Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/IV

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Alexandre CADOT (2p. 13-19).

IV

Après les détonations et les cris que nous venions d’entendre, il était certain qu’un combat s’était engagé et que ce combat avait produit des victimes ; mais nous ignorions si ces victimes étaient nos amis ou des gendarmes.

Le seul parti qui nous restait à prendre était celui de refermer la fenêtre, et nous dûmes nous y résoudre, quoiqu’il nous privât d’avoir des nouvelles de la lutte.

À peine venions-nous de rentrer au salon, que des coups de crosse retentirent contre la porte de la maison, qu’ils manquèrent de jeter bas ; puis, presque au même instant, une voix rude et impérieuse prononça les mots si redoutés de : « Ouvrez de par la loi. »

À cette sommation impérieuse, les convives restèrent glacés d’effroi ; je lus sur le visage de la plupart d’entre eux la crainte qu’ils éprouvaient en songeant qu’ils s’étaient assis à la même table avec un proscrit.

Inutile d’ajouter qu’un domestique s’était empressé d’ouvrir la porte.

Quelques secondes plus tard, le salon se trouvait envahi par une quinzaine de gendarmes commandés par un vieil adjudant.

Celui-ci, en apercevant mon uniforme, s’avança aussitôt vers moi, et m’adressant brusquement la parole :

— Par où les suspects ont-ils pris la fuite ? me demanda-t-il.

— J’ignore de quels suspects vous voulez parler, lui répondis-je ; je suis venu ici pour assister à une noce et non pas pour poursuivre des criminels.

— Mais savez-vous, mon officier, reprit l’adjudant, que ces misérables fédéralistes, que nous chassons depuis si longtemps sans pouvoir les atteindre, viennent de mettre trois hommes hors de combat…

— Que voulez-vous que je fasse à cela ? C’était à vous, chargé de diriger cette expédition, à prendre, mieux que vous ne l’avez fait, vos mesures de prudence ! Tout ce que je puis pour vous, c’est, si une enquête s’ouvre au sujet de votre conduite et que je sois appelé à figurer comme témoin, de déclarer que je n’ai rien vu et rien entendu.

À cette réponse, que je fis d’un ton sévère et avec un air de dignité glacial, l’adjudant de gendarmerie parut fort peu satisfait ; mais, changeant de ton, il m’assura que jamais son intention n’avait été de me soupçonner et qu’il n’avait, en m’interrogeant, qu’accompli un devoir.

Je crois que sans ma présence les convives eussent été non-seulement maltraités, mais peut-être aussi arrêtés, car l’exaspération qu’éprouvaient les gendarmes à la vue de trois des leurs, blessés dangereusement, était extrême ; toutefois devant mon air d’assurance et devant mon uniforme ils se continrent.

Une demi-heure plus tard, je me remettais en route avec Verdier pour Grasse, où nous arrivâmes vers le milieu de la nuit.

Dès le lendemain matin, je fus trouver Anselme, afin de lui raconter mon aventure de la veille, et lui demander sa coopération pour l’accomplissement du projet conçu par Verdier, pour sauver son cousin ; projet que mon hôte m’avait communiqué la veille, pendant notre retour à Grasse.

Ce projet était assez ingénieux, le voici : Il s’agissait de faire tomber entre les mains du comité révolutionnaire une lettre qui prouvât qu’Edmond était passé à l’étranger. Or, voici le billet que Verdier avait fait écrire à son cousin quelques jours auparavant.


« Mes chers parents,

« Ne soyez plus inquiets sur mon compte ; je suis en mer, et hors des atteintes de mes ennemis. Dans quelques jours, j’aurai atteint Gênes où m’attend une position heureuse. À revoir et à des temps meilleurs, mes chers parents ; je n’ai pas le temps de vous écrire plus longuement, le pêcheur qui doit vous remettre cette lettre ne pouvant pas, vu l’état du vent, attendre davantage. »


Toute la difficulté, et elle n’était pas médiocre, consistait donc, dis-je, à ce que le comité révolutionnaire crût s’emparer de cette pièce : c’était pour obtenir ce résultat que je venais consulter Anselme.

