Les Épreuves de la jeune Irlande/02

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Les Épreuves de la jeune Irlande
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 781-808).
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II.

PATRIOTES ET CONSPIRATEURS


New Ireland, by A.-M. Sullivan, 2 vol., London, 1877. — The secret History of the fenian conspiracy, by John Rutherford, 2 vol., London, 1877.

I.

À tout héros, il faut une légende ; seulement, dans notre temps prosaïque, il est assez difficile de s’en créer une de toutes pièces, surtout quand on est, comme James Stephens, le fondateur du fenianisme, fils d’un simple cultivateur. Stephens avait vingt-quatre ans en 1848. À moitié Saxon, à moitié Celte par le sang, il avait pris à l’une de ces races l’énergie, à l’autre la vivacité d’esprit. Quoique élevé dans un milieu protestant, il avait assez vécu parmi les paysans pour comprendre les griefs de la population rurale. Il reçut dès le jeune âge une éducation scientifique. Ses études terminées, il se destinait à la profession d’ingénieur lorsque les événemens le jetèrent dans la politique militante. Nul adepte de la Jeune Irlande ne se montra plus ardent à fonder des clubs dans les provinces du sud ; personne ne fut plus adroit à de jouer la surveillance de la police. Il n’était cependant ni orateur, ni écrivain ; il avait surtout de la sagacité et l’esprit organisateur. Le hasard l’avait amené près de O’Brien lors de l’attaque contre la ferme de Ballingary. Un coup de feu l’atteignit dans la cuisse. Prudemment il se laissa choir au fond d’un fossé et s’y tint immobile, en sorte que les troupes de police, restées maîtresses du champ de bataille, le crurent mort. La nuit venue, il fut secouru par des paysans qui lui procurèrent un déguisement. Après avoir erré quelques jours dans les montagnes, il rencontra l’un de ses complices, Michael Doheny, un vrai poète, enthousiaste, éloquent, qui rêvait de continuer la lutte contre les Anglais malgré la capture des principaux chefs, s’imaginant encore que les paysans se soulèveraient en masse après la récolte. Tous deux parcoururent le sud de l’Irlande pendant les mois de juillet, août et septembre, bien accueillis parfois, plus souvent reçus de mauvaise grâce par des gens qui leur fermaient la porte par crainte de se compromettre. Il n’est point difficile de se cacher dans ce pays de landes, de forêts et de montagnes ; toutefois on doit croire que la police ne les recherchait guère. Autour du lac de Killarney, le pays leur parut beau ; ils s’y attardèrent comme de vrais touristes avides de bien employer le temps des vacances. Cette nonchalance n’était pas malhabile, d’autant qu’un journal ami avait pris soin d’annoncer leur mort. Enfin, vers la fin de septembre, ils arrivèrent sur le littoral sans attirer l’attention. Stephens, dont la taille était petite et la mine délicate, réussit à s’embarquer déguisé en femme de chambre. Doheny partit quelques jours plus tard sous la blouse d’un toucheur de bœufs. Tous deux traversèrent Londres sans accident. Ils se rendaient à Paris, où John O’Mahony les rejoignit peu après. On ne sait trop ce qu’ils y firent. Stephens, qui était quelque peu polyglotte, se mit à traduire les romans de Dickens, dit-on. O’Mahony, versé dans la littérature nationale, donnait des leçons de gaélique aux élèves du collège irlandais. Le moins contestable est qu’ils s’affilièrent aux sociétés secrètes que Paris renfermait à cette époque et qu’ils y apprirent comment il fallait s’y prendre dans le cas d’une nouvelle insurrection. Stephens, le plus clairvoyant des trois, avait un double but en fréquentant les conspirateurs du continent : s’assurer des alliances pour la révolution future dont il rêvait déjà d’être le chef, et s’initier aux moyens d’exécution qu’avaient su mettre en œuvre les vieux révolutionnaires européens. Aucun scrupule, nul préjugé, ne le retenaient d’ailleurs. L’appui d’un despote lui semblait valoir l’appui d’un républicain. Il crut d’abord, paraît-il, trouver des complices à la cour impériale ; il se trompait. Napoléon III, qui recherchait l’amitié de l’Angleterre, sans le décourager tout à fait, se serait gardé de se compromettre avec les Irlandais. Survint la guerre d’Orient. La police russe eut l’adresse de mettre en mouvement les réfugiés dont les idées prirent, grâce à ces encouragemens, une forme définie. Ils imaginèrent de grouper en un unique faisceau tous les Irlandais des deux mondes, ceux de l’Amérique aussi bien que ceux de la mère patrie. Ce projet exigeait qu’il y eût deux chefs, l’un aux États-Unis, l’autre en Irlande. O’Mahony, patricien de naissance, homme de bonne éducation, ami des insurgés de 1848, jouissait d’un prestige personnel qui devait lui valoir le premier rang. Stephens, par jalousie, sut lui persuader que la meilleure place était en Amérique. En effet, après une excursion en Irlande, où les patriotes les plus remuans leur firent bon accueil, O’Mahony se rendit à New-York, où nous le retrouverons plus tard. Stephens restait sans rival dans l’ile natale. Il y avait là, comme en tout pays dont la civilisation est arriérée, plus qu’ailleurs peut-être, deux classes de citoyens bien distinctes : d’une part les hommes instruits, un peu fiers de leur rang social ou de leur situation de fortune, incapables d’obéir à un chef qui leur fût inférieur par le sang ou par la richesse, de l’autre les paysans crédules, disposés à se laisser conduire. Le jeune conspirateur était résolu de tenir à l’écart les premiers dont il n’aurait jamais été le maître ; il ne voulait d’autres disciples que des plébéiens qui le suivraient sans défiance. James Stephens s’annonça donc partout comme l’apôtre du peuple. Ses lieutenans furent tous choisis dans les classes inférieures. Nul individu de quelque valeur personnelle n’avait chance d’obtenir une position influente sous ses ordres. C’est l’un des caractères saillans du fenianisme de n’avoir jamais eu de partisan qui eût la mine d’un gentilhomme ou le prestige d’un mérite reconnu. Tout autres étaient les insurgés malheureux de 1848, qui sont devenus en Angleterre ou ailleurs des hommes d’état, des écrivains distingués, des poètes ou des artistes, et qui, même vaincus, ont su se faire respecter parce qu’ils avaient fait preuve d’intelligence et de savoir.

Ceci se passait vers l’époque où l’armée anglo-française débarquait en Crimée. Toute société, même secrète, veut avoir une enseigne. Aux États-Unis, O’Mahony choisit un titre qui avait le double mérite d’être court et d’être expressif. Il baptisa ses associés du nom de fenians en souvenir d’un chef de clan fameux dans l’histoire légendaire de l’Irlande. Stephens n’était pas sensible à ces réminiscences héroïques ; il intitula l’association qu’il dirigeait la Fraternité républicaine d’Irlande[1]. Le programme, emprunté aux sociétés secrètes du continent, s’inspirait, selon l’usage, des sentimens autocratiques les plus absolus. « La discipline est l’élément des révolutions…. Recherchez le concours des militaires de tous grades, surtout des sous-officiers, qui sont l’élite de l’armée… Ne perdez pas votre temps à séduire les prêtres : leur seule préoccupation est le bien de l’église. Que la révolution réussisse, ils seront avec elle. » L’organisation du fenianisme ne fut pas au reste une copie servile des modèles fournis par les conspirateurs d’autres pays. Dans un état régi par un pouvoir despotique, il suffit à des conjurés de frapper leur adversaire à la tête. S’emparer de la capitale est l’essentiel, parce qu’on est maître alors de tout. Il n’en était pas de même en Irlande, car Dublin n’y est pas le siège du gouvernement. C’était dans les campagnes aussi bien que dans les villes qu’il fallait recruter des prosélytes. Chaque village devait avoir son groupe de partisans, en sorte que les quatre provinces fussent prêtes à se soulever au premier signal. Stephens, qui connaissait son monde, voulut avoir de nombreux émissaires. Certaines classes de la société, les instituteurs, les médecins, les voyageurs de commerce lui semblèrent surtout des auxiliaires fort utiles. Ces derniers, qui parcouraient l’île en tous sens, pouvaient faire de la propagande ou porter des ordres sans attirer l’attention. Les médecins, populaires à juste titre, avaient la réputation d’être remuans, exaltés, surtout lorsqu’ils étaient jeunes. Les maîtres d’école, plus instruits que le vulgaire, souvent mécontens de leur sort, étaient en position de propager les idées révolutionnaires ; il leur était plus facile qu’à n’importe qui de tenir les écritures et de faire la correspondance de l’association. Pour le reste, le fenianisme ressemblait beaucoup à ce que l’on sait des autres sociétés secrètes. Stephens s’en réservait la direction suprême avec le titre de grand organisateur (chief organiser) ; toutes les affaires, tous les pouvoirs relevaient d’un conseil central composé, sous sa présidence, de quatre vice-présidens, un pour chaque province. Au-dessous de ce comité, les affiliés ne se connaissaient plus entre eux. Dans chaque district, un colonel, puis des capitaines, des sergens, de simples soldats, ne se réunissaient que par petits groupes, et dans le seul dessein de s’exercer au maniement des armes, ce que la loi n’interdit pas. Cette hiérarchie avait ainsi l’apparence militaire, comme il convenait à des hommes qui s’organisaient en vue d’une insurrection. Il était recommandé surtout d’enrôler des militaires, et l’on y réussit. Très peu d’officiers s’y laissèrent prendre ; mais on eut, paraît-il, l’adhésion d’un grand nombre de sous-officiers. En général on poussait les affiliés à la désertion, cette plaie de l’armée anglaise, afin qu’ils pussent se rengager en d’autres régimens et y répandre les idées de révolte dont ils étaient imbus.

