Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/I

La bibliothèque libre.
Alexandre CADOT (2p. 7-9).

DEUXIÈME PARTIE

SŒUR AGATHE.

I

Anselme avait terminé son récit depuis près d’une demi-heure, et nous marchions à côté l’un de l’autre, gardant chacun le silence et livrés à nos réflexions, lorsque plusieurs coups de fusil, tirés à peu de pas de nous, nous firent lever la tête.

Nous aperçûmes une troupe de gens déguenillés qui s’excitaient par leurs cris à poursuivre un jeune homme qui fuyait devant eux.

L’inconnu que l’on chassait ainsi, comme si c’eût été une bête fauve, courait avec une rapidité presque fabuleuse ; franchissant, avec la légèreté d’un daim, les haies et les fossés qui se trouvaient sur son passage, il gagnait à vue d’œil du terrain sur ses ennemis, et il était évident que si une balle ne l’atteignait, il ne devait pas tarder à leur échapper.

En effet, profitant d’un bois situé dans la direction qu’il suivait, et dans lequel il se jeta à corps perdu, il disparut bientôt à nos regards.

Cette scène s’était passée si promptement, que nous n’avions pas eu le temps, Anselme et moi, de nous communiquer nos observations, lorsque les gens déguenillés, qui poursuivaient le jeune homme, ayant renoncé à l’atteindre, revinrent près de nous.

— Pourquoi donc traquiez-vous ainsi cet homme, citoyen, demandai-je à l’un des deux en l’arrêtant au passage.

— Ah ! le misérable ! me répondit-il, c’est un fédéraliste qui conspire avec l’étranger, et qui a juré d’incendier la ville de Grasse.

— Et vous, citoyen, qui êtes-vous donc ?

— Moi, je suis un garde national !

— Je parierais ma tête, — me dit Anselme lorsque les gardes nationaux se furent éloignés, — que ce malheureux qu’ils avaient pris pour cible est tout aussi innocent de la conspiration dont on l’accuse, que nous le sommes toi et moi.

— Qui te fait penser cela, Anselme ?

— Parbleu ! l’expérience. En temps de révolution, ce sont toujours les conspirateurs qui poursuivent les gens honnêtes, et non pas les gens honnêtes qui poursuivent les conspirateurs.

— Le fait est que cela se voit assez souvent.

Il était près de cinq heures lorsque nous arrivâmes à Grasse.

Notre entrée dans la ville fût loin d’être triomphante, car les hommes de notre bataillon étaient pour la plupart dans un tel état de maladie ou de dénuement, que nous ressemblions plutôt à des mendiants et à des pensionnaires d’hôpitaux qu’à des soldats.

Le lendemain, lorsque nous dûmes nous remettre en route, personne ne se présenta à l’appel, et le commandant se vit contraint à remettre au lendemain le départ.

Abattus par les souffrances, les privations ; exaspérés par la misère qu’ils avaient endurée, nos hommes se mirent alors en révolte complète et déclarèrent que puisqu’ils étaient des volontaires, ils refusaient d’aller en avant.

Notre commandant n’ayant aucun moyen de se faire obéir, dut, pour sortir de la position difficile dans laquelle le plaçait cette espèce de rébellion, recourir au Directoire du district.

Le Directoire du district après une enquête fort sommaire, qui lui servit à sauvegarder sa dignité en l’empêchant de paraître céder à la menace, déclara qu’en effet l’état du bataillon était tel qu’il ne pouvait continuer sa route ; que provisoirement nous resterions à Grasse, en attendant que les représentants pussent donner l’ordre de nous faire expédier les effets d’habillement et d’équipement dont nous avions un absolu besoin.

Cette décision fut, quant à moi, d’autant plus agréable, que l’hôte chez lequel je me trouvais depuis la veille m’avait admirablement accueilli et me plaisait beaucoup.

C’était un parfumeur, célibataire, âgé au plus de trente ans, et doué, du moins il m’avait semblé tel à la première vue, de beaucoup d’esprit : il se nommait Verdier.