— Vraiment, mon ami, me dit-il après m’avoir écouté avec la plus grande attention, je m’étonne que toi, qui possèdes tant d’imagination, tu n’aies pas trouvé de suite le moyen que tu me demandes !… Rien ne me paraît aussi aisé que de tromper le comité…

— Comment cela, Anselme ?

— Voici ce que je ferai : je remettrai cette lettre à un homme de confiance qui sera censé l’avoir trouvée sur la plage et qui, en voyant sur l’adresse le nom des parents du conspirateur, s’empressera de la porter au comité révolutionnaire. Le comité, ravi du patriotisme de cet homme, lui votera une mention honorable, et ajoutera la foi la plus implicite à notre mensonge.

— Je suis loin de blâmer ta ruse, Anselme, seulement elle me paraît d’une exécution difficile pour ne pas dire impossible ! Où trouverons-nous un homme assez adroit pour jouer ce rôle et assez discret pour ne pas nous compromettre plus tard ?

— Cet homme est tout trouvé, me répondit Anselme, je l’ai sous la main.

— Et quel est-il ?

— C’est un ancien athlète et saltimbanque que j’ai porté à bras tendu et lancé ensuite à une vingtaine de pas, un soir qu’il s’était avisé de vouloir lutter avec moi. Depuis ce moment, il m’adore, et m’apprécie beaucoup, ce saltimbanque : au besoin il se mettrait au feu pour moi.

— Alors, va pour le saltimbanque. Voici la lettre.

— Merci ; dans une heure le tour sera fait.

En effet, le saltimbanque s’acquitta de sa mission avec une intelligence parfaite. Ayant été au bord de la mer comme pour acheter des huîtres, il trouva sur la plage la lettre que le prétendu pêcheur était censé avoir laissé tomber, poussa un cri de surprise, ameuta quelques badauds autour de lui, lut à haute voix l’adresse qu’elle portait, et ayant appris que ce nom appartenait à la famille d’un proscrit, déclara, avec des jurons épouvantables, qu’il allait la remettre entre les mains du président du comité révolutionnaire : déclaration qui fut fort applaudie par la foule.

— Vous avez sauvé la vie à mon cousin, me dit Verdier en me sautant au cou ; je viens d’apprendre que le comité doit se réunir ce soir en séance extraordinaire et publique…

— Eh bien ! mon cher ami, nous assisterons alors, si vous le voulez-bien, à cette séance.

— Je ne demande pas mieux.

À huit heures moins un quart nous nous mîmes, Verdier et moi, en route, pour nous rendre à la réunion que devait tenir la société populaire. Nous arrivâmes au moment même où allait commencer la séance. L’endroit occupé par la société populaire était une ancienne église de Pénitents. Les plafonds et les côtés avaient été barbouillés, à l’intérieur, de rouge, de blanc et de bleu. La tribune des offices, conservée par hasard, contenait les citoyennes et les enfants qui venaient assister, pour se former l’esprit et le cœur, aux séances du club.

La chaire à prêcher, peinte également aux couleurs nationales, servait de fauteuil au président ; devant cette chaire on avait élevé une estrade pour les secrétaires ; enfin des bancs circulaires dont certaines parties recouvertes de dorures et de sculptures indiquaient suffisamment l’origine, étaient occupés par les membres de la société ; les citoyens formant le public se tenaient debout derrière ces bancs. Un lustre pendait attaché à la corde, qui jadis avait servi à soutenir la lampe de l’église, et jetait sa clarté douteuse au milieu de la nef à moitié ensevelie dans l’ombre,

Lorsque nous arrivâmes, une grande fermentation régnait dans les esprits ; de tous les côtés on s’entretenait du motif de la séance extraordinaire qui devait avoir lieu ; les suppositions les plus ridicules, les exagérations les plus outrées se croisaient en tous les sens ; il s’agissait de la découverte d’une Saint-Barthélemy de patriotes, complotée par les aristocrates ; de deux régiments anglais qui, cachés dans les environs, devaient s’emparer de la Tourette et en faire une place de guerre qui coupât en deux l’armée d’Italie. Inutile d’ajouter que le traître Verdier était désigné comme étant le chef de ces criminelles entreprises.

