Les Époques de la musique/03

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Les Époques de la musique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 608-638).
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LES
ÉPOQUES DE LA MUSIQUE

L'OPÉRA RÉCITATIF

La musique étant le seul de tous les arts qui se trouve parfois en relations et comme en société avec la parole, il s’ensuit que leur société comporte un régime commun. Nécessaire et variable, ce régime a subi, dans le cours de l’histoire, une éternelle vicissitude. La musique et la parole ont prétendu l’emporter tour à tour, et, tour à tour, elles y ont réussi. Rarement, — comme au temps de l’Opéra-Comique français, voire de quelques opéras allemands, — elles se sont partagé le pouvoir. Elles se le sont plus souvent disputé. In principio erat Verbum. Dans l’antiquité, la musique était soumise au verbe. Contenue en lui et s’en exhalant, nous avons jadis essayé de faire voir qu’elle n’en fut pour ainsi dire que l’émanation ou l’efflorescence sonore[1]. Issu de la mélodie antique, le chant grégorien, à son tour, respecta la parole : l’Eglise mit tout son génie à la moduler sans rien attenter contre elle[2]. Avec la polyphonie vocale, la musique reprit l’avantage ; elle en abusa bientôt et de l’excès, de la folie du contrepoint et du canon, la parole était sur le point de mourir. Palestrina lui-même, qui vint la sauver, ne la dégagea qu’à demi. Quoi qu’il y ait de verbal, c’est-à-dire de favorable au mot, dans la réforme qui porte son nom, l’immortel auteur de la Messe du Pape Marcel est beaucoup moins l’un des maîtres de la parole en musique, que l’un de ceux de la musique pure. Après lui, de nouveau la fortune changea. Restaurant l’antique monodie, Florence créa l’opéra récitatif et, comme aux siècles païens, la poésie ou la parole redevint, pour un temps, souveraine. C’est ce temps que nous voudrions étudier aujourd’hui ; c’est la forme florentine, primitive et verbale, du drame lyrique au début du XVIIe siècle ; c’est aussi la trace, lointaine, mais profonde, que plus tard en France, dans l’opéra de Lully et jusque dans l’opéra de Gluck, cette forme, longtemps vivace, a laissée.


I

Les premières années du XVIIe siècle ont vu la Renaissance de la musique. Ce mot suffit à définir cette époque, et ce mot dit tout, conférant à la musique d’alors les deux caractères généraux et essentiels de la Renaissance : l’amour de l’antiquité et le développement de l’individu. La Renaissance musicale, on le sait, a tardé plus que toute autre : un siècle environ de plus. Elle vint pourtant ; et l’évolution ou le cercle de l’esprit fut par elle fermé.

A la fin du XVIIe siècle, Palestrina touchait au terme de sa vie. C’est alors que la musique, lasse du mysticisme et de la prière, sentit se réveiller en elle l’esprit de l’antiquité. Elle ne connaissait que l’esprit, les œuvres ayant disparu ; mais cet esprit la ressaisit tout entière. Dès le XVe siècle, l’Italie, — Venise surtout, — avait traduit en latin quelques ouvrages importans de musicographie ancienne : les cinq livres de Boëce, de 1491 à 1495 ; en 1498, l’introduction harmonique d’Euclide. A Venise toujours, en 1562, on publiait une traduction d’Aristoxène, de Ptolémée, et des fragmens d’Aristote. Encore une fois, c’est la doctrine qui reparaissait, sans la pratique, et cette demi-révélation avait ses périls. Mais la crainte, ou l’idée seule, en était effacée par la joie de ranger enfin la musique, après les autres arts, sous l’antique loi de beauté. Sans compter que, dans la musique, l’imitation ne pouvant se régler que sur des principes, et non, comme en sculpture ou en architecture, sur des modèles concrets, la Renaissance musicale se flattait de trouver, dans cette lacune même, à la fois plus d’idéalisme et plus de liberté.

C’est à l’antiquité que la polyphonie vocale emprunta le sujet de ses derniers ouvrages profanes. En 1585, Andréa Gabrieli, le plus grand compositeur vénitien d’alors, écrit des chœurs pour l’Œdipe-Roi de Sophocle, qu’on représentait, à Vicence, sur un théâtre de style grec élevé par Palladio. Quatre ans plus tard, le Florentin Luca Marenzio fait exécuter, à l’occasion d’un mariage grand-ducal, certain Combat d’Apollon avec le serpent Python, qui rappelait, ou du moins voulait rappeler le fameux nome pythique inventé, dit-on, quelque cinq ou six cents ans avant Jésus-Christ, par Sacadas d’Argos. Enfin, en 4581, Vincenzo Galilei, le père du grand astronome, avait publié son Dialogue de la musique ancienne et moderne, où la première obtenait l’avantage[3]. Ainsi, gagnant peu à peu, s’insinuant dans les sujets d’abord, puis dans la théorie, l’idéal antique s’approchait de la musique elle-même. Quelques années lui suffirent pour la conquérir et la réformer.

Vocale et verbale avant tout, c’est par des lettrés et par des chanteurs que cette réforme s’accomplit. Aussi bien les chanteurs, alors, étaient quelquefois des lettrés, même des compositeurs. Ce fut le cas de Péri et de Caccini, dont les deux Euridice, parues en la même année 1600, inaugurèrent en quelque sorte le drame lyrique florentin.

Il naquit dans le palais et comme dans le salon d’un grand seigneur : Giovanni Bardi, comte de Vernio. Issu d’une vieille famille alliée aux Médicis, ce gentilhomme dilettante avait fait de sa demeure une sorte d’académie littéraire et musicale. Il la présidait lui-même ; il en dirigeait les travaux, et les écrivains et les artistes dont il l’avait composée trouvaient en lui non seulement un protecteur, mais un guide. Ce furent de belles séances que celles de la Camerata de Bardi. Vincenzo Galilei sans doute y lisait des fragmens de son dialogue. Peut-être même y fit-il entendre, « chantant à belle et intelligible voix, » l’épisode d’Ugolin, de la Divine Comédie, qu’il avait mis en musique[4]. Là se réunissaient, épris d’un commun amour, exaltés par le même enthousiasme, tous les serviteurs de l’idéal antique, redevenu l’idéal nouveau. C’était Gian-Battista Doni, l’auteur de nombreux traités d’esthétique musicale et l’inventeur d’une double lyre qu’il avait offerte à un pape de la famille Barberini. C’était Rinuccini, le poète des deux Euridice ; Jacopo Corsi, toujours « enflammé » (infiammato), « qui ne se contentait en musique de rien de moins que de la perfection, et formait les compositeurs par d’excellentes pensées et d’admirables doctrines, ainsi qu’il sied en si noble matière (come conveniva a cosa si nobile). »

Mais les deux principaux artisans de la réforme, parce qu’à la doctrine ils joignirent les œuvres, furent Jacopo Péri et Giulio Caccini. En décriant leur caractère à tous deux, l’histoire a, dit-on, calomnié Caccini ; mais de Péri du moins il semble qu’elle n’ait fait que médire. Caccini, rapporte M. Romain Rolland, « a d’abord une politesse de manières, une gentilezza de style qui charme, quand on pense au verbe prophétique et à l’énorme vanité de nos musiciens du XIXe siècle. Caccini est un homme de bonne compagnie. La tendresse de son âme affectueuse ne se traduit pas seulement dans ses chants, mais dans la reconnaissance qu’il est toujours prêt à témoigner à ses amis et à ses maîtres. C’est un cœur ingénu de véritable artiste, et tout pénétré de musique. » Péri paraît avoir eu moins de douceur et d’honnêteté, moins d’honneur aussi. Quelques-uns de ses contemporains lui reprochent ses mœurs dissolues, ses prétentions et son orgueil. Ils se moquent également de sa personne physique. « Il était de taille moyenne, et très maigre. Dans sa vieillesse, il avait les jambes non seulement décharnées (senza polpe), mais beaucoup plus grosses en bas qu’en haut, et avec cela terminées par de certains pieds si larges, et dont les pointes étaient si fort éloignées l’une de l’autre, qu’en cheminant par les ruelles, il n’était pas loin de les prendre dans la porte des boutiques[5]. » En revanche, il possédait d’autres avantages. Il eut, jusque dans sa vieillesse aussi, une splendide chevelure d’un blond fauve, qui l’avait fait surnommer Il Zazzerino Elle flamboyait, semblable à celle d’Apollon, et, quand le Zazzerino chantait, ses auditeurs, que hantaient les souvenirs antiques, durent le comparer plus d’une fois à Smerdiès, cet autre chanteur « à l’abondante chevelure bouclée, que la Grèce avait jadis été chercher jusque chez les Thraces Cicons[6]. »

Chanteurs admirables tous deux, Péri et Caccini furent plus encore et mieux que des chanteurs. On ne se contentait pas de chanter chez le comte Vernio : on y raisonnait à l’infini des choses de la musique (infiniti ragionamenti della musica). « Au temps, écrit Caccini, où brillait à Florence la noble Académie du très illustre seigneur Giovanni Bardi (des comtes de Vernio), j’assistais fréquemment à ces réunions, hantées non seulement par une partie de la noblesse, mais aussi par les plus grands musiciens, les hommes les plus distingués, les meilleurs poètes et philosophes de la ville, et je déclare avoir appris davantage dans ces doctes entretiens, que par trente années d’études consacrées au contrepoint[7].