Rien ne se fait sans argent. Il est vraisemblable que Stephens, au début, en reçut des sociétés secrètes du continent et de la police russe, qui avait intérêt à créer cette difficulté au gouvernement anglais. Un peu plus tard, chaque membre de la fraternité irlandaise dut payer une cotisation. À quiconque s’y refusait, on ne ménageait point les menaces. Il n’est guère contestable que Stephens réunit par ce moyen des sommes considérables, même avant que ses complices d’Amérique eussent pris l’habitude de lui venir en aide. Son budget fut donc assez vite en équilibre. Quant au programme de réformes qu’il voulait faire triompher, il ne tarda pas à le faire connaître. Le but avoué était d’expulser le conquérant saxon, de proclamer la république, ensuite de dépouiller les propriétaires étrangers, de partager leurs biens, ainsi que ceux de l’église, entre les paysans. Il devait y avoir un parlement national, des assemblées provinciales dotées d’attributions étendues. Aucune religion n’aurait un droit de suprématie. Ceci n’importe guère, au surplus, car il est bien entendu que, si Stephens et ses compagnons avaient réussi, la direction du mouvement leur eût bientôt échappé. Chaque affilié entendait à part soi faire la révolution à sa guise ; quelques-uns ne cachaient guère que le premier acte nécessaire était de massacrer les représentans de l’autorité anglaise et ceux qui lui donnaient leur appui. D’autres parlaient de mettre à mort tous les hérétiques. Modérés ou énergumènes, les fenians se multiplièrent très vite. Il est à croire que dès 1857 le nombre en était grand dans tous les comtés, à l’exception peut-être de l’Ulster, où les orangistes eurent toujours la majorité.

O’Mahony avait marché moins vite aux États-Unis. Avant de quitter Paris, il s’était laissé persuader que les conspirateurs du Nouveau-Monde devaient être subordonnés à leurs associés d’Europe. Quelques-uns des Irlandais établis en Amérique avaient fait fortune : tous étaient fidèles au souvenir de la mère patrie, mais ils n’étaient pas en situation de diriger avec à propos un mouvement insurrectionnel. Leur rôle ne pouvait être que de fournir de l’argent, des armes, des munitions ; on comptait aussi sur eux pour influencer l’opinion publique. Par leurs votes dans les élections, ils pouvaient faire entrer aux affaires des hommes d’état hostiles à l’Angleterre, favorables aux revendications de la race celtique contre la race saxonne. Les Irlandais émigrés aux États-Unis ne s’étaient jamais confondus dans la masse de la population. Beaucoup étaient affiliés au ribbonisme ; un grand nombre s’étaient enrôlés dans la milice où ils formaient des bataillons spéciaux. Si les réfugiés politiques de 1848 n’avaient pas encore réussi à réunir en faisceau ces bonnes volontés éparses, c’est qu’aucun d’eux n’était de taille à devenir l’organisateur d’une société secrète. John Mitchell, récemment évadé d’Australie, y avait échoué, faute de savoir faire. O’Mahony, arrivant d’Europe avec un programme bien préparé, leur parut être le chef qu’ils attendaient ; mais les qualités de l’emploi lui faisaient défaut. Enthousiaste au point de passer pour visionnaire, honnête jusqu’au scrupule, hautain avec les subalternes, il ignorait l’art d’obtenir des adhésions. Il n’y avait pas cent fenians en Amérique, tandis que l’on en comptait déjà des milliers en Irlande. Les plus ardens se décourageaient, lorsque Stephens se résolut à traverser l’Atlantique vers la fin de 1858. La foule l’accueillit avec joie ; les chefs le reçurent plus froidement. Ceux que l’on appelait encore les hommes de 1848 avaient conservé les préjugés du rang, de la naissance, de la fortune ; ils ne se résignaient point à marcher sous les ordres d’un plébéien. Néanmoins il fit des prosélytes et ne revint en Europe qu’après avoir donné aux affaires de l’association une impulsion durable.

Tandis que ceci se préparait dans l’ombre, l’Irlande jouissait d’un calme auquel les événemens des années précédentes ne l’avaient pas habituée. Le vrai motif en est que, de 1852 à 1858, les partis politiques étaient en désarroi. On ne parlait plus du rappel de l’acte d’union, c’était un thème usé ; ni de la réforme agraire, parce que les clubs de village s’étaient dispersés ; ni de la haine contre le conquérant saxon ou des revendications nationales, parce que des échecs réitérés avaient désabusé les agitateurs de bonne foi. Quiconque serait allé jusqu’au fond des consciences se serait aperçu que ce calme apparent, que les Anglais prenaient à tort pour de la soumission, était la conséquence première d’un schisme survenu dans les rangs des nationaux. Entre les perturbateurs qui rêvaient de faire une émeute et les fidèles de la Jeune Irlande qui désiraient une révolution pacifique, le fossé s’élargissait chaque jour. Stephens entraînait les premiers à sa suite ; les autres se laissaient toujours conduire par Smith O’Brien, qui, de retour au pays natal à la faveur d’une amnistie, avait refusé une candidature au parlement, parcourait les provinces en recommandant à ses amis une politique pacifique et n’usait de sa grande influence que pour calmer les énergumènes. Meagher, Gavan Duffy, et en général les écrivains dont le journal la Nation était l’organe, s’inspiraient des mêmes principes. Le désaccord entre les deux partis éclata bientôt. Pendant l’été de 1858, Stephens fut introduit à Skibbereen dans un club intitulé le Phénix, qui, sous un prétexte quelconque, réunissait les jeunes gens de cette ville. À son instigation, ils se constituèrent en société secrète. Les plus hardis parcoururent les comtés de Cork et de Kerry en vue d’enrôler des prosélytes, laissant entendre à demi-voix qu’ils agissaient d’accord avec MM. O’Brien, John Mitchell et d’autres encore de même opinion. Le bruit s’en répandit au dehors. Le docteur Moriarty, évêque catholique de Kerry, fut l’un des premiers à s’en émouvoir ; quelque bon patriote qu’il fût, toute apparence d’association occulte lui était antipathique. Le gouvernement était au reste assez bien renseigné pour arrêter court toute tentative de révolte. Ceux qui s’affiliaient au Phénix s’exposaient donc au désastre le plus certain. Les nationaux, dont on usurpait le nom, se crurent tenus d’honneur à désavouer ces agitateurs, ce qu’ils firent en se déclarant hautement hostiles aux sociétés secrètes. Le mouvement n’eut pas de suite, car le vice-roi fit arrêter peu de temps après et traduire en justice les plus compromis. C’était la première manifestation du fenianisme. De l’attitude prise dès ce début par les amis d’O’Brien, Stephens pouvait conclure qu’aucun appui ne lui viendrait de ce côté, pas plus que du clergé catholique. Peut-être le désirait-il lui-même.

Les événemens d’Europe introduisirent un nouveau ferment en Irlande. Les idées religieuses y ont tant de puissance, la dévotion au pape, le respect des traditions ultramontaines y sont si enracinés que les Irlandais s’inquiétèrent en apprenant que la guerre éclatait entre l’Autriche et l’Italie soutenue par la France. Ils aimaient notre pays, ils souhaitaient que nous fussions victorieux, mais ils redoutaient les conséquences d’une guerre dont le pouvoir temporel du saint-siège était l’enjeu évident. Cependant la bataille gagnée à Magenta par un général qu’ils réclamaient avec fierté comme un compatriote était presque un triomphe pour eux, et ils s’en réjouirent. L’année d’après la situation s’accusait plus nettement. L’Angleterre envoyait des adresses, des hommes et de l’argent à Garibaldi, l’Irlande organisait une brigade de soldats pontificaux. Battus à Pérouse, à Spolète, à Castelfidardo avec le général de Lamoricière, ceux-ci furent bientôt prisonniers de Victor-Emmanuel. Rendus à la liberté, ils revinrent au pays pour y recevoir un accueil enthousiaste, tandis que la presse anglaise les traitait de lâches et de mercenaires. Les Celtes ont un caractère chevaleresque. Quelques articles de journaux les blessèrent plus que des griefs réels. L’animosité qu’ils éprouvaient contre la domination anglaise s’en accrut au moment même où le gouvernement anglais avait le plus besoin de ne pas surexciter la fibre patriotique de ses sujets désaffectionnés.