— Je suis charmé, citoyen, me dit-il lorsqu’il me vit revenir chez lui, de la décision prise par le Directoire du district, décision qui me permet de vous garder plus longtemps ; il me semble que nous devons sympathiser ! Pas de remerciements et pas de compliments, je vous en conjure. Je suis un garçon tout franc, un peu brouillon, très-bavard, mais ayant bon cœur et aimant à rire. Votre société, car il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir que vous n’êtes pas un fanatique et qu’on peut causer avec vous, m’offrira une grande ressource : je m’ennuie à mourir…

— Vous me semblez cependant doué d’un caractère assez gai…

— Très-gai ; c’est vrai : mais vous comprendrez que quand on ne voit toute la journée que des gens qui tremblent ou qui veulent faire trembler, le soir venu on soit dégoûté de l’espèce humaine : or, c’est ce qui m’arrive…

— Vous n’êtes donc pas républicain ?

— Moi ? le sais-je. Oh ! ne croyez pas que ce soit la méfiance qui me fasse vous répondre d’une façon aussi évasive !… Je ne sais pas au juste, je vous le répète, ce que je suis…

— Voilà un aveu qui me semble assez naïf.

— Mon Dieu, il ne prouve qu’une chose, c’est que je suis plus franc que le reste des hommes.

Depuis cette conversation, nous eûmes, Verdier et moi, le bon sens de ne plus jamais parler politique ; je prie le lecteur de croire que nos causeries du soir n’en furent pas moins agréables pour cela.

Il y avait une semaine passée que le bataillon se reposait à Grasse, lorsqu’un matin, ne sachant que faire, je pris un fusil de munition, et le chargeant avec de la cendrée, je m’en fus parcourir les champs avec l’intention de tuer quelques oiseaux.

Il était près de deux heures de l’après-midi, et je songeais déjà à retourner en ville, lorsque j’aperçus de fort belles ruines qui surmontaient une colline assez haute et escarpée, située à peu près à un quart de lieue de l’endroit où je me trouvais.

Un laboureur, qui travaillait dans les environs et que j’interrogeai, m’apprit que ces ruines avaient été autrefois une maison de Templiers ; je résolus de les visiter.

Parvenu aux pieds de ces murs épais, qui avaient dû subir le choc de tant d’assauts, et que le temps seul avait pu détruire, je m’assis sur une pierre, et je me mis à contempler les hauts et anciens donjons de l’antique château, en me représentant les scènes animées, joyeuses ou sanglantes dont ils avaient dû être les témoins.

Saisi peu à peu par le charme que me présentait cette évocation du passé, je me laissai aller à une rêverie qui m’absorba tellement que j’oubliai bientôt et l’heure de mon repas qui allait sonner, et la distance qu’il me restait à franchir pour aller à Grasse.

J’ignore combien de temps eût duré cette rêverie, si une voix dure et impérieuse qui retentit tout à coup derrière moi, ne fut venue m’en arracher.

Je me retournai vivement, et que le lecteur juge de la surprise que je dus éprouver lorsque j’aperçus deux hommes, l’un jeune et l’autre assez âgé, du moins à en juger par leur contenance, dont le visage était recouvert par un bandeau d’un léger taffetas noir qui voilait entièrement leurs traits.

Mon étonnement ne tarda pas à faire place à la crainte, quand en voulant saisir mon fusil que j’avais placé à mes côtés, je vis que le plus âgé des deux hommes masqués s’en était emparé.

— Qui vous a permis de toucher à mon arme ? m’écriai-je avec fermeté et d’un ton impérieux, afin de tâcher de lui en inspirer par ma contenance.

À cette question, l’homme masqué se retourna vers son jeune compagnon, et éclatant de rire :

— Que penses-tu de cette question, Edmond, lui demanda-t-il. Quant à moi, je ne te dissimulerai pas qu’elle me semble extrêmement plaisante. Ce militaire doit être doué d’une rare naïveté d’esprit ! Veux-lu que nous nous amusions un peu à ses dépens ?…

— Vous amuser à mes dépens, repris-je en sentant le rouge de la colère me monter au front. Je doute que vous réussissiez ; citoyens.

— Ah ! ah ! tu te fâches, s’écria mon mystérieux interlocuteur.