On voit ici le premier trait de la conception de la musique, telle que la Camerata la renouvelait de l’antiquité. Ce trait en est pour ainsi dire la généralité : l’extension de l’idée et de la nature de la musique plus loin et à d’autres objets que la musique elle-même. Caccini, comme l’a très bien dit M. d’Annunzio dans son dernier roman, « Caccini enseignait qu’à l’excellence du musicien ne doivent pas concourir seulement les choses particulières, mais toutes les choses ensemble[8]. » Cela est proprement la théorie grecque, celle que le même Caccini reprenait encore et dont il s’appropriait le vaste symbolisme et les analogies supérieures, lorsque, à la fin de sa préface, il se flattait de découvrir dans sa musique bien-aimée « un reflet direct de l’éternelle harmonie céleste, d’où découlent tant de biens sur la terre » et la préparation de nos intelligences « à la contemplation des jouissances infinies qui nous attendent dans le ciel[9]. »

Un second trait de l’idéal gréco-florentin fut la pure intellectualité de la musique, ou du moins la prédominance reconnue dans la musique à l’élément intellectuel. On se piquait alors de faire une grande place, — la plus grande même, — à la raison, « parce que, de toutes les opérations humaines, la raison doit être le principe et la source, et que celui qui ne l’aura pas ménagée laissera toujours croire qu’il a travaillé en vain[10]. » Ainsi les Italiens, qui devaient être un jour les plus sensibles ou les plus sensuels des musiciens, en furent d’abord les plus rationnels ou les plus raisonnables, et l’éloge décerné, deux cents ans plus tard, par un Stendhal à je ne sais quelle partition de Rossini, (l’ltalienne à Alger, je crois), — « c’est la musique la plus sensuelle que je connaisse », — eût été pris par les ancêtres du maître de Pesaro pour un reproche, et même pour une condamnation.

Sans doute ils avaient raison, les Péri et les Caccini, de réserver les droits de l’esprit et de les maintenir. Mais leur erreur et leur faute contre la musique furent de les chercher, ces droits, et de prétendre les établir dans la poésie ou la parole seulement. Ils méconnaissaient ainsi la spiritualité spécifique de leur art, je veux dire tout ce qu’il y a d’intelligence, de logique, de raison et presque de raisonnement dans la musique pure : soit dans la polyphonie vocale des siècles précédens, qu’ils ne voulaient plus comprendre ; soit dans la symphonie instrumentale, que, plus naturellement, ils ne pouvaient prévoir, des siècles à venir. Par amour de la musique, c’est la musique qu’ils outrageaient. Ils la ravalaient en croyant l’élever. Ils lui faisaient le tort et presque l’injure de chercher à côté d’elle, pour la lui conférer du dehors, une noblesse, une grandeur, quelle possède elle-même, en elle-même, et qu’elle n’a pas besoin d’emprunter.

Le verbe seul parut alors capable de l’en investir. Et voilà le dernier caractère, — je veux dire le plus essentiel, — en même temps que le plus antique, de la Renaissance musicale. C’est au nom du verbe, qu’elle embarrassait, quand elle n’allait pas jusqu’à l’étouffer, que fut alors désavouée et maudite l’ancienne polyphonie vocale, et, comme dit avec dédain, presque avec dégoût Jean-Baptiste Doni, « toute cette manière de moduler qu’ils appellent symphoniastique, Iota hæc modulandi ratio, quam symphoniasticam vocant. » La réaction fut non seulement sans pitié, mais sans justice. On renia de grands maîtres ; on désavoua des chefs-d’œuvre immortels. On eût brûlé volontiers ce qu’on pouvait, sans contradiction, continuer d’adorer. Il n’est pas jusqu’à des noms, sacrés hier, ceux d’un Hobrecht ou d’un Ockeghem, qui ne parurent barbares ; à peine demeurait-on sensible à la douceur d’un seul, italien, celui de Palestrina.

Entre les élémens de la musique reparaît alors l’antique hiérarchie : d’abord le mot, le rythme ensuite, et enfin le son. Il arrive à certains théoriciens de l’époque de définir la musique par les deux premiers termes seulement : « l’art de donner le rythme, la valeur du temps au mot, » sans tenir compte du dernier. « Autant, écrit Bardi, l’esprit est supérieur au corps, autant la parole est au-dessus du contrepoint. Il est ridicule que le maître marche derrière le serviteur, que l’enfant se mêle d’instruire son précepteur ou son père. » Ne pas gâter le vers, non gnastare il verso, voilà le principe et l’objet unique de l’art. Indifférente au texte, quand elle n’y était pas hostile, la polyphonie vocale avait fini, pour ainsi dire, par mettre la musique en paroles ; le temps est venu de rétablir l’ordre et de mettre, ou de remettre, les paroles en musique[11].

Quel sera le style, imité de l’ancien, convenable et nécessaire à cette opération ? Péri, dans la préface de son Euridice, et Caccini, dans celle de ses Nuove Musiche, ne l’ont pas seulement défini, mais analysé.

« Ayant considéré, dit Péri, qu’il s’agissait d’une œuvre dramatique et qu’en conséquence, il fallait reproduire la parole par le moyen du chant, il me vint à l’idée que les anciens, qui chantaient sur la scène des tragédies entières, devaient se servir à cet effet d’une mélodie plus accentuée que celle contenue dans le parler ordinaire, et qui cependant n’était pas du chant proprement dit. Je considérai que cette émission vocale assignée au chant par les anciens et appelée par eux soutenue (diastemica), pouvait prendre une allure assez vive, de manière à tenir le milieu entre les mouvemens lents et mesurés de la mélodie et la rapidité du débit. Je constatai aussi que, dans notre langage, certaines syllabes sont accentuées de telle sorte qu’elles peuvent servir de base à un intervalle mélodique ; d’autres n’ont pas une intonation déterminée et ne font pour ainsi dire qu’opérer la transition d’un accent à un autre. Enfin, ayant observé les accens que nous employons à notre insu dans certaines affections très vives, telles que la joie, la douleur, etc., je tâchai de les utiliser[12]. »

Caccini, à la même époque, ne s’exprime pas autrement. Parlant des familiers de la Camerata : « Ces savans connaisseurs, dit-il, m’ont toujours engagé, par les raisons les plus convaincantes, à ne pas admirer ce genre de musique qui, en empêchant de comprendre les paroles, détruit la pensée et le vers, tantôt allongeant les syllabes, tantôt les écourtant, pour se plier au contrepoint, véritable destructeur de la poésie[13]. Ils m’exhortaient, au contraire, à suivre la manière tant louée par Platon et par d’autres philosophes, lesquels, dans les élémens de la musique, considèrent d’abord la parole, ensuite le rythme, et, en dernier lieu, le son, au lieu de suivre l’ordre inverse. Ils voulaient, enfin, que la musique, pénétrant dans l’intelligence de l’auditeur, y réalisât ces admirables effets dont nous parlent les écrivains de l’antiquité et que l’art moderne était impuissant à produire par le secours du contrepoint, alors même qu’une personne chantait seule ; car il était impossible de saisir les paroles à cause de la multitude des traits, tant sur les syllabes brèves que sur les longues et dans tous les genres de musique, bien qu’à l’aide de ces passages, les chanteurs obtinssent les applaudissemens de la foule.

« M’étant convaincu qu’une telle musique et de tels chanteurs ne procuraient d’autre plaisir que celui d’une harmonie agréable à l’oreille, l’esprit ne pouvant être frappé sans la parfaite intelligence des paroles, il me vint l’idée d’introduire une espèce de chant par lequel il fût possible, pour ainsi dire, de parler en musique[14]. »

Favellar in musica ; cosa mezzana (style moyen), qui dépasse un peu les bornes du discours familier (avanzarsi oltre ai confini dei ragionamenti famigliari), tels sont alors les termes nécessaires, mais qui suffisent. Dans le drame lyrique de Florence, à cette époque, il y a de l’élocution et de la déclamation, de la prosodie et de la phonétique, plus que de la musique ou seulement de la mélodie. Tout ce qui concerne la parole est prévu et réglé. On sait comment se note la moindre exclamation, qu’elle soit de plaisir, de langueur, ou d’effroi. Doni signale dans l’Euridice de Péri des modèles de l’interjection douloureuse, de l’interrogation, qu’il n’est pas nécessaire, dit-il, de terminer par une blanche ; la noire, plus vive, convient mieux. C’est pour ne pas couvrir la parole que l’orchestre, si modeste qu’il soit, est relégué derrière la scène. Ainsi tout se ramène à la parole, ou plutôt s’y soumet et s’y réduit. Pour elle, on ne serait pas loin de négliger le sentiment, qu’elle absorbe parfois plutôt qu’elle ne l’exprime. La partie rationnelle de la musique s’accroît aux dépens de la partie passionnelle ; de là vient la clarté, mais la sécheresse aussi ; de là vient qu’en lisant aujourd’hui l’Euridice de Péri ou celle de Caccini, l’intelligence est toujours satisfaite, mais le cœur se sent plus rarement ému.

Ouvrons l’une ou l’autre, et de préférence celle de Caccini. Écrites sur le même texte, toutes deux se ressemblent et, à peu de chose près, se valent. Mais, outre que Caccini, suivant quelques contemporains, fut le véritable créateur du style nouveau[15], sa partition possède un avantage certain : publiée par fragmens, en édition moderne, avec réalisation de la basse chiffrée, elle est d’une lecture plus facile et plus agréable[16].

