Les Époques de la musique/08
Je ne sais pas une partition plus belle, et qui me soit plus chère, que ma vieille partition des Huguenots. Sa reliure est de maroquin vert, avec des filets et des tranches dorées. Sur la garde de moire, au-dessus d’une date déjà lointaine et qui dépasse le chiffre de mes années, je regarde parfois, avec une filiale piété, deux lettres entrelacées et pâlies. Les Huguenots jadis, — à cause du duo du quatrième acte sans doute, — étaient, comme Tristan peut-être aujourd’hui, le don que se faisaient les fiancés, quand l’amour de la musique se mêlait à leur amour. Et je n’ai qu’à tourner les feuillets jaunis, pour sentir se ranimer, après mes premières tendresses, mes admirations premières. Je revois, à la lueur mourante des flambeaux, Valentine échevelée et traînant sur les pas de Raoul, héroïquement fugitif, la blancheur de ses voiles. Autour de ces deux figures et comme à leur appel, d’autres peu à peu se rassemblent, ou plutôt elles leur succèdent. Au fond du théâtre, d’un théâtre où reviennent des ombres, Masaniello berce en chantant le triste sommeil de sa sœur. Guillaume passe, l’arbalète sur l’épaule, et jette sa réplique farouche à l’insouciante barcarolle du pêcheur. La scène change et, dans leur cloître en ruines, les pâles nonnes sortent de leurs tombeaux. Puis de nouveaux décors surgissent, que peuplent des figures nouvelles. Au fond de son pauvre logis, un vieillard d’Israël célèbre une Pàquefurtive. Bientôt la cathédrale de Munster ouvre ses nefs immenses au cortège du couronnement, et, sur le front, qu’il osa courber, de sa mère, le prophète anabaptiste étend ses mains impies. Enfin, d’autres architectures s’élèvent : temples bizarres, entrevus à travers les palmes et tout retentissans d’étranges incantations. Un brahmine à la tiare d’or bénit de royales épousailles. Mais elles ont un lendemain funeste et déjà, sous l’arbre aux grappes de pourpre, la sombre et magnanime épousée vient chercher l’oubli, le sommeil et la mort.
« Ils ne chantent plus ! » C’est ainsi qu’on parle maintenant, — et vous savez avec quel mépris ! — de tant de héros et d’héroïnes d’autrefois : de Raoul et de Valentine, de Bertram et d’Alice, de Guillaume et d’Éléazar, de Fidès et de Selika. Sur la scène en effet, sur la scène visible et réelle, ils rompent rarement le silence que, depuis quinze années, leur impose un maître impérieux et jaloux. Mais dans l’ordre idéal, éternel, « ils chantent encore. » Et si d’autres voix, plus anciennes ou plus jeunes même, nous paraissent plus pures et surtout plus profondes que leurs voix, celles-ci pourtant furent trop humaines, trop pathétiques, pour que jamais elles se taisent, et pour qu’on refuse ou qu’on dédaigne jamais de les entendre. Nous vous proposons de les écouler aujourd’hui.
Le « grand opéra français, » c’est l’opéra dont un de nos musiciens, Auber, nous a donné le premier et très imparfait exemplaire. Un Italien, Rossini, et Meyerbeer, un Allemand, en ont créé chez nous, pour nous et selon nous, les chefs-d’œuvre. Le second tiers, à peu près, du siècle dernier en a vu l’apparition et tout de suite la gloire. Voilà pour l’origine et pour le « moment, » ou l’époque, du genre. Et voici pour ses caractères : le « grand opéra français, » c’est avant tout de la musique de théâtre, de la musique de drame, de drame historique et pittoresque, et de la musique à grand spectacle. Mais quelquefois, beaucoup plus et beaucoup plus souvent qu’on n’affecte aujourd’hui de le croire, c’est aussi de la musique tout court, ou de la musique pure.
Entre la tragédie de Gluck, de Méhul ensuite, et le grand opéra français, l’œuvre de Spontini peut servir d’intermédiaire Pour aller d’Alceste ou des deux Iphigénies, voire de Joseph, à la Muette de Portici et à Guillaume Tell, il faut passer par la Vestale, par Fernand Cortez et par Olympie. Aussi bien c’est une assez belle route, et, çà et là, presque royale. Tandis que la Vestale et Olympie représentent en quelque sorte l’adieu de la musique de théâtre à l’antiquité, si longtemps sujet ou matière de ses chefs-d’œuvre, Cortez marque l’apparition du goût historique et pittoresque dans le drame musical. Le scénario de la pièce est déjà taillé sur le patron des futurs opéras. Déjà le « poète ». de Cortez, qui sera dans quelque vingt ans un de ceux de Guillaume Tell, l’académicien de Jouy, s’exprime dans le langage du répertoire prochain. Oyez plutôt ce quatrain, que chantent en marchant à l’assaut, sur un air de pas redoublé, les régimens espagnols :
- Pour enflammer notre audace guerrière,
- C’est Mexico qui s’offre à nos regards.
- Sur ces rochers, impuissante barrière,
- Portons l’airain qui brise les remparts.
Enfin la musique elle-même évolue vers le style d’opéra. Elle cherche, en un sujet hispano-mexicain, à se donner des allures, des couleurs exotiques (voyez l’étonnant défilé des « Indiens Tlascaltètes, auxiliaires des Espagnols »). Si tel chœur de meurtriers rappelle encore le chœur ; des Scythes d’Iphigénie en Tauride, le Rossini du second acte de Guillaume Tell et le Meyerbeer du troisième acte du Prophète s’annoncent, pour ainsi dire, et, de loin, se laissent entrevoir dans la belle scène des soldats révoltés.
Après le demi-succès d’Olympie, que ne put sauver la magnificence du spectacle, Spontini quitta Paris pour Berlin, où le roi de Prusse l’appelait à la direction générale de sa musique. Rossini parut alors en France. Nommé directeur du Théâtre-Italien de Paris, il le resta peu d’années. « Inspecteur du chant, » il ne sut jamais au juste quelle était la nature de ses fonctions. « Il savait mieux à quoi l’engageait son autre titre de compositeur du Roi[1]. » Afin de s’en rendre digne, et sentant la nécessité d’adapter, sans l’y sacrifier, son génie musical au goût dramatique du pays dont il devenait l’hôte, il résolut de retoucher, d’amplifier pour nous, à la française, deux de ses ouvrages italiens. On sait comment il y réussit et quel fut, à l’Opéra, le 9 octobre 1826 et le 26 mars 1827, le succès du Siège de Corinthe (l’ancien Maometto Secondo) et de Mosé devenu Moïse.
C’est ici l’une des communications les plus heureuses, l’un des plus glorieux échanges qui jamais se soient opérés entre la musique italienne et la nôtre. Il commence avec le Siège de Corinthe et Moïse ; Guillaume Tell bientôt le consommera.
Tous les élémens étaient préparés. Auber eut l’esprit et le talent de les réunir. La Muette de Portici (1828) sembla réaliser du premier coup la forme ou le type accompli du genre nouveau. Mais justement parce qu’Auber ne possédait guère autre chose que du talent et de l’esprit, elle n’en fut en réalité que la formule extérieure, l’armature ou le cadre encore vide. C’est à Guillaume Tell (1829), puis aux ouvrages de Meyerbeer et parfois même d’Halévy, qu’il était réservé de le remplir.
Ils le remplirent avec magnificence. « L’ébauche d’un grand spectacle, » a-t-on dit, au XVIIe siècle, de l’opéra français. Il en a, dès l’origine, été beaucoup plus que l’ébauche et c’est l’un des caractères du genre, de n’avoir jamais rien épargné pour le plaisir des yeux. Faut-il rappeler jusqu’où se porta, s’égara même, au XVIIe et au XVIIIe siècle, le luxe « de la décoration, l’ingéniosité des machines, » l’élégance et l’agrément des « entrées, » des divertissemens et des ballets ! De tous les opéras de Quinault et Lully, Phaéton paraît avoir été le plus admiré, sinon le plus admirable, et le plus populaire. Il se joua pendant huit mois de suite. Or, si nous en croyons un historien digne de foi, l’on y entendait peu de chose. Mais que n’y voyait-on pas ! C’est Protée qui sort de la mer, « conduisant les troupeaux de Neptune et accompagné d’une troupe de dieux marins, dont une partie fait un concert d’instrumens et l’autre partie danse. » Plus loin, « il se transforme en lion, en arbre, en fontaine, en monstre marin et en flamme., » Les portes du temple d’Isis s’ouvrent et « ce lieu, qui avait paru magnifique, n’est ; plus qu’un gouffre effroyable qui vomit des flammes et d’où sortent des furies et des fantômes terribles, qui menacent et effraient rassemblée. Enfin Phaéton, assis sur le char du Soleil, s’élève sur l’horizon. La terre, consumée, apparaît et supplie Jupiter ; la foudre tombe et le héros est précipité des cieux[2]. »
À cette somptueuse tradition, le siècle suivant ne « e montra pas infidèle. En 1702, l’auteur d’un Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéras, Raguenet, estime encore que « la grande supériorité de l’opéra français est dans les chœurs, les divertissemens, les danses, les habillemens, la perfection extérieure et la pompe du spectacle[3]. » Le grand Hameau lui-même ne songea point à réduire l’importance de l’appareil ou de l’apparat scénique. Mais il semble que Gluck y ait attaché moins de prix. Si pittoresque, si favorable à la mise en scène que puisse être, dans Orphée, le tableau de l’Enfer ou celui des Champs Elysées, s’il est vrai qu’Armide surtout soit le plus « opéra » des chefs-d’œuvre du maître, le simple et classique décor du temple ou du palais pourrait presque suffire à la représentation d’Alceste et de l’une et l’autre Iphigénie.
Le jour vint, ou plutôt il revint, où les spectateurs français réclamèrent davantage. Spontini les servit à souhait. Olympie « fut annoncée avec pompe et mise en scène avec l’appareil le plus brillant, le plus formidable que l’Académie eût encore déployé[4]. » Des chevaux y parurent et même des éléphans. Henri Heine, qui vit la chose à Berlin, a raillé, dans une de ses lettres de jeunesse, le luxe matériel de la mise en scène et de la musique elle-même. « Cela ne manquait ni de timbales ni de trompettes, et quelqu’un proposa, pour éprouver la solidité des murs du nouveau théâtre, d’y exécuter cet ouvrage. Un autre, au sortir de cette bruyante Olympie, entendit passer la retraite militaire et, reprenant haleine, s’écria : « Enfin, voici d’aimable musique. » Tout Berlin s’est moqué des innombrables trompettes et des éléphans qui figurent dans le spectacle. Les sourds étaient ravis de tant de splendeur, assurant qu’on pouvait toucher cette musique, la prendre à pleines mains. Et les fanatiques de hurler : « Hosannah ! Spontini lui-même est un éléphant musical. C’est l’ange de la trompette. »
Désormais, à l’Opéra de Paris, le spectacle ne fera que s’accroître et s’embellir. Nous ne pouvons plus guère imaginer aujourd’hui le succès de nouveauté, de romantisme, obtenu dans la Muette et dans Guillaume Tell, par les paysages d’Italie et de Suisse : l’effet, entre autres, que dut produire le soleil, éclairant de ses premiers rayons la fin de la conjuration du Rütli. On comprend mieux que Robert le Diable ait trouvé dans le tableau, — véritablement admirable à tous égards, — du cloître de Sainte-Rosalie et des « nonnes baladines, » un surcroît de poésie et de beauté. Les Huguenots parurent une représentation, visible autant que musicale, de la Renaissance et de la Réforme à la fois. La Juive, l’année précédente, avait étalé plus de magnificence encore. Dans le Prophète, le ballet des patineurs et les pompes du sacre exciteront l’enthousiasme et, longtemps avant que l’Africaine soit donnée, on vantera, comme un futur chef-d’œuvre, au moins de décoration et de machinerie, l’acte musicalement le plus faible, celui du vaisseau.
