Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/II

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Alexandre CADOT (1p. 4-9).

II

Je fus pendant plusieurs jours tellement absorbé par ma douleur, que je restai complètement étranger aux objets présents à ma vue ; je suivais machinalement mes compagnons sans avoir la conscience ni de la distance ni des lieux, et je serais fort embarrassé aujourd’hui s’il me fallait parler des villes par où nous passâmes en suivant la route de Nevers.

Le premier événement qui éveilla mon attention, fut une querelle violente entre deux de mes camarades et dont je fus témoin. Le motif de cette rixe, car les deux adversaires en étaient venus aux voies de fait et échangeaient des coups de poing avec une ardeur sans pareille, était des plus futiles ; il s’agissait de quelques châtaignes que l’un des deux avait soustraites à l’autre.

— Nos camarades auraient bien, dû nous éviter ce scandale, dis-je à un jeune volontaire, spectateur comme moi de ce pugilat furieux. Quand on a l’honneur ou le malheur de porter l’uniforme, on devrait se souvenir que l’on a un sabre à son côté et ne pas se battre comme feraient deux portefaix.

— Mais, camarade, me répondit le volontaire, vous voyez bien qu’un duel est impossible entre ces deux amis.

— Pourquoi donc cela ?

— Mais parce que la hiérarchie militaire s’y oppose. Un simple tambour n’a pas le droit de croiser le fer avec un lieutenant.

— Quoi ! c’est notre tambour et notre lieutenant qui se démènent ainsi ?

— Eux-mêmes ; et c’est le tambour qui a commencé.

— Drôle de discipline ! Après tout, je ne vois pas trop qu’un échange de coups de sabre porterait plus atteinte à la discipline qu’un échange de coups de poing !

— Au fait, vous avez raison ; mais les deux champions n’ont jamais touché une arme de leur vie, et ils sont habitués aux gourmades, cela les excuse un peu.

À la suite de cette rixe honteuse, qui finit par des petits verres d’eau-de-vie que les combattants burent en trinquant, je m’informai des officiers qui nous commandaient, et voici ce que j’appris : notre capitaine, que son âge (il avait passé la quarantaine) exemptait de la réquisition, était un avocat à qui il avait toujours manqué une cause : désespérant de l’avenir et voulant se dédommager du passé, il s’était engagé parmi les volontaires, et avait parlé avec tant d’abondance le jour de l’élection, qu’on s’était vu forcé de le nommer capitaine pour lui imposer silence.

La profession de notre lieutenant, avant que les suffrages de mes camarades l’eussent appelé à ses nouvelles fonctions, celui-là même qui achevait de nous donner ce beau spectacle de pugilat avec le tambour, était celle de menuisier. Demeurant tout près de la caserne, il avait fini par retenir, avec l’intonation exigée, certains commandements de manœuvre ; il s’était donc présenté comme un grand praticien, avait été cru sur parole, et promu à l’unanimité au grade de lieutenant.

Quant à notre sous-lieutenant, c’était un jeune niais de dix-huit ans qui quittait pour la première fois la maison paternelle. La façon grotesque dont il portait ses lunettes divertissait beaucoup les volontaires qui l’avaient pris pour plastron, et s’amusaient tout le long de la journée aux dépens de sa trop grande naïveté. Il devait son épaulette à ce que son père, ancien juge-mage, était, quoique la révolution lui eût enlevé sa charge, fort aimé et estimé.

On conçoit avec de pareils officiers quelle devait être la discipline de notre détachement : la plupart du temps ; lorsque nous passions dans les bourgs, les paysans s’empressaient, et je suis forcé de reconnaître qu’ils n’avaient pas tort, de fermer leurs portes.

À Moulins, nous donnâmes aux habitants de la ville un spectacle singulier, qu’ils n’oublièrent probablement pas de sitôt : nous voulûmes faire l’exercice.

Je ne puis me rappeler sans rire l’incroyable confusion qui suivit ce malheureux essai : ce fut un pêle-mêle à ne pas s’y reconnaître ; le grotesque atteignit jusqu’au sublime.

— Capitaine, dis-je le soir même de ce jour à notre commandant en chef, j’ai bien peur, quand nous sous trouverons en face de l’ennemi, que nous fassions une triste figure.

