Les Établissements littéraires et scientifiques de Copenhague

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LES ÉTABLISSEMENS
LITTÉRAIRES ET SCIENTIFIQUES

DE COPENHAGUE.


À M. le ministre de l’instruction publique.

L’origine de la capitale des rois de Danemark ne remonte pas, comme celle de nos villes du midi, à une époque reculée au-delà du moyen-âge. Il y a six siècles, Copenhague n’était qu’un humble village fréquenté seulement par les pêcheurs qui y avaient bâti leur cabane, et par les pirates qui venaient dans les jours d’orage y chercher un abri. Les premiers rois de Danemark habitaient Leire près d’Issefiord. C’est là, dit-on, que Skiold, fils d’Odin, construisit sa demeure. C’est là que les guerriers se sont battus, que les scaldes ont chanté, et que la main du prêtre a égorgé sur l’autel les victimes offertes en sacrifice ; c’est là que Rolf Krake a vécu avec ses douze guerriers, et Harald Hildetand, renommé pour son courage, et Regnor Lodbrok, ce héros cher aux conteurs de sagas. Leire est la terre classique du Danemark ; c’est là son Latium et sa ville de Troie.

Mais quand le christianisme fut introduit dans cette contrée, les rois abandonnèrent leur demeure païenne, les prêtres détruisirent les vestiges de l’ancienne histoire, les traces de l’ancien culte. Maintenant il ne reste à Leire que des murailles en ruines et des collines tumulaires.

Les rois étaient à Roeskilde, et Copenhague appartenait aux évêques. Absalon, qui comprenait l’excellente situation de cette ville, y fit bâtir une forteresse. Peu à peu le port devint plus célèbre, la cité s’agrandit. Au xive siècle, Valdemar III la trouva si belle, qu’il voulut y demeurer. L’évêque de Roeskilde la lui prêta pour quelque temps. Mais quand les successeurs de Valdemar s’avisèrent de traiter cette ville comme si elle leur appartenait, il y eut de grands débats entre eux et les évêques, et comme ils n’étaient pas les plus forts, ils furent obligés de transiger. Ils gardèrent Copenhague, mais ils donnèrent en échange au clergé l’île de Moe.

Dès le XVe siècle, Copenhague devint la résidence royale, et tous les souverains de Danemark ont successivement travaillé à l’embellir. Chrétien IV est celui qui a le plus fait pour cette ville. Il a élargi les rues, il a creusé des canaux, il a construit le château de Rosemborg, la bourse, l’observatoire et plusieurs autres édifices.

Aujourd’hui Copenhague est une grande ville élégamment bâtie, traversée par de beaux quais, par de belles rues, et peuplée de cent mille habitans. Deux fois elle a été ravagée par l’incendie[1], et elle s’est relevée de ses ruines plus belle et plus élégante. Deux fois elle a été bloquée par une flotte ennemie[2], et le courage de ses habitans l’a sauvée, et les ressources immenses du pays lui ont fait oublier toutes ses pertes et lui ont rendu tout son éclat.

L’aspect de cette ville est riant et grandiose. D’un côté, on n’aperçoit que la mer et les navires de toute sorte qui abondent dans le port, la chaloupe qui flotte sur les vagues, les lourds vaisseaux de guerre appuyés sur leur ancre, les colonnes de fer des bateaux à vapeur qui envoient dans les airs des nuages de fumée et les bâtimens de commerce qui déroulent au vent leurs voiles blanches ; de l’autre côté, une plaine féconde parsemée de jardins et de campagne, une grande forêt de hêtres pleine d’ombre et de repos, et des églises de village qui se reflètent dans l’eau des lacs. Quand on a passé d’une de ces extrémités de la ville à l’autre, on connaît Copenhague. Là est le port, ici l’université ; là est la population active, industrielle, empressée, les matelots et les marchands, les courtiers et les armateurs, qui calculent le temps, les distances, le tarif des marchandises, les frais d’achat et de transport[3] ; ici les savans qui se retranchent dans leur bibliothèque, et reprennent le texte qu’ils doivent interpréter, ou le problème qu’ils ont entrepris de résoudre. La division de ces deux populations s’est faite d’elle-même. Les marchands ont choisi les rives de la mer, le voisinage des canaux ; les professeurs et les étudians se sont retirés dans les rues silencieuses ; bordées par la campagne, ombragées par les arbres. Copenhague est une ville de science et de commerce. Il y a ici peu de noblesse, c’est-à-dire peu d’oisifs. Tous ceux qui y demeurent ont à choisir entre la bourse et l’université, et tous ceux qui y viennent y sont attirés par les livres ou par les chiffres.

Hors d’ici, on ne trouve en Danemark que des villes de peu d’importance, des écoles secondaires. Copenhague a tout absorbé, Copenhague est la reine absolue, la reine sans rivale de toutes les provinces danoises, et son université est la métropole scientifique du Nord.