De tout temps, il est vrai, quelques voix s’élevèrent contre l’abus de la mise en scène, contre cette prédilection pour le spectacle, qui fit souvent en France le vice ou la faiblesse de la musique au théâtre et la détourna de sa véritable vocation, plus intérieure et plus profonde. Elle a trop peu suivi la maxime du philosophe : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » On sait à ce sujet les doléances des grands écrivains du XVIIe siècle et les querelles que la plupart d’entre eux cherchèrent à l’opéra naissant.
Adulte, après cent cinquante ans écoulés, le genre encourait encore de semblables reproches. « En sortant de là, » dit Alfred de Musset et c’est du Théâtre-Italien, où l’on donnait Don Giovanni, qu’il sortait, « en sortant de là, nous allons voir l’opéra à la mode. Nous voilà dans une tombe, dans l’enfer, que sais-je ? Voilà des bourreaux, des chevaux, des armures, des orgies, des coups de pistolet ; pas une phrase musicale ; un bruit à se sauver ou à devenir fou. »
Au mois de février 1835, Castil-Blaze rendait compte avec une verve ironique de la première représentation de la Juive : « Nous avons vu ces décors pompeux et resplendissans déployer leurs tableaux, où la magie des toiles de fond se mêle aux réalités des premiers plans ; nous avons vu ces luisantes cuirasses, ces habits de satin blasonnés, ces riches caparaçons, ces évêques, ces cardinaux, ces moines aux frocs de couleur variée, un populaire immense, adroitement combiné pour l’effet des costumes. On les a proclamés les héros de la fête ; pour eux des bravos sans fin. Honneur aux pages féminins, bicolores, réunissant les qualités des deux espèces de perdrix, jambe grise et jambe rouge. Honneur aux arbalétriers, aux hallebardiers, aux chevaliers armés de toutes pièces, aux princes de l’Église se promenant à pied, à cheval ! Honneur aux sonneurs de trompette en dalmatique, aux dames et damoiselles couvertes des plus belles étoffes de Florence et de Venise ! Honneur, cent fois honneur aux fringans palefrois, aux coursiers agiles mais prudens, aux dociles haquenées ! Ces quadrupèdes intelligens méditent, préparent le triomphe de leur maître de solfège, de leur professeur de mimique théâtrale ; ils amènent l’Opéra-Franconi sur la noble scène de notre Académie royale de musique. »
« L’Opéra-Franconi ! » Le mot, qui devait faire fortune, est un peu gros, un peu dur aussi. Il n’en définit que plus fortement un des caractères de notre opéra, que l’opéra de nos voisins ne possède pas au même degré. D’origine mondaine, aristocratique et princière, l’opéra d’Italie naquit, à vrai dire, parmi les fêtes et s’entoura d’abord de tous les prestiges du spectacle et de la féerie. Mais il ne tarda pas très longtemps à s’en détacher de plus en plus il se réduisit à la musique, se piquant de la chercher, de la chérir seule et de lui tout sacrifier. Vers le milieu du XVIIIe siècle, c’est une « musicalité » plus dégagée et plus libre, ce sont de petits chefs-d’œuvre sans aucun appareil théâtral, comme la Serva padrona, qui feront, chez nous, le triomphe des « Bouffons ; » et notre opéra-comique se formera sous l’influence de leur génie intime et familier.
Au début du siècle suivant, les œuvres de Rossini, sérieuses ou légères, — j’entends ses œuvres purement italiennes, — plus tard les opéras d’un Bellini, d’un Verdi, dédaigneront les secours de la mise en scène. Ce répertoire ne parlera, ne chantera qu’aux oreilles ; il n’offrira rien aux regards, et si l’on peut soutenir aujourd’hui que naguère, en notre Théâtre-Ventadour, il se fit quelquefois de pauvre musique, on doit reconnaître que du moins il s’y faisait de la musique seulement.
Musical d’une tout autre manière, l’opéra de Mozart également est avant tout, plus que tout musical. Pour nous plaire, sur la scène française. Don Juan s’entoure — et croit s’enrichir — d’un luxe qui ne fait que l’écraser. Entre tous les ouvrages du maître, la Flute enchantée est peut-être le seul qui prête, on se prête au spectacle, et même, pour en manifester le double symbole, il suffirait qu’un décorateur, — qui serait un poète, — y déployât tour à tour les splendeurs du jour et celles de la nuit.
Mais qu’y a-t-il de commun entre nos brillans opéras français et ce chef-d’œuvre sombre et morne, le Fidelio de Beethoven, dont un cachot fait le principal décor, où passe, pour tout cortège, une troupe de prisonniers ? Par la mise en scène et le spectacle, ce n’est pas non plus un grand opéra que le Freischütz et la symphonie de la « Fonte des balles » exprimerait aussi bien seule, sans une demi-douzaine de têtes de morts et quelques flammes de Bengale, toute l’horreur fantastique de la Gorge du Loup.
Enfin il semble que de notre temps, Wagner lui-même, en rêvant de merveilleux tableaux pour illustrer sa musique et la projeter en quelque sorte dans l’ordre ou le monde visible, se soit quelque peu mépris sur le génie de sa race et sur son propre génie. Wagner décorateur a quelquefois trahi Wagner poète et musicien. Aussi bien son idéal, même pittoresque, ne ressemblait guère à celui de Scribe et de Meyerbeer ; il avait avec son idéal poétique et sonore des affinités plus profondes, et, malgré la communauté du caractère équestre, nul ne confondra jamais la chevauchée des Valkyries avec une de nos cavalcades d’opéra. Mais surtout l’auteur de Tannhäuser et de Lohengrin est celui de Tristan et Iseult, et l’une des raisons qui font de Tristan le plus wagnérien peut-être de tous ses ouvrages, celui qui s’éloigne plus que tous les autres du grand opéra français, c’est que le matériel scénique et le spectacle s’y réduit au minimum, on pourrait dire au néant.
Pour aimer Tristan, ou seulement pour le supporter, il faut nous résigner, pendant une soirée entière, à ne pas jouir de nos yeux. Or il n’est pas un sacrifice que nous soyons, — c’est nous, Français, que je veux dire, — dans un théâtre de musique, moins capables d’accomplir. Nos compositeurs de grand opéra se gardèrent prudemment de nous l’imposer. Ils nous connaissaient bien et sans doute ils étaient de cet avis, autrefois exprimé par un éminent critique d’art[5] : « Mettez d’un côté la musique du plus bel opéra et de l’autre les brillans costumes, les danses, les changemens à vue et les merveilles de M. Cicéri, puis demandez aux habitués du théâtre ce qu’ils préfèrent. Leur réponse vous apprendra quelle est, même à l’Opéra, la part de la musique. »
En dernière analyse, il semble bien que la mise en scène ou le spectacle soit, dans notre grand opéra national, l’équivalent du dialogue dans notre opéra-comique, cet autre genre également français. Les deux élémens jouent le même rôle et possèdent le même avantage : celui de nous distraire de la musique et de nous en délasser.
Autant que des accessoires, ou des ornemens, ou des dehors, le grand opéra français est fait de l’action et du mouvement scénique. Il lui faut le théâtre, et le théâtre tout entier. On ne saurait l’en détacher sans un péril, sans un dommage même, que cette séparation ne cause point à la musique dramatique de l’Allemagne ou de l’Italie.
Prenez au hasard et comme à toutes les extrémités du drame musical : que ce soit Orphée ou Don Juan, la Flûte enchantée ou le Freischütz, Fidelio ou la Walkyrie. Parmi tant d’œuvres de théâtre, il n’en est pas une, qui du théâtre pourtant ne sache se passer. Elle pourra perdre quelque chose à l’épreuve du concert, mais elle n’y succombera pas. Je doute au contraire que Robert le Diable et la Juive, que les Huguenots et le Prophète y résistent. La lecture enfin, la lecture surtout, avantage ou flatte encore moins ce répertoire, et ce sont des « pièces » admirables, mais non de beaux livres, que les chefs-d’œuvre même de Meyerbeer.
Le théâtre est si nécessaire à cette musique, il est tellement de sa nature et de son essence, elle se confond tellement avec lui, que, pour peu qu’il lui manque, elle manque elle-même. Le répertoire du grand opéra français ne compte guère, plus de deux ouvertures : celle de la Muette et celle de Guillaume Tell. Quel opéra d’Italie au contraire, fût-ce, le moindre, ne commence par une sinfonia ? Parlerons-nous des ouvertures allemandes ? De ces vastes poèmes sonores, qu’ils soient de Mozart, de Beethoven ou de Weber, de Mendelssohn ou de Wagner, dirons-nous la multitude, l’importance et la beauté ? Beethoven n’a pas donné moins de quatre préfaces instrumentales à son unique Fidelio. Il semble que la musique d’outre-Rhin, avant de se mêler au théâtre et de s’y soumettre, affirme et rappelle ses droits personnels et supérieurs, quelle use magnifiquement de sa puissance propre et s’enivre en quelque façon de sa liberté. Il peut même arriver que cela lui suffise. Alors, ayant annoncé le drame, elle le dédaigne ou l’oublie, et voilà pourquoi, peut-être, les grands musiciens d’Allemagne, un Beethoven, un Mendelssohn, écrivirent parfois les ouvertures, — Coriolan, par exemple, ou Ruy Blas, — d’opéras que depuis ils n’ont pas composés.
Musique de théâtre d’abord, la musique de l’opéra français, — nous ne saurions trop insister sur cette différence ou sur ce changement, — est aussi musique de drame et non plus du tout de tragédie. On sait quelles furent autrefois les craintes de Saint-Evremond, et ses plaintes : « Ce qui me fâche le plus, écrivait-il, de l’entêtement où l’on est pour l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme et la plus capable déformer l’esprit. » Et cela, en effet, s’est bien vu. Cette tragédie pourtant, la nôtre, notre opéra, loin de la ruiner, aurait pu la reprendre et la continuer. Il n’avait qu’à la transposer de l’ordre de la poésie dans l’ordre, aussi pur, aussi intérieur, aussi profond, de la musique. La plus grande gloire de Gluck est peut-être de n’avoir pas fait autre chose. Mais soixante ans après lui, les maîtres du grand opéra français liront à peu près le contraire. Aussi bien, sur la scène littéraire alors, — et c’était l’un des signes du romantisme naissant, — le drame commençait à remplacer la tragédie, et les musiciens de théâtre ne pouvaient que recevoir et non choisir la matière que leur imposait le goût du temps.
Le grand opéra s’éloigne d’abord de la tragédie par la nature des sujets. Il ne les emprunte plus à l’antiquité. Nous délivrer des Grecs et des Romains est le premier effet de sa propre émancipation. Le moyen âge, la Renaissance, voilà ses époques préférées, et par là se trahit encore l’influence ou le contre-coup de l’évolution romantique sur le genre que nous étudions.
Dramatique plutôt que tragique, l’opéra donne une place, un rôle à la foule ; il la fait vivre, agir ; il la met non seulement en présence des personnages ou des individus, mais en opposition avec eux. Vrais conducteurs des peuples et maîtres de la multitude, le Rossini de Guillaume Tell, lu Meyerbeer des Huguenots, du Prophète et de l’Africaine, sauront tirer de cette union ou de ce conflit des effets inconnus avant eux et tout-puissans.