— Citoyen, me répondit-il avec dignité, votre propos, prenez-y garde, est séditieux, Sachez que des démocrates ne peuvent jamais être vaincus.

Le lendemain de notre déplorable essai guerrier, arriva par bonheur dans la ville un représentant du peuple suivi d’un bataillon de la Côte-d’Or. Ce représentant, chargé de l’organisation des troupes, nous amalgama, sans entrer dans aucune explication, parmi les hommes de son bataillon.

Notre capitaine, furieux de la perte de ses épaulettes, nous fit d’un air maussade et brusque ses adieux et s’en retourna chez lui.

Quant à moi, grâce à cet heureux privilége que possède la jeunesse d’oublier vite le passé et de se mettre de suite à la hauteur du présent, je me trouvai tout fier d’être incorporé parmi les grenadiers d’un corps régulier, et je commençai à penser que la vie militaire pourrait bien ne pas être une aussi triste chose que je me l’étais imaginé jusqu’alors. Je laissai voir la bonne volonté et le zèle nouveau qui m’animaient avec tant d’abandon et de franchise, que mes camarades y furent sensibles et que peu de jours après ils me nommèrent caporal. J’eus alors sous mes ordres mes deux anciens officiers, c’est-à-dire mon lieutenant et mon sous-lieutenant, le menuisier tacticien et le fils du juge.

Ce fut ainsi que, par un décret de deux lignes, vingt mille officiers et plus de cent mille sous-officiers redevinrent simples soldats. Une pareille opération, d’ailleurs bonne et nécessaire, ne pouvait être faite que dans une armée de jeunes miliciens, qu’en l’an II de la République, et que par le Comité de salut public.

En arrivant à Lyon, je fus envoyé, avec un billet de logement, chez une marchande de tabac et de papier timbré, qui me reçut tellement bien, que je renonçai, comme c’était d’abord mon intention, à aller à l’hôtel.

J’employai les huit jours que je restai à Lyon, à prendre des leçons particulières d’exercice d’un vieux soldat ; ces leçons me mirent à même de porter un fusil d’une façon convenable et me débarrassèrent de ma gaucherie de conscrit. Au reste, ce ne fut pas sans plaisir que j’abandonnai la seconde ville de France, car Lyon présentait alors le plus triste aspect qu’il soit possible d’imaginer ; partout on ne voyait que décombres, carmagnoles, moustaches formidables, placards et fusils ; un silence de mort, interrompu seulement par les sons du tambour, planait sur la malheureuse cité.

La première halte que nous fîmes après notre sortie de Lyon fut, si je ne me trompe, à un village nommé Saint-Priest. Accablé par la chaleur, nous étions alors au mois de septembre, je m’empressai, une fois que nous eûmes rompu les rangs, d’entrer dans un cabaret : plusieurs de mes camarades s’y trouvaient déjà attablés et discutaient vivement entre eux.

— Oui, citoyens, je dis, je répète, et malheur au gredin qui oserait me contredire, que tous les malheurs de la France ont été produits par l’immoralité de son clergé, s’écriait avec violence un grenadier ; je dis et je répète que la République a commis une grande faute en permettant aux calottins assermentés de rester en France. On eût dû les égorger tous sans pitié.

— Tous, c’est beaucoup, citoyen, répondit tranquillement un autre soldat, en vidant son verre.

— C’est beaucoup, dites-vous, camarade, reprit le grenadier d’un air furieux ; eh bien ! je trouve, moi, que ce n’est pas encore assez. Il fallait les brûler à petit feu, de façon à leur infliger plusieurs morts par la souffrance.

— Définitivement, citoyen, je vois que tu es enragé contre les gens d’Église.

— C’est le mot ! Calottins, bedeaux et sacristains, tout ça c’est canaille et voleurs ! Mais on dirait, Dieu me damne ! camarade, que tu oses prendre leur défense…

— Pourquoi pas ? répondit le soldat avec un flegme parfait, il y a des honnêtes gens dans toutes les classes de la société.

— Des prêtres honnêtes…

— Certes ! j’en ai même connu beaucoup qui étaient fort vertueux.

— Veux-tu te taire, misérable stipendié ! s’écria le grenadier d’un ton menaçant ; si tu ajoutes un mot de plus, je te plonge mon sabre dans la gorge !