— Cet officier a raison, dit le jeune homme en interrompant son compagnon. Ta conduite, mon ami, n’est pas, en cette circonstance, ce qu’elle devait être ; une épaulette française se respecte toujours…

— C’est selon qui la porte ! s’écria avec violence l’insolent personnage. Au reste, tu sais nos conditions : nous nous devons une alliance défensive, mais à cela près, nous sommes libres chacun de nos actions personnelles !… J’ai donc le droit d’interroger ce militaire.

— C’est juste, tu as ce droit, répondit le jeune homme.

— Et celui, si bon me semble, de lui brûler la cervelle, dans le cas où ses réponses ne seraient pas ce qu’elles doivent être.

À ces paroles, que son compagnon prononça avec une grande violence, le jeune homme fit un signe affirmatif de tête, comme à regret et garda le silence.

— À présent que tu es averti, et que tu sais ce qui te menace, réponds où tais-toi, selon que bon le semblera, continua le masque en s’adressant à moi. Je n’en vais pas moins commencer mon interrogatoire.

— Répondez, citoyen, je vous en conjure ! me dit alors le jeune homme d’une voix douce et suppliante.

Mon interlocuteur, en entendant son compagnon me parler ainsi, haussa les épaules, et se retournant vers moi :

— Quelle est ton opinion politique ? me demanda.

— Je suis et je serai toujours républicain.

— Ce n’est pas là répondre. Es-tu fédéraliste ou montagnard ?

— Ni l’un ni l’autre, car les fédéralistes veulent perdre la France, et les Montagnards la déshonorent…

— C’est ce que beaucoup de gens sensés pensent ! s’écria le jeune homme. Allons, mon ami, je crois que tu n’as rien à reprendre dans les paroles que cet officier vient de prononcer ? Le soleil disparait à l’horizon… partons…

— Tu te contentes facilement, Edmond ! cette réponse ne me satisfait nullement… et je veux…

— Que veux-tu, Gérard ?

— Ma foi, purger la terre d’un sans-culotte dangereux ! Fusiller cet homme !

À cette menace prononcée avec une véhémence qui montrait à quel point elle était sérieuse, mon cœur se serra douloureusement, mais rappelant à moi toute ma force de volonté pour ne point laisser deviner mon émotion :

— Il fallait m’avertir de suite que vous étiez des voleurs et des assassins, m’écriai-je, de cette façon j’eusse évité la honte de discuter avec vous ! Je ne vous demande à présent qu’une grâce, que vous me permettiez d’écrire un mot à ma famille, et vous, monsieur, continuai-je en m’adressant particulièrement au plus jeune des deux hommes masqués, vous, qui, moins endurci dans le crime, m’avez montré quelque pitié, promettez-moi que vous ferez passer cette lettre au citoyen Verdier, chez qui je demeure à Grasse…

— Vous demeurez chez Verdier ! s’écria le jeune homme avec surprise ; alors je vous connais et vous n’avez plus rien à craindre. Gérard, poursuivit-il en s’adressant à son compagnon, fais-moi le plaisir de laisser cet officier tranquille ! Ah ! ne réponds pas… ou je me fâcherai !… Or, tu sais que quand je me fâche, il ne fait pas bon d’être l’objet de ma colère…

Le jeune homme prononça ces paroles d’un ton tellement impérieux que je craignis un moment qu’elles n’excitassent la brutalité de son compagnon ; il n’en fut rien : baissant la tête et rongeant son frein, ce dernier les accueillit avec une grande soumission.

— Tu me permettras bien, Edmond, lui dit-il seulement, de garder le fusil dont je me suis emparé…

— C’est trop juste ! Allons, partons.

— Citoyen, me dit le jeune homme en se dirigeant vers l’intérieur des ruines du château, et en m’adressant un gracieux salut, veuillez, je vous en prie, être assez complaisant et assez bon pour vouloir reprendre et conserver, pendant dix minutes, la place que vous occupiez lorsque nous sommes venus vous déranger.

Je m’empressai d’obéir à cette invitation.

Dix minutes plus tard, lorsque je me retournai, les deux hommes masqués avaient disparu !