Lorsque les deux girandoles placées sur la table des secrétaires furent allumées, le président se coiffa d’un bonnet de laine rouge, agita sa sonnette, et le public entonna avec un rare enthousiasme le couplet de « Amour sacré de la patrie. »

Ce préliminaire de rigueur accompli, le président fit jouer de nouveau sa sonnette et annonça que la séance était ouverte.

Je demanderai à présent au lecteur la permission de rapporter cette séance dans ses moindres détails. Il est possible que le récit d’une chose trop actuelle manque d’intérêt pour gens qui vingt fois ont pu assister à des réunions pareilles ; mais comme j’ignore quand mes mémoires paraîtront, si jamais ils paraissent, et que peut-être un demi-sièclev s’écoulera d’ici-là, je ne suis pas fâché de conserver cette peinture exacte des mœurs et du langage de notre époque pour nos neveux. Ce qui va suivre n’est donc pas le récit d’un voyageur, c’est le compte rendu d’un sténographe.

À peine la séance fut-elle ouverte, qu’un gros homme, aux larges épaules et à la figure commune, ornée d’énormes moustaches se leva, ôta son bonnet de peau de renard et dit :

— Président, je demande la parole.

— La société te l’accorde, répondit le président.

— Citoyens, reprit alors le gros homme en s’adressant à l’assemblée, on prétend que ce scélérat de Verdier est à nos portes avec deux régiments de satellites anglais ; que dans les auberges isolées et le moins en vue, est arrivée une grande quantité d’étrangers qui s’exprime avec une extrême difficulté dans notre langue, quoiqu’ils affectent de se donner pour Français. Citoyens, n’en doutez pas, la patrie est en danger ! Aux armes, citoyens ! que les tambours battent la générale, que deux canons soient pointés sur la maison de réclusion, que…

— Oui, aux armes ! aux armes ! s’écrièrent aussitôt, en interrompant l’orateur, plusieurs individus mal vêtus et de fort mauvaise mine.

— Des piques et des haches ! Mort aux réclusionnaires ! Mort aux riches ! Mort aux aristocrates ! Mort aux accapareurs !…

À ces exclamations furibondes, les esprits commencèrent à s’échauffer, et l’intérieur de l’église ne tarda pas à retentir d’un long mugissement.

Déjà les plus exaltés se levaient de leurs places pour aller s’armer, déjà les hommes à figure sinistre et aux vêtements en lambeaux, dont j’ai parlé, et qui les premiers avaient interrompu l’orateur, distribuaient des mots de passe, donnaient leurs ordres et assignaient des rendez-vous, lorsque le président parvint, grâce à sa pantomime expressive et à sa sonnette, à obtenir un moment de silence.

— Citoyens ! s’écria-t-il, je prie l’assemblée de m’accorder la parole. (Applaudissements.) Citoyens ! pourquoi ce tumulte, cette agitation ? On prétend que de grands dangers nous menacent ; est-ce donc dans le trouble que nous devons chercher notre salut ? Malheur à celui qui nous endormirait dans une fausse sérénité, mais mille fois malheur à l’homme impie qui allumerait sans cause, et n’ayant en vue que ses intérêts particuliers, la sainte colère du peuple ! Ce feu ne doit pas, ainsi que la poudre des artificiers, brûler pour l’amusement des badauds ; de même que la poudre de nos bataillons ne doit briller et éclater que quand il s’agit de l’extermination des ennemis de la liberté ! (Applaudissements.)

Qui oserait nier que Verdier ne soit un traître, un infâme, un scélérat, un fédéraliste, en un mot, un être capable de tous les crimes ? (Applaudissements.) Personne.

Nous, surtout, nous avons le droit, plus que qui que ce soit, de proclamer son immonde moralité, car c’est nous qui avons arraché de vos yeux les écailles qui vous empêchaient de le voir tel qu’il était déjà lors de son début, c’est-à-dire hideux de royalisme, de fédéralisme et d’hypocrisie !… Mais il ne suit pas de là qu’il soit dangereux !

Non, une fois qu’on le connaît, on n’a plus à le craindre, car il n’a jamais connu l’arme des braves, le fer ; misérable lâche, il n’a jamais eu recours qu’à l’intrigue !

Plus vif encore que les émigrés, il n’a pas osé attaquer la patrie, il a voulu l’assassiner ! Citoyens, restons donc calmes autour de l’autel de la patrie.