L’un des points principaux, — le plus apparent peut-être, étant le plus extérieur, — où l’opéra français du second tiers du XIXe siècle diffère et dégénère de la tragédie, même de la tragédie musicale, c’est le style, le style verbal, autrement dit la parole (analysant un genre dont le poète fut Scribe, on n’ose prononcer le mot de poésie). Je suis très loin de souscrire au fameux, à l’injurieux paradoxe : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Mais il faut bien avouer que ce qui se chante n’avait pas encore été dit comme les librettistes d’Auber et de Rossini, d’Halévy et de Meyerbeer, n’ont pas craint de le dire. Plus d’un exemple de leur lyrisme est devenu classique. Ce n’est rien que l’ellipse hardie où se trahit l’émoi de Valentine tremblant pour le salut de Raoul : « Ses jours sont menacés ! ah ! je dois l’y soustraire, » ou le pléonasme de Selika : « D’ici je vois la mer immense et sans limites. » Mais Offenbach peut-être, l’Offenbach de la Belle Hélène [Nous dînons à sept heures), eût aimé, pour sa couleur épulatoire et familière, ce distique impatient d’un convive sans façons : « De ces lieux enchanteurs châtelain respectable, Pourquoi, mon cher Nevers, pourquoi ne pas nous mettre à table[6] ? » Quant à la vérité historique, si, comme nous essaierons de le faire voir, elle se trouve souvent dans la musique de Meyerbeer, les paroles de Scribe n’y atteignent que rarement. « Mon frère Chaînes IX, » ainsi commence la reine Marguerite, haranguant les gentilshommes catholiques et huguenots de sa cour. De même, dans certains autographes de fantaisie, on voit Blanche de Castille écrire à son fils : « Mon cher saint Louis. » L’invitation au tournoi, de la Juive, est formulée en ces deux hexamètres :
- Au nom de l’Empereur, de l’honneur et des dames,
- Qui des nobles guerriers électrisent les âmes,
où la métaphore électrique, à l’époque du concile de Constance, a peut-être quelque chose de prématuré.
Dans un tournoi littéraire ou poétique, avec le librettiste même des Huguenots et de la Juive, du Prophète et de l’Africaine, ceux, — car ils se mirent à deux, — ceux de Guillaume Tell, Hippolyte Ris et de Jouy, pourraient sans crainte se mesurer.
- Toi, du berger astre doux et timide,
- Qui sur mes pas vas semant tes reflets,
- Ah ! sois aussi mon étoile et mon guide,
- Comme lui tes rayons sont discrets.
Cela, c’est le second couplet de Sombres forêts, en style élégiaque ; voici, dans le goût lyrique, la déclaration d’Arnold, un paysan, à Mathilde, une princesse :
- Il faut parler ! Il faut, dans ce moment
- Si cruel et si doux, si dangereux peut-être,
- Que la fille des rois apprenne à me connaître.
- J’ose le dire avec un noble orgueil,
- Pour vous le ciel m’avait fait naître.
- D’un préjugé fatal j’ai mesuré recueil.
- Il s’élève entre nous de toute sa puissance.
- Je puis le respecter… mais c’est en votre absence.
Cependant, à mesure que je transcris ces étonnantes paroles, : voici que, pour ainsi dire, sous mes doigts, les notes, extraordinaires autrement, s’éveillent, s’envolent et se mettent à chanter. Soudain le vide s’emplit, les divagations prennent un sens, une beauté supérieure, et se transforment presque en délire sacré. A l’absurde récitatif d’Arnold, un autre, du même héros, et non moins égaré, celui du premier acte, a beau s’ajouter encore : « Contre l’avalanche homicide, Ma force te servit d’égide. » Comme une avalanche aussi, mais que nulle force n’arrête, la musique roule, se précipite et, dans sa course victorieuse, entraîne, abîme tout, la folie du discours, et nos scrupules, et nos réserves, et notre résistance même.
Malgré nous alors, et par réaction ou par antithèse, nous pensons à d’autres livrets, de vrais poèmes, ceux-là. Ils s’appellent Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Tristan. Tragédies, beaucoup plus que drames lyriques (ainsi qu’on les a nommés à tort), les paroles mêmes, et même sans musique, sur un théâtre littéraire, en seraient dignes d’être récitées et entendues. A nos opéras d’abord, il semble que la comparaison ne doive être que fatale. Mais aussitôt, et par un singulier retour, elle leur redevient favorable. Elle relève le genre que par elle on pouvait croire humilié. Elle nous montre en effet, que s’il est glorieux pour la musique d’ajouter encore à la parole, la musique peut être fière aussi quand elle y supplée, lorsque du néant elle tire la vie, et qu’avec le médiocre et l’absurde, elle sait faire, comme elle y a maintes fois réussi dans l’opéra français, de la raison et de la beauté.
Différent, — ou déchu, — de la tragédie lyrique par le style qu’il emploie et les sujets qu’il traite, l’opéra que nous étudions est encore le drame en ceci, qu’il choisit pour matière l’action et le mouvement plutôt que la nature et le développement des caractères. Il porte plus d’intérêt aux événemens qu’aux sentimens. Il nous montre les personnages, non pas agissans, mais en quelque sorte agis. Il met en musique le dedans moins que le dehors, et les faits de préférence aux âmes.
Non point assurément qu’il ignore ou néglige celles-ci. Mais il ne les étudie, il ne les exprime, il ne les aime pas seules. Il ne les pénètre pas jusqu’au fond et ne les enveloppe pas tout entières. Un rien suffit à le détourner d’elles. Le premier incident venu, le moindre prétexte à chorégraphie ou à cortège distrait le musicien de notre grand opéra, pour ne pas dire qu’il l’amuse. Et pourquoi, — s’il arrive en effet que ce musicien s’amuse et rien de plus, — pourquoi ne le dirions-nous pas ? Voyez la manière surtout spirituelle, ironique même, dont un Auber a compris le sujet et le personnage principal de la Muette. Il y avait sans doute quelque chose de piquant, de plaisant, à la manière française, parisienne peut-être, dans le choix d’une muette pour l’héroïne d’un drame chanté. Le paradoxe ou la gageure a séduit le malicieux musicien. Il a soutenu le premier et gagné la seconde à sa façon, avec esprit et comme en se moquant.
Un maître plus sérieux, soit, par exemple, celui des Huguenots et du Prophète, qui fut musicien de plus d’une scène muette aussi, mais éloquente, aurait ici trouvé l’occasion d’une alliance originale, heureuse, entre le geste et la symphonie. Le rôle de Fenella pouvait unir alors à la grâce, à la poésie, un pathétique en quelque sorte mystérieux et voilé ; nous donner à penser, ou du moins à rêver, à pleurer peut-être. Avec Auber, il ne prête guère qu’à sourire. La sœur de Masaniello mime sur une musiquette puérilement imitative le récit de ses infortunes. Comme d’autres personnages d’opéra ne sont qu’un ténor, une basse, un soprano, celui-ci n’est qu’une danseuse. Quelque sentiment que Fenella veuille exprimer, elle ne le fait, ou l’orchestre pour elle, que par la musique la plus vive ; musique de danse, mais jamais, — si l’on peut dire, — d’attitude ou de physionomie. Son rôle n’est qu’agilité constante, éternelle volubilité. Son âme s’y révèle eu traits plaisamment ingénus. Dans la scène, — rapide comme toutes les autres, — de l’aveu, lorsqu’elle confesse à son frère que celui qui l’a séduite est trop au-dessus d’elle pour qu’elle puisse jamais prétendre à devenir sa femme, un petit motif de marche, vraiment comique, nous représente aussitôt le noble rang du séducteur. Mais surtout, le dénouement du drame est d’une promptitude étonnante et, qu’on nous passe le mot, d’un sans façons délicieux. « Fenella jette sur Alphonse un dernier regard de tendresse et s’élance vers le Vésuve, — elle lève les yeux au ciel, — elle se précipite dans l’abîme. » Tout cela, y compris l’ascension du Vésuve, et depuis Portici encore ! tout cela, c’est exactement l’affaire de seize mesures, et de seize mesures prestissimo.
Nous ne parlons ici que d’Auber. Les autres maîtres de l’opéra vont sans doute porter le drame sur des sommets, le creuser à des profondeurs où n’atteignit jamais le musicien de la Muette. Mais tout de même ils ne feront guère que du drame ; ils ne s’élèveront pas souvent plus haut que le genre, ils ne pénétreront pas plus avant. Parlant aux musiciens de France, en 1825, Vitet s’écriait déjà, d’une voix prophétique : « Rompez, rompez tout pacte avec M. Scribe et ses amis. Ce sont gens qui font trop bien les drames, vrais fléaux pour la musique. » Pourquoi, sinon parce qu’ils la restreignent et la rabaissent, la faisant compagne, sinon servante, de l’action, voire de l’intrigue seule, plutôt que maîtresse avant tout de l’esprit et de l’âme. Voyez ce qu’est devenu dans l’opéra de Scribe, dans la Muette, ou dans la Juive, ou dans l’Africaine, un des ressorts passionnels, — pour ne citer que celui-là, — de la tragédie, au moins de la tragédie racinienne : l’amour de deux héroïnes rivales pour un unique héros. Mesurez quel abîme sépare les princesses tragiques, même du second rang, une Eryphile, une Atalide, une Aricie, ces créatures vivantes, de ces vaines poupées : Elvire, Eudoxie, Inès, que sont les princesses d’opéra.
« Ab exterioribus ad interiora ; ab interioribus ad superiora. Du dehors au dedans et du dedans en haut. » C’est la belle devise des mystiques et les artistes aussi la pourraient adopter. Il est trop rare que les musiciens du grand opéra français la pratiquent et qu’ils franchissent, résolument et tout entier, le premier de ces deux échelons. La démarche était familière à leurs grands devanciers : aux Mozart, aux Beethoven, aux Weber ; et la reprendre devait être la plus pure gloire de Wagner, leur grand successeur. C’est pour son caractère éminent d’intériorité, que le poète-musicien du Vaisseau Fantôme et de Tannhäuser, de Lohengrin et de Tristan, de l’Anneau du Nibelung et de Parsifal a préféré la légende à l’histoire. Il s’en est clairement expliqué dans la lettre fameuse (à Frédéric Villot) qui sert de préface à ses Quatre poèmes d’opera. « Le caractère légendaire du sujet (il ne s’agit encore ici que du Vaisseau Fantôme) assure dans l’exécution… un avantage du plus haut prix : car, d’une part, la simplicité de l’action, sa marche, dont l’œil embrasse aisément toute la suite, permet de ne pas s’arrêter du tout à l’explication des incidens extérieurs, et elle permet, d’autre part, de consacrer la plus grande partie du poème à développer les motifs intérieurs de l’action, parce que ces motifs éveillent, au fond de notre cœur, des échos sympathiques.
« … Vous trouverez, je crois, déjà beaucoup plus de force dans le développement de l’action de Tannhäuser par des motifs intérieurs. La catastrophe finale naît ici, sans le moindre effort, d’une lutte lyrique et poétique où nulle autre puissance que celle des dispositions morales les plus secrètes n’amène le dénouement, de sorte que la forme même de ce dénouement relève d’un élément purement lyrique.