— Je ne veux pas me taire, parce que contredire un imbécile m’amuse, et ton sabre rouillé me fait médiocrement peur ! répondit, toujours avec le même sang-froid qu’il avait montré jusqu’alors, le défenseur du clergé.

— Alors, canaille, c’en est fait de toi ! s’écria le grenadier, qui, dégainant son sabre, se précipita vers son contradicteur.

Voyant que personne ne semblait disposé à s’opposer à cet assassinat, j’allais m’élancer entre les deux adversaires lorsque le soldat, esquivant d’abord adroitement par un saut de côté le coup qui le menaçait, se jeta ensuite avec une telle impétuosité sur le grenadier, qu’avant que ce dernier eût le temps de se servir de son arme, il put le saisir entre ses bras.

— Holà ! citoyens, retirez-vous de devant la porte, je vous prie, dit-il alors d’une voix qui ne décelait aucune émotion ; voici un camarade que la fureur étouffe, et qui éprouve le besoin de prendre un peu l’air.

Aussitôt, et avec une forge surhumaine, le soldat lança le grenadier en dehors du cabaret, à une distance de plus de quinze pas.

— Voilà qui est fait ! dit-il alors en revenant reprendre à la table la place qu’il occupait.

La force brutale en impose toujours tellement aux esprits grossiers que tous les rieurs se mirent du côté du vainqueur, qui, s’il eût été vaincu, eût passé, j’en suis persuadé, un terrible quart d’heure.

Celui-ci acheva de boire à petites gorgées son verre de vin, puis se levant ensuite et nous regardant bien en face :

— Citoyens et camarades, nous dit-il, ne prenez pas, je vous en prie, en mauvaise part, et mes paroles et mon petit mouvement de vivacité. Depuis près de quatre ans que je sers avec vous, je crois avoir fait mes preuves de courage et de civisme ; excusez-moi donc d’être sorti pour un moment de ma douceur habituelle de caractère. Mais je n’aime pas les fiers-à-bras ; et là, franchement, la conduite de ce grenadier méritait bien une légère leçon.

Inutile d’ajouter que ces explications furent accueillies avec une grande faveur par fous ceux qui se trouvaient dans le cabaret ; pas une voix ne s’éleva en faveur du vaincu.

Cet incident terminé, chacun se mit à boire ou à causer de son côté, et on ne s’occupa plus davantage de l’hercule.

— Citoyen, me dit-il alors en avançant son verre pour trinquer avec moi, j’ai remarqué le mouvement que vous avez fait tout à l’heure pour venir à mon secours, je vous prie d’agréer toute l’expression de ma reconnaissance…

— Vous n’aviez certes pas besoin d’être secouru, lui répondis-je en souriant, mais puisque vous revenez sur cet événement et que personne ne nous écoute, puis-je vous demander pourquoi vous avez pris avec tant de chaleur, — ce qui du reste m’a causé un vif plaisir, — la défense du clergé ?

Le soldat me regarda un moment, et satisfait sans doute du résultat de son examen :

— J’ai pris la défense du clergé, me répondit-il en baissant la voix, par un reste d’habitude !… Vous voyez en moi un ancien dominicain !…

En remarquant l’étonnement que me causa cet aveu, le soldat se mit à sourire.

— Par le temps des métamorphoses qui court, continua-t-il, vous avez tort d’être surpris de voir un ancien moine affublé d’un mousquet et d’une giberne, car nous assistons tous les jours à des spectacles tellement étranges que les choses bizarres et imprévues sont les seules auxquelles on doive s’attendre aujourd’hui… Au reste, mon histoire n’a rien de bien extraordinaire.

— N’importe, je vous avoue que je serais heureux que vous vouliez bien me la raconter.

— Je ne demande pas mieux ; quelques mots me suffiront, En l’an de Notre-Seigneur 1788, le couvent des dominicains de Clermont-Ferrand, capitale de la province d’Auvergne, où j’étais premier frère, voulut faire revivre pour la dernière fois l’ancien droit de quêter, dont avait jadis été investi cet ordre, et je reçus la mission de me mettre en campagne.