Tout respire en cette œuvre le sentiment de l’antiquité. Il y passe de temps en temps comme un souffle bucolique, un parfum de Virgile que, même dans l’Orphée de Gluck, nous ne retrouverons plus. Sous la poésie et parfois sous la musique, on sent la nature présente. Orphée est le fils errant et rêveur des montagnes, des cavernes et des forêts. Triste sans cause, même avant son malheur, il leur chantait sur la lyre sa mystérieuse tristesse. Et, comme lui, ses compagnons invoquent sans cesse les puissances, ennemies ou favorables, de la terre, des eaux et des bois. En ce premier Orphée, la mythologie enveloppe encore l’humanité. Le personnel du drame n’est composé que de bergers et de nymphes, de déesses et de dieux. L’amour et le deuil, tout y est amorti et comme éteint.

Plutôt que le relief du marbre ou l’éclat de la peinture, l’œuvre primitive a pour nous la douceur d’une tapisserie aux tons passés. Auprès du commencement d’Orphée, par exemple, le début de l’une ou l’autre Euridice pâlit. Rappelez-vous Gluck, et comme il entre d’emblée dans l’humanité et dans la douleur, dans la vie, ou plutôt dans la mort. Souvenez-vous du cri : Eurydice ! Eurydice ! de la nuit venant sur le tombeau, comme pour marquer, fût-ce par un détail de mise en scène et par le choix de l’heure, que c’est la fin d’un jour donné tout entier aux regrets et aux sanglots. Mais d’abord, chez Péri, chez Caccini, que voyons-nous ? Au lieu du veuvage et de l’époux inconsolé, les apprêts gracieux des pastorales épousailles. Sous des bosquets, parmi les fleurs, ce ne sont que propos galans, dialogues de pasteurs et de jeunes filles, aimables vœux de bonheur offerts aux fiancés. Plus tard, sans doute, viendra la catastrophe et l’émotion, mais après une trop longue attente. Et cette émotion même n’ira que rarement jusqu’à la violence. Elle demeurera presque toujours tempérée et comme moyenne. Plus sensibles que nous et moins blasés, les contemporains la ressentaient avec plus de force, et nous trouvons exagérés, presque incroyables quelques-uns de leurs témoignages. Mais d’autres nous paraissent justes, et nous y souscririons encore. Le talent des Caccini et des Péri nous paraît être encore di concetto lagrimevole. Nous goûtons, nous aussi, en ces tristes sujets, (materie lugubri), leur manière douce et affectueuse (la sua doler e affettuosa maniera). Elle ne nous jette plus, comme les Florentins d’autrefois, en de « merveilleux transports, » mais elle demeure capable d’éveiller en nous un vague et délicieux désir de larmes. Dans l’Euridice de Gaccini, le mode mineur domine. La Renaissance l’aima, parce qu’il ressemble un peu au dorien des Grecs, à celui que Bardi qualifiait, entre autres éloges, de « grave, modeste, tempéré et convenable. » Il donne à l’œuvre entière un charme de douceur et de mélancolie. Il la pénètre du sentiment ou de l’éthos que l’antiquité tenait pour le plus noble et le plus pur : le sentiment apollinien.

Quant à la verbalité de cette musique, il n’est pas une page d’Euridice et presque pas une mesure qui ne la manifeste. La musique est ici plus restreinte qu’elle ne fut jamais en aucune forme, en aucun style, même dans le plain-chant, qui l’emporte, et de beaucoup, par la constitution et l’organisme de la mélodie. Les musiciens d’alors sont aussi peu musiciens que possible. Ils le sont, veux-je dire, de la manière la plus simple ou la plus pauvre, en réduisant au minimum les ressources et le génie même de leur art. L’orchestre, naturellement, existe à peine. Péri nous a laissé les noms des accompagnateurs de son Euridice. Egalement fameux par le talent et par la naissance, ils étaient quatre : « le seigneur Jacopo Corsi tenait le clavecin, le seigneur Don Grazia Montalvo jouait du chitarrone ; Messer Giovanni Battista, de la grande lyre et Messer Giovanni Lapi, du grand luth[17]. » La polyphonie des voix est aussi rare, aussi faible que celle des instrumens. Ni duo, ni trio ; çà et là, seulement, quelques mesures de chœur. Entre les deux siècles qui l’encadrent : celui de Palestrina et celui de Bach, le siècle — ou du moins le temps — de l’opéra florentin fait un vide et comme un trou dans l’histoire de l’harmonie. Quant à la mélodie, c’est bien ici qu’elle a ses origines, mais lointaines, mais obscures. Sans doute l’élément essentiel, pour ne pas dire unique, de ce style est la ligne sonore et la succession, non la combinaison des notes. Mais entre les notes qui se suivent, les rapports sont primitifs et sommaires, très inférieurs à cette économie profonde et subtile que sera plus tard la phrase des grands mélodistes italiens ou allemands. Le petit nombre des modulations n’a d’égal que la monotonie des cadences. Le rythme change peu : sauf un ou deux mélismes, de couleur assez antique, presque toutes les valeurs sont lentes : la blanche et la noire dominent. Cette musique est donc peu de chose dans le temps. Peu de chose aussi dans l’espace : elle n’y trace qu’une seule ligne, et les intervalles qu’elle met entre les points de cette ligne, ou les notes, manquent en général de largeur autant que de variété.

Mais de la mélodie future ce qui s’annonce le moins, c’est l’appareil régulier et classique : c’est l’élément de périodicité et de carrure, de correspondance et de retour. Les phrases se suivent, mais ne se ressemblent ou ne se répètent pas. Au gré, non pas de son caprice, car il n’a pas de caprice, mais de sa logique et de sa raison, le discours oratoire crée un discours musical à la fois conforme et contraire d’avance à celui que, deux siècles et demi plus tard, Wagner rétablira : contraire par le manque à peu près absolu du complément et du commentaire de la symphonie ; conforme par l’écoulement d’une mélodie ou d’une mélopée continue, asymétrique, et qui mériterait déjà d’être appelée infinie.

Cette musique parle ; elle raconte ; elle chante pou. Oratoire et narrative, elle est presque entièrement dépourvue de lyrisme. Toujours allante, il n’arrive presque jamais qu’elle s’arrête, émue et comme saisie par un sentiment, pour essayer de le saisir à son tour et surtout de le développer. Elle note exactement, mais sommairement, et elle passe. En un mot, elle est le récitatif à son début avec toute sa pureté déjà, mais souvent encore avec toute sa faiblesse. Lisez, par exemple, dans la partition de Caccini, le récit de Dafne nunzia, de Daphné messagère de l’accident d’Eurydice et de sa mort. « Dans le riant bocage, parmi les fleurs qu’arrose le ruisseau, ta belle épouse jouait avec ses compagnes, etc.[18]. » La scène, charmante en poésie, ne l’est pas moins en musique, mais elle n’est que charmante. Rien ne vient l’agiter, ni l’assombrir, et le récit, qui devrait être funeste, demeure jusqu’à la fin gracieux comme les fleurs et coulant comme le ruisseau[19].

Une ou deux fois, cependant, beaucoup d’émotion se condense en peu de notes. Bien déclamée, la plainte d’Orphée apprenant le trépas d’Eurydice nous attendrirait encore aujourd’hui. Elle éveille en nous des souvenirs, elle impose des comparaisons. Elle nous rappelle tout ce que provoque et déchaîne dans la musique moderne l’annonce ou la présence de la mort. Sans même parler des effusions ou des explosions prodigieuses de Wagner, sans évoquer Iseult ou Brunhilde devant le cadavre de Tristan ou le bûcher de Siegfried, songeons aux quelques mesures de Faust : Oh ! calamité ! qui suivent la funèbre communication de Méphistophélès à la voisine : Votre mari, madame, est mort et vous salue. Il ne s’agit ici que d’une mort faussement accompagnée et qui, fût-elle véritable, n’aurait aucune importance. À ce mot seul pourtant, quelle gravité, quel deuil partout se répand et quelle épouvante même ! Que sera-ce ailleurs pour la vraie mort : pour celle d’un père, comme le Commandeur ? pour celle d’une épouse, de cette même Eurydice, lorsque, moins de deux siècles après, l’Orphée de Péri ou de Caccini, c’est l’Orphée de Gluck qui la pleurera ! Mais ici qu’est-ce donc ? Peu de chose, et déjà quelque chose de grand. Des notes en petit nombre, mais choisies, mais efficaces. Pas d’emportement, ni de violence ; pas une croche, pas une valeur pointée, rien qui brise ou hâte seulement l’éternel récitatif. C’est une ligne presque horizontale ; c’est le pâle et vague sourire des figures d’Egine. Comme la draperie droite et qui ne trahit pas le corps, la musique, encore raide, accuse à peine l’âme. Nous assistons véritablement à la naissance du drame musical. Pour nous, toute la musique de théâtre est en deçà d’une pareille esquisse ; nous ne pouvons rien imaginer au-delà. C’est la première tentative de traduire par les notes un sentiment tragique ; comme nous le disions plus haut, c’est un minimum de musique pour un maximum de douleur.