Que lisait-on en effet vers cette époque dans les principaux organes de la presse britannique ? Des excitations à la révolte adressées presque chaque jour aux habitans de Rome, de Venise, de la Sicile. Les fenians, s’ils avaient osé parler haut, n’auraient pas été plus énergiques que le Times et le Daily News, plus agressifs contre l’Angleterre que lord John Russell et lord Ellenborough contre les souverains héréditaires de la péninsule. N’était-il pas imprudent de tenir un langage comme celui-ci : « Décider si l’on est bien ou mal gouverné, si la corruption et la cruauté sont arrivées au point qui justifie la résistance, appartient à ceux qui vivent sous un gouvernement et non point à ceux qui veulent maintenir ce gouvernement par des motifs de sentiment ou de religion. « — « L’Europe a confirmé ce principe dont dépend la question italienne que c’est le droit d’un peuple de choisir ses maîtres. » Les mêmes doctrines se retrouvaient dans le discours du trône à l’ouverture du parlement, et dans une allocution prononcée devant les électeurs d’Aberdeen par lord John Russell, ministre des affaires étrangères. Aussitôt les Irlandais se dirent qu’il fallait prendre l’Angleterre au mot. Une pétition, que signèrent bien vite un demi-million d’hommes, circula dans l’île entière. On serait tenté de croire qu’elle avait été rédigée avec une pointe de malice, tant il y avait d’à-propos dans ces paraphrases des principes proclamés chaque jour par le peuple anglais. « Les pétitionnaires constatent avec un intérêt profond que le discours de votre majesté reconnaît le droit de tous les peuples à choisir leurs chefs ou à modifier la forme de leur gouvernement. Ce droit est encore proclamé dans les discours du ministre des affaires étrangères et d’autres personnages de haut rang ainsi que dans les journaux anglais les plus influens. Ces paroles ont reçu une approbation unanime ; elles sont conformes à la politique suivie par votre gouvernement dans les événemens dont l’Italie centrale vient d’être le théâtre ; le souverain, les ministres, la presse, le peuple anglais tout entier sont d’avis qu’une nation qui se croit mal gouvernée a le droit de substituer un gouvernement de son choix à celui qui lui déplaît, pourvu que ce choix soit confirmé par le suffrage universel. Personne n’ignore que les Irlandais ont le plus vif désir de reconquérir leur indépendance nationale, dont ils ont été privés injustement. Les conseillers de votre majesté lui ont peut-être persuadé que cette opinion est en minorité parmi nous ; nous vous supplions de décider que la question sera tranchée par le vote au scrutin secret de tous les habitans de l’Irlande. Les pétitionnaires ont confiance que leur requête sera d’autant mieux accueillie qu’elle se présente sous une forme respectueuse, pacifique, et non point accompagnée, comme en Italie, par des révolutions politiques auxquelles les ministres de votre majesté ont accordé leur approbation. »

Cette pétition resta sans réponse. Il y manquait sans doute ce je ne sais quoi d’efficace que le Times définissait assez exactement en disant que les hommes libres n’ont pas de sympathies pour les nations opprimées qui se contentent de gémir. Les Italiens ne se contentaient pas de vouloir être libres ; ils avaient en outre la ferme résolution de conquérir leur liberté les armes à la main. Le langage des hommes d’état anglais n’était-il pas un blâme pour le parti modéré en Irlande, un encouragement pour les conspirateurs fenians ? Stephens et ses complices ne pouvaient désirer mieux. Tenus en échec par l’influence du clergé, qui réprouvait leurs doctrines, ils avaient du moins la satisfaction de se dire que la presse anglaise leur était favorable. La guerre de sécession arriva. Un grand nombre d’Irlandais s’enrôlèrent dans les armées américaines, les uns pour et les autres contre l’Union. Peu leur importait le drapeau ; l’essentiel pour eux était de saisir cette occasion de s’exercer au métier des armes. Puis un conflit que l’on connaît surgit entre les États-Unis du Nord et la Grande-Bretagne. On put croire que la guerre s’ensuivrait, et les plus ardens eurent l’adresse de faire courir le bruit que M. Seward avait promis d’appuyer les revendications de l’Irlande aussitôt que l’Union serait triomphante. Les conjurés jugèrent qu’il était temps de faire voir ce qu’ils étaient, quelle était leur puissance. La manifestation ne pouvait être que pacifique pour le moment. Il s’agissait, comme on dit, de se compter. Le prétexte s’offrit bientôt : ce furent les funérailles d’un vieux patriote.

Térence Bellew Mac Manus était l’un de ces chefs de 1848 que les fenians poursuivaient de leur mépris et de leurs sarcasmes. Déporté à la terre de Van-Diemen, il s’en était échappé pour venir habiter San-Francisco où il vivait depuis dix ans, estimé de tous ceux qui le connaissaient ; il y mourut dans les premiers mois de 1861. À peine eut-il été question de ramener sur le sol natal les restes de ce vaillant citoyen à qui le séjour de l’Irlande était interdit de son vivant que chacun accueillit ce projet avec enthousiasme. Pour les Celtes émigrés en Amérique, c’était un témoignage de dévotion envers la mère patrie ; pour ceux qui étaient restés en Europe, une protestation contre des maîtres exécrés. Quiconque appartenait au grand parti national ne pouvait se dispenser de prendre part à cette fête funéraire. Les préparatifs étaient déjà commencés lorsque le bruit courut que les fenians étaient au fond de l’affaire. Ceci était un grand embarras pour les nationaux modérés. Smith O’Brien écrivit une lettre rendue publique dans laquelle il rappelait que Mac Manus avait toujours été l’ennemi des révolutionnaires de profession ; John Mitchell essaya de soutenir que la terre natale ne serait pas digne de recevoir le corps d’un martyr de la liberté tant qu’elle resterait en esclavage. Vains efforts ; l’élan était si bien donné que personne ne voulut écouter les conseils de la prudence. Au surplus on apprit bientôt que les craintes des modérés n’avaient pas de raison d’être. Stephens était trop timoré pour fomenter une insurrection avec des conspirateurs qui n’étaient ni armés ni organisés.

Le cercueil de Mac Manus arrivait de San-Francisco à New-York le 13 septembre en grand apparat. Trois jours après, l’archevêque catholique célébrait lui-même un service funèbre dans sa cathédrale et, qui plus est, prononçait à cette occasion un discours dont on peut dire que le seul but était de montrer comment la rébellion se justifie parfois aux yeux de l’église. Que si l’on s’en étonne, il convient de rappeler que le chef des conjurés en Amérique, O’Mahony, était un catholique dévoué ; que, à l’inverse de Stephens proscrit et libre penseur, il s’était efforcé de longue main d’obtenir l’appui du clergé et que, n’étant pas soumis aux lois et aux tribunaux de la Grande-Bretagne, il n’avait pas eu besoin de recourir à des procédés occultes comme son associé. Quelques prêtres américains s’étaient affiliés à l’association feniane ; les dignitaires du clergé ne désespéraient pas d’en prendre la direction. Il ne leur fallut pas longtemps pour se désabuser.

Lorsque le cortège débarqua à Cork aux derniers jours d’octobre, l’accueil fut tout autre. Comme l’évêque refusait de l’admettre dans sa cathédrale, on dut déposer le corps dans la chapelle d’un hôpital qui dépendait d’un diocèse voisin. Les patriotes arrivaient en foule ; des adresses étaient envoyées de toutes parts. À Dublin, ce fut mieux encore. Le cardinal Cullen n’avait consenti à prêter aucune de ses églises pour la cérémonie. Néanmoins une immense procession parcourut toute la ville avant de se rendre au cimetière de Glasnevin. On vit même des soldats en uniforme se mêler à la foule. La marche était réglée de façon à traverser les rues où les souvenirs de révolte étaient pour ainsi dire encore vivans. On s’arrêta sur la place où Robert Emmet avait été exécuté, devant la maison où le cadavre de Wolfe Tone avait été déposé. En face du palais du vice-roi, il y eut aussi une pause ; la circonstance était critique. Sur un signe peut-être cette masse d’hommes surexcités par l’impression du moment eût été prête à faire acte de violence ; mais le signe ne vint pas. Il importait aux chefs du mouvement de ne pas terminer par une lutte dont l’issue n’était pas douteuse cette démonstration pacifique qui témoignait de leur puissance.

L’archevêque de Dublin avait été bien inspiré de ne pas se compromettre dans une telle bagarre, si calme qu’elle fût en apparence. De son côté, Stephens avait lieu d’être content. Le clergé qu’il voulait combattre se voyait amoindri pour avoir refusé de prendre part à une manifestation nationale ; Smith O’Brien et ses amis étaient relégués au second plan ; les adhésions arrivaient de tous côtés. Les délégués américains qui avaient accompagné le cercueil retournèrent dans leur pays convaincus que la fraternité républicaine avait pour elle le nombre et la force, qu’il lui manquait seulement des armes et de l’argent. Il y avait bon espoir de réussir pourvu qu’on lui fournît ce que le pays natal ne pouvait donner. Alors partout s’ouvrirent des listes de souscription où les moins riches s’inscrivaient avec empressement. Ouvriers, mineurs de la Californie, simples servantes, quiconque aux États-Unis avait du sang celtique dans les veines crut accomplir un devoir patriotique en apportant son obole pour le succès de la cause commune.


II.

À peu près chez tous les peuples, le législateur s’est cru obligé, par mesure de salut social, de mettre obstacle au développement des sociétés occultes dès qu’elles deviennent menaçantes. C’est peut-être inutile, car l’expérience prouve que la discorde ne tarde pas à s’y introduire. Au point où en est arrivé ce récit, le fenianisme semble triomphant, uni, inspiré par un même esprit sur les deux bords de l’Atlantique. La vérité est que les deux chefs d’Irlande et des États-Unis ne s’entendaient déjà plus, mieux encore qu’ils ne s’étaient jamais entendus. Les personnages un peu notables dont on avait l’adhésion considéraient O’Mahony comme la tête et le cœur de l’association ; sa naissance, son respect pour le clergé catholique, son alliance avec les patriotes malheureux de 1848, rassuraient les patriotes prudens et modérés. Sous la conduite de ce gentleman, ils avaient cru n’entrer que dans une ligue légale et constitutionnelle. Stephens au contraire était à leurs yeux un plébéien, un athée, un socialiste ; il méritait sans contredit toutes ces qualifications, mais il était le plus adroit et, certain désormais de ne pas manquer de disciples ni d’argent, il ne songeait plus qu’à mettre O’Mahony de côté. Cela lui était d’autant plus facile que celui-ci, sans compter son insouciance, avait le tort d’être trop hautain dans les relations d’homme à homme.