Depuis que nous avons commencé à sortir de nos frontières, et regarder autour de nous, nous n’avons encore appris à connaître que l’Angleterre et l’Allemagne ; quand on fera un pas de plus, quand on viendra jusqu’en Danemark, on sera surpris de voir tout ce qu’il y a de trésors scientifiques amassés dans une ville à laquelle nous n’attribuons pas une grande influence, et d’hommes savans dispersés à travers un pays qu’un de nos journaux appelait encore dernièrement un pays presque barbare. Ici il y a de grandes bibliothèques et de riches musées ; ici il y a une vie d’études sérieuse et persévérante ; ici on aime vraiment la science pour la science. Les professeurs qui s’y dévouent ne reçoivent qu’un mince salaire, et les hommes qui écrivent ne s’enrichissent guère par leurs travaux. En France, en Allemagne, en Angleterre, quand un poète s’abandonne à ses inspirations, quand un savant publie un livre, il s’adresse au monde entier. En peu de temps son livre est connu, traduit et répandu d’un bout de l’Europe à l’autre. En Danemark ce livre est tiré à quelques centaines d’exemplaires, annoncé par quelques journaux ; il va de Copenhague dans les provinces, et peut-être arrive-t-il très lentement et très difficilement en Norvége et en Suède. Mais le Holstein l’ignore ; les universités allemandes ne s’en occupent pas, et la France n’en entend jamais parler. Si Oehlenschlœger n’avait pas lui-même traduit ses œuvres en allemand, peut-être ne connaîtrions-nous pas Oehlenschlœger, l’un des plus grands poètes qui aient jamais existé. Nous ne connaissons pas Finn Magnussen, qui a écrit une mythologie plus érudite et plus profonde que celle de Creuzer, ni Oersted, Schlegel, Rosenvinge, qui ont éclairci le labyrinthe de la législation du Nord. Nous ne connaissons pas Grundtvig, poète original, philosophe religieux, d’une nature parfois bizarre et confuse, mais grandiose comme celle de Gœrres. Nous ne connaissons pas Rask, cet homme qui avait saisi le génie de toutes les langues, ni Muller qui s’avançait avec tant de sagacité dans l’étude des antiquités scandinaves, ni plusieurs autres savans zélés, laborieux comme Werlauff, Molbech, Engelstoft, Oersted le professeur de physique, qui ont consacré leur vie à des travaux utiles, et dont les œuvres n’ont pas traversé l’Elbe. Tous ces hommes-là ont écrit en danois, et les savans étrangers ne les ont pas lus, et le libraire ne leur a presque rien donné[4]. Pourquoi tant d’efforts s’il n’y avait au fond de leur cœur un sentiment qui supplée à toute ambition littéraire, à tout intérêt matériel ? Pourquoi tant d’études silencieuses, ignorées, s’ils n’aimaient réellement l’étude ?

Il est, du reste, juste de dire que s’ils ne trouvent pas de gloire au dehors, ils sont puissamment encouragés dans leurs travaux par leurs compatriotes. Il y a ici un besoin général d’étude. L’instruction a pénétré jusque dans les dernières classes du peuple. Chaque matelot, chaque paysan sait au moins lire et écrire, et l’éducation des classes bourgeoises est tout aussi avancée qu’en Allemagne. Dans la plupart des maisons de Copenhague, les enfans parlent trois ou quatre langues vivantes ; les jeunes filles passent une partie de la journée à recevoir des leçons, et le soir à écouter une lecture qui se fait en famille. Comme elles sont toutes instruites, elles ne pensent point à s’enorgueillir de leur instruction. J’ai rencontré ici beaucoup de femmes qui connaissent la langue, l’histoire, la littérature de France, d’Allemagne, d’Angleterre ; je n’ai point rencontré de blue stockings

L’éducation des jeunes gens est longue et sérieuse. Aucun d’eux ne peut aspirer à un emploi s’il n’a subi divers examens. Il passe six ans au gymnase et quatre ans à l’université.

Le même roi qui établit sur le trône de Danemark la branche actuelle d’Oldenbourg, Chrétien Ier fonda en 1479 l’université de Copenhague. Il lui fit donner des statuts par l’archevêque de Lund. Il lui accorda plusieurs priviléges et la dota de quelques terres. Mais il était peu riche. Quand sa fille se maria avec Jacques III d’Écosse, il engagea, pour payer sa dot, les îles Orcades et Shetland, et jamais il n’a pu les recouvrer. L’université languit faute de secours. Pendant l’espace de soixante ans, elle eut si peu de vie, que son histoire à cette époque est à peine connue. Mais au commencement du xvie siècle, lorsque la réformation eut pénétré en Danemark, Chrétien III prit en pitié la pauvre école si long-temps oubliée. Il l’enrichit des biens enlevés au clergé, et lui donna, en 1539, un nouveau réglement. En 1788, Chrétien VII augmenta le nombre des professeurs, et remplaça les anciens statuts par une ordonnance qui subsiste encore aujourd’hui, sauf quelques modifications.

Les élèves qui veulent suivre les cours de l’université ont trois examens à subir.

Le premier est l’examen artium. L’étudiant ne peut être inscrit sur les registres de l’université avant d’avoir été soumis à cette épreuve. On l’interroge sur les principes de la religion et l’histoire de la Bible, sur l’histoire universelle, l’arithmétique, la géométrie, et sur la littérature grecque et latine. Il doit faire une composition danoise, une version latine, une composition latine, une version française et allemande. Son examen a lieu en public, oralement et par écrit. L’examen oral dure quatre jours, et l’examen écrit quatre jours.

Le résultat de ces examens présente trois caractères différens : laudabilis, haud illaudabilis, non contemnendus. Les noms des élèves sont imprimés avec le caractère qu’ils ont obtenu.

Une année après, l’élève subit le second examen (examen philosophicum) ; jusque-là il n’a fait que suivre les cours généraux de mathématiques, d’histoire, de philosophie. C’est à partir de cette épreuve qu’il est inscrit dans une des quatre facultés. Cet examen a lieu deux fois par an, de la même manière que le précédent ; mais il est plus sévère que le premier.

À la fin des cours universitaires, l’élève qui veut obtenir ou un emploi public, ou le diplôme d’avocat, ou celui de médecin, ou celui de professeur, est soumis à l’examen décisif appelé embedsexamen[5].

Six mois avant de se présenter à cet examen, l’étudiant adresse au vice-chancelier de l’université une lettre dans laquelle il doit dire quel a été l’objet principal de ses études et quel caractère il a obtenu dans les deux premiers examens.

Dans la faculté de théologie, les professeurs ordinaires chargés de faire cet examen sont assistés par un des prêtres de la ville et un des prédicateurs ; dans celle de jurisprudence, par le procureur général et un des assesseurs de la cour suprême ; dans celle de médecine, par deux membres du collége médical. Comme il n’y a point d’école normale en Danemark, les jeunes gens qui aspirent à devenir recteurs ou professeurs dans un des gymnases de province, sont obligés de suivre les cours de l’université, et de subir devant les professeurs de la faculté de philosophie l’embedsexamen, auquel assistent l’évêque de Seelande et le recteur de l’école de Copenhague.