Juste presque toujours, souvent un peu faible, le récitatif des Florentins atteint quelquefois à la grandeur et à la puissance. Témoin de la mort d’Eurydice, la nymphe (Dafne nunzia) vient en hâte l’annoncer à Orphée. Hâte relative, car en cette musique la précipitation n’est guère plus que de l’empressement. Mais enfin elle vient et d’abord son visage seul trahit son émoi. Elle garde le silence. « Parle, parle ! » dit un berger, car la crainte du mal est souvent pire que le mal même. » Et, plus pressant encore : « Ah ! s’écrie Orphée, ne tiens pas plus longtemps mon âme suspendue ! » Pathétique et vraiment sublime, savez-vous ce que ce cri nous rappelle, ou plutôt nous annonce, et quel cri pareil, également sorti d’une bouche italienne, à près de trois siècles de distance, lui répond ? C’est à l’Othello de Verdi qu’il échappe, au More, adjurant aussi Iago de lui tout dire, car, « plus que l’horrible injure, le soupçon de l’injure est horrible. » (Più orrendo d’ogni orrenda ingiuria, Dell’ingiuria è il sospotto.) Pensée ou sentiment, paroles, musique, tout ici fait écho au passé. Animées du même mouvement et comme précipitées d’une seule chute, des notes identiques expriment la même fièvre de savoir. Et sans doute le cri d’Othello n’est que le premier éclat d’une crise, d’une convulsion de l’âme que la musique est devenue capable de comprendre et d’analyser tout entière, tandis que le cri d’Orphée n’a pour ainsi dire pas de suites et ne met nul obstacle à l’interminable récit de la nymphe messagère. Il n’en est pas moins intéressant de retrouver avec cette exactitude, dans l’opéra dramatique ou le drame lyrique d’aujourd’hui, l’élément et la beauté spécifique de l’opéra récitatif d’autrefois, car c’est précisément de la même beauté, récitative plutôt que mélodique, que les deux passages sont beaux. Torniamo all’ antico, répète volontiers Verdi. Il a donné l’exemple et suivi son propre conseil. S’il est vrai que ses dernières œuvres soient ses chefs-d’œuvre, c’est en partie parce qu’elles ont rétabli dans la musique italienne quelque chose de ce pouvoir de la parole, de cette verbalité, dont elle avait fait à l’origine son caractère principal et comme son essence même.

Son second caractère fut l’individualisme ou la personnalité. « Au moyen âge, a très bien dit Burckhardt, l’homme ne se connaissait que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou sous toute autre forme générale et collective. » La Renaissance renversa pour ainsi dire cette notion. Elle apprit à l’homme à se connaître, à s’aimer en soi et pour soi. Uomo singolare, uomo unico, furent les termes qu’elle créa « pour désigner un degré supérieur et l’apogée de la culture individuelle. » L’éveil ou le réveil de cet esprit eut pour effet la restauration, — qui devait durer en Italie plus de deux cents ans, — des formes ou des catégories musicales qu’on pourrait en quelque sorte appeler solitaires : le récitatif d’abord, puis la mélodie. Après au moins deux siècles polyphoniques, un solo de chant parut aux Italiens une chose nouvelle, et qui les ravit. Le génie de la Renaissance se complut dans la personnalité de l’élément ou de la créature sonore. En musique ainsi qu’en architecture et partout ailleurs, il préféra la forme isolée, mieux définie, plus concrète et comme plastique, à la combinaison et à l’enchevêtrement des formes.

De cette individualité de la musique résulta naturellement celle du musicien, je veux dire de l’interprète. « La musique, c’est nous, » avaient pu dire longtemps des voix nombreuses : celles de la foule au moyen âge ; au XVIe siècle, celles des maîtrises ou des « chapelles. » Une voix seule allait dire, et pour longtemps aussi : « La musique, c’est moi. » De cette seule voix, pourvu qu’elle fût belle, l’Italie fit ses délices. Elle l’aima, l’adora, comme le souffle mélodieux et la beauté sonore de ce corps humain, dont ses peintres et ses sculpteurs avaient tant aimé les visibles beautés. Tant que dura le style récitatif d’abord, puis le style mélodique, la virtuosité fut en quelque sorte la forme musicale de la virtù.

Pour comprendre l’importance qu’eut alors en Italie, avant les abus et la corruption qui devaient suivre, l’art et la personne des chanteurs, il faut lire le chapitre consacré par M. Romain Rolland à « l’œuvre d’un homme dont le nom résume l’art du chant dramatique et le pouvoir prestigieux de l’opéra récitatif au XVIIe siècle : Loreto Vittori. » Ses prédécesseurs florentins, les Péri et les Caccini, eurent, avec des talens égaux, une égale fortune. A vrai dire, on ne rapporte pas d’eux, comme de Vittori, que, lorsqu’ils chantaient, « beaucoup de personnes étaient obligées d’ouvrir brusquement leurs vêtemens pour respirer, suffoquées d’émotion[20]. » Mais d’autres témoignages suffisent à leur gloire. Ils furent, disions-nous précédemment, plus que des chanteurs ; mais ils furent des chanteurs d’abord, et merveilleux. Autant que d’esthétique, et peut-être davantage, la préface des Nuove Musiche traite de l’art du chant. Le premier nom que Caccini rappelle, avec reconnaissance, est celui d’un chanteur : Scipione della Palla, son maître. Comme en notre siècle un Duprez, un Garcia, Caccini fut le chef d’une famille et d’une école d’artistes : deux fois le père et deux fois le mari de cantatrices renommées. Ses deux filles, Settimia et Francesca, comptaient parmi les plus grandes chanteuses du temps. La seconde même composa la musique d’un ballet tiré de l’Arioste : La liberazione di Ruggiero dall’ isola d’Alcina. Parlant dans sa préface du trillo et du gruppo : « Ces deux agrémens, dit Caccini, étaient rendus dans la perfection par ma première femme : j’en appelle, à cet égard, au souvenir de tous ceux qui l’ont entendue ; quant aux amateurs actuels, ils savent avec quelle délicatesse ces effets sont interprétés par ma femme aujourd’hui vivante[21]. » Il ne connut lui-même en son art d’autre émule que Péri. Quand le Zazzerino, jouant Orphée dans son Euridice, arrivait à ce passage : Funestes bords ! Ombreuses, horribles plaines ! tous les auditeurs fondaient en larmes. Mais, à San Spirito, le jour de l’entrée de Madame Sérénissime Christine de Lorraine, lorsqu’on entendit sortir d’un nuage la voix de Caccini chantant : Benedetto giorno ! O jour béni ! tel fut le ravissement de l’assistance, que le chanteur lui-même en garda longtemps le surnom de Benedetto giorno, de ces deux mots que jamais, paraît-il, on n’avait su dire comme lui.

Uomo unico, uomo singolare. Un seul virtuose personnifiait la beauté de la monodie, c’est-à-dire d’une forme unique. Il concentrait sur elle et sur lui l’admiration de la foule. Ainsi, par l’individualisme de la musique et par celui du musicien, l’esprit de la Renaissance était deux fois satisfait.

Cet art enfin, auquel suffisait un seul interprète, ne comporta pas tout d’abord un auditoire nombreux. Dafne, jouée peu de temps avant les Euridice, chez Corsi, « plut d’une manière incroyable aux rares personnes qui l’entendirent (piacque incredibilmente a quei pochi che l’udirono). » Le premier théâtre public ne s’ouvrit à Venise qu’en 1637. L’opéra demeura longtemps un divertissement aristocratique, un plaisir de princes, ou tout au moins de grands seigneurs. Il se répandit par toute l’Italie sans perdre ce caractère. A l’exception de la grande salle construite à Rome par les Barberini et de l’immense théâtre que bâtirent à Parme les Farnèse, les représentations d’opéra se donnent le plus souvent dans les salons, devant une assistance choisie. Péri fait représenter son Euridice à Bologne, en 1616, au palais Marescotti. A Rome, l’Aretusa de Vitali se joue chez Mgr Corsini en présence de neuf cardinaux et des plus nobles dames. Au chant grégorien et à la polyphonie du XVIe siècle, à ces deux formes de l’art dont l’une est universelle et l’autre encore largement collective, succède la forme, plus restreinte et comme plus particulière en tout, de l’opéra récitatif. Tandis qu’une prose du moyen âge, un motet palestrinien traduisent les sentimens de la foule, éprouvés réellement par toutes les âmes, l’opéra naissant choisit pour sujets des fictions antiques, familières seulement aux artistes et aux lettrés. Ce n’est plus une expression de l’humanité, mais de la société ; la musique y perd quelque chose de sa généralité, de sa générosité aussi. Elle se rétrécit, elle se ferme et devient, au lieu d’une fonction de la vie, un divertissement du « monde, » un art de salon, de cérémonie et de gala.