La branche américaine du fenianisme s’était modelée sur les mœurs du pays. Tandis qu’en Irlande tout émanait du pouvoir central, aux États-Unis l’organisation était démocratique ; chaque cercle choisissait ses chefs, chaque brigade ses officiers. L’influence d’un comité directeur était presque nulle. Il y avait dans le nombre des hommes d’action auxquels O’Mahony paraissait trop timoré. Ces dissidens étaient les plus dévoués amis de Stephens, qui leur insinua l’idée de se réunir en congrès. La réunion, que O’Mahony fut contraint de convoquer lui-même, se tint à Chicago au mois de septembre 1863, en plein soleil, au vu et au su de quiconque avait intérêt à s’en informer. Bien plus, les résolutions adoptées furent reproduites par toute la presse américaine. Il suffit de les résumer en quelques mots. Le but avoué de l’association est de soustraire la mère patrie à la domination étrangère ; on recommande aux affiliés de s’exercer à la profession des armes pour être prêts à combattre l’Angleterre lorsque le moment en sera venu ; on proclame tout haut que l’on veut se conformer aux lois américaines, et que rien n’est clandestin dans les projets des conjurés. En même temps on revendique le droit des citoyens unis pour cette entreprise commune à se gouverner eux-mêmes ou tout au moins à n’obéir qu’aux ordres d’un comité élu. Le désir de Stephens de s’imposer comme, chef suprême n’était donc pas satisfait. La direction du mouvement lui échappait encore. Comme d’autre part la publicité donnée aux séances de cette convention révélait toute l’affaire au gouvernement anglais, il est à supposer qu’il comprit dès lors l’inanité de ses projets. Du moins, ceux qui ont suivi de près les événemens sont convaincus qu’il ne fit plus rien à partir de cette époque pour faire éclater la révolution que ses complices attendaient de jour en jour.

Depuis ce moment, en effet, les fenians firent plus de bruit que n’ont coutume d’en faire des conspirateurs. Il y avait des adhérons dans tous les pays où la race celtique s’est dispersée ; au Canada surtout, et dans les districts manufacturiers de l’Angleterre. À Londres, à Glasgow, dans tout le Lancashire, il existait des cercles affiliés à la Fraternité républicaine d’Irlande. L’association semblait omnipotente ; les conjurés s’exerçaient au maniement des armes ; ils ne se donnaient plus la peine de dissimuler leurs intentions. Leurs journaux, le Phénix aux États-Unis, l’Irish people à Dublin, prêchaient ouvertement la révolte, dénonçaient les tièdes et les indifférens aussi bien que les adversaires déclarés. La publication de l’Irish people surtout était un acte d’audace que des conspirateurs plus avisés se seraient gardés de commettre. Stephens et ses plus dévoués partisans en étaient les directeurs. Les bureaux de la rédaction étaient le centre de toutes leurs intrigues, leur quartier général. Cette feuille s’imprimait presque sous les yeux de l’autorité qui avait si grand intérêt à pénétrer les mystères du fenianisme. On prétend qu’elle fut surtout un moyen de recueillir des fonds ; de fait, si elle eut peu de succès en Irlande, où les idées modérées prévalaient toujours parmi les classes qui achètent et lisent les journaux, elle se répandit à profusion dans toutes les villes d’Ecosse et d’Angleterre où abondent les ouvriers irlandais. S’étonnera-t-on qu’il y ait eu des traîtres dans une compagnie qui se gardait si mal ? L’un des favoris de Stephens était à la solde du vice-roi, qui se sentait en mesure de cette façon de faire avorter le complot au moment opportun. Au commencement de 1865, lorsque la prise de Richmond mit fin à la guerre de sécession, les Irlandais enrôlés dans les armées fédérales, qui avaient pris la conspiration au sérieux, arrivèrent en masse en Europe. Chaque bateau à vapeur les amenait, ardens pour la lutte, disposés à poursuivre sur le sol natal la vie aventureuse à laquelle ils s’étaient accoutumés. Les journaux américains annonçaient qu’une révolution était imminente dans la patrie celtique, que 200,000 hommes avaient juré de prendre les armes au jour qui serait indiqué. En Irlande, dans les comtés du sud, les magistrats s’inquiétaient ; divers indices leur révélaient que le danger était proche. Le vice-roi résolut d’enrayer cette agitation par un acte de vigueur.

Avant de raconter les événemens qui vont suivre, il est utile de dire quelle était au juste la force des conspirateurs et ce que les gens paisibles en avaient à craindre. Par conviction, par entraînement patriotique ou par amour du bruit et de la lutte, un grand nombre de citoyens s’étaient affiliés au fenianisme. Quelques hommes turbulens attendaient avec impatience le signal d’une prise d’armes ; ils se croyaient d’autant plus près d’atteindre le but que Stephens avait reçu, personne ne l’ignorait, de grosses sommes d’argent destinées aux préparatifs d’une révolte. L’année précédente, il était retourné en Amérique et y avait recueilli quantité d’offrandes. Poussé à bout par ses complices, il leur promettait une insurrection dont il eût été fort embarrassé de donner le signal. En effet les sommes dont on le gratifiait étaient dissipées à mesure, car ses amis et lui aimaient à bien vivre. En fait d’armes, il avait ramassé quelques centaines de fusils hors d’usage et fort peu de cartouches. Des forgerons à sa solde fabriquaient des fers de lance que l’on distribuait dans les principaux centres. Il n’y avait pas de quoi tenir vingt-quatre heures devant un détachement de soldats réguliers. Ce n’est pas tout : la police suivait pas à pas les démarches des principaux chefs. Aucun d’eux ne pouvait se rendre dans les provinces, revenir du Nouveau-Monde ou visiter les grandes villes de l’Angleterre sans avoir quelque espion à ses trousses. Comment se fait-il donc que le vice-roi n’ait pas dispersé plus tôt ces conspirateurs présomptueux dont tous les secrets étaient connus ? C’est peut-être que les fenians étaient sans le savoir le jouet de politiques plus avisés. Les ministres anglais, partisans déterminés de la paix et résolus à s’abstenir de toute intervention dans les affaires européennes, évoquaient volontiers ce fantôme pour faire croire que la situation de l’Irlande réclamait tous leurs soins. De l’autre côté de l’Atlantique, les hommes d’état américains s’en servaient aussi en guise d’épouvantail, mais dans un autre dessein. Désireux d’effrayer l’Angleterre afin de se venger des encouragemens qu’elle avait donnés aux sécessionnistes, M. Seward laissait croire que l’Union reconstituée prendrait fait et cause pour l’indépendance irlandaise. Cette adhésion apparente avait procuré des soldats aux armées fédérales ; la guerre finie, elle restait à l’état de menace contre le cabinet de Londres. Ce double jeu n’était pas bien sérieux. Quelque amusant qu’il soit de jouer avec un ballon plein d’air, il vient un moment où l’on éprouve la fantaisie de le dégonfler. Ce moment arriva lorsque les gens timides prirent peur. Le 15 septembre, au soir, la police reçut l’ordre d’envahir les bureaux de l’Irish people et d’arrêter les principaux meneurs de la Fraternité républicaine d’Irlande. Les bureaux étaient déserts ; on n’y saisit que les ballots prêts à être expédiés par la poste ou par les chemins de fer. Mais le domicile des gens que l’on poursuivait était connu. Au point du jour, ils étaient en prison. Toutefois le plus important s’était dérobé ; nul ne savait ce qu’était devenu Stephens. Bien qu’il n’y eût aucune résistance, la population tranquille s’émut beaucoup de cette expédition nocturne. Des documens, d’une authenticité suspecte au reste, que l’on découvrit chez l’un des conjurés firent connaître que l’insurrection avait été fixée au 20 septembre et que tous les opposans devaient être massacrés. Apprenant que le chef était encore en liberté, les bourgeois de Dublin redoutaient que la lutte n’éclatât au premier instant. Des renforts furent envoyés dans les principales villes du sud ; les garnisons mises sur pied. Craintes vaines ; il n’y eut pas la moindre alerte.

Le signalement de Stephens avait été publié partout avec l’annonce d’une récompense de 200 livres sterling à qui le livrerait. En homme prudent, il s’était simplement réfugié dans un faubourg où il vivait en compagnie de quelques amis qui s’étaient soustraits comme lui aux recherches de la police. Il n’y était connu que sous un des noms d’emprunt dont il avait coutume de faire usage depuis plusieurs années. Six semaines après, sa femme, que l’on avait aperçue dans les rues de la ville, fut suivie de loin, ce qui amena la découverte de leur repaire. Bien qu’ils eussent des armes, ils ne se défendirent point. Stephens fut conduit en prison au milieu d’un grand déploiement de forces. Devant le juge, il déclara qu’il ne répondrait rien parce que ce serait se soumettre à la loi anglaise dont il ne voulait pas reconnaître la validité ; que d’ailleurs c’était inutile. Dix jours plus tard, les magistrats surent ce que ces derniers mots voulaient dire ; il s’était évadé. Les murs de la prison étaient fort élevés, les portes bien closes, la garde nombreuse et vigilante en apparence ; rien n’y fit. Il y avait à l’intérieur des complices qui lui ouvrirent toutes les serrures et des compagnons qui se dévouèrent à le laisser échapper seul. L’alarme fut vive au palais du vice-roi, car on s’y sentait trahi ; aussi les autres accusés s’en ressentirent-ils. Deux d’entre eux furent condamnés à vingt ans de servitude pénale. Un troisième, O’Donovan Rossa, jeune homme exalté, qui se trouvait en état de récidive, fut condamné à la détention perpétuelle[2]. Le verdict rendu, Stephens, qui vivait caché dans la maison d’une pauvre femme sans s’inquiéter des poursuites dont il était l’objet, parce qu’il connaissait le dévoûment inébranlable de ses associés, Stephens se dit qu’il était temps de quitter l’Irlande. Il traversa Dublin en voiture découverte, sans que personne fît attention à lui, se fit conduire sur le bord de la mer où une barque lui avait été préparée et de là il gagna le navire qui l’attendait au large. Il fit un court séjour en France avant de se rendre une dernière fois aux États-Unis. Les fenians de la mère patrie avaient encore foi en lui ; ceux d’Amérique étaient moins dociles, comme on verra bientôt.