« L’intérêt de Lohengrin repose tout entier sur une péripétie qui s’accomplit dans le cœur d’Eisa et qui touche à" tous les mystères de l’âme. La durée d’un charme qui répand une félicité merveilleuse et remplit tout de la sécurité la plus entière, dépend d’une seule condition, c’est que jamais ne soit proférée cette question : « D’où viens-tu ? » Mais une profonde, une implacable détresse arrache violemment d’un cœur de femme cette question comme un cri, et le charme a disparu. »
De Tristan enfin, le plus intérieur assurément et le plus « purement humain, » — pour employer son langage, — de tous ses drames lyriques, voici comment Wagner a parlé : « Tous mes doutes s’étaient dissipés lorsque je me mis à mon Tristan. Je me plongeai ici avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères, et de ce centre intime du monde, je vis s’épanouir sa forme extérieure. » Ce centre, ce centre intime, sans même recourir à la légende, en traitant des sujets quelconques et par le seul instinct de leur génie, plus simple que celui de Wagner, un Mozart, un Beethoven, les plus grands entre les musiciens, l’avaient déjà possédé et s’y étaient en quelque sorte établis. Ceux-là, de même qu’ils sont les maîtres du dedans, ou plutôt parce qu’ils le sont, le sont aussi de tout l’univers. En leur musique, une seule âme chante pour toutes les âmes et toutes les âmes lui répondent. L’étendue de leur domaine en égale la profondeur, et ce que Taine eût appelé la généralité de leur œuvre ne connaît pas de bornes. Ecoutez les Noces de Figaro, Don Juan et la Flûte enchantée, écoutez Fidelio. Chefs-d’œuvre de la musique, vous dit-on, mais non pas du théâtre. Répondez : chefs-d’œuvre de la musique, du théâtre et de bien plus encore ; chefs-d’œuvre de la vie, et de la vie universelle ; chefs-d’œuvre de la vérité, et de l’intégrale vérité. Ici le caractère individuel devient type, et la beauté particulière se dilate à l’infini. Par la voix de Leporello, surpris et menacé du bâton sous le manteau de son maître, ce n’est pas seulement le burlesque émoi d’un maraud, c’est la douleur, et toute douleur humaine, fût-ce la plus sérieuse, la plus noble, qui s’exhale en immortels sanglots. Dans le Voi che sapete, dans le duo de la Flûte enchantée, est-il un de nos amours qui ne chante ? Enfin, quand je ne sais quel critique a nommé Fidelio de ce beau nom : l’opéra de la délivrance, il avait sans doute, en des pages aussi vastes que le suprême finale, trouvé l’espoir et la promesse que nous aussi, nous tous, prisonniers trop longtemps de nos passions et de nos peines, nous en serons un jour à jamais affranchis. La généralité et l’infini de la représentation, le symbolisme enfin, au sens le plus clair et le plus large du mot, voilà ce qui manque trop souvent à notre musique française : à notre opéra-comique, nous l’avons montré naguère[7], et, — nous tâchons de le faire voir ici, — à notre grand opéra.
Trop souvent, disons-nous. Qu’on ne nous fasse pas dire toujours. Cette beauté, cette vertu supérieure au sujet particulier et au personnage individuel, mainte page de Meyerbeer ou de Rossini, fût-ce d’Auber (je pense à l’air du « Sommeil, » de la Muette) peut la contenir et la répandre. Dans une de ses Lettres d’un voyageur, à Meyerbeer, George Sand rapporte que, durant un des plus tristes hivers de sa vie, en proie à des crises de spleen et presque de désespoir, elle n’avait qu’à se faire jouer certaine modulation d’Alice au pied de la croix (troisième acte de Robert le Diable) et qu’elle en obtenait aussitôt la fin de son orage et le retour de son espérance.
On peut dans ce même Robert, — et nous l’avons essayé. — chercher et trouver le signe d’une pensée qui dépasse l’œuvre. « Le mot de philosophie de l’art, écrivait naguère l’admirateur le plus fervent du grand dramaturge lyrique, un bien gros mot en vérité, sied pourtant merveilleusement à caractériser le génie de Meyerbeer. Il y a chez lui de ces effets qu’un simple musicien ne saurait produire. Prenez un Italien de belle et bonne race et donnez-lui à mettre en musique le trio de Robert le Diable. Qu’y verra-t-il ? Une situation dramatique, un morceau à effet pour ténor, soprano et basse. Mais, à ce magnifique résumé de toute une période de l’histoire, à cette figuration solennelle de l’homme entre l’ange et l’esprit du mal, reproduite sur tous les frontons des cathédrales, croyez bien qu’il ne songera pas une minute. La musique de Meyerbeer est l’œuvre d’un musicien de premier ordre, et aussi d’un penseur. En même temps qu’il y a des idées, il y a aussi l’Idée. »
Blaze de Bury, l’auteur de ces lignes, avait raison ; mais seulement à demi. L’Idée est dans cette musique ; mais elle n’y produit pas tout ce qu’elle renferme, elle n’y arrive pas à son développement intégral. En l’ajustant à son génie essentiellement théâtral, Meyerbeer a dramatisé le symbole et l’a peut-être rétréci. Il a créé des individus plutôt que des types. Jusque dans le trio final, ce génie apparaît ainsi formel et concret. Un testament, produit au moment favorable, une horloge qui sonne minuit, des élémens enfin ou des causes extérieures décident de l’issue de la lutte et la mainmise en quelque sorte visible d’Alice sur Robert assure la victoire matérielle du bien. Et ce bien, quel est-il ? De ce combat quel est l’enjeu ? L’hymen de l’insipide Isabelle, la princesse d’opéra par excellence, et le prie-Dieu nuptial qui attend, à côté du sien, devant le maître-autel de la cathédrale de Païenne, Robert encore frémissant, encore chaud du souffle de l’enfer.
Voilà comme il faut entendre, et restreindre l’élément symbolique dans Robert le Diable, le seul opéra français peut-être où l’on en trouve quelque trace. Au contraire nous l’avons trouvé jadis, cet élément, au centre et comme au cœur de deux opéras allemands, analogues à Robert le Diable par le sujet, mais, par l’esprit, très supérieurs : le Freischütz et Tannhäuser[8]. L’idée y est la même sans doute, le bien et le mal s’y livrant le même combat ; mais elle y apparaît plus immatérielle et, si l’on peut dire, plus idéale. Elle y rayonne aussi davantage ; elle prolonge en quelque sorte l’un et l’autre drame et les projette à l’infini dans un double mystère : le Freischütz, dans celui de la nature et Tannhäuser dans celui de la foi.
La musique de l’opéra français ne porte et ne nous emporte guère aussi loin. Pour en résumer le caractère, il semble qu’on pourrait dire ceci : le drame et les personnages existent, vivent par elle, plus qu’ils ne représentent et ne signifient ; elle les anime et les remplit, elle ne les dépasse et ne les déborde pas.
Mais elle les remplit, mais ils vivent, et cette vie, en sa plénitude, suffit à l’honneur du genre que nous étudions.
S’il est une qualité proprement dramatique et qu’on ne puisse refuser à la musique de l’opéra français, c’est le mouvement. La Muette elle-même ne languit ni ne traîne jamais. Au contraire elle est comme emportée en un perpétuel tourbillon. Elle l’est tout de suite, et le début au moins de l’ouverture offre, au plus haut degré, le caractère pathétique. Il le doit au mode mineur, qui corrige ce que le rythme pourrait avoir de trop léger et de sautillant, à certaine descente chromatique, et surtout à l’éclat initial, à ce premier coup frappé soudain sur un accord de septième diminuée, et que, depuis l’attaque de l’ouverture de Don Juan peut-être, on n’avait plus ressenti.
Faut-il rappeler de quelle allure marche et se précipite une scène, une série de scènes plutôt, comme le finale de la conjuration dans Guillaume Tell ; comme le cinquième acte de Robert le Diable, le premier de l’Africaine ou le quatrième ; comme l’acte de la cathédrale dans le Prophète, ou, dans les Huguenots enfin, la Bénédiction des poignards et le duo qui lui succède, mais qu’elle n’écrase point. C’est un chef-d’œuvre dramatique, par la concision et le raccourci, que le dernier acte de la Juive. Il est fait de récitatifs, de touches sobres et de justes accens. Pas un air et par un morceau. A peine quelques mesures de chœur ; deux ou trois mouvemens de compassion ou de fureur populaire. Tout est bref ici ; tout y est fort. Non, pas tout, et le personnage de Rachel au contraire s’y montre admirable, çà et là, de défaillance et de détresse. Il n’est pas jusqu’au premier acte, fort médiocre en son ensemble, très chargé et encore-plus vide, qui ne trahisse par momens un musicien de théâtre. Songez à l’éclat superbe, — au milieu de trop vulgaires éclats, — du cri d’Eléazar : « O ma fille chérie ! » Rappelez-vous aussi le début de l’ouvrage : comme deux ou trois mesures de Te Deum se mêlent aux propos de la foule, à l’avis craintif de Rachel : « Mon père, prenez garde ! » comme tout cela pose le drame, les caractères, et crée, à l’extérieur au moins, le mouvement et la vie.
Autant que la marche de l’action, ou sa course, il serait juste d’en noter parfois, dans l’opéra français, les haltes ou les relâches, dramatiques aussi. C’est l’arioso, maternel et palpitant, de Fidès à peine échappée à la hache ; l’allocution nuptiale et déjà funèbre de Marcel aux deux époux, bientôt martyrs ; c’est l’adieu de Selika mourante, la berceuse de Masaniello veillant sa sœur endormie, le baiser de Guillaume sur le front qui va s’exposer à sa main paternelle ; c’est Eléazar bénissant la table pascale, c’est Rachel inquiète, épiant dans la nuit les pas de celui qui « va venir. »
Pastorale avec magnificence au premier acte de Guillaume Tell, la musique pourtant, de loin et comme au fond, s’y montre pathétique aussi. Parmi tant d’hymnes de joie et de paix, plus d’un ne semble célébrer qu’une paix mal assurée, une joie menacée et timide. L’apostrophe de Guillaume : « Il chante en son ivresse ! » éclate avec un bruit de tonnerre dans la sérénité du matin. Le mode mineur donne je ne sais quelle mélancolie à certains chœurs (« On entend du haut des montagnes, » ou encore : « Hyménée, ta journée… ») que la rapidité du mouvement ne ferait que joyeux. Telle phrase inquiète de Guillaume ou d’Hedwige et, dans l’auguste discours de Melcthal aux jeunes mariés, de sombres modulations, des accens irrités, passent comme des nuages sur un ciel qui n’aurait plus rien de dramatique, s’il était tout entier radieux.
Tantôt ainsi la force de notre musique d’opéra se répand, et tantôt elle se rassemble. Elle se concentre volontiers dans la rencontre, dans le conflit de deux personnages, ou d’un personnage avec la foule, dans une « situation, » dans un de ces « coups de théâtre, » qu’avec autant de puissance que de justesse, le génie d’un Rossini et celui surtout d’un Meyerbeer tant de fois a frappés. Je n’en connais pas de plus soudain et d’où jaillisse ensemble plus de dramatique et de musicale beauté, que la réplique de Guillaume au pécheur. Beau le dramatique, par le contraste entre les deux personnages et les deux sentimens, entre la douceur et la douleur de vivre, plus au fond encore, entre l’insouciance de la nature et le souci d’un grand cœur. Quant à la beauté musicale, où donc ici n’est-elle pas : depuis l’ampleur et l’envergure de la phrase ; depuis le mouvement et le rythme, non seulement de la mélodie, mais de l’accompagnement ; depuis l’arsis ou l’élan de la voix, soulevant par deux fois, avec un effort redoublé, les deux mots, si lourds ; de fardeau et d’ennui, jusqu’à la plénitude sonore et tonale de toute la période, jusqu’à l’énergie et à la richesse croissante des modulations, enfin jusqu’à cet éclat suprême, en majeur, où la honte même de la patrie s’efface eu quelque sorte et se perd dans l’orgueil, dans la volupté d’en souffrir et dans l’espoir de la venger ?