Personne ne mettait en doute le succès de ma tournée, et chacun se réjouissait d’avance des petits profits qu’elle devait nous procurer, profits, soit dit en passant, d’autant plus agréables que nous n’avions pas à en rendre compte au district ; mais, hélas ! nous avions compté sans la perfidie de nos voisins les capucins, qui, instruits du dessein de nos frères, s’empressèrent de faire prendre l’avance à leurs quêteurs.

Ces misérables ne bornèrent pas à cet envoi leur méchanceté : ils ordonnèrent à leurs émissaires d’insinuer adroitement dans les campagnes aux paysans, que saint Dominique, devenu trop riche, était tombé en disgrâce au ciel, et que son intervention manquait complètement d’influence. Le résultat de cette manœuvre déloyale fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire que mes besaces restèrent d’un vide désespérant ; je ne me sentais pas de colère.

Le diable, qui probablement tenait à utiliser la mauvaise disposition d’esprit dans laquelle je me trouvais, me fit, sur ces entrefaites, me rencontrer dans un château avec un des quêteurs des capucins. Je dois me rendre cette justice, que je fus d’une courtoisie extrême avec mon rival ; mais le malheureux, enivré par ses succès et ses triomphes, ne sut pas conserver une attitude convenable vis-à-vis de moi, il commença d’abord par me plaisanter sans ménagement sur le discrédit de saint Dominique, eut l’air ensuite de s’apitoyer sur la fatigue que devait me causer le transport de mes besaces et finit enfin, en voyant que j’acceptais, sans y riposter, ses sarcasmes, par tomber dans la plus grande grossièreté. Que vous dirai-je de plus ? ce qui devait arriver arriva, c’est-à-dire que vint un moment où, exaspéré par les rires stupides et insultants de la valetaille, qui assistait à mon exécution et s’en réjouissait outre mesure, je ne fus plus maître de la fureur qui grondait en moi. D’un seul coup de poing j’abattis à mes pieds mon rival.

Je suis encore à me demander aujourd’hui si j’ai eu le malheur, — ce qui, à vous parler franchement, me paraît chose assez probable, — de le tuer pour tout de bon. Quoi qu’il en soit, mon exploit accompli, je m’empressai de prendre la fuite et de regagner mon couvent, où mes confrères me reçurent avec transport et m’assurèrent que ma conduite me faisait le plus grand honneur.

Malheureusement la justice ne partagea pas cette opinion, et une nuit que je dormais du sommeil du juste, la maréchaussée envahit notre couvent : je fis un paquet de tous les objets qui me tombèrent sous la main, et je m’enfuis par une issue connue de moi seul.

Je me réfugiai d’abord du coté de Lamarche, pays pauvre et inconnu, où l’on ne songea pas à me poursuivre ; puis, peu de temps après, les ordres ayant été abolis, et la faim commençant à se faire sentir, je m’engageai comme simple soldat. Voilà, citoyen, mon histoire.

Ce récit, du temps passé, — car le siècle avait marché si vite, pendant les dernières années, que la suppression des couvents me semblait alors un événement fort ancien, — ce récit, dis-je, me divertit et me donna l’idée de me faire un camarade de l’ex-dominicain qui, au demeurant, me parut être assez bon diable.

— Ma foi, lui dis-je, à présent que nous nous connaissons, si vous voulez, nous deviendrons amis… L’isolement dans lequel je me trouve me pèse, et je ne serai pas fâché d’avoir un camarade.

— Avec plaisir, citoyen, me répondit-il en me tendant la main ; topez là ! Je me nomme Anselme. Entre nous, maintenant, c’est à la vie à la mort !

Il fut décidé entre Anselme et moi que nous prierions le commandant de notre bataillon de nous mettre tous les deux dans la même compagnie, et que, autant que faire se pourrait, nous prendrions des billets de logement de façon à nous trouver le plus possible ensemble.

Nous étions en train de vider une bouteille de vin vieux que j’avais fait apporter pour cimenter notre récente camaraderie, lorsque le son des tambours qui battaient le rappel nous força d’abandonner la table et nous conduisit dans la grande rue de Saint-Priest ; c’était une communication que notre commandant avait à nous faire.

Il s’agissait d’envoyer un détachement dans les montagnes du Forez, principalement dans le village de Chevrières, pour atteindre les insoumis à la loi de la réquisitions.