Jusqu’alors, l’attitude du clergé catholique envers les fenians avait varié suivant les circonstances. Franchement hostiles en Irlande, où les propos du chef des conjurés leur avaient déplu dès le principe, les prêtres s’étaient montrés plus indulgens de l’autre côté de l’Atlantique. Le bruit s’était répandu que le saint-siège avait prononcé la décision suivante : Fenianos non esse inquietandos, d’un trop mauvais latin à coup sûr pour être authentique. À la veille des arrestations de Dublin, plusieurs prélats d’Amérique, l’évêque de Philadelphie, l’archevêque de Saint-Louis, démentirent ce bruit et se prononcèrent, par ordre de la cour romaine, de la façon la moins équivoque. De leur côté, les conspirateurs se déclarèrent sans la moindre réserve les adversaires déterminés de l’esprit clérical. Une sorte de proclamation que leur fit distribuer le comité directeur vers cette époque dépasse en violence les attaques les plus vives contre la religion catholique que nous connaissions.

C’est que le fenianisme était en train d’accomplir une nouvelle évolution. Le grand chef de la branche américaine, O’Mahony, était un conspirateur de bon ton, incapable de se brouiller avec la société au sein de laquelle il vivait ; il ne voulait réformer ni les lois, ni la religion, ni les mœurs. Son seul but était de mettre fin à la domination des Anglais en Irlande ; aussi n’entrait-il pas dans ses vues de faire le moindre bruit aux États-Unis ou d’y équiper, comme le proposaient quelques-uns de ses associés, une expédition contre les provinces anglaises du Canada. Ceux que l’on appelait les hommes d’action rêvaient tout autre chose. Leur influence l’emporta, si bien qu’un second congrès de délégués, réuni à Philadelphie au mois d’octobre, lui enleva tout pouvoir. Il restait président, mais avec l’adjonction d’un vice-président, un certain colonel Roberts, que les plus ardens voulaient lui substituer, et d’un conseil permanent ou sénat dans lequel ses adversaires étaient en majorité. Les premières nouvelles de ce qui s’était passé à Dublin ne découragèrent personne. De ce que quelques arrestations avaient eu lieu, les fenians d’Amérique concluaient que l’Irlande était prête à se soulever. Il fallait voler au secours des frères d’Europe ; par quel moyen leur venir en aide ? L’un d’eux, au sortir d’un entretien avec M. Seward, prétendit en avoir reçu l’assurance que le gouvernement fédéral verrait avec satisfaction une attaque contre les colonies anglaises. Là-dessus, un plan de campagne fut aussitôt dressé. Il s’agissait de conquérir la petite île de Campo-Bello, sur le littoral du Nouveau-Brunswick. Une fois le drapeau de la république irlandaise déployé sur ce coin de terre, les États-Unis reconnaîtraient aux fenians la qualité de belligérans ; les armes, les soldats, l’argent leur arriveraient bien vite. Un seul membre du sénat se faisait fort d’expédier 10,000 hommes du Massachusets sans qu’il en dût coûter un dollar à la caisse commune. En attendant, comme cette caisse était vide, O’Mahony mit en circulation des titres d’emprunt remboursables après la proclamation de la république irlandaise ; un pressant appel fut adressé à tous les fédérés ; puis, sur les premières ressources, on fit l’acquisition d’un navire qui prit la mer sous la conduite d’un capitaine d’aventure, au mois d’avril 1866. Par malheur, Campo-Bello était défendu, en sorte que ces flibustiers n’eurent rien de mieux à faire que de se rendre à un bâtiment de la marine fédérale pour éviter d’être capturés par les Anglais.

Roberts et son parti triomphaient par l’échec de cette tentative, à laquelle ils avaient refusé de s’associer. Sur ces entrefaites, Stephens arrivait à New-York. Quoiqu’il eût encore la confiance des simples soldats, les chefs commençaient à le trouver suspect. Comment se fait-il, disait-on, qu’il se soit échappé si vite d’une prison bien gardée, qu’il ait pu séjourner des mois entiers à Dublin après l’évasion, sans que la police s’en soit douté ? Que sont devenues les sommes d’argent que nous lui avons envoyées pour acheter des armes, pour équiper des troupes, pour préparer une insurrection que le vice-roi a supprimée en une nuit sans qu’il y eût un coup de fusil tiré ? Il vivait en dissipateur, bien qu’on ne lui connût d’autres ressources que le salaire qu’il s’était attribué. Ce qui est pis, il se montrait ombrageux, jaloux de toute autorité. Des deux rivaux qui se disputaient la direction des affaires, Roberts devait être le plus sympathique à Stephens ; mais celui-ci temporisait, tandis que Roberts était pressé d’agir. Son rêve était, on l’a dit, d’envahir le Canada. Six semaines après la ridicule équipée de Campo-Bello, 600 hommes franchirent le Niagara près de Buffalo ; ils n’avaient pas plus d’artillerie que de provisions. Qu’importe, ils comptaient se ravitailler en pays conquis. De fait, ce fut une vraie surprise pour les autorités canadiennes, qui n’avaient pris aucune précaution. Les volontaires des villages voisins, réunis tambour battant, furent dispersés en deux rencontres ; néanmoins, des renforts arrivant, les fenians se retirèrent aussi vite qu’ils étaient venus. Le seul résultat de cette coupable entreprise était le pillage de quelques maisons et la mort de quelques braves gens. Les conjurés n’en retirèrent ni profit, ni gloire ; ils ne furent pas punis comme ils le méritaient. Non-seulement aucune poursuite judiciaire ne fut dirigée contre eux ; bien plus, les autorités fédérales leur rendirent leurs armes. C’est que la querelle entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, à propos des corsaires confédérés, était alors dans la phase la plus critique, et que le cabinet de Washington se plaisait à agiter devant son adversaire le spectre d’une invasion feniane. Roberts et ses complices eurent peut-être à ce moment l’illusion d’être appuyés par les ministres du président Johnson, illusion éphémère qui ne dura pas assez pour leur permettre d’entreprendre quelque chose de sérieux.

Voyant à quel degré les esprits étaient excités, Stephens résolut d’agir à son tour de la façon évasive qui lui était habituelle. Par ses soins, le bruit courut que l’Irlande se lèverait tout entière avant le 31 décembre de cette année 1866. Ce n’était pas tout de le dire ; encore fallait-il avoir l’air de s’y préparer. Envieux par caractère, il n’aimait pas mettre ses anciens amis en avant, craignant toujours d’être supplanté par eux. Aussi s’adressa-t-il cette fois à un étranger. Pendant un séjour à Paris, les révolutionnaires qu’il y fréquentait l’avaient mis en relation avec un ancien capitaine de l’armée française, brave sans contredit et même bon officier, mais d’opinions exaltées et de conduite peu régulière, dit-on, qui, colonel en Sicile avec Garibaldi, général en Amérique avec Frémont, végétait, la guerre de sécession terminée, à la recherche de nouvelles aventures. Dès les premières entrevues, Cluseret se laissa séduire par le merveilleux talent d’organisation que Stephens savait déployer ; mais, avec l’expérience militaire incontestable qu’il possédait, il jugea que des hommes et de l’argent ne suffisent pas. Tout bien considéré, il se rendit compte que l’Angleterre n’aurait jamais plus de 30,000 soldats en Irlande, que 10,000 insurgés bien pourvus, soutenus par les sympathies de la population rurale, suffiraient pour écraser l’armée anglaise. Ces 10,000 combattans, la Fraternité féniane était-elle capable de les mettre en ligne, avec armes et bagages ? Tout était là. Cluseret voulait bien accepter le titre de général en chef ; il refusait d’entrer en campagne avant d’avoir vérifié lui-même quelles étaient les ressources de l’insurrection et celles du gouvernement britannique. Il repartit donc pour l’Europe afin de s’en assurer. On verra plus loin ce qu’il y fit. Ce délai rentrait du reste dans les plans de Stephens, qui ne demandait qu’à temporiser. Mais ceux que l’on appelait les hommes d’action ne s’en montrèrent pas satisfaits. Nul symptôme de soulèvement n’apparaissait quoique la fin de l’année fût proche. Le grand organisateur du fenianisme continuait de vivre aux dépens de ses associés, qui de jour en jour se défiaient de lui davantage. On était fatigué de ses promesses, de ses dédains, de ses ajournemens. Aux paroles succédèrent les menaces ; enfin une réunion des principaux conjurés déclara que c’était un traître, un imposteur, un fripon, et proclama sa déchéance. Depuis cette époque (décembre 1866), ce conspirateur émérite, qui avait été pendant quelque temps l’effroi du gouvernement britannique, a vécu ou est mort oublié. Il n’a plus été question de lui.