D’un bout à l’autre de ce répertoire d’opéra, nous voyons les personnages dramatiques s’affronter et se heurter ainsi. Chez Meyerbeer, la moindre rencontre prend un air de combat. Rappelez-vous, au premier acte des Huguenots, Marcel trouvant son jeune maître assis au festin de l’impie, et la rudesse de sa réprimande, la ferveur de sa prière. Quel débat encore, au dernier acte de Robert le Diable, entre Bertram et Robert ! Comme les répliques se croisent ! Parfois comme elles se joignent et se nouent, jusqu’à ne former, sur les dernières paroles : « Oui, c’est Dieu lui-même ! — Hélas ! oui, c’est Dieu ! » et sur un espace de deux octaves descendantes, qu’un seul et même accord parfait. Alors survient Alice et l’action se renouvelle et se ravive. L’action décidément, le drame, l’emporte ici sur l’idée et le symbole. On a raconté (Blaze de Bury toujours) que « pendant les dernières répétitions de son ouvrage, Meyerbeer reçut de sa mère une lettre avec cette inscription : A ouvrir après la première représentation de Robert. Sitôt rentré chez lui, le soir du triomphe, le fils rompt à la hâte l’enveloppe et lit. C’est la bénédiction biblique dans la simple majesté de son texte : « Que Dieu te bénisse et te garde ! Qu’il fasse luire vers toi sa face et te soit favorable ! Qu’il te regarde et te donne la paix. » Puis, au bas de ces lignes, la signature de sa mère. » Je ne relis jamais le cinquième acte de Robert sans penser à cette anecdote. Elle l’agrandit et le prolonge, non pas dans le sens du symbolisme, mais dans celui de la vivante, humaine et dramatique réalité. Elle évoque l’ombre, ou l’âme, d’une mère véritable, priant pour le génie et le salut de son fils.
Si nous passons de Robert au Prophète, est-il rien de plus dramatique, dans la cathédrale et devant la foule attentive au scandale, que les regards, puis les mots échangés entre la « pauvre femme » et son enfant ingrat ? Quelle antithèse, — et de quelle vigueur ! — entre l’irrésistible reconnaissance et le reniement injurieux ! Dans les Huguenots enfin, c’est un duel, autant qu’un duo, que l’immortel dialogue de Raoul et de Valentine, et leurs chants à tous deux, tour à tour unanimes et contraires, ne sont pas moins beaux de l’horreur qui les arrache l’un à l’autre que de l’amour qui les réunit.
Parfois, souvent même, — on l’a noté précédemment, — le drame, de particulier ou privé qu’il était, devient public. La foule y intervient, et c’est une des gloires de notre musique de grand opéra, que de n’être pas inégale à la foule. Elle fait vivans des groupes, des multitudes, et nous dirions des masses, comme on le dit, si le mot, avec autant de puissance, avait moins de lourdeur et plus de vivacité. La vivacité seule donne de la couleur et du piquant à la scène du marché dans la Muette de Portici. Mais elle ne pouvait suffire à sauver les autres passages populaires de la trivialité, sinon de la bassesse. A quelle hauteur, au contraire, s’élèvent et se soutiennent, dans le chef-d’œuvre de Rossini et dans ceux de Meyerbeer, non seulement des « ensembles » et des « finales, » mais quelquefois des actes presque tout entiers, partagés entre un seul personnage et plusieurs, entre une voix unique et d’innombrables voix.
De tous côtés, les voyez-vous qui se rassemblent, les chorèges fameux et leurs chœurs sublimes : les uns pour conduire et commander ; les autres, tantôt pour résister et tantôt pour se soumettre. Ici, Bertram évoque et prend à témoin de son angoisse paternelle ses sujets infernaux. Là, c’est le vieux Marcel appelant « tout Israël en émoi » au secours de son maître. Jean de Leyde au bord de l’étang glacé, courbe ses bataillons rebelles sous le poids de sa colère, pour les relever aussitôt au souffle de ses cantiques. Quelques instans après, sa voix, ouvrière encore de miracle, mais de miracle sacrilège, détournera les fureurs anabaptistes du sein de Fidès contrainte à s’accuser de mensonge et de blasphème. D’autres héros encore, et des héroïnes même : un Vasco, puis une Selika, dans l’Africaine, se trouvent en conflit ; lui, le hardi conquérant, avec ses ennemis assemblés ; elle, la pauvre sauvagesse amoureuse, avec la foule, hostile aussi, de ses prêtres et de ses guerriers. En tant de rencontres diverses, on ne sait qu’admirer davantage, si c’est l’action individuelle ou collective, ou leur réaction réciproque, ou peut-être enfin la transition de l’une à l’autre. Meyerbeer excelle comme personne, le Rossini de Guillaume Tell excepté, à ménager ce passage, à répandre et à propager de groupe en groupe, à travers les chœurs, l’orchestre, ce qu’on pourrait nommer la contagion du pathétique, à retenir enfin et à modérer la force qu’il vient de produire, avant de tout lui permettre et de lui tout livrer.
Au-dessus de cette série, ou de cette chaîne de chefs-d’œuvre, la Conjuration du Rütli et la Bénédiction des poignards dressent en quelque sorte leurs cimes jumelles. Les deux scènes fameuses n’ont pas moins d’étendue que d’élévation. Divers par le sentiment ou l’éthos, animés, transportés, l’un de colère sainte et l’autre d’atroce fureur ; l’un d’ailleurs (celui de Rossini), musical avec plus d’abondance et de pureté, l’autre, dramatique avec plus de violence, les deux finales se ressemblent pour le reste et ne sont pas loin de s’égaler. Le reste, c’est les dimensions et les proportions, l’ordonnance et l’eurythmie de l’ensemble. C’est l’enchaînement des épisodes et des effets, c’en est aussi la variété, la convergence, le progrès et l’aboutissement, logique et passionnel en même temps, à la conclusion, à l’apothéose. Enfin c’est le rapport, que nous signalions tout à l’heure, et la réaction réciproque entre les personnages, entre le chef et les membres, entre celui qui parle et qui mène et ceux qui répondent et qui suivent ; c’est l’équilibre entre deux forces, le partage entre deux principes : celui de l’individu et celui du nombre, dont l’alternance ou l’accord est toujours un élément de beauté.
Musique de l’action et du drame, la musique de notre grand opéra l’est aussi des personnages ou des caractères. Les héros de ce répertoire, qui ne sont qu’eux-mêmes, le sont avec précision, force et grandeur ; avec une vérité concrète, un peu étroite peut-être, mais vivante, qui s’impose et ne s’oublie pas ; une vérité qui, sans être infinie, pourrait bien être immortelle. Guillaume, Bertram, Alice et jusqu’au timide Raimbaud, Éléazar et Rachel, Marcel, Valentine (encore plus que Raoul), le farouche Saint-Bris et l’élégant Nevers, Fidès, Selika, autant de noms et de figures assurés de ne point périr.
« Dites-nous, » demandait George Sand au musicien des Huguenots dans la lettre citée plus haut, « dites-nous comment, avec une trentaine de versiculets insignifians, vous savez dessiner de telles individualités et créer des personnages de premier ordre là où l’auteur du libretto n’a mis que des accessoires ? Ce vieux serviteur rude, intolérant, fidèle à l’amitié comme à Dieu, cruel à la guerre, méfiant, inquiet, fanatique de sang-froid, puis sublime de calme et de joie à l’heure du martyre, n’est-ce pas le type luthérien dans toute l’étendue du sens poétique, dans toute l’acception du vrai idéal, du réel artistique, c’est-à-dire de la perfection possible ? Cette grande belle fille brune, courageuse, entreprenante, exaltée, méprisant le soin de son honneur comme celui de sa vie, et passant du fanatisme catholique à la sérénité du martyre protestant, n’est-ce pas aussi une figure généreuse et forte, digne de prendre place à côté de Marcel ! Nevers, ce beau jeune homme en satin blanc qui a, je crois, quatre paroles à dire dans le libretto, vous avez su lui donner une physionomie gracieuse, élégante, chevaleresque, une nature qu’on chérit malgré son impertinence, et qui parle avec une mélancolie adorable des nombreux désespoirs des dames de la cour à propos de son mariage. »
Au-dessous de Valentine et de Marcel, George Sand a placé Raoul, et c’est justice. Elle a pu l’accuser, non sans raison, jusqu’aux deux derniers actes, de « niaise étourderie » et le traiter plaisamment de « hanneton sentimental. » A l’exception de Jean de Leyde, qui les domine tous, les ténors de Meyerbeer ne sont pas à l’abri de tels reproches. Ils montrent parfois de l’inconsistance, et de l’incohérence aussi. Têtes chaudes, et même folles, un Robert, un Vasco de Gama n’arrivent, par momens, qu’à se donner des airs de matamore et de casse-cou. (« Je viens à vous malgré ma haine, » ou bien : « Des chevaliers de ma patrie… ») Mais ils prennent ailleurs de superbes revanches et Robert, au dernier acte, Vasco de Gama dans la scène du Conseil, redeviennent des héros véritables, vivans.
Héros, héroïnes, ils vivent tous, c’est le mot qu’on ne saurait trop répéter. Ils vivent tous, y compris ceux de second plan. Marguerite, la Marguerite des Huguenots, qui ne parle pas toujours comme une reine, chante le plus souvent ainsi, comme une reine intelligente et spirituelle. Au second acte (« Mais calmez-vous ! ») au troisième (« Elle y venait pour rompre un hymen odieux ! ») il ne lui faut qu’un accent d’ironie de pitié moqueuse, pour retenir cet étourneau, ce hanneton de Raoul, et pour le confondre.
Princesse elle aussi, mais princesse d’opéra dans toute la force, ou dans toute la faiblesse, et comme dans tout le néant de l’expression, la Mathilde de Guillaume Tell est cependant enveloppée de je ne sais quel romantique mystère par le prélude palpitant de « Sombres forêts ! »
Près de Guillaume lui-même et comme dans l’ombre chaude qu’il projette, c’est une silhouette auguste, patriarcale, que celle du vieux Melcthal bénissant les époux :
- Songez, jeunes pasteurs, que la Suisse qui vous contemple,
- Demande à votre hymen des appuis, des vengeurs.
- Des jeunes montagnards ô compagnes fidèles,
- Dans votre chaste sein dort leur postérité.
- Que vos fils soient nombreux ! Votre fécondité
- Fait la richesse des campagnes.
Les mots sont un peu ridicules ; mais sublimes les notes, les modulations, les accords, si bien que ce couplet de concours régional, où semblaient réunis deux ministères, l’agriculture et les cultes, devient, par la musique, une strophe deux fois sacrée où se mêlent, très haut, l’idéal rustique et l’idéal religieux.
Raimbaud, dans Robert le Diable, est encore une gentille figurine. On dirait parfois un petit-neveu, plus honnête et non moins poltron, de Leporello. Il participe avec ingénuité, avec inconscience, au fantastique du sujet. Sa ballade imprudente est cause de tout le drame. Elle est sienne, ou plutôt il est sien, car elle le possède et, sans qu’il s’en doute, l’innocent troubadour, elle l’environne de mystère et d’effroi.