Cet examen se fait en grande partie en danois. Cependant il a lieu en latin dans la faculté de théologie pour tout ce qui a rapport à l’exégèse ; dans celle de jurisprudence, pour le droit romain et le droit naturel, dans celle de médecine, pour la technologie ; dans celle de philosophie, pour la langue et la littérature latines. Il est excessivement sévère et il doit l’être. Il donne au théologien, au philologue, le droit de demander un presbytère, une chaire de professeur, au juriste celui d’exercer comme avocat, ou d’attendre un emploi, au médecin celui de pratiquer la médecine. Les emplois publics sont accordés aux élèves, selon le caractère qu’ils ont reçu. Le théologien de troisième classe ne peut obtenir qu’une cure de troisième classe. Il en est de même du candidat aux chaires de professeurs. Il y a quelque chose de l’institution des mandarins dans cette hiérarchie des droits acquis à l’université. L’examen de jurisprudence est nécessaire, non-seulement pour parvenir aux emplois de la magistrature, mais à tous les principaux emplois administratifs. Au reste, la promotion aux grades universitaires n’est pas nécessaire, et le titre de licencié ou de docteur n’est guère qu’une qualification honorifique qu’on obtient en soutenant une thèse et en payant quatre-vingts écus.

Sept à huit cents étudians fréquentent annuellement l’université. Plus de deux cents jouissent d’un stipende fondé par des rois ou des particuliers.

En 1569, Frédéric II établit la communauté où cent étudians devaient être logés et nourris gratuitement. Il lui assigna un cloître à Copenhague, des biens en Seelande et à Falster, et des dîmes.

En 1623, Chrétien IV fonda pour cent étudians le collége de la Régence qui existe encore.

Plus tard, d’importantes modifications ont eu lieu dans ces institutions. Cent étudians logent encore à la Régence, mais on ne les nourrit plus. On leur paie une certaine somme. Il y a soixante stipendes à un écu par semaine, quarante à un écu et demi, trente à deux écus. L’élève peut solliciter le moindre de ces stipendes dès qu’il a passé son examen philosophique, et il obtient successivement les autres. Les fonds de la communauté sont employés à payer une partie de ces stipendes ; et comme elle était trop riche, on a pris sur ses revenus pour subvenir aux besoins de l’université. Les revenus de l’université s’élèvent chaque année à 62,000 écus, ses dépenses à 72,000. La communauté comble le déficit.

Il y a, outre ces fondations royales, trois colléges établis par des particuliers, et où seize élèves sont logés et reçoivent par an une somme de 50 à 60 écus.

Holberg le poète a aussi fait un legs à l’université. Il lui a donné une rente de 500 écus pour marier les filles de professeurs.

Tous les stipendes d’étudians sont accordés par le consistoire à la pluralité des voix, quand il a été bien constaté que l’élève n’a pas de fortune et qu’il a le goût du travail. Autrefois les bénéficiaires étaient obligés de soutenir de temps à autre des thèses latines, et, sous Frédéric II, ils devaient jouer les comédies de Térence[6]. Maintenant ils sont seulement tenus d’assister avec exactitude aux cours et de remplir leur devoir.

Dès l’ordonnance de fondation de Chrétien Ier, les étudians ont été soumis à la juridiction universitaire. Cette juridiction est exercée par le consistoire, composé de seize professeurs ordinaires : trois de théologie, trois de médecine, trois de jurisprudence, sept de philosophie. Le plus jeune remplit les fonctions de secrétaire. Les professeurs de la faculté entrent dans le consistoire par droit d’ancienneté. Le recteur est choisi par les membres du consistoire, une année dans chacune des trois facultés, et deux années dans celle de philosophie.

Il y a aussi douze professeurs extraordinaires : un de théologie, un de jurisprudence, un de médecine, neuf de philosophie, et trois professeurs de littérature française, anglaise, allemande. D’après l’assimilation de grade à laquelle tous les fonctionnaires de Danemark sont soumis, les professeurs ordinaires ont le rang de lieutenant-colonel, les professeurs extraordinaires le rang de major.

Leur traitement varie selon la faculté à laquelle ils appartiennent et leur rang d’ancienneté. Ainsi, le premier professeur de la faculté de théologie et de la faculté de jurisprudence reçoit

 
2,000 écus[7]
Le second 
1,800 

Le troisième 
1,500 écus
Le quatrième 
1,000 

Dans la faculté de philosophie, les deux premiers professeurs reçoivent chacun

 
2,000 
Deux 
1,800 
Deux 
1,600 
Trois 
1,400 
Deux 
1,200 
Deux 
1,000 
Trois 
800

Le premier professeur de la faculté de médecine reçoit

 
2,000 
Le second 
1,200 
Le troisième 
1,000 
Le quatrième 
800 

Les professeurs de littérature étrangère ont chacun

 
600 

Les membres du consistoire ont, en outre, une maison à eux, ou une indemnité de logement de 3 à 400 écus par an. S’ils joignent une autre place à leurs fonctions universitaires, leur traitement de professeur reste le même ; mais celui du nouvel emploi dont ils sont investis est réglé par une ordonnance spéciale. C’est ainsi, par exemple, qu’un professeur de jurisprudence qui est membre de la direction des écoles, ne reçoit à ce titre que 800 écus par an ; c’est ainsi que M. Werlauft, professeur, ne reçoit, comme bibliothécaire, que 800 écus, tandis que le troisième adjoint en a 1,000.

Chaque professeur fait un cours public gratuit et un cours particulier, pour lequel les élèves paient 4 écus par semestre ; mais ceux qui ne sont pas riches, demandent à être exemptés de cette rétribution et l’obtiennent facilement.

Les biens de l’administration sont régis par un questeur sous la surveillance de deux membres du consistoire, qui portent le titre d’inspecteurs. L’administration de l’université, ainsi que celle des écoles, est confiée à une direction composée de trois membres qui transmet ses rapports directement au roi.