Cependant ses projets ne s’étaient pas évanouis en même temps que lui. Bien que ses complices d’Amérique ne songeassent plus au Canada, ceux d’Europe rêvaient toujours d’affranchir l’Irlande ; il leur manquait des armes et de l’argent ; ce qui est pis, la police avait si bien pénétré leurs desseins qu’ils ne pouvaient plus commencer rien de sérieux. Sans compter les traîtres que renfermeront toujours les sociétés secrètes, les comités de New-York avaient proclamé si haut leurs projets que tout le monde en Irlande en avait entendu parler. Les gens paisibles s’en étaient fort alarmés, au point que personne ne doutait que l’insurrection n’éclatât dans les quatre provinces à l’automne de 1866. Les précautions que le gouvernement avait prises, précautions bien légitimes, n’avaient fait que corroborer ces craintes. De nouvelles arrestations avaient eu lieu ; des bâtimens à vapeur croisaient autour de l’île pour arrêter les navires suspects ; la police surveillait tous les voyageurs débarqués d’Amérique. L’année s’acheva sans troubles, et pourtant tout n’était pas fini.

Réunis à Paris d’abord, à Londres ensuite, en un comité dont Cluseret faisait partie, les hommes qui avaient pris la direction du mouvement en Europe se croyaient certains d’avoir des soldats dès qu’ils auraient des armes. Une occasion se présentait d’en conquérir par un coup de main hardi. Ils apprirent qu’un important dépôt de fusils existait au château de Chester sous la garde d’une garnison peu nombreuse. Le mot d’ordre fut donné aux milliers de fenians que contenaient les villes manufacturières du nord, Manchester, Sheffield, Leeds, de se réunir à Chester le 11 février. Quelques-uns des plus braves devaient entrer en curieux dans le château, désarmer le poste et ouvrir les portes à la foule. Piller l’arsenal, réquisitionner une locomotive et partir au plus vite pour Holyhead, s’y emparer d’un ou deux bateaux à vapeur et débarquer à l’improviste sur les quais de Dublin où l’on serait accueilli comme des libérateurs, tel était le plan des conjurés. En même temps d’autres détachemens seraient arrivés à Londres et dans d’autres grands centres où l’on aurait soulevé la foule en lui promettant le pillage, en sorte que l’Angleterre menacée chez elle n’aurait pas eu de troupes à diriger sur l’Irlande. Ce projet était bien fantastique. Il échoua dès le début, parce que l’un des complices en avait vendu le secret. Rien n’eût été plus facile que de saisir dès lors les chefs ; le gouvernement crut mieux faire de les laisser en liberté, par la raison que le nombre des complices était immense et que l’on ne pouvait leur inspirer une crainte salutaire qu’en les culbutant en plein jour, à la première apparence d’émeute. En effet, malgré l’échec de cette tentative, le comité occulte des fenians décréta un soulèvement général. Cluseret, qui était toujours le général en chef, avait étudié le terrain avec le talent d’un vrai militaire ; les points stratégiques dont il fallait s’emparer tout d’abord étaient désignés, les volontaires étaient convoqués. Au dernier moment il apprit que l’association ne disposait que de deux à trois mille piques pour armer les paysans ; il s’aperçut que les chefs s’étaient tous enivrés à la veille du grand jour. Désespérant de réussir avec de tels soldats et de tels officiers, il repartit à l’improviste pour la France, laissant le commandement au brigadier-général Massey, autre aventurier dont la grande guerre de la sécession américaine avait fait la fortune.

Au jour dit, le 5 mars 1867, l’insurrection éclata sur plusieurs points à la fois, mais partout la police en eut raison, sans même attendre l’arrivée des troupes régulières. Ce n’était pas au fond de méchantes gens que ces rebelles sortis la veille de leur village pour prendre part à la plus ridicule échauffourée. La petite ville de Kilmallock, dans le comté de Limerick, fut en leur pouvoir une journée entière ; il y existait deux banques dont les caisses étaient bien garnies ; on ne leur déroba pas une pièce de monnaie. Bref, ils n’entendaient rien à la profession d’émeutiers. Quelques jours après tout était rentré dans l’ordre. Quelques misérables avaient péri ; quelques centaines restaient entre les mains de l’autorité régulière. Ils passèrent devant le jury, qui ne fut pas trop sévère. La plupart en furent quittes pour quelques années de détention, et encore la reine les gracia presque tous avant l’expiration de leur peine.

Ce mouvement de 1867 est la dernière des tentatives à mettre au compte du fenianisme. Depuis, il n’y a plus eu que des attaques isolées contre des transfuges que les conspirateurs voulaient punir ou contre des ennemis dont ils voulaient se débarrasser. On prétend que l’association existe encore, mais que, instruite par ses malheurs, elle a compris la nécessité du secret. Elle ne jette plus ses projets aux quatre vents de la publicité ; sans doute elle est plus restreinte. Soyons juste : elle ne rencontre plus les mêmes sympathies dans les basses classes de la population irlandaise qui ont compris enfin que les revendications brutales se briseraient toujours devant l’attitude résolue du gouvernement britannique. Le fenianisme a toutefois été un fléau pour l’Irlande, parce qu’il a enrayé les efforts des nationalistes modérés, et aussi parce qu’il a suscité chez les Anglais une haine difficile à éteindre contre tout ce que veut, dit ou pense la race celtique. On en vit bien la preuve à la suite de ces tristes événemens. À Manchester, la population réussit un jour à délivrer un fenian que l’on menait en prison ; un agent de police fut tué par accident dans la bagarre ; trois individus, arrêtés sur le fait, furent condamnés à mort par un jury anglais et exécutés sans pitié, bien que leur culpabilité fût assez douteuse. Ils payèrent de leur vie les menaces de pillage et d’incendie que leurs complices avaient proférées l’année d’auparavant.


III.

À qui apprendra-t-on qu’un gouvernement inique travaille au profit des démagogues, et les sociétés secrètes au profit du despotisme ? Ballottée entre le despotisme et la démagogie, l’Irlande a connu bien des mauvais jours depuis la conquête saxonne ; elle s’est abandonnée aux opinions extrêmes avec la fougue qui lui est habituelle ; elle a pris pour grands hommes ceux qui faisaient le plus de bruit. Cependant les nobles caractères n’y sont pas inconnus. Grattan, à la mémoire de qui l’on a fait attendre une statue pendant un demi-siècle, est resté le type que les hommes sages de la génération actuelle se proposaient pour modèle. Ses disciples, peu nombreux d’abord, se multiplièrent à mesure que l’instruction devenait plus générale et l’impuissance des agitateurs plus évidente. Ils avaient commis une grande faute en 1848 ; ils en avaient été punis par l’exil. De retour dans leur pays natal à la faveur d’une amnistie, ils s’étaient montrés les adversaires résolus de Stephens. À l’époque où le fenianisme prenait le plus d’extension, trois d’entre eux étaient à la tête du parti national, Smith O’Brien et John Martin, deux vétérans de la Jeune Irlande, et un autre, The O’Donoghue, généreux, éloquent, servi non moins par sa belle prestance que par une parenté éloignée avec O’Connell. The O’Donoghue avait toutes les qualités extérieures qu’exige l’emploi de chef de parti ; aussi les fenians désiraient-ils se l’attacher. Peut-être l’eût-on enrôlé dans l’association si Stephens n’eût concouru lui-même à l’en tenir écarté, jaloux de l’influence que ne pouvait manquer d’acquérir un si vaillant compagnon. Non moins hostile aux Anglais qu’aux révolutionnaires, il fut une recrue précieuse pour les modérés, rien qu’à cause de ses avantages physiques, car, dans ces temps troublés, c’était souvent par une bataille en plein vent que se dénouaient les querelles politiques. En 1864, lorsque les deux journaux populaires, la Nation et l’Irish people, se disputaient la faveur publique, lorsque les bureaux de ce dernier étaient le quartier général des fenians, les modérés ne pouvaient tenir un meeting à Dublin sans être attaqués par leurs adversaires. La lutte commencée dans les salles de réunion se continuait à coups de bâton dans les rues. La victoire était au plus vigoureux.

Il y avait donc antipathie réciproque entre les fenians et les nationaux, et pourtant ces derniers n’entendaient faire cause commune avec le gouvernement en aucune circonstance. Lorsque les écrivains anglais, exaspérés par ces tentatives d’émeutes réitérées, dénigraient la race celtique tout entière, les modérés irlandais prenaient pour eux-mêmes une part de ces injures, ils y répondaient, ils y trouvaient un nouveau prétexte de maudire la domination étrangère. Lorsque, après l’attentat de Manchester dont il vient d’être question, trois coupables furent livrés au bourreau, ce fut un cri de douleur d’un bout à l’autre de la verte Érin sans distinction de croyance. Ils avaient tué un homme, c’est vrai, mais dans une rixe et sans préméditation. Les traiter comme des meurtriers ! leur refuser d’être enterrés en terre sainte ! Autant le jury de Manchester avait été sévère contre d’insensés perturbateurs qu’il avait considérés comme de vulgaires assassins, autant la population irlandaise était indulgente pour ces malheureux, en qui elle s’obstinait à ne voir que des condamnés politiques. Smith O’Brien et ses amis partagèrent l’indignation publique. La mise à mort de ces trois victimes était, à les entendre, un meurtre judiciaire. On les appelait des héros ; on portait leur deuil. Encore si l’on s’était contenté de le dire ou de l’écrire, le gouvernement eût peut-être feint de ne pas s’en apercevoir ; mais non, on voulut leur faire en effigie des funérailles splendides. John Martin, The O’Donoghue, se mirent à la tête de ces manifestations séditieuses. À Dublin, 60,000 personnes, portant des bannières et accompagnées de tambours voilés, marchèrent en procession derrière les cercueils vides. Le vice-roi ne s’était pas opposé à ces manifestations ; quatre jours plus tard, il s’aperçut qu’elles étaient illégales. Les principaux meneurs furent poursuivis en justice, quelques-uns condamnés. À distance, nous avons peine à comprendre que les nationaux se fussent compromis dans cette aventure. Était-ce du parti fenian ou de leur propre parti qu’ils avaient mené le deuil ? Ce ne fut cependant ni de l’un ni de l’autre. Ils avaient simplement montré que, sur une question d’intérêt patriotique, tous les partis étaient solidaires. On le vit un peu plus tard lorsque, les passions s’étant calmées, le débat s’ouvrit sur un sujet plus calme.