II

« Les Florentins, dit très bien M. Romain Rolland, sont les vrais ancêtres de l’opéra du grand roi. » Un Florentin, Lully, en est le père. « L’opéra de Lully nous offre un spectacle inattendu. La tragédie florentine, disparue depuis soixante ans, s’épanouit brusquement avec un éclat qu’il était impossible de prévoir. Après avoir dévié de sa route,… elle revient à son premier idéal et lui donne l’expression la plus complète et la plus logique qu’il ait reçue depuis Péri. »

Par une curieuse rencontre, cet idéal s’était préparé dans notre pays comme en Italie, à la fin du XVIe siècle : quelque vingt ans avant de se réaliser à Florence, d’où, quelque cent ans après, avec Lully, il devait nous revenir. Charles IX, « ce Florentin, d’un caractère distingué et passionnément artiste, adorait la musique ; sa mélancolie s’y plaisait[22]. » Il avait réussi à détacher Roland de Lassus de la cour du duc de Bavière pour l’attacher à la chapelle du Louvre. Le musicien était en route, quand la mort du roi de France le fit rebrousser chemin et retourner près de son protecteur. Infiniment plus musicien que leurs successeurs du XVIIe siècle, les poètes de la Pléiade : les Dorat, les Jodelle, les Baïf et les Ronsard ont célébré non seulement Roland, qu’ils appellent « Orlande, » mais la musique elle-même[23]. Baïf, Italien par sa mère comme Charles IX, eut l’intuition et le pressentiment de la réforme florentine. Dès 1567, quelque trente an« avant le comte de Vernio, il « dressait, » avec le musicien Thibaut de Courville, une « académie ou compagnie, composée de musiciens et auditeurs, » que, par lettres patentes du 15 novembre 1570, Charles IX reconnaissait dans les termes les plus flatteurs. La rédaction des statuts et celle du privilège témoignent du même esprit, et cet esprit est proprement celui de la Renaissance et de la Camerata florentine. Il en a tous les caractères, depuis l’amour et limitation de l’antiquité jusqu’à la conception très générale de la musique ; conception très littéraire aussi, ou plutôt littérale, subordonnant le ton au rythme et surtout au mot.

« Maître, » a dit Baïf de lui-même,


Maître en l’art de bien chauler,
Qui me fit, pour l’art de musique
Réformer à la mode antique,
Les vers mesurés inventer…


Et, s’étant ainsi qualifié, voici comment, dans sa requête au roi Charles IX, il définit son dessein : « Remettre en usage la musique selon la perfection, qui est de représenter la parole en chant accompli de son harmonie et mélodie, qui consistent en choix, règle des voix, sons et accords bien accommodés pour faire l’effet selon que le sens de la lettre le requiert, ou resserrant ou desserrant, ou accroississant l’esprit, renouvelant ainsi l’ancienne façon de composer des vers mesurés pour y accommoder le chant pareillement mesuré selon l’art métrique ; afin aussi que par ce moyen les esprits des auditeurs, accoutumés et dressés à la musique par forme de ses membres, se composent pour être capables de plus haute connaissance, après qu’ils seront repurgés de ce qui pourrait leur rester de la barbarie. »

« Représenter la parole, » telle est donc, à la fin du XVIe siècle, la mission et « l’éminente dignité » de la musique. Cinquante ans plus tard, dans le drame lyrique de Lully, malgré les progrès de la musique elle-même, de la musique en soi, ce caractère dominera toujours.

Les autres même ne seront pas abolis. Affaibli sans doute, ou plutôt gâté par l’abus soit de l’allusion et de l’allégorie, soit de la représentation et du spectacle, de la décoration et des machines, le goût de l’antiquité se retrouve dans l’œuvre entier de Lully. Il s’y manifeste non seulement par l’imitation, mais par la contrefaçon même ou la parodie. Parmi les quinze ou vingt ouvrages que composa « le Florentin » sur les poèmes de Benserade, de Thomas Corneille et surtout de Quinault, on n’en citerait guère plus de cinq ou six qui n’empruntent pas à la mythologie leur sujet, leur titre et leurs personnages.

De l’opéra de Florence, l’opéra de Paris, ou de Versailles, ne désavoue rien : ni les origines académiques, ni la destination officielle, le caractère d’à-propos ou de gala. Quinault avait l’habitude de présenter au roi plusieurs sujets, et le monarque, après avoir consulté l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, choisissait le poème et fixait la nature et l’ordre des divertissemens[24]. Ceux-ci tenaient une place toujours considérable et souvent exorbitante. Ils faisaient de l’œuvre d’art, qui doit être générale, éternelle, une œuvre par trop de côtés personnelle et passagère. Des actes entiers d’opéra tournaient en complimens au roi, en tableaux du palais et de la Cour. Les exemples sont nombreux, dans l’œuvre de Lully, de cette diminution ou de cette déchéance esthétique. En la seule année 1685, qui fut l’avant-dernière de sa vie, le compositeur officiel n’écrit pas moins de trois ouvrages de circonstance : l’Idylle de la paix, le Temple de la paix, et l’Eglogue de Versailles. Les hors-d’œuvre nous gâtent aujourd’hui ses chefs-d’œuvre eux-mêmes. Le prologue de Thésée se passe à Versailles ; ceux d’Armide et d’Alceste ne sont également que des cantates royales. Sans doute vous connaisse/, au début d’Alceste, l’admirable plainte : « Le héros que j’attends ne reviendra-t-il pas ? » Elle nous émeut tant qu’elle demeure isolée, anonyme surtout, et que notre imagination, ou notre ignorance, la peut attribuer à quelque amoureuse antique : « Ariane aux rochers contant ses injustices. » Mais dès que nous la remettons à sa place, sur les lèvres de « la nymphe des Thuileries, » attendant, — si glorieux qu’il soit, — le retour de Louis XIV, aussitôt le charme s’évanouit, l’émotion se glace, et nous n’entendons plus qu’un soupir de commande et, si j’ose dire, d’étiquette, au lieu d’un sanglot humain.

Quant à la « représentation de la parole » par la musique, il faut avouer qu’elle fut rarement plus fidèle. « Si vous voulez bien chanter ma musique, disait Lully, allez entendre la Champmeslé. » Ce mot résume non seulement l’art des interprètes, mais celui du maître. On sait comment Lully travaillait. Lorsqu’il avait, — après de longs débats, — accepté de Quinault le texte d’une scène, son premier soin était de l’apprendre par cœur. Puis « il s’établissait à son clavecin, chantait et rechantait les paroles, battait son clavecin et faisait une basse continue. Quand il avait achevé son chant, il se l’imprimait tellement dans la tête, qu’il ne s’y serait pas mépris d’une note. L’Alouette ou Colasse venaient, auxquels il le dictait. Le lendemain, il ne s’en souvenait plus guère[25]. »

Les amateurs ou les critiques du temps n’attachaient pas à la parole une moindre importance. Un jour que, devant Perrault, on reprochait aux poèmes de Quinault, — le reproche aujourd’hui nous étonne, — d’abonder en expressions communes, Perrault soutint que celles-ci n’étaient pas seulement convenables, mais nécessaires à la musique. Sans elles, ajouta-t-il pour les défendre, « on ferait des paroles que les musiciens ne pourraient chanter et que les auditeurs ne pourraient entendre. Vous savez que la voix, quelque nette qu’elle soit, mange toujours une partie de ce qu’elle chante et que, quelque naturelles et communes que soient les pensées et les paroles d’un air, on en perd toujours quelque chose. Que serait-ce si ces pensées étaient bien subtiles et recherchées et si les mots qui les expriment étaient des mots peu usités et de ceux qui n’entrent que dans la grande et sublime poésie ? On n’en entendrait rien du tout. Il faut que, dans un mot qui se chante, la syllabe qu’on entend fasse deviner celle qu’on n’entend pas ; que, dans une phrase, quelques mots qu’on a ouïs fassent suppléer à ceux qui ont échappé à l’oreille, et enfin, qu’une partie du discours suffise seulement pour le faire comprendre tout entier. Or, cela ne se peut faire à moins que les paroles, les expressions et les pensées ne soient fort naturelles, fort connues et fort usitées.[26]. »

Un auteur anonyme, après la mort de Lully, va plus loin et sacrifie délibérément la musique à la parole : « Quant au poète, écrit-il, il est le véritable auteur d’un opéra ; il est le nœud qui rassemble toutes ces parties et l’âme qui les fait mouvoir : l’invention du sujet produit toutes ces beautés différentes, selon qu’elle est plus ou moins fertile ; les événemens qu’elle fait naître les attirent à leur suite par une heureuse nécessité, et, si la musique a de l’élévation et de la grandeur, si elle exprime pathétiquement les mouvemens des passions, elle en a la principale obligation à l’énergie des vers qui la conduisent par la main. A la vérité, la poésie reçoit quelques agrémens de la musique par un secours mutuel ; mais il ne s’ensuit pas qu’elle lui doive être préférée ; de la même manière qu’il est vrai de dire qu’une belle personne reçoit quelque avantage de la manière galante dont elle est coiffée ; on serait pourtant ridicule de préférer une jolie coiffure à un beau visage[27]. »

L’auteur exagère. Sa comparaison, en ce qui touche la musique, fût-ce la musique d’alors, est insuffisante, pour ne pas dire injurieuse. L’art de Lully n’est pas seulement la suite, mais bien, comme dit M. Rolland, « l’épanouissement » de l’art des premiers Florentins. Harmonie, sonorités, mélodie, la musique, en soixante ans, a développé tous ses élémens. Elle est maintenant au drame lyrique beaucoup plus que la coiffure au visage. La mélodie surtout se constitue et s’organise. Elle existe désormais, définie et séparable. On peut détacher çà et là de l’opéra de Lully des passages lyriques, des « airs, » où s’exprime, où se développe un sentiment, en des formes qui se répètent et se répondent. C’est un « air » sublime que le chant de Caron, dans la scène infernale d’Alceste : Il faut passer tôt ou tard, Il faut passer dans ma barque. Dans Alceste aussi : Le héros que j’attends ; Bois épais, redouble ton ombre, d’Amadis ; Revenez, amours ! de Thésée, et surtout le salut de Renaud aux jardins d’Armide, voilà des « airs » encore, les uns admirables et les autres délicieux.

