.
— Ce lys ? — Il est fané. — Ce raisin qu’ombragea
Naguère un pampre roux sur les coteaux de Krète ?
— La guêpe l’a rongé. — Mon âme ? — Elle s’apprête,

A peine reposée, à fuir comme un oiseau.
— Prends cet harmonieux et consolant roseau
Qui frémira d’amour si ta lèvre le touche.
— Il se taira bientôt quand se taira la bouche.
— O Vierge, que veux-tu ? — Rien de fragile et vain.
— Vierge, un mal ignoré t’accable. — Un mal divin,
Pasteur ! — Sois jeune et belle. — O jeunesse éphémère !
— Aime. — Est-ce pour jamais ? — Sois aimée ! — O chimère !
Laisse-moi savourer en mon cœur expirant
L’austère volupté d’aimer un Dieu souffrant. —


XI. LE REMÈDE

Cœur faible, cœur involontaire,
Qui te plains lorsque tu guéris,
O mon cœur, l’Enfant sagittaire
Te blesse de ses traits chéris.
Ils sont amers et tu les aimes.
Ils sont sacrés ; tu les blasphèmes,
Cœur fragile et désabusé !
O cœur malade, pour renaître,
Offre-toi, sur la croix du Maître,
A la lance qui l’a percé !


XII. AUX MUSES

Pour la dernière fois, Muses, chantez ! O Muses
Tristes, qui contemplez les ruines confuses
D’un monde agonisant, pieux à vos autels,
Muses, chantez encore ! Aux flûtes bucoliques
Mêlant la grande Lyre et les chants immortels,
Dites l’adieu funèbre aux Dieux mélancoliques !

Pleurez la rose aurore errante aux pics neigeux,
Et le jour et la nuit favorable, et les jeux
Des Satyres cornus et des Nymphes agrestes !
Pleurez les rois divins, nés des cieux étoiles,
Et, de vos blancs péplos couvrant leurs nobles restes,
Dites l’adieu funèbre aux Dieux inconsolés !

Au pale souvenir de leur culte fidèles,
Pour les Dieux dédaignés cueillez les asphodèles,
O Muses ! Il est bon d’honorer les tombeaux
Avec les noirs parfums, les larmes, les fleurs sombres.
Ici, de tous les Dieux sont couchés les plus beaux.
Dites l’adieu funèbre aux éternelles Ombres !