En 1829, on a joint à l’université un établissement d’instruction pratique qui porte le titre d’Institut polytechnique. Mais on se tromperait si, d’après le nom qui lui a été donné, on le rangeait à côté de notre École polytechnique. Il ressemble beaucoup plus à nos écoles d’arts et métiers. Le but des fondateurs est d’élever les jeunes gens dans la théorie et la pratique des sciences physiques et industrielles. Six professeurs et un chef d’atelier sont attachés à cet institut. Ils enseignent :

1o  Les mathématiques, l’algèbre, la trigonométrie, la géométrie, le calcul intégral et le calcul différentiel.

2o  La chimie, et surtout la chimie pratique.

3o  La physique. Leçons sur la chaleur, l’électricité, le galvanisme, le magnétisme, la physique du globe.

4o  Mécanique et technologie.

5o  Histoire naturelle, minéralogie, botanique, zoologie.

6o  Dessin géométrique et dessin de machines.

Les cours durent deux ans et sont publics. Mais les jeunes gens qui veulent être inscrits comme élèves, et suivre la carrière que cet établissement leur ouvre, doivent subir un examen sur l’histoire, sur la géographie, sur la géométrie et les logarithmes. Ils doivent aussi savoir assez bien le français et l’allemand, pour pouvoir lire un livre écrit dans une de ces deux langues.

Cette institution doit beaucoup à l’esprit intelligent, au zèle éclairé de M. le professeur Oersted, qui en est le directeur, et, depuis sa fondation, elle a déjà porté d’excellens fruits. Vingt-deux jeunes gens y sont entrés comme élèves, et plus de deux cents personnes ont suivi assidûment les cours de physique.

Le malheur est qu’en sortant de là les élèves trouvent difficilement une occasion de mettre en pratique les connaissances qu’ils ont acquises. Il n’y a pas en Danemark de grandes fabriques où ils puissent être employés, et le gouvernement a peu de places à leur donner. Ils sont donc réduits, pour la plupart, à redescendre en quelque sorte au-dessous de l’éducation qu’ils ont reçue, à devenir, dans quelques médiocres manufactures, chefs d’atelier, s’ils n’aiment mieux s’expatrier. Cette perspective n’est pas fort encourageante.

L’université de Copenhague a été illustrée plusieurs fois par d’importans travaux, par des noms chers au Danemark. Les sciences naturelles y ont été cultivées de bonne heure et avec succès. L’histoire, et surtout l’histoire du Nord, y a trouvé d’éloquens interprètes. Ole Worm et Bartholin ont tous deux enseigné ici la médecine ; Holberg y a donné des leçons de littérature, et, en 1574, Tycho-Brahé y a fait un cours sur la théorie des planètes. À deux de lieues de Copenhague est l’île de Hveen, où l’illustre astronome avait construit son observatoire, sa forteresse d’Uranie (Uranienborg). Il avait là une forge pour fabriquer ses instrumens, une papeterie et une imprimerie. Auprès de sa tour astronomique s’élevaient l’église de village et les maisons des paysans qui étaient venus s’abriter autour de la demeure du savant, comme des vassaux autour de leur seigneur. Tous les savans, tous les étrangers de distinction qui voyageaient en Danemark faisaient un pélerinage à Hveen, et s’enorgueillissaient d’avoir vu Tycho-Brahé dans son observatoire. Les instrumens qu’il avait inventés, les constructions qu’il avait fait faire, étaient, pour les temps où il vivait, de vrais prodiges. Il fallait que le peuple l’aimât beaucoup pour ne pas l’accuser de sorcellerie. Mais il avait des ennemis à la cour, et ces ennemis le perdirent. Un jour il fut obligé de quitter la solitude qu’il s’était choisie, la terre silencieuse où il avait passé tant de nuits consacrées à la science, tant d’heures de travail et de contemplation. Il fut obligé de quitter le sol de Danemark, où il était revenu avec amour, où il avait bâti l’édifice de sa gloire. Quand il s’en alla, il ne prononça point le mot d’ingrata patria ; il écrivit ces vers que l’on ne saurait lire sans émotion :

Dania, quid merui, quo te, mea patria, læsi ?
Usque adeo ut rebus sit minus æqua meis.

Et ceux-ci où respire une noble fierté :

Scilicet illud erat, tibi quo nocuisse reprendar,
Quo majus per me nomen in orbe geras.
Dic, age, quis pro te tot tantaque fecerat ante,
Ut veheret famam cuncta per astra tuam ?

Il mourut, comme on sait, en 1601, à Prague, à la cour de l’empereur Rodolphe II, qui lui fit faire des funérailles dignes d’un roi, il avait pris pour disciple Jean Keppler.

Le peuple de Danemark a conservé dans ses traditions le souvenir de Tycho-Brahé. On raconte qu’il était très superstitieux. Il croyait qu’il y avait dans l’année trente-deux jours néfastes pendant lesquels il ne fallait rien entreprendre, si l’on ne voulait pas s’exposer à quelque catastrophe. On les appelle encore à Copenhague les jours de Tycho-Brahé. Un de ces jours-là, il s’était marié, lui, descendant d’une vieille et noble famille, avec la fille d’un paysan, et il avait été malheureux. Un de ces jours-là, il avait rencontré Parsbierg dans une noce à Wittemberg, et Parsbierg, d’un coup de sabre, lui trancha le bout du nez.

La maison de Tycho-Brahé est tombée en ruines ; sa forteresse d’Uranie s’est écroulée. Il ne reste de cet édifice scientifique que quelques pierres couvertes de mousse. La tour ronde de Copenhague, au haut de laquelle Pierre Ier monta, dit-on, en voiture, a servi d’observatoire dans le temps où l’on croyait que plus un observatoire était élevé, plus il était facile d’y faire des expériences. On a construit depuis un autre observatoire à Copenhague, qui est occupé par M. Olufssen, et un autre à Altona, qui est occupé par M. Schumacher.

La bibliothèque de l’université fut fondée vers le milieu du xvie siècle. Un grand nombre de savans, de professeurs, se plurent à l’enrichir. Un siècle après sa fondation, elle pouvait passer pour une des plus belles bibliothèques universitaires de l’Europe. L’incendie de 1728 l’anéantit en un jour. Il fallut en créer une toute nouvelle. Mais plus la catastrophe était grande, et plus les Danois mirent de zèle à la réparer. La bibliothèque joignit en peu de temps plusieurs dotations importantes à celles qu’elle possédait déjà. Le roi vint à son secours, et Arne Magnussen lui légua l’inestimable trésor qu’il avait sauvé des flammes, c’est-à-dire deux mille manuscrits islandais, danois et suédois. Plus de deux mille autres étaient brûlés.