En dehors de ces querelles de la rue, de plus sérieuses préoccupations s’imposaient aux patriotes qui voulaient des réformes sincères. Pour la majorité catholique, par exemple, l’essentiel était d’effacer les privilèges maintenus au profit des protestans. Ils avaient obtenu l’admission aux emplois publics, l’autorisation d’ouvrir des écoles ; mais ils étaient encore assujettis à la formalité humiliante du serment par lequel, qu’ils fussent aldermen ou députés, ils s’engageaient à ne rien entreprendre contre l’église établie ; ils avaient toujours sous les yeux le spectacle de ce clergé, hostile à leurs croyances, enrichi jadis par les dépouilles de l’église catholique. Que l’on ne s’y trompe point cependant ; l’antagonisme des deux religions n’était passé nulle part à l’état aigu. Même les ministres anglicans se faisaient en général aimer de la population tout entière, car ils étaient charitables, doux, concilians, pour la plupart. Malgré tout, cet antagonisme existait, aggravé quelquefois par de malencontreux essais de prosélytisme. Or, comme les dévots de l’église établie se classaient presque toujours dans les rangs du parti tory, il en était résulté cette conséquence assez singulière que les catholiques, ecclésiastiques compris, se rangeaient le plus souvent du côté des whigs. L’alliance des catholiques et des libéraux était en quelque sorte de tradition dans l’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne. Il y a plus encore : lorsque des patriotes éclairés commencèrent à vouloir fonder un parti vraiment national, les évêques furent les plus ardens à y mettre obstacle. C’était par une union intime avec les whigs qu’ils prétendaient réussir. Toutefois divers événemens les en détachèrent peu à peu. En particulier, l’opposition violente de lord Palmerston à tous les actes de la cour de Rome leur montrait qu’ils pouvaient avoir de ce côté des complices, mais non des associés.

Il n’y a donc pas à s’étonner qu’une ligue à la tête de laquelle figurait le cardinal Cullen en personne se soit formée dès 1864 pour obtenir avant tout l’abolition des privilèges (disestablishment) de l’église protestante. Les vieilles questions d’affranchissement de la terre et de liberté d’éducation passaient au second rang. C’était au protestantisme lui-même que l’on s’attaquait cette fois ; non point comme les fenians, avec une pensée hostile à toute religion, mais dans le dessein d’obtenir que tous les cultes fussent égaux devant la loi. Aussi fenians et orangistes se montrèrent-ils les adversaires de cette nouvelle association. Les whigs anglais étaient trop engagés dans les affaires d’Italie pour l’appuyer. Seule la fraction du parti libéral dont M. John Bright était le chef ne craignit pas de se prononcer en sa faveur. Que fallait-il en effet pour remédier aux maux dont souffrait l’Irlande ? Détruire la loi de primogéniture, qui empêche le morcellement des héritages, réformer les vieilles conventions entre propriétaires et tenanciers, émietter la terre entre les paysans, abolir le culte officiel, en un mot, rendre la terre et la religion libres, double but que les adeptes de l’économie politique avaient inscrit déjà sur leur programme. M. Bright était conséquent avec lui-même en se prononçant pour les nationaux irlandais.

Il est probable que la ligue nationale n’eût jamais réussi s’il ne lui était pas venu d’autre secours. C’était du parlement britannique que dépendait le succès des revendications irlandaises ; or, on y était mal disposé pour l’Irlande, par la faute surtout des fenians dont les stupides menées causaient une irritation profonde en Angleterre. Les nationaux n’y étaient représentés que par quelques membres sans influence. Les griefs de l’Irlande, on s’en moquait presque. On lui en voulait de s’agiter sans cesse, d’être injuste envers l’Angleterre, de n’être jamais contente. On prouvait, par des statistiques bien faites, qu’elle était prospère puisque la surface des terres en culture et le nombre des bêtes à cornes y augmentaient sans cesse. Que voulait-elle de plus ? Que si quelqu’un se levait pour réclamer la suppression de l’église établie, on lui ferait clairement entendre que ses compatriotes n’en avaient nul souci, ou que les plaintes de ce peuple insatiable étaient une injure envers l’Angleterre, qui s’était montrée trop bonne. Malgré tout, l’idée faisait son chemin. D’année en année, la question de disestablishment se représentait, gagnant toujours quelque voix nouvelle, jusqu’au jour enfin, — ce fut en mars 1868, — où M. Gladstone, au milieu d’un débat prolongé, déclara tout à coup qu’à son avis le moment d’abolir l’église établie d’Irlande était arrivé.

On le sait, le ministère Disraeli s’étant trouvé en minorité sur cette question dans la chambre des communes donna sa démission, bien qu’il eût encore l’appui des lords. Il conservait toutefois le pouvoir en annonçant qu’il dissoudrait la chambre à l’automne afin d’en appeler aux électeurs. Les tories ne choisissaient pas mal leur moment pour faire des élections, car ils avaient lieu de croire que, en Irlande du moins, les divisions intestines des partis leur assureraient encore la majorité. La question en suspens paraissait de nature à leur concilier les suffrages de tous les protestans, c’est-à-dire de tout ce qui jouissait de quelque influence en dehors du clergé catholique. S’attaquer à l’église établie, n’était-ce pas un sacrilège ? Bien plus, c’était une infraction à l’acte d’union de 1800, dont l’article 5 stipule qu’il n’y aura plus désormais qu’une seule et unique église pour l’Angleterre et l’Irlande. Comment, en présence d’un texte si formel, maintenir les privilèges de l’église d’Angleterre si l’on porte atteinte à ceux de l’église d’Irlande ? Elles ont même doctrine, même discipline, elles sont régies par le même gouvernement. Peut-on conserver l’une en même temps que l’on détruit l’autre ? Ainsi raisonnaient les orangistes, peu nombreux comme l’on sait. Dans le camp contraire se réunissaient tous ceux, depuis les évêques jusqu’aux fenians, qui réclamaient la liberté civile et religieuse. Bien peu de leurs candidats l’emportèrent ; néanmoins leur cause était gagnée, car la majorité du nouveau parlement était acquise à M. Gladstone. En moins de six mois, la chambre des communes votait le projet relatif au disestablishment de l’église irlandaise. Quelques semaines après, la chambre des lords l’acceptait à son tour en dépit de ses préjugés, et enfin la sanction royale le transformait en loi le 26 juillet 1869. Ce fut un jour de triomphe pour les compatriotes d’O’Connell. Tandis que l’archevêque de Dublin faisait célébrer un triduum dans sa cathédrale, le conseil municipal de Dublin envoyait une adresse de remercîment à M. Gladstone. Cependant on se tromperait à croire que le principal résultat de cette lutte ardente fut la victoire de la liberté religieuse. Il y avait une autre conséquence de plus grande importance. Les Irlandais y avaient appris à s’unir dans une œuvre commune et, ce qui vaut mieux, à compter pour le succès sur les moyens d’action que leur offraient les institutions parlementaires.

Privés des avantages que leur assuraient les anciennes lois religieuses, les protestans se croyaient déjà perdus. La moindre émeute eût vraiment fait leur affaire à cette époque ; ils en auraient conclu qu’en abattant le culte officiel on avait sapé la société par la base. Des exaltés vinrent juste à point donner un prétexte à leurs craintes, en réclamant avec bruit l’amnistie pour les prisonniers fenians. Comme le gouvernement eut le bon sens de s’y opposer, des meetings monstrueux menacèrent de troubler encore une fois la tranquillité du pays. Il n’y avait pas que des énergumènes pour effrayer ces conservateurs affolés. Les tendances de la population catholique ne leur paraissaient pas rassurantes. Il était de notoriété publique que les paysans avaient toujours voté au commandement de leurs curés. Abandonnés par le gouvernement anglais, les protestans se voyaient à la merci des ultramontains. Aussi quel ne fut pas l’étonnement général lorsque, dans les élections complémentaires de cette année 1869, on vit d’une part à Tipperary les paysans soutenir la candidature d’O’Donovan Rossa, l’un des aides de camp de Stephens ; de l’autre, à Longford, les modérés voter pour John Martin, à qui le clergé opposait un candidat protestant. Ces choix singuliers prouvaient tout au moins que l’influence ecclésiastique n’était plus obéie partout. La vérité est qu’un triage se faisait entre toutes les opinions, que les électeurs n’étaient plus d’humeur à recevoir un mot d’ordre ou du moins que l’unique sentiment par lequel ils comptaient se laisser conduire dorénavant était le patriotisme éclairé dont les hommes de la Jeune Irlande s’étaient fait autrefois les apôtres.