Comme notre bataillon était alors exténué par les marches forcées qu’il avait eu à subir et que presque toutes les compagnies comptaient dans leurs rangs un assez grand nombre de malades, le commandant demanda cinquante hommes de bonne volonté pour cette pénible et patriotique mission, avec promesse d’inscrire leurs noms dans le bulletin.

Anselme fut le premier à se présenter, et je me hâtai de suivre son exemple.

— Pourquoi donc, camarade, lui dis-je, lorsqu’une demi-heure plus tard notre petit détachement se trouva au complet, avez-vous montré un tel empressement à faire partie de la colonne expéditionnaire que l’on envoie dans les montagnes du Forez ? Si je ne me trompe, notre mission n’a rien de bien agréable en elle-même : persécuter, poursuivre et arrêter de pauvres diables, qui préfèrent travailler la terre et nourrir leurs parents, à aller se faire tuer sans savoir ni pour qui, ni pour quoi, à la frontière, est un passe-temps qui ne me sourit que fort médiocrement.

— Je me suis offert, répondit Anselme, d’abord parce que j’aime beaucoup mieux faire partie d’un petit détachement isolé que de suivre une colonne…

— Et cela pour quelle raison ?

— Mais, par la raison que les colonnes affamant les pays par où elles passent, sont précédées ordinairement par la terreur, de sorte que chacun se sauvant, ou cachant ses provisions, elles meurent à moitié de faim, tandis que les hommes d’un petit détachement sont nourris, choyés et hébergés par les paysans, qui tous, plus ou moins, possèdent quelque parent réfractaire, et tiennent à se mettre au mieux dans les bonnes grâces de ceux entre les mains de qui ces parents pourraient tomber.

— Je comprends. Votre acte de bonne volonté, qui vaudra l’insertion de votre nom au bulletin, est tout bonnement un acte de gourmandise.

— Et d’humanité aussi, car quoique je ne vaille pas grand’chose, je suis heureux cependant toutes les fois que ma position me met à même de rendre service à mes semblables. Or, dans la mission dont nous sommes chargés, il y a vingt à parier contre un que je trouverai l’occasion d’être utile à quelque pauvre diable.

— Anselme, répondis-je en lui serrant cordialement la main, je vois que nous sommes faits pour nous entendre. Allons achever notre bouteille de vin.

Nous étions attablés de nouveau dans le cabaret, et nous causions de notre expédition prochaine, lorsqu’un individu dont le costume annonçait un habitant des montagnes, et qui, la tête appuyée sur ses mains et ses mains sur la table, semblait dormir d’un profond sommeil, se réveilla tout à coup, et s’adressant à nous avec, un accent des plus prononcés :

— Ne parlez-vous pas du Forez, citoyens militaires ? nous dit-il.

— Oui, nous en parlons, lui répondis-je assez étonné de cette question. Mais que t’importe !

— À moi ! rien, citoyen soldat. Seulement, comme je suis du pays, j’ai pensé que vous ne seriez pas fâchés d’avoir quelques renseignements : voilà pourquoi j’ai pris la liberté de me mêler à votre conversation…

— Il paraît, l’ami, que tu as le sommeil léger ! dit Anselme en regardant fixement le montagnard.

— Je ne dormais point, citoyen soldat ! Je pensais comme ça à un procès qui me tourmente et pour lequel je me rends à Lyon, répondit le paysan qui ne parut nullement troublé de l’observation de mon camarade.

— Et quels sont les renseignements que tu as à nous donner ?

— Dame, citoyens, c’est à vous à m’interroger. Je ne puis pas deviner, moi, quels sont vos désirs et vos goûts. Je suis un garçon simple d’esprit et qui ne brille pas, dit-on, par son intelligence. Interrogez-moi, et je ferai en sorte de vous satisfaire de mon mieux. À défaut de perspicacité, j’ai du moins de la rondeur et de la franchise.

— Perspicacité, rondeur, briller par son intelligence ! répéta Anselme en me lançant un regard à la dérobée, pour m’avertir de me tenir sur mes gardes ; voilà, l’ami, des expressions qui ne sentent pas la montagne.

— Je ne vous comprends point ! dit le paysan en riant d’un air hébété, faut croire que vous êtes un savant et que vous me parlez de choses au-dessus de ma portée.