Parlerons-nous des personnages du premier rang ? Si délaissés qu’ils soient, leurs traits ne seront pas de sitôt effacés de la mémoire publique. Qui ne voit Selika, debout à la pointe du cap et prononçant les mots de pardon et d’adieu devant les flots où tout s’efface, ainsi que dans son cœur ! Et Guillaume ! Oubliera-t-on jamais le chef héroïque et grave, et tout ce que, dans la scène des Cantons, il mêle de sagesse et de prudence à l’inspiration et à l’enthousiasme ! Quelle créature encore que Fidès ! Ou quelle création ! Quelle mère ! Quelle matrone ! Et quand elle serre entre ses bras son fils, je dirais presque son garçon, qui l’a sauvée, j’allais dire aussi quelle maman ! Où donc enfin trouverez-vous, dans la musique de théâtre, une paternité, j’entends une tendresse paternelle comparable à celle qui remplit et déchire le cœur de Bertram ! Que le démon ait un fils, et qu’il l’aime, et qu’il ne le puisse aimer que pour le perdre, cela est beau, de la plus dramatique beauté. Il y a dans cette paternité diabolique une imitation et comme une contre-partie, une contrefaçon grandiose de la paternité divine. Voilà ce que Meyerbeer a magnifiquement exprimé. Relisez le rôle de Bertram, surtout les récitatifs du premier et du cinquième acte ; il n’en est pas un seul, même le moindre, qui ne soit un mouvement, un transport, un cri d’infernal et paternel amour.
Pour analyser de telles figures, ce ne sont pas seulement leurs traits généraux et, en quelque façon, leurs grandes lignes de vie, qu’il faut suivre. Les moindres mêmes ont leur valeur. Le cinquième acte de la Juive, on le disait plus haut, est fait de touches brèves et fortes. Il ne s’agit que de les voir. Un jour que nous le relisions avec M. Jean de Reszké, je me rappelle comment le grand artiste comprit ces mots d’Eléazar à Rachel : « Ils veulent sur ton front verser l’eau du baptême, »et tout ce qu’il y sut mettre, outre la tendresse et l’angoisse, de haine et de mépris. Un détail peut achever ainsi, couronner un caractère. Tel est, au premier acte, l’éclat d’Eléazar : « O ma fille chérie ! » De même, au début du second acte, lorsque paraît chez le vieil orfèvre son impériale cliente, deux phrases, l’une obséquieuse : « Et quel honneur pour moi ! la Princesse Eudoxie ! » puis une autre, emphatique au contraire : « Une chaîne incrustée ! un joyau magnifique. Que portait autrefois l’empereur Constantin ! » suffisent à marquer tour à tour la bassesse du juif et l’avide orgueil du joaillier.
Humanum paucis vivit genus. Devant de tels passages, on serait tenté de prendre, non pas à contresens, mais dans un sens détourné, l’adage latin, et d’admirer comme la musique u besoin de peu de chose pour créer de la vie et de l’humanité.
Ces personnages humains et vivans, la musique excelle à les placer et, comme on dit, à les situer dans le temps et dans l’espace, ou plus précisément dans une époque et dans un pays. Ce n’est point autre chose qui forme le sens ou la couleur historique et pittoresque de l’opéra français en général et de l’opéra de Meyerbeer en particulier.
Historique moins que légendaire, Guillaume Tell est une série, une double série de magnifiques paysages : paysages de jour en premier acte ; au second, paysages de nuit.
Partagée entre la nature et l’action, l’ouverture elle-même a fait à la première, et de beaucoup, la meilleure part. S’il pouvait y avoir, dans le monde sonore, une seconde Symphonie Pastorale, elle serait ici. On sait la beauté des trois tableaux ou des trois momens rossiniens : le calme, l’orage et le retour du calme. Le premier est d’une grandeur et d’une mélancolie à la Chateaubriand. (Je songe à ces quatre violoncelles, moins étranges que les quatre cors du Freischütz, mais plus tendres, et dont les voix enlacées et qui montent, font surgir en nous aussi je ne sais quelle vague tendresse.)
L’orage est peut-être encore plus saisissant quand il menace, puis quand il s’éloigne, que lorsqu’il éclate et se développe. Rappelez-vous le malaise, l’angoisse de certaines notes posées en syncopes, et comme de biais, sur des roulemens continus. Puis, avec quelle facilité, quel naturel et quel sourire aisément retrouvé renaît le calme, non plus mélancolique cette fois, mais au contraire inondé, ruisselant de joie. Ce chant de ranz, porté sur des accords de quintes, et qui passe, — un seul moment, — du majeur au mineur comme de la lumière à l’ombre, ce chant demeure jusqu’au bout grave et religieux. Mais autour de lui, d’abord égayées et vives, bientôt enivrées, éperdues, s’enroulent, se déroulent et rejaillissent des vocalises de flûte. La symphonie s’accroît et s’enrichit, elle s’éclaire, elle se transfigure en une apothéose admirable de plénitude autant que de légèreté. Vraiment cela n’est pas très loin, — pour un instant, car cela ne dure pas davantage, — de l’hymne d’actions de grâces par où s’achève le poème beethovenien.
Dix, vingt paysages, dans le premier acte de Guillaume Tell, égalent celui-là, sans le reproduire. Le sentiment, ou mieux tous les sentimens de la nature animent ces chœurs innombrables, incomparables même entre eux, variés comme le mouvement ou l’action et la contemplation ou le rêve, comme le torrent dans sa course et le lac dans son calme et sa pureté.
C’est l’idylle d’un peuple, que ce premier acte ; mais le second en est l’épopée. Une épopée qui reste pastorale et naturelle encore, je veux dire où les forces de la nature conspirent avec celles de l’humanité. La nature s’y retrouve partout présente, agissante partout : dans l’adorable chœur de la nuit, dans ces quelques arpèges, dans ce tintement de cloche, et dans cette harmonie mourante, la chose peut-être la plus exquise, avec deux fameuses terzines de Dante, de toute la poésie et de toute la musique du soir.
La nature enveloppe Mathilde, oui, Mathilde elle-même ; elle l’émeut et fait trembler ses pas sur la mousse, tandis qu’un souffle d’orage traverse le prélude frémissant qui l’accompagne et vient s’éteindre avec le dernier roulement de timbales de la ritournelle de Sombres forêts.
Quant au finale du Rütli, ce nom seul, dont il est juste qu’on le nomme, dirait assez tout ce qu’il doit de beauté sereine et presque sainte à la nature encore, au triple et secourable mystère de la nuit, des bois et des eaux. Ici, de nouveau, que de symphonies pastorales ! Que de parfums, d’échos et de murmures ! Que de bruits de pas ou de rames ! Quelle profondeur s’enfonce sous les arbres et quelle fraîcheur vient des flots ! Comme, à tout épisode dramatique, à l’arrivée de chacun des trois cantons, un épisode pittoresque répond ! Comme en la moindre ritournelle, — et l’on voudrait un mot plus relevé pour ces nobles effusions d’orchestre, — on sent la présence, l’influence, la complicité secrète et sacrée des choses, qui sont la patrie aussi, qui semblent demander qu’on les sauve, et travailler elles-mêmes, tout bas, à leur salut.
Tout cela, dira-t-on peut-être, c’est la nature sans doute. (Et ce serait déjà beaucoup.) Mais Guillaume Tell est quelque chose de plus que la nature : c’est une nature particulière et précisément celle de la Suisse, non de la France, ou de l’Allemagne, ou de l’Italie. Si peu que vous ayez l’oreille et l’âme d’un musicien, avec la mémoire d’un voyageur, vous le reconnaîtrez. Mais à quoi ? D’abord à des analogies, à des équivalences générales entre les formes visibles et les figures sonores : à la couleur pastorale de la partition, à son caractère de lactea ubertas, de force, de fraîcheur et de sérénité. Enfin, — et bien que peut-être on ne l’ait point assez remarqué, rien ne serait plus facile que de l’établir, — enfin des thèmes de ranz des vaches, ces chants populaires ou nationaux de la Suisse, ne servent pas seulement de fonds, mais de motifs à la plupart de ces paysages musicaux. Rossini, sans les répandre à profusion dans sa partition, les y a semés d’une main plus qu’on ne croit attentive. Il en a fait l’atmosphère qui baigne son œuvre, et qui l’embaume, où cette œuvre repose et dont parfois elle frémit. Elle leur doit, en plus d’une page, son caractère local, et comme authentique ; par eux elle se trouve, pour ainsi dire, en règle si ce n’est avec l’histoire, au moins avec la géographie.
L’histoire ! Si la musique de Guillaume Tell n’évoque ou ne représente pas celle des temps anciens, elle s’est mêlée un jour à celle de son temps, et l’opéra d’un Italien, sur un sujet suisse, ne fut pas tout à fait étranger à l’une des révolutions de Paris. « Le lundi 26 juillet 1830, l’affiche de l’Opéra annonçait pour le soir même Guillaume Tell. Le matin, vers midi, tout le personnel du théâtre était réuni sur la scène. Chacun était préoccupé des graves événemens qui se préparaient, car les fameuses ordonnances avaient été publiées la veille et l’esprit de l’émeute grondait déjà. On causait de la chose publique et on répétait Guillaume Tell. Un raccord avait été jugé nécessaire. J’étais présent à cette répétition, seul dans la salle obscure, où pénétraient par momens des rumeurs lointaines. Lorsqu’on arriva au trio célèbre, et que Guillaume s’écria : « Ou l’indépendance, ou la mort ! » un frémissement parcourut le théâtre, et les hommes qui se tenaient au fond de la scène ou qui remplissaient les coulisses : acteurs, musiciens, machinistes, comparses, soldats de garde, frappés d’une étincelle soudaine, accoururent et répétèrent le cri de Guillaume. Jamais mouvement réglé par un habile metteur en scène ne fut exécuté avec autant de chaleur et d’ensemble… Ce fut la fin de la répétition. Beaucoup de ces hommes, cachant sous leurs vêtemens une arme improvisée, partirent et allèrent grossir les groupes qui agitaient les boulevards. Peu d’instans après, on reçut l’ordre de cesser la répétition et de changer le spectacle… L’histoire sait comment il fut changé[9]. »
Les opéras de Meyerbeer sont historiques d’une autre façon. Mais de celle-là même, tout actuelle et comme brûlante, on a prétendu, — plaisamment, — qu’ils l’étaient. « La foule, écrivait quelques années plus tard Henri Heine, qui n’épargna jamais son illustre compatriote, la foule se presse encore à l’Académie de musique pour voir Robert le Diable ; mais n’en déplaise aux enthousiastes de Meyerbeer, je pense que beaucoup de gens ne sont pas seulement attirés par le charme de la musique, mais bien par le sens politique du livret. Robert le Diable, fils d’un démon aussi réprouvé que Philippe-Egalité et d’une princesse aussi pieuse que la fille des Penthièvre, Robert le Diable est poussé au mal, à la révolution, par l’esprit de son père, et, par celui de sa mère, au bien, c’est-à-dire vers l’ancien régime. Ces deux natures innées se combattent dans son âme ; il flotte entre les deux principes ; il est juste milieu. C’est en vain que les voix de l’abîme infernal veulent l’entraîner dans le mouvement ; en vain qu’il est appelé par les esprits de la Convention, qui, nonnes révolutionnaires, sortent de leurs tombeaux ; en vain que Robespierre, sous la figure de Mlle Taglioni, lui donne l’accolade. Il résiste à toutes les attaques, à toutes les séductions. Il est protégé par l’amour d’une princesse des Deux-Siciles, qui est fort pieuse ; et lui aussi devient pieux ; et nous l’apercevons à la fin, dans le giron de l’Eglise, au milieu du bourdonnement des prêtres et des nuages d’encens. »
Pour « mil huit cent trente » que puisse être par certains côtés Robert le Diable, il ne l’est tout de même pas à ce point, et comme sous cet angle-là. Mais qui dira jamais à quel degré les Huguenots sont « quinze cent soixante-douze, » ou plutôt, — pour leur donner plus de jeu, — XVIe siècle, et XVIe siècle français, à demi protestans et catholiques à demi, Réforme et Renaissance à la fois. George Sand encore l’a dit, — au moins à moitié, — dans la lettre que nous citions plus haut. Sous les voûtes du temple de Genève, « à l’heure hardie et vaillante de midi, » elle a vu « debout cette statue d’airain, couverte de buffle, animée par le feu divin que le compositeur a fait descendre en elle… une des plus grandes figures dramatiques, une des plus belles personnifications de l’idée religieuse qui aient été produites par les arts de ce temps-là, le Marcel de Meyerbeer. » Et bientôt l’illustre « voyageur » ne la vit plus seule, cette figure héroïque. Derrière elle, avec elle, « la Réforme, cette forte idée sans emblèmes, sans voiles et sans mystérieux ornemens, m’apparut dans sa grandeur et dans sa nudité. Cette église sans tabernacle ni sanctuaire, ces vitraux blancs éclairés d’un brillant soleil, ces murs froids et lisses, tout cet aspect d’ordre qui semble établi d’hier dans une église catholique dévastée, théâtre refroidi d’une installation toute militaire, me frappèrent de respect et de tristesse… De ces dalles, que n’échauffent jamais les genoux du protestant, semblaient sortir des voix graves, des accens d’un triomphe calme et serein, puis des soupirs de mourant et les murmures d’une agonie tranquille, résignée, confiante, sans un râle et sans un gémissement. C’était la voix du martyre calviniste, martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est étouffée sous l’orgueil austère et la certitude auguste.