N’importe : en dépit du progrès de la mélodie, la parole garde l’avantage, et c’est encore un opéra récitatif que l’opéra de Lully. Le récitatif en demeure le centre ou le sommet. Il en fait la beauté, même le succès :

On ne va plus au bal, on ne vu plus au cours ;
Hiver, été, printemps, bref opéra toujours,
Et quiconque n’en chante, ou bien plutôt n’en gronde
Quelque récitatif, n’a pas l’air du beau monde[28].

Comme le discours musical des premiers Florentins, celui de Lully se modèle exactement sur le discours oratoire. Pour en suivre le mouvement, par une perpétuelle irrégularité de mesure il rompt lui-même le sien. Favellar in musica, « parler en musique » reste la définition de ce style, où la note imite l’accent et le mot plus qu’elle ne sait y ajouter encore. Jusque dans la mélodie commençante, quelque chose de verbal subsiste. Au début de Thésée, la nymphe ne chante pas : Revenez, amours ! mais : Revenez, amours, revenez ! et la grâce la plus exquise de son appel tient peut-être à cette redite finale. Voilà précisément la beauté que les grands Italiens d’autrefois ont comprise et réalisée, celle qu’a retrouvée et rétablie, en ses dernières œuvres, le grand Italien d’aujourd’hui que nous citions plus haut. Quand la Desdemona de Verdi lève vers l’époux qui l’outrage des yeux baignés de pleurs : « Regarde, lui dit-elle, les premières larmes que m’arrache la douleur. Guarda le prime lagrime che da me spreme il duol ! » Et elle reprend ; le prime lagrime ! et la phrase mélodique s’achève sur cette reprise. Cela est beau et cela est vrai : que les larmes de Desdemona soient les premières, voilà le trait le plus caractéristique, le plus touchant, et ce n’est que par une répétition verbale que la musique pouvait lui donner toute sa valeur.

Ils sont innombrables et surtout essentiels dans l’œuvre de Lully, les passages où la musique vaut surtout par la parfaite adaptation aux paroles, par une cohésion qu’on ne saurait rompre sans détruire presque toute la beauté de la musique elle-même. Lisez le duo d’Alceste, où déjà pourtant la mélodie se dessine et se fortifie, et voyez le peu qu’il y a de musique pure dans les éloquentes répliques : Alceste, vous pleurez ! Admète, vous mourez ! échangées par les deux époux. Le mot fameux de Grétry définit, en les distinguant, deux genres d’opéra : l’opéra récitatif et l’opéra mélodique. « Il y a, disait l’auteur de Richard Cœur de Lion, chanter pour parler et chanter pour chanter. » C’est pour parler que Lully chante le plus souvent et qu’il chante le mieux. La plupart de ses récits, voire de ses dialogues, sont d’une vérité parfaite. Elle atteint quelquefois même au comique. Ainsi, lorsque le triste Admète, qui doit mourir, se cherche partout un remplaçant, chacun s’excuse et se dérobe : son père le premier, en ces termes :


J’aime mon fils, je l’ai fait roi.
Pour prolonger son sort je mourrais sans effroi
Si je pouvais offrir des jours dignes d’envie.
Je n’ai plus qu’un reste de vie :
Ce n’est rien pour Admète et c’est beaucoup pour moi.


Sur le dernier hémistiche la mesure change : de quatre temps, elle passe à trois. Cela non plus n’est rien, et c’est beaucoup ; c’est assez du moins, pour donner un tour aussi dégagé que plaisant à cette repartie faiblement paternelle. Ailleurs, dans Thésée, — les pères de Quinault décidément n’ont rien de cornélien — le vieil Egée voudrait bien céder à son fils Thésée Médée la magicienne, avec laquelle il est engagé lui-même, et dont il a peur. Il s’explique de cette combinaison avec la jeune Eglé, fiancée à son fils, mais qui néanmoins ferait beaucoup mieux son affaire


J’ai fait élever en secret à Trézène
Un fils qui peut m’ôter de peine.
Je veux qu’en épousant Médée au lieu de moi,
Il dégage ma foi.


Mais, objecte la petite,


Mais si, malgré vos soins, Médée, ambitieuse,
Ne s’attache qu’au rang que vous me présentez ?


Et le barbon de répondre avec impatience :


Que vous êtes ingénieuse
A chercher des difficultés !

Voilà peut-être un exemple, assez rare dans un style généralement plus noble, de ces expressions « fort naturelles » qui plaisaient à Perrault. La musique, en tout cas, s’en est ici très bien accommodée et, par un effet de rythme analogue à celui que nous venons de citer, elle a su relever encore l’agrément, plutôt familier, de ce dialogue. D’autres mots, de la jeune fille toujours, au vieux roi : « Avec moi ! Vous, Seigneur ! — Je dois vous respecter, Seigneur ? Je vous révère ! » sont notés avec une finesse, une ironie exquise. On ne sait, tant la fusion des deux élémens est parfaite, où finit le pouvoir de la parole, où celui de la musique commence.

La vérité de la déclamation n’est pas inférieure dans les scènes tragiques. Elle éclate à chaque page d’Armide, le chef-d’œuvre peut-être de Lully ; en quelques pages même de ce Thésée, qui ne prête pas toujours à rire. Dans une galerie des grandes amoureuses lyriques, et des grandes délaissées, il faudrait faire une place, et non la moindre, à la Médée de Lully, superbe de haine et superbe d’amour. Le genre récitatif n’a rien produit de plus beau que l’apostrophe de Médée à sa jeune rivale :


Princesse, savez-vous ce que peut ma colère,
Quand on l’oblige d’éclater ?


et le dialogue suivant, et surtout l’admirable monologue de la reine, livrée en proie, en victime involontaire et, malgré ses crimes, presque innocente, à toutes les passions, à toutes les fureurs. Il y a là quelque chose d’inférieur sans doute, mais pourtant d’analogue aux scènes de Phèdre avec Œnone ; quelque chose où paraît, comme dans un rude et vigoureux raccourci, toute la force que la musique peut donner au mot, ou qu’elle en peut extraire.

Mais, si la musique alors n’eut pas d’autre, ou du moins pas de plus grande ambition que de servir la parole et de l’exalter, d’où vient donc le malentendu qui la fit mépriser de ceux-là justement qui furent, alors aussi, les maîtres de la parole : je veux dire les grands poètes et les grands écrivains ?

Il est superflu de rappeler comment l’auteur des Satires a traité Quinault et Lully. Dans la préface de son Andromède (1650), si Corneille épargne le musicien d’Assoucy, son collaborateur, il montre assez l’état qu’il fait de la musique elle-même : « Je ne l’ai employée, dit-il, qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui les empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs. » Comme on l’écrivait ici naguère : « Cet homme assurément aime peu la musique. Il la relègue aux endroits où elle est dans l’impossibilité de nuire[29]. » Saint-Evremond ne la goûte pas davantage. Avec une étroitesse d’esprit singulière, il conteste, bien plus, il repousse le principe même du drame lyrique : « Il y a, dit-il, une chose dans les opéras, tellement contre la nature, que mon imagination en est blessée : c’est de faire chanter toute la pièce, depuis le commencement jusqu’à la fin, comme si les personnes qu’on représente s’étaient ridiculement ajustées pour traiter en musique et les plus communes et les plus importantes affaires de leur vie[30]. » Pour les affaires les plus communes, les dites personnes auraient tort peut-être de les traiter en musique ; mais, quant aux plus importantes, où prend-on qu’elles aient moins raison, — ou moins de raisons, — de les traiter en musique qu’en vers, et qu’il y ait dans l’opéra de quoi blesser l’imagination, plus que dans la tragédie ? Le siècle suivant montrera plus de souplesse et de sens esthétique et Grimm, autrement artiste que Saint-Evremond saura comprendre la convention nécessaire à toute œuvre d’art, quand il la définira : « Une hypothèse particulière sous laquelle on s’engage de mentir[31]. »

Cet heureux, ce divin mensonge, pourquoi l’interdire à la seule musique ? « Je commencerai par une grande franchise, écrit encore Saint-Evremond au duc de Buckingham, en vous disant que je n’admire pas fort les comédies en musique, telles que nous les voyons présentement. L’âme, fatiguée d’une longue attention où elle ne trouve rien à sentir, cherche en elle-même quelque secret mouvement qui la touche ; l’esprit, qui s’est prêté vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la rêverie, ou se déplaît dans son inutilité. Mon âme, d’intelligence avec mon esprit plus qu’avec mes sens, forme une résistance secrète aux impressions qu’elle peut recevoir, ou, pour le moins, elle manque d’y prêter un consentement agréable, sans lequel les objets les plus voluptueux même ne sauraient me donner un grand plaisir[32]. »

Comment donc ces lettrés, qui ne parlent que d’intelligence, n’apercevaient-ils pas ce que l’opéra de leur siècle, cet opéra surtout récitatif, comportait justement de littéraire, ou de littéral, et par conséquent d’intellectuel ? Comment ne tenaient-ils pas compte à la musique, et ne lui savaient-ils aucun gré de son respect envers la poésie, de son amour pour la parole ?