Verdier, loin de marcher sur Grasse avec deux régiments anglais, fuit la terre des hommes libre : il est passé à l’étranger. Voici une lettre écrite par lui à sa famille, lettre qu’un brave sans-culotte a interceptée et nous a remise ce matin même.

En cet endroit de son discours, le président s’arrêta, et, dépliant la lettre que mon hôte avait fait écrire à Edmond et dans laquelle ce dernier annonçait sa prochaine arrivée à Gênes, il en donna lecture à l’assemblée, puis il reprit :

Le comité vous a donc convoqués à cette séance extraordinaire de ce soir, non pour jeter l’alarme dans vos cœurs, mais pour y faire naître la joie en vous apprenant que la patrie compte un traître de moins !… (Applaudissements et murmures !)

Une voix des tribunes :

— Citoyens, voilà qu’il se fait tard ; sans doute que l’intention du président est de nous endormir. (Vifs applaudissements.)

Un membre :

— Président, je demande la parole ! = Amis, prenons-y garde : les royalistes veulent user nos forces dans les débats inutiles, afin d’avoir ensuite meilleur marché de nous ! Lorsque j’entends nos petits agitateurs, il me semble ouïr la voix lugubre des Danton, des Chaumette et des ultra-révolutionnaires que le comité de salut public vient de précipiter dans la tombe !

Tant qu’un rayon de l’esprit de Robespierre brillera dans cette assemblée, tant que nos cœurs recevront l’impulsion et le mouvement du sien, nous resterons toujours forts et n’aurons rien à craindre des intrigants qui veulent nous faire sortir de la bonne voie.

Frères et amis, serrons-nous autour des comités de salut public et de sûreté générale !

Élevons dans nos bras le fer vengeur du peuple, et faisons-le retomber sur la tête de ses ennemis !

Je veux bien, toutefois, afin de leur laisser le temps de se repentir, ne pas chercher à les faire connaître en ce moment ; mais qu’ils prennent garde et qu’ils tremblent. Je demande l’ordre du jour. (Applaudissements prolongés.)

L’ordre du jour ayant été mis aux voix et adopté, un des secrétaires de la société lut à haute voix une feuille du Moniteur.

Cette lecture terminée, on allait lever la séance, lorsqu’un jeune homme, âgé de vingt ans au plus, d’une taille exiguë et d’une maigreur presque phénoménale, demanda d’une voix criarde la parole.

— Bravo ! voilà Pinçon qui va nous divertir, s’écrièrent plusieurs habitués du club. Allons, parle Pinçon ! Le jeune orateur, ainsi encouragé, commença aussitôt son discours.

— Frères citoyens, dit-il, je viens me plaindre de ce que les membres de la société populaire, ceux du comité révolutionnaire, les membres, enfin, de tous les autres comités, se sacrifient trop à leur devoir ! Je viens demander qu’on oppose une digue à leur zèle, car autrement ce zèle finirait par les conduire au tombeau, et, privés de ces éminents citoyens, nous nous trouverions drôlement embarrassés, il faut l’avouer, pour nous conduire ; voici le fait :

— Vous savez… — C’est malheureusement là une chose que personne n’ignore… — vous savez que les aristocrates, les fédéralistes, les capucins et les émigrés ont emporté avec presque tout le blé et la plus grande partie du gibier qui se trouvait en France, et que par suite de cette trahison nous mourons de faim.

Quant à moi personnellement, voilà bien une quinzaine de jours que je ne me nourris que de restes, de carottes ! Un de mes amis, étudiant en médecine, travaille sur mon corps son cours d’anatomie. Mais passons sur les détails, et arrivons au fait :

Dès qu’un morceau de gibier un peu sortable apparaît en ville, cela cause presque une émeute.

Les richards se mettent tout de suite en campagne et les enchères commencent.

De là des rivalités, des haines, des récriminations qui n’en finissent plus !… Or, les membres de tous nos comités voyant que ces rivalités portaient une grave atteinte à la fraternité, ont voulu y mettre un terme, et pour cela ils se sont emparés, pour eux exclusivement, de toutes les provisions un peu recherchées qui arrivent eu ville.