À cette réponse, j’examinai avec plus d’attention notre étrange interlocuteur : à l’assurance affectée de son maintien, à son rire de mauvais aloi, à ses gestes brusques et saccadés, qui dénotaient une émotion intérieure et comprimée, je me convainquis que sa position sociale n’était nullement celle qu’il affichait, et qu’évidemment il était travesti et jouait un rôle.

— Quelle est votre profession, l’ami ? lui demandai-je.

— Je suis de ceux qui nourrissent les riches et qui pourtant manquent eux-mêmes, la plupart du temps, de pain, — me répondit-il, — je suis un laboureur.

— Oh ! qui travaillent pour les riches c’est une façon de parler, continuai-je en riant ; vous voulez dire qui font travailler ; car vous m’avez l’air d’un bon vivant, et je crois que vous êtes plus souvent placé devant une table bien servie qu’attelé à votre charrue.

— Vous vous trompez, citoyen, je suis non un fermier, mais un pauvre garçon laboureur qui vend les sueurs de son corps pour un vil et insignifiant salaire…

— Vraiment ! Eh bien là, franchement, à la finesse et à la blancheur de vos mains on ne se douterait pas que vous êtes un conducteur de charrue, — lui répondis-je en le regardant fixement entre les yeux.

— Farceur ! s’écria le paysan en affectant de rire aux éclats, tandis qu’une vive rougeur empourprait son visage, vous voulez vous gausser de moi ! Mais dites-moi donc, vous qui êtes savant, comment faut-il que je fasse pour engager mon procès ? Voici la chose en deux mots : j’ai dans le temps acheté une vache que je devais payer…

— Anselme, dis-je en interrompant le prétendu paysan dans le récit de son prétendu procès, car le travestissement de l’inconnu était une chose qui ne faisait plus doute pour moi, — voici quatre heures qui sonnent, et j’entends mes camarades qui arrivent, fidèles à notre rendez-vous ! Je ne sais, mais j’ai idée que nous allons rire… Va donc les recevoir.

Anselme me comprit à demi-mot, ce qui me donna une fort bonne idée de son intelligence, et prenant son fusil, il fut se placer devant la porte.

Quant à moi, me levant aussitôt de dessus le banc où j’étais assis, je me mis devant la fenêtre du cabaret qui donnait de plain-pied sur la rue. Cette porte et cette fenêtre étaient les seules issues pur où l’on pût sortir de la pièce où nous nous trouvions.

— Puisque vous ne voulez plus causer, à revoir, citoyens, — nous dit alors l’inconnu, qui, se levant à son tour, se dirigea tranquillement, et les mains dans ses poches, vers la porte.

— Fâché de vous retenir, aimable convive ! s’écria Anselme en le mettant rapidement en joue ; mais votre conversation est si agréable que je tiens à en faire jouir mes camarades. Ah ! restez tranquille, je vous en prie, et laissez retomber ces pistolets dont j’aperçois la crosse sortir à travers les fentes de vos poches… ou sans cela !… Vous savez le proverbe : « Il vaut mieux tuer le Diable que le Diable vous tue. »

— Ne craigniez rien, monsieur, dit alors le paysan, je ne résisterai pas. J’ai maladroitement engagé la partie et j’ai perdu, voilà ! Relevez votre fusil, je suis un homme loyal, qui n’a jamais contesté une dette de jeu. Ma tête vous appartient.

Il y avait un tel accent de résignation et de dignité tout à la fois dans la façon dont l’étranger prononça ces paroles que, malgré moi, je me sentis ému.

— Citoyen, lui répondis-je, nous sommes des soldats, et non des délateurs ; notre rôle, et J’avoue que j’en suis fier, est de combattre à la frontière les ennemis de la République, de mourir en la défendant, mais nullement de pourvoir de victimes les bourreaux.

Si nous avons usé d’un semblant de violence à votre égard, c’est que nous vous avons pris pour un espion et que nous avons craint que vous n’essayiez de tirer parti, pour nous perdre, de nos propos immodérés. La frayeur que vous venez de montrer, en croyant que nous allions vous livrer, ne nous laissant aucun soupçon à cet égard, nous ne vous retenons plus ; vous êtes libre de vous retirer.

L’inconnu m’écouta en silence, mais bientôt des larmes jaillirent de ses yeux, et son émotion fut telle qu’il dut appuyer sa main sur son cœur.