La bibliothèque possède aujourd’hui environ quatre-vingt mille volumes bien choisis et une précieuse collection de manuscrits. Les legs qui lui ont été faits sont malheureusement assujétis à diverses conditions. D’après les vœux des donataires, certaines collections particulières ne doivent être ni déplacées, ni mêlées à d’autres collections, et certaines rentes ne peuvent être employées qu’à des achats prescrits d’avance. Ce sont autant d’obstacles pour le classement régulier des livres et les acquisitions que le temps, les progrès de la science, la direction nouvelle des études, lui prescrivent. Mais elle est dirigée avec soin, avec habileté, et s’enrichit chaque année d’une manière notable.

La bibliothèque du roi est beaucoup plus importante. Elle renferme près de quatre cent mille volumes, plusieurs manuscrits islandais d’un très grand prix, notamment les deux Edda, et vingt mille manuscrits orientaux que Niebuhr, Rask et Fuglesang ont rapportés de leurs voyages. Elle fut fondée par Frédéric III, qui travailla sans cesse à l’agrandir. Mais elle doit plus encore à la générosité de quelques particuliers qu’à la munificence des rois. Tholt, qui avait formé une bibliothèque de cent vingt mille volumes, lui légua vingt mille volumes de paléotypes ; Suhm lui légua, pour une rente annuelle de trois mille écus, sa bibliothèque, composée de cent mille volumes, et mourut un an après. Elle a recueilli en outre les collections de plusieurs savans, tels que Puffendorf, Luxdorph, Anker, Stampe. Elle était d’abord fermée au public ; mais, vers le milieu du xviiie siècle ; elle fut ouverte deux fois par semaine, et depuis 1793, elle est ouverte chaque jour pendant trois heures.

Le roi lui donne sur sa cassette 6,500 écus par an ; le gouvernement environ 2,000 écus ; 4,000 écus sont consacrés aux achats de livres, le reste aux appointemens des employés.

Il y a un premier bibliothécaire qui ne reçoit, comme je l’ai dit, que 800 écus ; un second, qui est aussi professeur, en reçoit 900 ; un troisième, 1,100 ; un secrétaire, 400 ; un garçon de salle, 300 ; un copiste 250. En tout, 3,750 écus (environ 10,500 fr.).

Le bibliothécaire actuel est M. Werlauft, à qui l’on doit plusieurs publications d’ouvrages islandais, des dissertations sur les antiquités scandinaves, et une excellente histoire de la bibliothèque.

Un de ses prédécesseurs a été Schumacher, devenu célèbre sous le nom de Griffenfeld. Ce fut lui qui rédigea, en 1660, l’acte mémorable qui consacrait le droit de succession dans la famille d’Oldenbourg et enlevait par là aux nobles le privilége d’élire leur roi. Ce fut lui qui, sous le règne de deux souverains, gouverna les affaires de Danernark. Son élévation rapide et sa chute plus rapide encore en ont fait un de ces personnages singuliers qui apparaissent dans l’histoire comme une fiction.

Il naquit à Copenhague en 1635. Son père était marchand de vins. À l’age de treize ans, il rentra à l’université. À l’âge de quinze ans, il soutint une thèse que les savans admirèrent. L’évêque Brochmann, frappé de ses rares dispositions, le fit venir chez lui et le garda. Frédéric III, qui aimait la conversation des hommes instruits, allait souvent rendre visite à Brochmann et ne dédaignait pas de s’asseoir à sa table. Là, il vit le jeune étudiant ; il se plut à causer avec lui, et lui donna de l’argent pour voyager. Schumacher voyagea pendant sept années, en Allemagne, en Hollande, en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre, visitant partout les bibliothèques, les savans, les universités, s’arrêtant partout où il trouvait un nouveau sujet d’instruction, un nouveau lien scientifique. Il avait commencé par étudier la théologie et la médecine ; il étudia ensuite la jurisprudence et la politique. Il revint, à vingt-trois ans, dans son pays, riche de science, plein d’ardeur et d’ambition. Son premier protecteur était mort, et le roi était alors si occupé de ses guerres avec la Suède, qu’il ne put arriver jusqu’à lui. Il entra comme secrétaire chez le conseiller intime Holger Vind. Un jour Vind le chargea de remettre une lettre importante au château. Schumacher au lieu de la confier au gentilhomme de service, la porta directement au roi et lui rappela qui il était. Le roi se souvint de lui avec plaisir, et, dans l’espace de quelques instans, Schumacher étala avec habileté tout ce qu’il avait vu et appris. La dépêche du conseiller intime était d’une nature grave, et Frédéric en paraissait embarrassé. Le futur ministre d’état s’offrit à y répondre et revint une demi-heure après apportant un projet de lettre qui tranchait toutes les difficultés. Le roi le nomma secrétaire de chancellerie ; puis, il lui confia les archives, la bibliothèque. Là, il allait souvent le voir et passait de longues heures à s’entretenir avec lui sur des questions de science et de politique. En 1668, il l’éleva au poste de secrétaire de cabinet, et en mourant il le recommanda à son successeur comme un homme digne d’occuper les plus hauts emplois. Sous le règne de Chrétien V, la faveur de Schumacher ne fit que s’accroître. Il devint en peu de temps ministre et ministre tout-puissant. Il fut nommé conseiller intime, chancelier, et chevalier de l’ordre de l’Éléphant. En 1672, il reçut des lettres de noblesse et changea son nom bourgeois de Schumacher (qui signifie cordonnier) contre le nom de Griffenfeld. Il exerçait non-seulement une influence presque absolue dans son pays, mais il était aimé et considéré dans les autres cours. Hoffmann rapporte que Louis XIV dit au ministre de Danemark Meiercrone : « Je ne saurais m’empêcher de vous témoigner l’estime infinie que j’ai pour le mérite du chancelier de la couronne de Danemark. Il est sans doute l’un des plus grands ministres du monde. » Griffenfeld avait auprès des puissances étrangères des émissaires particuliers qui le prévenaient de tout évènement grave, et il pouvait par là prendre ses mesures d’avance. Un jour il dit au roi : « Il arrivera ici un envoyé d’Autriche qui est chargé de telle mission ; voici ce que vous lui répondrez. » Les choses se passèrent comme il l’avait prévu, et l’envoyé disait en s’en allant : « Quel homme admirable que le roi de Danemark ! Je lui apporte une dépêche qui me semblait devoir exiger de longues négociations, et dès qu’il l’a lue, il y répond sans hésiter. »