Aussi intrigué que confus de cette aventure, je me hâtai de me remettre en route pour la ville, où je n’arrivai que la nuit.

— Eh bien, infatigable Nemrod, qu’avez-vous donc fait de votre gibier, me demanda Verdier en me voyant entrer. Je n’aperçois pointer ni les cornes d’aucun cerf, ni la hure d’aucun sanglier !… Tiens ! mais voilà qui est plaisant… vous revenez sans fusil !…

— Oui, Verdier, j’en conviens, j’ai été désarmé par surprise.

— Comment, désarmé ! Quelle histoire me contez-vous là ? Êtes-vous donc tombé entre les mains d’une bande d’Autrichiens égarés sur le sol français !

— D’une bande d’Autrichiens pas précisément, mais entre les mains de deux voleurs de grande route.

Verdier comprit bien vite, à mon air sérieux, que je ne plaisantais que du bout des lèvres, et que ce que je disais était vrai : l’étonnement que lui causa cette découverte fut si réel qu’il suffit pour dissiper un léger soupçon que je conservais sur lui.

— Racontez-moi donc vos aventures, reprit-il avec un air d’intérêt véritable.

— J’y consens d’autant plus volontiers que l’un de mes deux voleurs, si je ne me trompe, est, — passez-moi le mot, — un de vos amis… où du moins s’il ne l’est pas, il faut qu’il vous ait en singulière estime, car, en m’entendant prononcer votre nom, il a pris ma défense contre son compagnon avec un feu et un zèle dont je ne puis lui être trop reconnaissant. Après tout, je dois avouer que votre ami avait été, dès le début de mon arrestation, beaucoup plus convenable que son camarade.

Verdier, que je regardais tout en lui parlant, me parut si embarrassé, si confus, ses joues se couvrirent d’une rougeur si subite que je ne pus m’empêcher de remarquer ce changement.

— Mon ami, me dit-il après un moment de silence assez embarrassant pour nous deux, je ne vous dissimulerai pas que l’un des deux hommes qui vous ont arrêté est, si je ne me trompe, l’un des meilleurs amis que je possède ! Soyez assez bon, je vous en conjure, pour ne parler à personne de votre aventure ; — aventure qui, Soit dit en passant, ne vous fait pas honneur, car un militaire qui se laisse désarmer, que ce soit par surprise ou autrement, n’en reste pas moins ridicule ; — une indiscrétion de votre part pourrait occasionner un irréparable malheur, et plonger toute une honnête famille dans un profond désespoir ! Puis-je compter sur votre silence !

— Si vous me jurez, sur votre honneur, Verdier, que ces hommes masqués ne sont ni des voleurs ni des assassins, alors je me tairai.

— Oh ! quant à cela, je vous le jure : le plus âgé des deux, que je crois aussi connaître, ne pratique peut-être pas une morale bien évangélique, et sa conduite, sous le rapport de la justice, laisse peut-être aussi beaucoup à désirer… Mais quant à être un voleur de grande route, jamais une pareille idée ne s’est présentée à son esprit : on pourrait lui confier un million sans crainte.

— Et son camarade, ou son compagnon ?

— Celui-là, c’est toute autre chose. Figurez-vous la bravoure, l’honneur, la loyauté en personne ! une âme de héros avec la sensibilité d’un enfant.

— Savez-vous que vous m’intriguez énormément !…

— J’espère d’ici à peu pouvoir vous donner la clef de cette énigme. À présent, c’est un secret qui ne m’appartient pas.

Le surlendemain du jour où nous eûmes cette conversation, Verdier me proposa de l’accompagner à un bourg nommé la Tourette, situé à deux lieues de la ville de Grasse, et où demeurait sa famille.

Il s’agissait d’assister à la noce d’une des cousines de mon hôte qui épousait un libraire.

N’ayant rien qui me retînt, car grâce au manque absolu de discipline qui régnait alors dans mon bataillon, à moitié, pour ne pas dire tout à fait désorganisé, mes fonctions d’adjudant se réduisaient à peu près au port de mon uniforme, j’acceptai l’offre de mon nouvel ami.

header=1/>