Quel est le résultat de ce dévouement ? que les malheureux membres de tous nos comités engraissent à vue d’œil et sont menacés à chaque instant soit d’une attaque d’apoplexie foudroyante, soit d’un coup de sang, soit d’une indigestion… Je demande donc que le peuple, prenant enfin en considération les souffrances qu’ils endurent et les dangers qu’ils courent, s’arrange de façon à les aider dans leur rude besogne.

Faut-il résumer et formuler ma motion ?

À cette question du jeune Pinçon, ce fut dans l’intérieur de l’ex-église une confusion impossible à décrire.

Les injures les plus vives tombaient de tous les côtés sur le comité, faiblement défendu par un petit ombre de partisans honteux.

Pinçon triomphait.

Enfin, le président parvint à dominer pendant quelques secondes l’orage, et s’adressant à l’orateur :

— Pinçon, lui dit-il, à ton âge, on n’est encore qu’un enfant, et on ignore la portée de ses paroles ; je te pardonne donc tes inconvenances ; seulement, comme ton bavardage nous prend un temps précieux, je te somme de garder le silence !

— Ah ! c’est comme ça que l’on veut bâillonner le peuple, s’écria Pinçon d’une voix tellement perçante qu’elle ressortit claire et distincte au milieu du tumulte. Au fait, pourquoi ne le bâillonnerait-on pas ! ça lui tiendra lieu de nourriture ! Alors je dois donc garder mes preuves, car j’ai des preuves, moi ! ajouta Pinçon en haussant encore de quelques notes son fausset.

— Parle, Pinçon, parle ! s’écrièrent les gens à figures sinistres et porteurs de haillons qui, dès le début de la séance, avaient voulu en appeler aux armes.

Je vis que le président était indécis s’il lèverait ou non la séance ; mais il comprit bientôt que devant l’exaspération de la foule, la retraite eût présenté trop de danger et il se résigna à rester sur son siège, de douleur.

— Parle ; Pinçon, dit-il, mais prends garde de tomber dans la calomnie !

— Oh ! je n’ai rien à craindre de ce côté-là ! répondit Pinçon d’un air triomphant. Attention, je commence.

Un grand silence se fit aussitôt.

Les membres du comité, pâles, émus, malgré les efforts qu’ils faisaient pour affecter une tranquillité bien loin d’eux, s’agitaient sur leurs fauteuils.

Le populaire Pinçon, après avoir jeté un coup d’œil sur des bancs du comité, prit un air grave, étendit lentement et avec beaucoup de dignité son bras droit, rejeta sa tête en arrière, et satisfait sans doute de sa pose :

— L’on me demande, citoyens, dit-il, des preuves de la gloutonnerie des membres de nos comités ; rien ne me serait si facile que de vous répondre : « Regardez ces dévoués citoyens, comme ils sont gros et gras et jugez ! » Mais je ne me servirai pas même de ce moyen. Je veux ne laisser aucun doute dans votre esprit. Je vais donc vous désigner nominativement les coupables et spécifier de la manière la plus catégorique, la plus formelle…

Le président interrompant vivement Pinçon : Voilà assez de temps perdu ! Dans les républiques bien réglées on couche les enfants de bonne heure : les hommes seuls veillent,

— Je conviens que j’ai le défaut d’être jeune, — répliqua Pinçon, mais quant à être un enfant, hélas ! je ne le suis pas, car dans les républiques bien réglées, comme l’a dit notre honorable président, non-seulement on couche les enfants de bonne heure, mais on leur donne encore à manger !… et, moi, je meurs de faim !

Pinçon prononça ces derniers mots d’une voix lamentable, et, frappant avec son poing le creux de son estomac qui rendit un son semblable à celui du tambour, il reprit :

— Je demande, puisque l’on me refuse de me laisser m’expliquer, le renouvellement du comité.

À cette motion, pleine de perfidie, car elle éveillait bien des ambitions et bien des colères, ce fut un vacarme épouvantable dans le club.

— Oui, le renouvellement du comité, criaient cent voix furieuses ; le renouvellement du comité !

Enfin, après dix minutes d’orage, le président parvint non sans peine à obtenir un moment de silence ; un membre du comité attaqué s’empressa de se lever, et après avoir demandé la parole :

— Citoyens honnêtes qui m’entendez, dit-il, d’une voix doucereuse, l’enfant pendu à la mamelle de sa tendre mère, le rayon du jour qui tombe du ciel sur la statue de la Liberté ne sont pas plus purs que nos cœurs, plus purs que nos mains !