Que Griffenfeld, ce fils de marchand de vins, devenu le favori du roi, eût des ennemis, c’est ce qu’il est facile de concevoir. Mais ils se sentaient trop faibles pour l’attaquer. Un évènement imprévu vint leur donner la force dont ils avaient besoin. La reine voulait marier Griffenfeld avec une princesse d’Augustembourg. Les démarches préliminaires étaient faites et le consentement accordé, quand tout à coup Griffenfeld devint amoureux d’une princesse de Trémouille, qui, par suite de la révocation de l’édit de Nantes, avait cherché un refuge en Danemark. Il renonça à la riche alliance que la reine lui avait proposée, et les princes d’Augustembourg, humiliés de son refus, jurèrent de se venger, et se liguèrent avec plusieurs courtisans pour le perdre. La fortune qu’il avait amassée fut un des plus puissans griefs employés contre lui. On le peignit aux yeux du roi comme un homme qui avait abusé de son pouvoir, qui avait placé ses créatures, ou distribué les fonctions publiques à prix d’argent. À force d’entendre répéter cette accusation, le roi finit par y croire, et Griffenfeld fut arrêté. On s’empara de ses papiers. On fit des perquisitions dans sa demeure, et l’on y trouva, dit la chronique, quinze tonnes d’or. Il fut jugé comme concussionnaire et criminel de lèse-majesté. Les témoignages portés contre lui ne paraissent pas avoir grande valeur. Pour prouver le crime de concussion, on fit venir un bourgmestre qui prétendait lui avoir donné 400 écus pour obtenir une place, et un prêtre qui assurait lui en avoir donné 500 pour être nommé à une cure. Pour prouver le crime de lèse-majesté, on présenta aux juges un carnet où Griffenfeld avait l’habitude de noter tout ce qui lui arrivait, et où il avait écrit. « Aujourd’hui le roi a raisonné, dans le conseil, comme un enfant. »

Après l’exposé de tous ces crimes, Griffenfeld fut condamné à mort. Chrétien V commua la sentence, et le condamna à la prison perpétuelle. Le malheureux aurait mieux aimé mourir. Il demanda à renoncer à tous ses titres, et à servir comme simple soldat dans un régiment, mais cette grace lui fut refusée. Ses ennemis le redoutaient même en prison. Plus d’une fois le roi s’était écrié : « Hélas ! que n’ai-je encore Griffenfeld ! Il comprenait mieux à lui seul les affaires de Danemark que tout mon conseil d’état réuni. » Ceux qui l’avaient perdu ne voulurent pas lui donner l’occasion de rentrer en faveur. Ils l’avaient d’abord tenu enfermé dans la citadelle de Copenhague ; ils le firent transporter à Munckholm. Après avoir passé dix-neuf ans en prison, il recouvra sa liberté, et mourut à Drontheim. Les Danois l’appellent leur Richelieu.

Il y a encore à Copenhague une autre bibliothèque publique fort intéressante, c’est celle qui a été fondée par le général Classen. On y trouve une nombreuse collection de voyages, de livres d’histoire, de géographie, de mathématiques. M. Classen, en l’abandonnant à la ville, a légué en même temps une somme assez considérable pour l’agrandir.

J’ai parlé dans ma dernière lettre du musée des antiquaires du Nord. Je dois en signaler encore deux autres. Le premier renferme les monnaies et les médailles. Il fut fondé au xviie siècle par Frédéric III. Dans l’espace d’une centaine d’années, il s’est considérablement enrichi. On y trouve aujourd’hui une collection assez curieuse de médailles grecques et romaines, et une collection fort complète de toutes les médailles et monnaies danoises, depuis les amulettes païennes et depuis les bractéates. Ce musée n’a point de revenu déterminé. Tous ses achats doivent être réglés par le roi. Mais il est placé sous la direction d’un archéologue de grand mérite qui a déjà fait beaucoup pour l’agrandir, et qui y travaille sans cesse avec un nouveau zèle. C’est M. Brœndsted, l’auteur du Voyage en Grèce, publié à Paris en 1826[8].

Le second musée, dirigé par M. Spingles, renferme des objets d’art, des pierres gravées, des antiquités scandinaves, et surtout une riche collection d’ouvrages sculptés en ivoire, la plus riche, la plus belle collection de ce genre qui existe en Europe. Ce musée doit être un jour transporté au château et réuni à celui des antiquaires du Nord.

Les voyageurs qui viennent ici dans le but de s’instruire, ne quitteront pas Copenhague sans visiter le cabinet d’histoire naturelle dont M. Reinhardt est le directeur, la collection de vases étrusques du prince Chrétien, et sa précieuse collection de coquilles et de minéraux, souvent citée par les savans. Le prince Chrétien est un des hommes les plus instruits de Danemark. Il a puissamment encouragé, dans ce pays, l’étude des sciences, et surtout des sciences naturelles.

Après avoir parlé de ces collections, je ne dois pas oublier de mentionner les diverses associations établies dans cette ville pour le progrès des sciences et de la littérature. Il y a ici une société de médecine, fondée en 1772 ; une société de littérature islandaise qui publie chaque année un recueil sous le titre de Skirnirs ; une société d’antiquaires qui publie les anciennes sagas ; une société de littérature danoise, qui a pour but d’encourager les travaux des écrivains et de faire réimprimer, quand il en est besoin, les anciens ouvrages ; une société pour la langue et l’histoire du Nord : c’est celle qui a été fondée en 1744, par Langebek, et qui rédige le Magasin Danois. Le roi donne cent écus pour la publication de chaque volume ; le reste des frais est couvert par des souscriptions particulières. Il y avait encore une société de littérature qui a distribué des prix et fait imprimer plusieurs livres, elle n’existe plus depuis près de dix années.