— Ah, messieurs ! s"écria-t-il enfin en prenant dans les siennes la main d’Anselme et la mienne, qu’il serra avec effusion, si tous les républicains agissaient corme vous, je ne serais pas aujourd’hui caché sous des habits de paysan et errant dans la montagne !

Vous compteriez un homme de plus dans vos rangs, et un homme qui présenterait gaîment sa poitrine aux balles de l’étranger… Mais hélas !… merci, messieurs, merci ! Puissé-je être un jour à même de reconnaître votre générosité. Et qui sait ? Vous allez dans les montagnes du Forez, l’heure n’est peut-être pas si éloignée où il me sera permis de payer ma dette de reconnaissance !… Au revoir.

L’inconnu, après nous avoir de nouveau serré les mains, se dirigeait vers la porte, lorsqu’Anselme de retint :

— Citoyen, lui dit-il, croyez-vous donc, que dans les montagnes du Forez…

— Ah ! pardon, monsieur, dit doucement l’inconnu en interrompant mon camarade, permettez-moi de vous faire observer qu’une seule question de vous gâterait votre bonne action.

— Au fait, c’est juste, et vous avez raison, citoyen, — dit Anselme, — je n’ai pas, moi, de droit de vous interroger : bon voyage et que Dieu vous protége !

Après le départ du prétendu et mystérieux paysan, nous gardâmes pendant un moment, Anselme et moi, le silence. Je crois que nous étions tous les deux plus émus que nous ne voulions nous l’avouer ; enfin mon camarade partit d’un grand éclat de rire.

— Quel est donc le motif de votre gaîté ? lui demandai-je.

— Je ris, me répondit-il, en songeant à la bizarrerie que présentent souvent les destinées humaines ; il y a deux heures à peine, vous et moi, nous ne nous connaissions point, et voilà qu’à présent, nous sommes liés d’une étroite amitié, et que nous venons de mériter la guillotine ensemble.

— Le fait est qu’il y a mille à parier contre un que nous avons sauvé un émigré.

— Vous repentiriez-vous de ce que vous avez fait ?

— Loin de là, je suis prêt, au contraire, à recommencer. Seulement, je ne crois pas qu’il nous serait bien profitable de raconter cette aventure au premier venu.

— Oh ! quant à moi, ne craignez rien ; les gens qui ont été attachés à l’Église savent mieux que personne au monde garder un secret.

Le lendemain de cette conversation, le détachement dont je faisais partie, avee Anselme, se mit en marche au point du jour ; le chef commandant notre expédition était un vieux capitaine qui, d’après ce que m’apprit mon camarade, ne brillait pas par son humanité et trouvait son plaisir dans les souffrances d’autrui.

Quoique la distance que nous eûmes à parcourir ne fût pas très-grande, les routes étaient si abominablement mauvaises, que nous mîmes trois jours entiers à atteindre le village de Chevrières, le point central de nos opérations.

Je n’ai jamais vu un site plus sauvage, plus agreste et plus pittoresque que celui de Chevrières : situé aux pieds d’immenses rochers aux formes fantastiques et bizarres, éloigné de toute habitation, et enveloppé sous le vert manteau de grandes forêts, ce village ressemble à une oasis perdue au milieu des déserts.

— Voilà une position géologique qui doit donner à réfléchir à notre capitaine, et qui pourrait bien compliquer sa mission, dis-je à Anselme. Il me semble impossible que les habitants de ce village ne soient pas des hommes rudes et indépendants ; la nature âpre et sauvage qu’ils ont sans cesse devant les yeux doit influer sur leur caractère ; j’ai bien peur que nous ne soyons venus nous heurter contre des volontés de granit.

— Ma foi, camarade, à vous parler franchement, cela m’est on ne peut plus égal : que je parvienne à me procurer un lit passable et une table suffisamment garnie, voilà tout ce que je demande. La réussite de notre mission me touche peu.

Environ une lieue avant d’arriver à Chevrières, nous trouvâmes un vieillard qui, une faucille sur son épaule, se rendait à ses travaux ; notre capitaine l’appela aussitôt.