C’est que trop souvent la parole que chantait la musique, méritait assez peu leur admiration ou seulement leur estime. Dans l’article cité précédemment, M. René Doumic a jugé la poétique de Quinault avec une rigueur à peine exagérée. Chez le librettiste de Lully, dit-il, « l’amour est l’unique ressort du drame, comme il est l’unique mobile des personnages et le thème unique du dialogue et de la déclamation. On sait assez de quels conseils est faite la morale amoureuse de Quinault : c’est une continuelle invitation à aimer, à profiter de la jeunesse, à suivre l’instinct en dépit des empêcheurs de s’aimer à la ronde. »


Hélas ! petits oiseaux, que vous êtes heureux
De ne sentir nulle contrainte
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs, amoureux !


M. Doumic se borne à cette maxime. On en relèverait cent autres pareilles, ou pires : témoin celle-ci, qui serait inconvenante ou déplacée partout, mais qui l’est plus que nulle part ailleurs dans Alceste, l’opéra conjugal par excellence, ou qui devrait l’être :


L’hymen détruit la tendresse,
Il rend l’amour sans attraits.
Voulez-vous aimer sans cesse,
Amans ? N’épousez jamais.


Sans aller peut-être jusqu’à traiter, avec Boileau, de « lubrique » la « morale » dont Quinault a prodigué les « lieux communs » dans ses opéras, il est permis de la trouver licencieuse, ou du moins facile. « Il faut convenir qu’il y a toujours quelque chose à désirer dans les pièces où l’amour paraît toujours le principal but, et où l’on ne trouve pas ces sentimens mâles et vertueux et cette grandeur romaine qu’on voit dans la plupart des pièces de Corneille et Racine et de quelques autres de nos poètes tragiques[33]. »

« Encore, ajoute avec raison M. Doumic[34], si Quinault était un peintre de la passion où seulement un poète de la tendresse ! L’art peut-profiter de ce que la morale condamne. Si même il avait célébré le plaisir ! Mais l’amour tel qu’il le comprend, toujours charmant et souriant, agréable jusque dans ses tourmens, délicieux dans ses émotions légères et à fleur d’âme, n’est que la galanterie la plus fade et la plus « dégoûtante. » Dans cette abondance de vers de mesure inégale et de médiocrité pareille où s’épanche la verve facile de l’auteur, il n’y a pas l’apparence d’un sentiment vrai. On a coutume, depuis le siècle dernier, d’en appeler de l’arrêt de Boileau, et de prononcer que, s’il faiblit dans le drame, Quinault a excellé dans le style lyrique. Je choisis à dessein un couplet auquel Voltaire ne craint pas de décerner l’épithète de sublime : c’est le chœur des suivans de Pluton dans Alceste. Le poète traduit à sa manière un des thèmes les plus riches de la poésie lyrique et l’un de ceux qui ont arraché au désespoir les cris les plus magnifiques : la nécessité de la mort inévitable.


Tout mortel doit ici paraître.
On ne peut naître
Que pour mourir.
De cent maux le trépas délivre.
Qui cherche à vivre
Cherche à souffrir.
Venez tous sur nos sombres bords :
Le repos qu’on désire
Ne tient son empire
Que dans le séjour des morts.
Chacun vient ici prendre place.
Sans cesse on y passe,
Jamais on n’en sort.


« C’est du lyrisme de mirliton…

« Peu importe d’ailleurs, puisque le musicien est chargé de réparer les défaillances du poète, et puisque, à défaut de l’un et de l’autre, on peut toujours compter sur le machiniste. »

Le malheur, ou l’un des malheurs de l’opéra de Lully fut justement l’abus des machines, de la décoration, de tous les accessoires que la musique n’était pas encore de force à dominer, pour occuper, comme elle le doit, la première place. Elle n’avait pas non plus, ou du moins pas toujours, le pouvoir de « réparer les défaillances du poète. » Toujours en retard de cent ans, de même qu’elle le fut en Italie sur les arts plastiques, elle l’était en France, au XVIIe siècle, sur l’art du théâtre. « L’ébauche d’un grand spectacle, » a dit La Bruyère de l’opéra. La musique également n’était alors que l’ébauche d’un grand art, du grand art d’expression et d’analyse qu’elle est devenue aujourd’hui. La tragédie, au contraire, en était la perfection. Très sensibles à cette inégalité, les contemporains n’ont pas fait crédit à la musique. « Ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est pour l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme et la plus capable de former l’esprit. » Quand il se plaignait de la sorte, Saint-Evremond ne prévoyait pas que l’opéra deviendrait cent ans plus tard, — avec Gluck et Mozart les premiers, — une aussi belle chose que la tragédie, et que, l’ayant ruinée en effet, il mériterait peut-être de nous consoler de sa ruine.

Mais la musique dramatique ne faisait alors que de naître. Bornée à l’imitation de la parole, elle allait rarement jusqu’à la surpasser, jusqu’à verser dans une poésie insignifiante le sens profond, infini, qu’elle possède elle-même. Elle le possédait à peine encore. Verbale avec puissance, avec finesse, elle était surtout, sinon seulement verbale, et, malgré l’apparente contradiction des termes, c’est peut-être parce que la musique de Lully fut trop littéraire, que les lettrés ne l’ont pas comprise ou devinée.


III

De Lully à Gluck, le développement de l’opéra n’est pas moindre qu’il n’avait été depuis les premiers Florentins jusqu’à Lully. Chacun des élémens de la musique a continué de se former. La mélodie est désormais un organisme parfait : il n’y a pas un air d’Orphée qui ne l’atteste. Quant à ce que peut déjà l’orchestre, Orphée également, — sans aller jusqu’à l’Iphigénie en Tauride, — en rendrait témoignage. Est-il besoin de rappeler l’effet, soit d’une note unique : celle dont les trombones appuient le refus des foules infernales ; soit d’une symphonie : celle qui se déroule, comme les divins gazons mêmes, devant les pas du pèlerin d’amour ? Et le progrès d’ensemble se reconnaît à ceci : Orphée, le premier chef-d’œuvre de Gluck, est aussi le premier, je veux dire le plus ancien chef-d’œuvre musical qu’on représente et qu’on puisse représenter aujourd’hui. Nous ne supporterions sans doute pas un opéra tout entier de Lully. Quant à l’Euridice de Péri ou de Caccini, la reconstitution n’en offrirait guère plus qu’un intérêt archéologique. Mais Orphée, d’un bout à l’autre, se tient et nous tient. De même que le Cid inaugure notre tragédie, il inaugure notre drame lyrique. A cent ou cent cinquante ans de distance, — c’est le retard accoutumé de la musique, — Orphée est le Cid des opéras.

Dans les ouvrages de Gluck, le récitatif a cessé d’occuper la place exclusive d’abord, puis prépondérante, qu’il a tenue tour à tour dans le drame lyrique de Florence et dans l’opéra de Lully. Il est devenu plus rare, mais il est devenu plus beau, d’une beauté qui ne sera pas surpassée ou seulement atteinte. L’opéra de Gluck est le plus glorieux hommage que la musique ait jamais rendu à la poésie, ou du moins à la parole. De même que toutes les grandes réformes musicales, depuis celle même de Palestrina jusqu’à celle de Wagner, c’est en faveur et comme au nom de la parole que la réforme de Gluck s’est accomplie. Beaucoup plus italienne qu’on ne le croit et qu’on ne le dit, elle a consisté dans la restauration de l’idéal florentin, de cet idéal déjà presque deux fois séculaire, et que l’Italie, qui commença par le créer, avait fini par corrompre. On sait où Gluck en a posé ou rétabli les principes. D’abord dans la dédicace de son Alceste au grand-duc de Toscane, au souverain de cette même Florence où jadis l’opéra purement récitatif était né. « Je songeai à réduire la musique à sa véritable fonction, qui est de seconder la poésie… et je crus que la musique devait être à la poésie comme à un dessin correct et bien disposé la vivacité des couleurs et le contraste bien ménagé des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. »

Plus honorable pour la musique que le rapport de la coiffure au visage, ce nouveau rapport n’en subordonne pas moins encore la musique à la poésie. Et le musicien lui-même ne perd pas une occasion de s’effacer devant le poète. Gluck écrit de Calzabigi, le librettiste d’Orphée et d’Alceste : « Ce célèbre auteur » (il était aussi conseiller impérial à la Cour des comptes des Pays-Bas), « ayant conçu un nouveau plan de drame lyrique, a substitué aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux sentencieuses et froides moralités des passions fortes, des situations intéressantes, le langage du cœur et un spectacle toujours varié[35]. » L’éloge assurément n’est que juste. Mais Gluck écrit encore : « Je me ferais un reproche plus sensible si je consentais à me laisser attribuer l’invention du nouveau genre d’opéra italien dont le succès a justifié la tentative : c’est à M. de Calzabigi qu’en appartient le principal mérite et, si ma musique a eu quelque éclat, je crois devoir reconnaître que c’est à lui que j’en suis redevable, puisque c’est lui qui m’a mis à la portée de développer les ressources de mon art[36]. » Pour le coup la modestie de Gluck exagère, mais cet excès même vous montre quel cas il faisait non seulement du « parolier, « comme on dit en jargon d’opéra, mais de la parole elle-même.

N’étant plus continu, le récitatif de Gluck est beau par son intermittence, par le contraste avec les morceaux qui le précèdent et ceux qui le suivent. Après le premier chœur autour du tombeau d’Eurydice, rappelez-vous les premiers mots d’Orphée : Vos plaintes, vos regrets augmentent mon supplice ! ces phrases entrecoupées après ces larges périodes ; après la polyphonie des voix, cette voix solitaire. Dans Iphigénie en Tauride, entre la scène symphonique et chorale du songe d’Oreste et le lamento mélodique d’Iphigénie, comme il est à sa place et comme il fait équilibre, le dialogue on style récitatif d’Iphigénie et d’Oreste !