La première de toutes ces sociétés est l’Académie royale des sciences de Danemark. Frédéric V la fonda en 1743. Elle se compose de trente-huit membres ordinaires, et d’un nombre indéterminé de membres correspondans, parmi lesquels je remarque les noms de MM. Sylvestre de Sacy, Arago, Pardessus. M. Hauch, le grand maréchal de la cour, en est le président ; M. Carsted, le secrétaire. Elle se divise en deux sections, section des sciences, section des lettres, qui publient chacune un recueil de mémoires. En hiver, la société se rassemble tous les quinze jours. Les séances ne sont pas publiques. Elle met chaque année quatre questions au concours, et distribue quatre prix de 450 francs chacun. Les dotations qu’elle a reçues lui donnent un revenu de 18,000 francs, qui est employé à la publication des mémoires, à la distribution des prix annuels, et à des expériences de physique ou de chimie. Le gouvernement lui donne 4,000 francs par an pour la confection des cartes dont elle a la direction.

Il y a aussi à Copenhague une académie de beaux arts, une école de peinture et d’architecture. L’exposition à laquelle j’ai assisté m’a paru bien pauvre. Mais une grande gloire rayonne sur cette école : elle a produit Thorvaldsen.

Bertel Thorvaldsen est né le 19 novembre 1770. Son aïeul était pasteur en Islande. Son père vint dans sa jeunesse à Copenhague et s’y maria avec la fille d’un prêtre. Il y gagnait assez péniblement sa vie en ciselant des couronnes de fleurs, des arabesques, et au besoin des figures de nymphes pour les vaisseaux. La première chose qui frappa les regards de Bertel, quand il commença à réfléchir, ce fut un ciseau d’artiste, et quelques ouvrages qui ressemblaient à de la sculpture. Il alla fort peu de temps à l’école et n’y apprit presque rien[9]. À l’âge de onze ans, il commença à fréquenter les cours gratuits de dessin, et il ne tarda pas à s’y distinguer par son application. Il passa successivement par l’école linéaire, par l’école de bosse et de dessin. En 1787, il concourut et gagna une médaille d’argent. Il était à cette époque d’une nature excessivement calme, très sérieux, parlant peu et travaillant avec ardeur. Lorsqu’il avait une fois pris son crayon, ses camarades essayaient en vain de le distraire. Il restait la tête penchée sur son ouvrage et ne répondait à leurs questions que par des monosyllabes. Malgré les éloges qu’il avait plus d’une fois reçus, son ambition fut lente à s’éveiller. Son père voulait l’associer à ses travaux de ciseleur, et il n’avait rien à objecter à la volonté de son père. Souvent il allait lui porter à dîner sur quelque navire en construction, et tandis que le pauvre ouvrier se reposait de son labeur du matin, l’enfant prenait le ciseau et achevait de découper une fleur, ou de modeler une figure. Cependant les succès qu’il avait obtenus à l’académie avaient déjà fait quelque bruit, à en juger par une anecdote que rapporte M. Thiele[10]. Bertel s’était présenté à l’église pour être confirmé. Le prêtre le voyant assez mal habillé et fort peu instruit, ne fit d’abord pas grande attention à lui ; mais quand il eut entendu prononcer son nom, il lui demanda si c’était son frère qui avait remporté un prix à l’académie de dessin. – Non, monsieur, dit Bertel, c’est moi. — Dès ce moment le prêtre le traita avec une sorte de distinction et ne l’appela plus que monsieur Thorvaldsen.

En 1789, il gagna un second prix. Son père, le trouvant alors aussi instruit qu’il pouvait le désirer, voulait le faire sortir de l’école ; mais ses professeurs s’y opposèrent, et il consacra une partie de la journée à ses études, le reste du temps il l’employait à travailler pour sa famille. On voit encore à Copenhague plusieurs sculptures de lui qui datent de ce temps-là. L’époque du grand concours approchait. Thorvaldsen n’avait d’abord pas envie de s’y présenter. Il était retenu tout à la fois par un sentiment d’orgueil et par un sentiment de modestie. Il ne se croyait pas en effet en état de remporter le prix, et il ne voulait cependant pas avoir la honte d’échouer. Mais ses amis s’efforcèrent de vaincre ses répugnances, et pendant plusieurs mois les plus intimes ne l’abordaient jamais sans lui dire : Thorvaldsen, songe au concours.

Quand le jour solennel fut venu, le pauvre Bertel traversa, avec de grands battemens de cœur, le vestibule de l’académie. Les élèves devaient d’abord se réunir dans une salle commune pour recevoir le programme du concours, puis après se retirer chacun dans une chambre à part, pour faire leur esquisse. C’était d’après ces esquisses que les professeurs jugeaient ceux qui devaient être admis à concourir, et c’était justement là ce qui effrayait Thorvaldsen. Quand il se vit seul dans sa cellule, en face de son programme, sa frayeur redoubla, il ouvrit la porte et s’enfuit par un escalier dérobé. Au moment où il exécutait ainsi sa retraite, il fut rencontré par un professeur qui lui reprocha si éloquemment son peu de courage, que Thorvaldsen, honteux, retourna à ses crayons. Le sujet du concours était un bas-relief représentant Héliodore chassé du temple. Le jeune artiste acheva en deux heures son esquisse, et gagna la seconde médaille d’or.

En 1793, il y eut un nouveau concours. Cette fois il s’y présenta avec plus de résolution et remporta le grand prix. À ce grand prix était attaché le titre de pensionnaire de Rome et une rente de 1200 fr. pendant trois ans. Mais les fonds n’étaient pas disponibles, et Thorvaldsen les attendit trois années. Il passa ce temps à continuer ses études, à donner des leçons de dessin, et il fit quelques travaux pour le palais du roi.