« Naturellement ces chants imaginaires prirent dans mon cerveau la forme du beau cantique de l’opéra des Huguenots. » Et le romancier-poète, artiste par surcroît ce jour-là, de s’écrier avec enthousiasme : « O musicien plus poète qu’aucun de nous, dans quel repli inconnu de votre âme, dans quel trésor caché de votre intelligence avez-vous trouvé ces traits si nets et si purs, cette conception simple comme l’antique, vraie comme l’histoire, lucide comme la conscience, forte comme la foi ? »
Encore n’est-ce là qu’un des aspects historiques du chef-d’œuvre. La musique des Huguenots a plus d’une façon d’être « vraie comme l’histoire. » Elle sait l’être (aux deux premiers actes) selon l’esprit de la Renaissance, comme, aux derniers, suivant l’idéal luthérien. Le génie de Meyerbeer, son génie historique, est dans ces rencontres et ces contrastes, dont le Prophète offrirait, après les Huguenots, des exemples non moins éclatans. Diversité des époques et diversité des pays, la couleur locale ne consiste que dans le sentiment de l’une et de l’autre, et cette couleur, intense ou légère, il n’est pas un de ses tableaux, un de ses décors, où Meyerbeer ne l’ait répandue. Est-il besoin de citer les plus fameux et les plus grandioses : le cloître de Robert le Diable, les paysages exotiques de l’Africaine, la cathédrale du Prophète et ses liturgies triomphales ; au cinquième acte des Huguenots, les abords du temple protestant ; au troisième, le Pré aux Clercs, où le couvre-feu se traîne dans la brume chaude d’un soir d’été. Chez Nevers, au premier acte, à travers les ensembles trop, souvent sommaires, un peu gros et comme brossés, que d’arabesques fait courir au plafond de la salle une ritournelle, une phrase de chant ou d’orchestre, un dialogue, un récit ! Un peu plus loin, quelle sensation de fraicheur, d’ombrages et d’eaux courantes nous donne le prélude instrumental et la première phrase de la reine, dès que le rideau se lève sur les jardins et la rivière de Chenonceaux !
« Grand opéra français. » En vérité, je n’en vois pas un autre qui plus que les Huguenots soit digne de ce nom. Cette musique est à nous, elle est nôtre par la finesse autant que par la puissance. Elle touche en nous les fibres les plus sensibles et les cordes les plus délicates. Autant que les grands faits de notre histoire, elle évoque nos horizons familiers : ceux de notre Paris, au troisième acte, et, dans les deux premiers, ceux d’une de nos plus aimables, de nos plus françaises campagnes. « O beau pays de la Touraine ! » Rien que cet hommage féminin et royal, avec ses quatre notes et son accompagnement léger, parmi les fluidités de l’orchestre, est quelque chose de délicieux. Et je ne saurais entendre le début du récit de Raoul : « Non loin des vieilles tours et des remparts d’Amboise, » cette intonation mineure et cet accent de mélancolie, et ce nom qui s’élève et fait silhouette au-dessus d’accords qui tremblent comme les vapeurs du matin, sans que tout cela rende l’aspect, et j’allais dire le visage même de notre douce France, un peu plus présent à ma vue, un peu plus cher à mon cœur.
Voilà de la géographie encore et voilà de l’histoire. On a contesté souvent à la musique le don de pareilles évocations. Comment, ont demandé ceux qui ne la comprennent ni ne la sentent, comment pourrait-elle figurer une époque, un pays ? — Comment, demanderons-nous à notre tour, comment ne le pourrait-elle pas, et pourquoi ? Pourquoi l’esprit des temps passés et des contrées diverses n’habiterait-il point en elle ? Sans doute elle ne l’exprimera pas toute seule, et la parole, et le décor seront là pour l’y aider. — Alors c’est le décor qui représente et c’est la parole qui décrit ? — Essayez seulement de supprimer la musique ; ne conservez que le texte, les châssis et les toiles peintes, et, de l’histoire et du paysage, vous verrez ce qui restera.
Laissons du moins cet honneur à la musique, et justement à celle que nous étudions aujourd’hui. S’il est vrai que la musique du grand opéra français ne « creuse » pas toujours ses personnages, il n’est pas moins certain qu’elle les enveloppe et les encadre, qu’elle leur donne le recul ou le lointain du temps et de l’espace. Et c’est quelque chose encore d’arriver à cette généralité relative, quand on ne peut atteindre à l’universel et à l’infini.
Elle y arrive plus d’une fois, à cette généralité, par des moyens proprement musicaux. On éprouve quelque scrupule à le dire, la chose allant, semble-t-il, de soi-même, et cependant il le faut, le contraire ne se disant que trop aujourd’hui : si le grand opéra français n’est pas comme l’opéra de Mozart, voire celui de Gluck, un des chefs-d’œuvre de la musique, la musique y a pourtant sa part.
Grand musicien dramatique, le Rossini de Guillaume Tell est, de tous les maîtres de notre opéra, le plus purement musicien, ou le musicien le plus pur. Dans l’ordre de la beauté rien que sonore, je ne sais trop ce que non seulement la Muette ou la Juive, mais les Huguenots ou le Prophète, pourraient offrir d’égal aux deux premiers actes du chef-d’œuvre de Rossini.
Pourtant, jusque dans cet ordre supérieur, quelques pages de l’opéra d’Halévy, de l’opéra d’Auber, sont dignes, — et l’on peut croire assurées, — de ne jamais périr. Malgré le thème central, majeur et vulgaire qui la dépare, l’ouverture de la Muette est musicale autant que dramatique. La fameuse Prière est d’un excellent style polyphonique et, pour le sentiment religieux, très supérieur au moderne « répertoire » de nos églises. C’est une admirable mélodie, annoncée par un récitatif admirable, que l’air du sommeil, ce chant si pur, qui s’élève d’abord, comme plus d’une phrase illustre, sur les degrés de l’accord parfait majeur, pour descendre ensuite, pour défaillir et tomber lui-même, sur la modulation mineure qui donne tant de tristesse et de tendresse à ces mots : « Les larmes qui tombent encore de ses yeux. »
Belle page aussi de musique, la Pâque de la Juive. Belle, premièrement par la rectitude et presque par la rigueur des lignes, par la couleur tonale, par l’originalité de la coupe et du rythme ; belle ensuite, et d’une autre manière, quand la psalmodie se détend et s’entr’ouvre, et que, sortant comme une fleur mélodique, des versets et des répons austères, la cantilène d’Éléazar monte et s’épanouit. Enfin le fameux air : « Il va venir : » n’est pas seulement dramatique ; mêlé de mélodie, de déclamation et d’orchestre, il est trois fois musical. Symétrique et cependant libre, entrecoupé de vides, ou de « lances, il développe entre ses deux reprises un épisode mineur en triolets, où passe un pressentiment funeste. C’est, au-dessous de la prière d’Agathe et de la romance de Desdemona, l’un des beaux momens consacrés par la musique à l’angoisse de l’attente, à l’effroi de la solitude et de la nuit.
Mais Guillaume Tell, encore une fois, domine tout le répertoire. Les deux premiers actes, à part quelques faiblesses, débordent vraiment de musique. Mélodie, harmonie, orchestre, récitatif, l’abondance des formes sonores n’a d’égale ici que leur pureté. Le chœur d’introduction, tel autre encore (en fa majeur) semble écrit avec la plume de Mozart. En cette longue suite d’« ensembles, » pas un andante n’est vide et pas un allegro, le finale excepté, n’est vulgaire. Au second acte, on aimerait pouvoir transcrire le petit chœur de la Nuit, rien que pour montrer à quelle extrême beauté l’extrême simplicité sait atteindre, et comment, dans une série d’inoubliables accords, une faute d’harmonie, — qu’un écolier n’oserait se permettre, — peut être en même temps, avec la liberté du génie, et commise et rachetée.
Est-il un élément de la perfection sonore qui manque au prélude romantique, puis à la ritournelle (de quatre mesures), enfin aux deux strophes, classiques et quasi virgiliennes, de Sombres forêts ? Avec ses trois mouvemens : son premier allegro qui se modère et se contient, son andante ultra-pathétique et son finale enivré d’enthousiasme, qu’est-ce que le fameux trio, sinon l’ébauche ou le raccourci d’une symphonie ? En rappellerons-nous les élans, ou les éclats, et le foudroyant effet que produit, non pas même telle phrase, mais telle note, et certains sanglots, certains cris d’Arnold, qui demeurent tout de même un chant.
Dans la vaste scène du Rütli, tout est musique. Les harangues de Guillaume y sont des chefs-d’œuvre d’éloquence à la fois chaude et sobre, de lyrisme verbal et chantant. Partout les chœurs et les soli se croisent et se font équilibre. De nombreux épisodes ne forment ici qu’une scène diverse, mais homogène. L’éclat et la solidité de l’orchestre ne le cèdent en rien à la variété des mélodies, des rythmes et des mouvemens. Ceux-ci, même rapides, restent graves, et le chœur syllabique sur ces paroles : « Guillaume, tu le vois ! » doit à sa vivacité même autant qu’au mode mineur et au pianissimo, son caractère fiévreux et haletant. Tantôt la polyphonie — des voix ou de l’orchestre — se divise ; tantôt elle se rassemble, et dans un unisson imprévu et terrible (« Un esclave n’a pas de femme, Un esclave n’a pas d’enfant ») elle porte, elle frappe tout entière et d’un seul coup. Enfin le dernier ensemble vaudrait à lui seul une longue analyse. Dépouillé du drame, de la parole et de la décoration, il reste néanmoins une admirable période musicale. Il l’est par l’introduction rayonnante et triomphale, où les accords parfaits, que les trompettes sonnent, s’étagent comme les degrés d’une échelle de lumière. Il l’est par la noblesse, par l’éclat de la mélodie mère ou maîtresse ; par le double mouvement, flux et reflux véritable, qui l’apporte et la remporte tour à tour ; il l’est par le développement de l’idée, aussi bien que par la qualité de l’idée elle-même ; il l’est, en deux mots, autant que par la pureté de son principe, par la magnificence de son progrès et la force irrésistible de son cours.