Pris à part, le récitatif de Gluck n’est pas moins admirable. Tandis que le plus souvent les récits de Mozart lui-même ne font que préparer un air, un chœur, auquel ils aboutissent nécessairement, qui les complète et les couronne, le récitatif de Gluck se suffit, il existe en soi. Comme la mélodie, il est un être vivant, avec ses organes, ses formes et ses membres. Son ancienne rigueur s’est détendue ; assoupli maintenant et plastique, il prête, il ploie, il joue. Quelquefois même c’est de bien moins qu’une phrase, c’est d’un nom seul : celui d’Eurydice ou d’Iphigénie, qu’il fait jaillir la beauté, l’accent qui fond le cœur, ou qui le fend.

Si mélodique et parfois symphonique déjà que soit l’opéra de Gluck, il semble pourtant que d’Orphée à Iphigénie en Tauride, il s’est en quelque sorte développé dans le sens du récitatif. Le style de la seconde Iphigénie est plus fréquemment et plus fortement récitatif que celui d’Orphée. Les airs eux-mêmes ont quelque chose non pas de moins mélodique, mais de mélodique avec moins de périodicité, de carrure et de symétrie. Le songe du premier acte ; au second acte, le sublime dialogue du frère et de la sœur, sont parmi les chefs-d’œuvre de ce « parler en musique, favellar in musica, » dont la vieille définition florentine se réalise ici dans sa plénitude et sa perfection. Rapprochez l’un de l’autre le songe d’Iphigénie, ce récit, et, dans le premier acte de Tristan et Iseult, un récit encore, les longs aveux d’Iseult à Brangaene. Vous comprendrez comment, aux deux pôles de l’art, deux narrations peuvent être deux chefs-d’œuvre égaux et divers : l’un dans le « genre » du drame symphonique et l’autre dans celui de l’opéra récitatif. Tandis que Wagner plonge et dissout pour ainsi dire la parole dans l’orchestre, qu’il colore et pénètre d’elle tout entier, Gluck, au contraire, la concentre en quelques notes de la voix. Serviteurs du verbe tous deux, ils le servent par des moyens contraires. Gluck lui rend un hommage plus direct et peut-être plus éclatant. Il semble quelquefois n’y rien ajouter, et n’agir, ne frapper, ne triompher que par elle seule. Oreste, interrogé par Iphigénie, remarque son trouble et s’en étonne. « Quelle est donc cette femme ? » se demande-t-il tout bas, et ce peu de mots ne nous paraissent peut-être si merveilleusement notés, que parce qu’ils sont notés à peine. Quelquefois enfin, il n’est pas jusqu’aux instrumens qui ne prennent dans Gluck un accent oratoire. Avant le songe d’Iphigénie, une note répétée trois fois n’est là que pour annoncer le récit. Elle joue, à elle seule, le rôle que jouerait, avant un air, une ritournelle. Elle sert d’avertissement, presque d’exorde. Ainsi l’orchestre même, récitatif ou verbal à sa manière, ne se contente pas d’annoncer une magnifique page de déclamation : il y participe déjà.

L’opéra de Gluck marque l’apogée du récitatif, de ce style ou de cette forme admirable deux fois : par l’indépendance et par la sobriété. Pour atteindre à la beauté, voire au sublime, le récitatif a besoin de peu de notes, il fait peu de bruit. Une intonation, une inflexion lui suffit. Précis et pur comme le génie de Florence, sa patrie, le récitatif pourvoit à notre plaisir, à notre émotion, avec une sagesse que notre moderne prodigalité ne surpasse point. Le récitatif est libre. Hardi comme une improvisation, il va, vient, s’arrête ou se précipite. Ni la rigueur de la mesure, ni la carrure de la mélodie ne le contraint ; ni « le torrent de la symphonie » ne l’entraîne. Le récitatif opère un échange merveilleux entre le mot et le son, entre l’intelligence et la sensibilité. La parole éclaire la musique et, par la musique, la parole est attendrie ou fortifiée. C’est dans l’œuvre de Gluck que cet échange, ou plutôt ce partage fécond s’est consommé. Le verbe, après Gluck, pourra connaître des retours de faveur et de gloire, mais seulement des retours. Quelquefois sublime chez Mozart, le récitatif ne sera pourtant pas l’un des élémens essentiels de son génie. Beethoven écrira Fidelio sans récitatifs. Il y aura de tout, même du récitatif, dans le « grand opéra français, » je veux dire celui de l’Italien Rossini et de Meyerbeer l’Allemand. Certains récitatifs de Guillaume Tell sont deux fois immortels : par la beauté de la musique et par l’ineptie des paroles. Plus tard le Berlioz des Troyens, le Gounod de Sapho et d’Ulysse retrouveront l’accent de la déclamation classique. Si Wagner, enfin, sacrifie trop souvent la parole, c’est du moins, — nous le montrerons un jour, — avec l’intention et l’illusion de la glorifier. Jusque dans le drame symphonique wagnérien, quelque chose de l’idéal, ou du genre, ou du système du récitatif subsiste. Mais, encore une fois, ce ne sont là que des retours, des reflets ou des échos. Entre les Florentins et Gluck l’évolution du genre que nous venons d’étudier s’est accomplie. L’opéra récitatif est mort et les temps sont passés où « le verbe était dieu. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1899 : Les Epoques de la musique : l’Antiquité.
  2. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1898, notre étude sur le chant grégorien : A l’abbaye de Solesmes.
  3. Pour ces détails comme pour ceux qui suivent, et en général pour tout ce qui concerne « l’Antiquité et le drame lyrique florentin, » voyez le livre excellent de M. Romain Rolland : Histoire de l’Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti ; 1 vol. Thorin, 1895. Nous y avons puisé beaucoup. Il est en cette matière le guide nécessaire et suffisant.
  4. « Galileo, sopra un corpo di viole esattamente suonate, cantando un tenore di buona voce e intelligibile, fece sentire il Iamento del conte Ugolino di Dante. » (Lettre de Bardi, citée par M. Romain Rolland. )
  5. Voyez dans les Essais de diphthérographie musicale d’A. de la Fage, un sonnet de Francesco Ruspoli, avec le commentaire de Stefano Rosselli.
  6. Taine.
  7. Caccini, préface des Nuove Musiche ; traduction de M. F.-A. Gevaert (Annuaire du Conservatoire royal de Bruxelles, 1881).
  8. « Giulio Caccini insegrnava che all’ eccellenza del musico non servono sole le cose particolari, ma tutte insieme le cose. » (Il Fuoco.).
  9. Préface des Nuove Musiche (trad. Gevaert).
  10. « … Poichè di tutte le operazioni uniane la ragione debbe esser principio e fonte, e chi non puo renderla agevolmente da a credere d’aver operato a caso. » (Peri, préface d’Euridice. )
  11. Voyez pour tout cela : Ambros, Histoire de la musique, t. IV.
  12. Péri, préface de l’Euridice ; traduction Gevaert.
  13. Laceramento della poesia.
  14. Préface des Nuove Musiche ; traduction Gevaert, loc. cit.
  15. « Questo è stato il primo ch’ hubbia cantalo a voce sola soprà li strumenti nuisicali in stile recitalivo. » Bonini, cité par A. de la Fape, loc. cit.
  16. Die Oper, von ihren ersten Anfängen zur Mitte des XVIIIen Iahrhunderts (Erster Theil), von Robert Eitner ; Leipzig ; Breitkopf und Haertel.
  17. Préface d’Euridice.
  18. Caccini, Euridice. Édition Robert Eitner, p. 56.
  19. « La force a souvent manqué à Florence ; jamais la grâce. » (M. Romain Rolland, op, cit.)
  20. M. Romain Rolland, op. cit.
  21. Préface des Nuove Musiche ; traduction Gevaert.
  22. M. Romain Rolland.
  23. L’aile qu’Orlande peut donner aux vers est telle,
    Mesmne l’air des beaux chants inspirés dans les vers
    Est comme en un beau corps une belle âme infuse.
    (Jodelle, cité par M. Romain Rolland. )
  24. Voyez dans le dictionnaire de Chauffepié l’article Quinault.
  25. Vie de Quinault, en tête de ses Œuvres (édition de 1778).
  26. Vie de Quinault, en tête de ses Œuvres.
  27. Ibid.
  28. La Fontaine, cité par M. Romain Rolland.
  29. Voyez dans la Revue du 15 juillet 1895 l’article de M. René Doumic : l’Opéra et la tragédie au XVIIe siècle (à propos du livre de M. Romain Rolland).
  30. Cité par M. Romain Rolland.
  31. Encyclopédie ; article : Poème lyrique.
  32. Cité par M. Romain Rolland. Voyez encore : Saint-Évremond, Lettre sur les opéras. « Une sottise chargée de musique, de danse, de machines, de décorations, est une sottise magnifique, mais c’est toujours une sottise. »
  33. Parnasse Français de Titon du Tillet article Quinault).
  34. Loc. cit.
  35. Cité par M. Julien Tiersot dans la préface de la grande partition d’Orphée (édition Pelletan).
  36. Ibid.