Enfin, en 1796, il reçut son stipende de voyage. Il se crut alors si riche, qu’il alla trouver un de ses amis, qui aspirait aussi à devenir artiste, et lui offrit de l’emmener à Rome et de partager avec lui sa pension. Mais son ami savait mieux que lui ce que valaient quatre cents écus, et il refusa. Thorvaldsen partit le 20 mai 1796, sur une frégate qui devait faire voile pour la Méditerranée.

Ce qui était triste alors, c’était de voir sa malheureuse mère qui pleurait et s’écriait qu’elle ne reverrait jamais son fils. En partant, il lui avait fait remettre par un ami une petite boîte pleine de ducats. Mais elle la garda, en disant qu’elle n’y toucherait pas ; car un jour son pauvre Bertel pourrait en avoir besoin. Elle gardait aussi avec une sorte de sentiment religieux un vieux gilet qu’il avait porté. Souvent on l’a vue presser ce gilet sur son cœur et le baigner de larmes, en invoquant le nom de son fils bien-aimé. Elle est morte, la bonne mère, sans connaître toute la gloire de celui qu’elle avait tant pleuré.

La frégate sur laquelle était Thorvaldsen fit un long voyage. Elle s’arrêta plusieurs mois dans la mer du Nord. Elle aborda à Malaga, à Alger, à Tripoli, à Malte. À la fin Thorvaldsen n’eut pas le courage de continuer plus longtemps cette expédition maritime. Il s’embarqua sur un bateau qui allait à Naples, et arriva à Rome le 8 mars 1797.

Les premières années qu’il passa dans cette ville furent plus d’une fois traversées par d’amères inquiétudes. Toute l’Europe était alors dans un état d’agitation qui devait se faire sentir jusque dans la retraite du savant et l’atelier de l’artiste. Les grandes questions politiques étouffaient le sentiment poétique. Thorvaldsen travailla avec dévouement, avec enthousiasme, mais sans être encouragé comme il avait le droit de s’y attendre. Le terme de sa pension était expiré, et il n’avait pas encore appris à compter sur la puissance de son génie. En 1803, il venait de modeler une statue de Jason pour payer sa dette au Danemark, il avait épuisé toutes ses ressources, et il se préparait à retourner dans son pays. Il devait partir avec le statuaire Hagemann de Berlin. Déjà les malles étaient faites, le veturino attendait devant la porte, quand tout à coup Hagemann annonça qu’il ne pouvait partir, parce que son passeport n’était pas en règle. Une rencontre providentielle avait sauvé Thorvaldsen au moment où il abandonnait le concours ; une rencontre non moins heureuse le sauva une seconde fois. Le banquier Hope entra par hasard dans son atelier, aperçut la statue de Jason et en fut émerveillé. — Combien voulez-vous avoir, dit-il, pour exécuter cette statue en marbre ? — Six cents scudi, répondit le modeste artiste. — J’en donne huit cents, s’écria Hope. La somme fut immédiatement payée, et Thorvaldsen resta à Rome. C’est depuis ce temps que son génie a pris l’essor. J’ai essayé de dire quelle fut sa vie. L’avenir dira quelles furent ses œuvres.

En 1820, Thorvaldsen fit un voyage en Danemark. Il y fut reçu avec des témoignages d’affection et d’enthousiasme sans bornes C’était à qui courrait au-devant de lui ; c’était à qui pourrait le voir. Dans l’espace de vingt-cinq ans, dit son biographe, il était bien changé ; mais il avait gardé toute la fraîcheur, toute la jeunesse de ses premières affections. Son imagination ravivait tous ses souvenirs, et son cœur se dilatait à la vue des lieux où il avait vécu dans son enfance. On lui avait fait préparer une demeure et un atelier dans l’édifice de l’Académie. Quand il y entra, un homme l’attendait sous le vestibule. C’était le vieux portier qui l’avait vu venir là tant de fois. Thorvaldsen lui sauta au cou. Pendant un an il fut encensé, chanté, béni ; et quand il s’en alla, il avait une escorte comme un roi.

Depuis 1820 il est resté à Rome, mais ses compatriotes veulent le revoir. Une souscription a été ouverte en Danemark pour élever un musée où seraient placées toutes ses œuvres. Encore quelque temps, et ce monument national sera bâti, et l’on espère que Thorvaldsen viendra l’inaugurer.


X. Marmier
Copenhague, 5 décembre 1837.
  1. En 1728 et 1794. Le premier détruisit 1,640 maisons ; le second, 945 maisons et le palais de Christiansborg.
  2. En 1538, par les Suédois ; en 1807, par les Anglais.
  3. Le nom de cette ville, tel que les Danois l’écrivent, indique encore son origine première : Kiœbenhavn (port marchand). Il a conservé également sa signification en suédois, en islandais, en hollandais. Il n’en a plus aucune en allemand, en anglais, en français, en italien.
  4. Les rédacteurs du journal littéraire qui porte le litre de Maaneds Tidskrift reçoivent 9 à 10 écus par feuille de 16 pages (25 à 28 francs). Les trois rédacteurs des Archives de jurisprudence reçoivent 100 écus pour un volume de vingt feuilles. Le libraire donne à ces professeurs, pour un livre classique, 12 écus par feuille, et à un romancier aimé du public, 8 à 9 écus.
  5. Le même en Prusse : Amtsexamen.
  6. En 1577, ils furent appelés à jouer au château pour le jour de la naissance de Chrétien IV.
  7. L’écu vaut un peu moins de 3 francs.
  8. Les appointemens des employés sont ici, comme dans les autres établissemens scientifiques, fort peu élevés. Le directeur reçoit 2,400 francs ; les inspecteurs, 1,500.
  9. On raconte qu’à l’âge de dix-sept ans, se trouvant mêlé à une société de jeunes gens qui voulaient jouer la comédie, il fut obligé de renoncer au rôle qui lui avait été confié, parce qu’il ne pouvait le lire.
  10. Thorvaldsen og hans Vœrker, 4 vol. in-4o. Copenhague, 1831.