— Citoyen, lui dit-il, voici plus de deux heures que du sommet d’une hauteur nous avons aperçu le village de Chevrières, et cependant il me paraît que nous ne sommes pas encore près d’arriver, car tu es le premier habitant que je rencontre. Dis-moi, — car, grâce à tous ces maudits sentiers à peine tracés, et qui se croisent en tous sens ; on ne sait plus où se diriger, — faisons-nous bonne route ?

— Oui, citoyen, répondit le vieillard avec un accent montagnard très-prononcé et en se disposant à poursuivre son chemin, mais notre commandant le retint et continuant ses questions :

— Tu es de Chevrières, n’est-ce pas ? Eh bien, je t’apprendrai que ton village est fort mal noté dans les papiers de la République ; on prétend qu’il sert de refuge à tous les insoumis à la réquisition, que c’est un vrai nid de conspirateurs ; voyons, réponds-moi franchement la vérité et n’essaye pas de m’en imposer, car cela pourrait te coûter cher : ces accusations sont-elles fondées ?

— Ah ! ce sont-à de vilains mensonges, mon bon officier, s’écria le vieillard, dans un patois que je dois traduire ici pour l’intelligence du lecteur, et que nous eûmes beaucoup de mal à comprendre ; tous les jeunes gens de Chevrières sont partis pour l’armée et versent en ce moment leur sang pour la République. Les jeunes filles sont dans la désolation, et les vieillards comme moi se voient obligés, à défaut des bras vigoureux de leurs enfants, d’aller travailler à la terre ! Cela ne fait rien, l’idée que nous possédons enfin la République soutient nos forces, nous empêche de nous plaindre et ranime notre courage.

— Je ne te retiens plus, tu peux continuer ton chemin ; mais malheur à toi si tu as voulu me tromper !

Le vieillard s’empressa de profiter de la permission qui lui était accordée, et d’un pas rapide, vu son grand âge, il disparut bientôt entre les rochers, dans une direction opposée à celle que nous suivions.

— N’avez-vous pas remarqué, camarade, dis-je à Anselme, l’air narquois avec lequel ce villageois à répondu aux questions de notre capitaine., Je ne sais si je suis en ce moment le jouet de mon imagination, mais il me semble qu’il règne dans ces parages-ci un silence étrange et qui n’est pas naturel.

— Ne voudriez-vous pas, me répondit Anselme en riant, que des nymphes sortissent de ces rochers pour venir nous saluer à notre passage ?

— Je ne suis pas aussi exigeant, mais je trouve que, quelque dépeuplé qu’ait été par la réquisition le village de Chevrières, nous aurions déjà dû rencontrer au moins des pâtres et des laboureurs ?

— Écoutez le son d’une trompe, que répercute au loin l’écho des montagnes. Voilà qui anime le paysage, et répond avec un heureux à-propos à votre désir.

— Non, Anselme, vous vous trompez, m’écriai-je, après m’être arrêté un moment pour écouter avec plus d’attention les sons mélancoliques et lugubres flottant dans l’espace, l’écho n’est pour rien dans ces répétitions… car, remarquez-le, la même note ne se reproduit pas d’une façon parfaitement identique.

— Que concluez-vous de là, grand inquisiteur ?

— Ces variantes prouvent que des musiciens invisibles et nombreux sont disséminés sur les sommets des montagnes qui nous entourent…

— C’est possible ; mais, je vous le répète ; que concluez-vous de là ?

— Le sais-je ? Je constate un fait qui me semble assez extraordinaire, et pas autre chose.

— Je regrette vraiment, cher ami, que votre imagination vous fasse défaut, car vous venez de commencer un roman qui promettait d’être plein d’intérêt. Voulez-vous permettre que j’essaye de vous aider ? Ces sons de trompe proviennent d’espions cachés qui avertissent les insoumis de notre approche, afin que ceux-ci puissent regagner les souterrains qui, dans les moments critiques, leur servent de refuge ! Que pensez-vous de cette explication ?

— Je pense, Anselme, que vous venez peut-être de dire la vérité, sans vous en douter et en plaisantant. Oui, plus j’y réfléchis, et plus cette explication me paraît plausible.

— J’admire votre sérieux, Monteil ! s’écria Anselme en éclatant de rire ; vraiment, je vous conseille d’abandonner, dès que vous le pourrez, le fusil pour la plume. Vous me semblez tout à fait organisé pour devenir un auteur.