Le moment était venu de s’entendre sur un nouveau programme : ce fut l’œuvre d’une réunion d’hommes politiques tenue à Dublin au mois de mai 1870. Négocians, avocats et propriétaires ; ultramontains, quakers et orangistes ; fenians, whigs et tories, il y en avait de toutes les professions, de toutes les religions, de toutes les opinions dans cette assemblée. Les uns avaient réclamé toute leur vie le rappel de l’acte d’union ; d’autres avaient toujours au contraire demandé l’alliance la plus intime avec l’Angleterre. Les uns s’intitulaient catholiques libéraux, d’autres presbytériens nationaux, d’autres encore protestans conservateurs. Tous néanmoins s’accordaient maintenant sur ce point, que le salut de l’Irlande devait être cherché désormais dans une union intime entre tous ses enfans. Les protestans conservateurs, que l’on devait surtout s’étonner de voir en pareil lieu, ouvrirent le débat par une profession de foi très franche. « Nous ne voulons, dirent-ils, ni conspirer contre l’Angleterre ni même nous séparer d’elle à l’amiable ; que ceci soit bien entendu ; mais cette question de fidélité à la couronne mise à part, nous reconnaissons hautement qu’il est mauvais d’avoir un seul parlement pour la Grande-Bretagne tout entière. Nous convenons que les tentatives dirigées contre la nationalité irlandaise ont été désastreuses. L’union nous donne la tranquillité dont nous avons besoin ; conservons-la, mais ne souffrons plus que nos affaires domestiques se décident à Londres. »

Ce programme avait le mérite d’être peu compliqué, en sorte que l’on put le résumer séance tenante en une courte formule que les assistans acceptèrent à l’unanimité : « L’assemblée est d’avis que le vrai remède aux maux de l’Irlande consiste à créer un parlement local investi de pleins pouvoirs en ce qui concerne les affaires irlandaises. » À première vue, les nationaux ne réclamaient que la dose de liberté accordée par la Grande-Bretagne à ses colonies lointaines. Le vœu n’avait donc rien de bien déraisonnable en soi. Au fond, c’était la dislocation de l’empire britannique qui se trouvait mise en cause. Il fallait d’ailleurs un nouveau nom pour ce nouveau parti. On l’appela le home rule. Personne n’ignore combien il en a été question depuis huit ans dans les débats parlementaires au-delà de la Manche.

Peut-être convient-il de préciser, afin de montrer la différence entre les home rulers de nos jours et les repealers dont O’Connell était le chef. O’Connell voulait briser l’acte d’union, rendre l’Irlande à elle-même, lui restituer le vote non-seulement de son budget local, mais encore de toutes les dépenses auxquelles doit faire face une nation indépendante, l’armée, la marine, la diplomatie. Il voulait rétablir un état de choses qui avait enfanté des troubles au XVIIIe siècle, qui eût été plus nuisible encore depuis que les catholiques étaient délivrés de toute entrave. O’Connell était un utopiste que l’on eût fort embarrassé peut-être en le prenant au mot. Les questions religieuses étaient tantôt le mobile, tantôt le but de sa politique ; on l’applaudissait ou on le décriait suivant que l’on était partisan du pape ou de la réforme. Les home rulers au contraire avaient des partisans dans toutes les classes de la société, sans distinction de croyances. Non-seulement ils poursuivaient un but mieux défini, en outre ils avaient plus d’expérience, plus de sagesse et de modération que n’en avaient eu leurs pères.

Toutefois il y eut, au début surtout, des résistances contre ce mouvement populaire. Les évêques, que la politique antipapale de lord Palmerston avait effarouchés, se rapprochaient volontiers de M. Gladstone, à qui l’on devait l’abolition de l’église officielle et qui promettait de soutenir un projet d’université catholique. Du côté adverse, les fanatiques se désolaient de la brèche ouverte dans les vieilles institutions ecclésiastiques du pays. Toute idée nouvelle leur semblait un piège tendu par les ultramontains. Les modérés, craignaient que le parti nouveau fût dominé par les adeptes des sociétés secrètes. Les home rulers n’avaient rien de mieux à faire que de prouver par des choix judicieux, dans les élections partielles, leur ferme intention de résister à toutes les tendances exclusives. Ils furent habiles à ce point de vue. C’était tantôt un catholique, tantôt un protestant qu’ils recommandaient aux suffrages de leurs concitoyens. The O’Donoghue, l’un des adversaires du fenianisme, se prononça contre eux : il y perdit sa popularité. Quelques hommes d’un vrai mérite se rallièrent au nouveau parti dont la puissance s’affirmait chaque jour. Parmi ces recrues des premiers jours, il y eut un homme, Isaac Butt, qui ne tarda pas à prendre la première place par son talent et par la loyauté de son caractère. Alors âgé de cinquante-cinq ans, Isaac Butt était fils d’un pasteur protestant et avait été élevé au collège de la Trinité de Dublin, la citadelle de l’intolérance protestante. Avocat encore obscur, il avait lutté contre O’Connell, qui, dans ce jeune adversaire, avait discerné un zélé partisan des Libertés irlandaises. « Il sera un jour du côté du peuple, » avait dit le tribun à ses amis. En dépit de ce pronostic, les conservateurs lui avaient confié le mandat de député. Les procès politiques le ramenèrent du parlement de Londres au barreau de Dublin. Il y conquit bien vite un tel renom d’éloquence, il s’y montra si sympathique aux malheureux qui étaient victimes des sévérités du pouvoir, que les fenians eux-mêmes lui confièrent leur défense. Ces procès politiques, qui se continuèrent des années durant, lui suggérèrent une pensée chevaleresque. Il résolut de consacrer le reste de sa vie à la réconciliation de l’Angleterre et de l’Irlande. Sans plus donner raison au gouvernement anglais dont il blâmait la politique passée qu’aux mécontens qui avaient prétendu le renverser, il se proposa d’obtenir pour ses compatriotes unis, sans distinction de classe ou de croyance, un régime de paix et d’équité qui ne fût pas incompatible avec les principes de la constitution britannique. Le programme du home rule était précisément ce qu’il voulait faire triompher.

Ce parti, qui répondait si bien aux idées du moment, n’avait qu’un petit nombre de représentans au parlement ; à peine même était-il organisé dans le pays lorsque survint tout à coup au mois de février 1874 la dissolution de la chambre des communes. On s’y attendait si peu que personne n’était préparé pour la lutte électorale. En pareille circonstance, l’imprévu profite aux députés sortans. Les home rulers n’avaient même pas de candidats pour toutes les circonscriptions. Néanmoins leur succès dépassa ce que l’on pouvait prévoir. Ils remportèrent 60 sièges sur les 103 dont se compose la députation irlandaise. Pour la première fois peut-être, les opinions religieuses avaient été le moindre souci des électeurs. Isaac Butt, John Martin, d’autres encore de moindre notoriété obtenaient, bien que protestans, les suffrages des catholiques. The O’Donoghue, malgré la grande popularité que lui avaient valu les luttes précédentes, ne l’emportait que de trois voix sur un adversaire qui avait adhéré au programme national. L’un des hommes éminens du parti libéral, M. Chichester Fortescue, membre du dernier cabinet Gladstone, était battu dans le district de Louth par M. A. Sullivan, le directeur du journal la Nation, l’un des plus ardens promoteurs du home rule. Pour la première fois depuis l’acte d’union, l’Irlande se donnait une représentation compacte, inspirée par des idées communes, et, ce qui vaut mieux, assez instruite par l’expérience d’une époque troublée pour ne pas poursuivre des chimères et se repaître d’illusions. Ce groupe de 60 Irlandais arrivait au parlement animés du désir sincère de réconcilier leur pays avec l’Angleterre, ne demandant que l’indépendance locale qu’ils avaient inscrite en tête de leur profession de foi. Ils ne voulaient rien précipiter ; le respect des lois constitutionnelles faisait partie de leur programme. Chacun peut apprécier combien est grande la distance qui les sépare d’O’Connell et mesurer par là le chemin parcouru en un demi-siècle.

Qu’ont-ils fait à Westminster depuis quatre ans ? On les accuse de s’être prêtés à des manœuvres parlementaires regrettables. Ne pouvant obtenir que la chambre des communes discutât à leur gré les affaires qu’ils ont à cœur, ils ont essayé d’entraver les discussions mises à l’ordre du jour. Leurs adversaires font valoir que toutes les lois importantes qui ont changé le sort de l’Irlande ont été votées avant qu’ils fussent entrés en scène. Loi sur l’éducation populaire, loi d’église, lois agraires, émancipation des catholiques, tout cela s’est fait sans eux. Cette espèce d’organisation provinciale indépendante qu’ils réclament est incompatible, dit-on, avec la constitution de l’empire britannique. C’est possible, et peut-être se verront-ils obligés par la suite de modifier le plan de réformes qu’ils ont reçu mission de faire prévaloir ; mais il n’est pas indifférent à la Grande-Bretagne qu’une population aigrie par de longues injustices ait enfin pour interprètes des hommes modérés, convaincus et décidés à rompre avec la politique violente qui aggrava jadis les malheurs de l’Irlande.


H. BLERZY.

  1. Irish Republican Brotherhood, ce qui se réduisait pour les affilies à trois initiales : I. R. B.
  2. Rossa montra devant le jury un sang-froid remarquable. Ayant refusé l’assistance d’un avocat, il conduisit les interrogatoires des témoins avec beaucoup d’adresse, puis, le moment venu de présenter sa défense, il dit qu’il croyait utile de lire à haute voix la collection entière de l’Irish people, à l’exception des annonces, ajoutait-il par une sorte de condescendance. Il espérait arracher à la fatigue des jurés un verdict favorable ; le président déjoua ce calcul en annonçant que l’audience continuerait jusqu’à ce que l’accusé eût fini sa lecture. Après avoir gardé la parole pendant huit heures consécutives, à bout de forces, le malheureux ne put aller plus loin. N’y a-t-il pas quelque chose d’original dans ces détails de mœurs judiciaires qui prouvent qu’en Angleterre, devant un tribunal, c’est parfois une lutte de force physique qui s’établit entre les juges et l’accusé ?