Oui, le musicien de la scène des Cantons est plus pur que celui de la Bénédiction des poignards. Mais le second fut maintes fois un grand musicien aussi. Beaucoup de nos jeunes compositeurs le méprisent aujourd’hui, qu’il aurait méprisés bien davantage. Le nom seul de la Bénédiction des poignards attesterait assez quel ordonnateur, quel architecte de sons fut le compositeur des Huguenots. Nous ne verrons pas s’écrouler non plus, quoi qu’on en dise, la cathédrale de Munster, ou la salle du « Conseil supérieur de la marine » à Lisbonne, et « quand il bâtissait de sa main colossale, » ce n’est pas toujours en dramaturge seulement que Meyerbeer bâtissait.
Si parfois le théâtre l’emporte, ou l’égaré au-delà de la musique, — pour ne pas dire au-dessous, — comme la musique, ailleurs, le ramène et le relève ! Alors, entre les deux élémens de son art, que de conjonctions heureuses ! Au début de la conjuration des Huguenots, quel trait de génie, et de génie musical, que certaine modulation découvrant sous l’appel de Saint-Bris : « Ecoutez ! Écoutez ! » de nouvelles et terribles profondeurs ! Trouvailles musicales aussi, les accords enharmoniques sur les premières paroles de la Bénédiction des poignards : « Glaives pieux ! Saintes épées ! » et, plus loin, certaine dissonance de seconde quand éclate l’ « Anathème sur eux ! » plus loin encore, dans le duo, les quintes, rudes et sinistres, où se pose la sinistre demande : « Entends-tu ces sons funèbres ? »
A peine mélodiste, disait-on naguère, et trop mélodiste, trop italien, à ce qu’on prétend aujourd’hui, Meyerbeer, à côté de mélodies médiocres, en a créé de sublimes. Est-il besoin de citer les plus beaux de ses chants : dans le duo des Hugenots, le fameux « Tu l’as dit, » enivré d’amour et d’épouvante ; ou la strophe de Vasco, saluant, dans l’extase aussi, des rivages nouveaux et radieux ?
L’orchestre de Meyerbeer sait chanter, agir, comme les voix. C’est lui qui, dès le début du Prophète, nous présente en quelque sorte Fidès. Il figure sa démarche un peu lasse, un peu lourde, sa babillarde et souriante bonhomie. Plus tard, sous les voûtes gothiques, à l’heure de la tragique rencontre du fils et de la mère, l’orchestre encore intervient et participe. Il s’étonne, il s’indigne, il finit par céder avec elle ; il ordonne, implore, et triomphe avec lui. Dans le célèbre unisson de l’Africaine, l’orchestre, toujours l’orchestre, sert de héraut funèbre à Selika venant chercher la mort. Prêt à bénir Valentine et Raoul, tandis que Marcel un moment se recueille, un instrument, un seul (clarinette basse) expose en quelque sorte le sujet de la nuptiale et sombre homélie ; il en prononce l’exorde et, triste, pieux et fidèle, ensuite il y répond.
On sait quelle a toujours été, dans l’opéra français, la valeur du récitatif. Guillaume Tell et les quatre partitions de Meyerbeer en offrent à tout moment des exemples et des chefs-d’œuvre. Nous avons cité plus haut les sublimes divagations d’Arnold. Plus retenu, moins libre et, comme on dit, « obligé, » mêlé d’orchestre, en un mot moins italien, le récitatif de Meyerbeer se compose et s’organise davantage. En outre il se fond mieux avec les autres élémens du style dramatique et musical. Entre les « endroits forts, » selon l’expression du Président de Brosses, la musique de Meyerbeer ne faiblit ni ne se dérobe. Elle excelle au contraire dans les transitions. Là, quelques mesures de récit, mais d’un récit accompagné, commenté ; les accens de la voix, le discours soutenu par quelques accords, quelques mouvemens de l’orchestre, tout cela donne aux moindres scènes qui séparent les « morceaux, » ou plutôt qui les unissent et les soudent ensemble, un caractère, une vie égale et parfois supérieure à celle dont les « morceaux » mêmes sont animés.
Il n’est pas jusqu’à la symphonie et au leitmotiv, — cette application particulière de la symphonie au drame en musique, — qui ne joue dans l’opéra de Meyerbeer un rôle encore élémentaire, mais déjà cependant un rôle. Dans l’introduction des Huguenots et maintes fois au cours de l’ouvrage, le choral de Luther ne fait guère que revenir et ne va pas, — ou presque pas, — jusqu’à se transformer. Le motif éclatant et triomphal par où commence la marche du Prophète, est celui qui naguère, alors incertain et timide, annonçait le récit, fait par Jean à ses sombres conseillers, du songe auquel il refusait de croire. Ici la seule intensité, le degré de force ou de couleur des sons, marque toute la différence entre les promesses du rêve et leur accomplissement. Mais, au premier acte de Robert le Diable, c’est en leitmotiv véritable, que la ballade de Raimbaud est traitée. Toute simple d’abord et très claire, il suffit du mode mineur, de quelques accords de septième, aux intervalles diminués, pour la compliquer et l’assombrir, pour en dégager à demi le mystère et la menace, qu’au début elle ne semblait pas contenir.
Dans ce qu’on nomme la symphonie, il convient de distinguer deux élémens, ou deux principes. Le premier n’est guère autre chose que le nombre et la variété des instrumens, leur timbre, ou leur couleur, et leur faculté d’expression. Le second, plus intellectuel en quelque sorte, et qui tient du raisonnement ou de la logique, consiste à développer une idée musicale, à la multiplier par elle-même, à tirer, à déduire d’elle tout ce qu’elle renferme et peut donner. De ces deux ordres, qui se touchent et ne se confondent pas, le premier est plutôt celui de l’orchestration ; l’autre, celui de la symphonie proprement dite. Ce dernier domaine, où Wagner devait un jour entreprendre de transporter, voire d’enfermer le drame lyrique, ne fut que rarement le terrain de notre musique et, pour ainsi dire, jamais celui de notre grand opéra. Pourtant on trouve çà et là dans l’œuvre, non pas de Rossini, mais de Meyerbeer, des esquisses ou des amorces de symphonie. C’en est une que l’introduction de Robert le Diable, où le motif de la future « Evocation des nonnes » est thématiquement travaillé. C’en est une encore, — et même un peu plus « avancée, » ou « poussée, » — que certain passage du quatrième acte du Prophète, où trois ou quatre notes de Fidès (« Et toi, tu ne me connais pas ! ») circulant à travers la polyphonie des voix et de l’orchestre, là soutiennent et, pour ainsi dire, la nourrissent tout entière.
Ainsi les diverses formes de la musique, et de la musique de théâtre, se partagent, sans que l’une ou l’autre y domine, le genre que nous achevons d’analyser. Nous avons parlé précédemment d’ « opéra récitatif » et d’ « opéra mélodique. » L’ « opéra symphonique » fera quelque jour l’objet de notre dernière étude. On pourrait qualifier d’éclectique, ou de composite, le grand opéra français, et même, pour en définir la nature musicale ou spécifique, — j’entends celle-là seulement, — ce serait peut-être le terme le meilleur.
« Les vieilles formes s’usent. L’opéra en cinq actes n’est plus possible. » Ainsi parlait déjà Meyerbeer à Blaze de Bury. Et Richard Wagner, adorant encore ce qu’un jour il devait brûler, avait écrit cet éloge funèbre de l’opéra meyerbeerien : « En ce sens, on ne peut rien concevoir de plus élevé. Nous comprenons que le point culminant, dans toute l’acception du mot, a été atteint, et de même que le plus grand génie éclaterait, s’il voulait, dans l’ordre d’idées de Beethoven, non pas même enchérir sur sa dernière symphonie, mais seulement essayer de partir de là pour aller plus loin, de même il paraît impossible que, dans cet ordre d’idées où Meyerbeer a touché la limite extrême, on veuille encore s’avancer au-delà.
« Il nous faut nous arrêter à l’opinion que cette dernière époque de la musique dramatique s’est fermée avec Meyerbeer, et qu’après lui, comme après Haendel, Gluck, Mozart et Beethoven, l’idéal pour cette période doit être considéré comme atteint et impossible à dépasser ; mais aussi que, dans sa puissance infatigable de création, le temps apportera une nouvelle direction qui permettra de faire ce que ces héros ont fait[10]. »
Le temps, on le sait, n’a pas été sourd à l’appel de Wagner, infidèle à son espérance. Wagner, accomplissant lui-même sa prophétie, le Wagner d’après Rienzi, le Wagner du Vaisseau Fantôme, de Tannhäuser et de Lohengrin, devait donner la « nouvelle direction, » tracer le futur chemin et le suivre ensuite jusqu’au bout. L’ancienne voie, celle que nous venons de parcourir, est aujourd’hui presque déserte ; elle garde pour seule parure la magnificence de ses ruines et de ses tombeaux. Aucun de ceux qui, depuis un demi-siècle peut-être, y passèrent, ne semble y avoir élevé de monument immortel. Avant même de subir l’influence, relativement récente encore, de Wagner, la musique française avait d’elle-même cherché d’autres routes. Ce n’est pas dans la mesure où il se rapproche du « grand opéra, » mais au contraire dans celle où il s’en éloigne, que le Faust de Gounod parut et demeure en France un chef-d’œuvre sans précédent. » Et depuis, on peut assurer que l’évolution de notre musique de théâtre s’est opérée en dehors, si ce n’est à l’encontre du genre, que nous achevons d’étudier. Sans doute on l’a vu se défendre, ou se survivre, et pousser quelques rejets encore. Par exemple, Hamlet, le Roi de Lahore et Patrie furent très loin de rendre à l’idéal ancien des hommages sans éclat. Mais, tout de même, les Henri VIII et les Ascanio, ses « grands opéras, » ne font pas aussi grand un Saint-Saëns, que sa tragédie musicale ou son oratorio dramatique de Samson et Dalila. Plus on regarde aujourd’hui, — ou plus on écoute, — et plus on trouve ailleurs que dans le grand opéra, je veux dire en des œuvres plus sobres et plus intimes, dépourvues d’apparat et d’appareil, qu’elles se nomment d’ailleurs Carmen ou le Roi d’Ys, Manon ou Werther l’honneur actuel de la musique française renouvelée.
Aimez, » a dit le poète,
- Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.
Aimons ainsi notre grand opéra national. Aimons-le d’un amour en quelque sorte historique et rétrospectif. Aimons-le saluons-le, car nous ne le reverrons plus.
CAMILLE BELLAIGUE.
- ↑ Rossini, par M. Lionel Dauriac dans la collection des Musiciens célèbres Paris, Henri Laurens.
- ↑ Cité par M. Romain Rolland dans son Histoire de l’Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, Paris, E. Morin, 1895.
- ↑ M. Romain Rolland, id., ibid.
- ↑ Castil-Blaze, l’Académie impériale de musique, de 1645 à 1858.
- ↑ Vitet.
- ↑ Les Huguenots, acte Ier.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1905, notre article intitulé : L’opéra-comique.
- ↑ Voyez l’étude signalée plus haut.
- ↑ Halévy, Derniers souvenirs et portraits.
- ↑ Traduit par MM. Soubies et Malherbe dans un article sur Wagner et Meyerbeer (Mélanges sur Wagner).