Je le vois, chers citoyens, les amis des ennemis du peuple s’agitent pour arracher de nos mains les fils des conspirations que nous avons découvertes ; mais, grâce à notre énergie et à votre puissant secours, nous conduirons les conspirateurs à l’échafaud, et, avec leur sang, nous écrirons leurs crimes sur le front de leurs protecteurs.

Patriotes ! ne vous laissez pas influencer, repoussez tous les soupçons, ne vous déshonorez pas en nous déshonorant ! Vous nous avez, jusqu’à ce jour, républicains, donné votre confiance, vous ne nous la retirerez pas, car vous êtes justes, et nous la méritons toujours !

Un des membres de la société se leva aussitôt, et d’un ton indigné :

— Citoyens, s’écria-t-il, il y a vingt ans que je connais l’homme qui vient de parler ; la révolution n’a pu le changer, il est resté le même.

Ne vous souvient-il plus qu’étant sacristain de la Confrérie des Pénitents, il fut accusé d’avoir volé ici, à cette même place où il siége aujourd’hui comme un de nos élus, il fut accusé, dis-je, d’avoir volé et mangé le contenu du tronc affecté aux âmes du purgatoire et aux réparations de la chapelle.

Il se défendit alors avec ces mêmes phrases platement humbles, avec ces mêmes manières doucereuses, et avec ces mêmes paroles confites au sucre et au miel qu’il vient encore d’employer tout à l’heure.

Va, crois-moi, pauvre sacristain, retire-toi ! va faire pénitence pour les péchés que tu as commis sous l’ancien et le nouveau régime ! Je vote pour le renouvellement du comité.

Un autre membre de la société se lève alors et, prenant aussitôt la parole :

— Citoyens, je vote comme le préopinant le renouvellement du comité, mais je dénonce personnellement le citoyen Lancette !… Cet homme, et je lui fais cent fois plus d’honneur qu’il n’en mérite en le traitant d’homme, car il ne vaut pas même un chien, cet homme est la plus grande canaille, le plus fieffé voleur, le plus affreux hypocrite, l’être le plus vil et le plus abominable que jamais la terre ait porté !… Je regrette d’être forcé d’émettre sur son compte de pareilles insinuations, mais mon indignation l’emporte sur ma politesse, et je ne puis me contenir.

Lancette se levant vivement : Citoyens, l’indignation m’empêche de répondre ! Je méprise ces insinuations !

— Ah ! tu me méprises, canaille ! tu verras au sortir de la séance.

— Tout de suite, si ça te fait plaisir ! s’écria le nommé Lancette en se levant. Ses collègues le retinrent.

Ce petit épisode n’avait fait qu’augmenter le désordre et le bruit ; il fallut que le président, après avoir abandonné le fauteuil au vice-président, vînt lui-même s’expliquer comme simple orateur, pour calmer cette bourrasque.

— Eh bien, me dit Verdier à voix basse, que pensez-vous de la fougue de nos patriotes du crû ? J’espère qu’ils s’occupent joliment des affaires du pays !…

— Le président ne me semble guère à son aise…

— Oh ! quant à lui, c’est un rusé compagnon qui saura retirer son épingle du jeu ! Je parie que si le renouvellement du comité a lieu, il gardera sa place. Écoutons-le, il va parler.

— Citoyens, je serai court, car je n’ai ni à outrager ni à complimenter personne. Quoi ! est-il possible, patriotes de 89, 90, 91, 92 ! que vous songiez à abandonner votre comité, qui toujours a été le bras fort, musculeux et obéissant de votre volonté ! Ce comité, qui ne compte dans son sein que vos vieux camarades de 89, 90, 91, 92 ! Tous républicains de la veille ! Quoi ! votre comité est accusé sans preuves, sans vraisemblance même, par des patriotes nouveaux, par des tartufes de civisme, par des enfants et par des ambitieux qui n’ont pu trouver que des phrases, pas un seul fait, et vous le reniez ! Rappelez-vous donc un peu, ingrats que vous êtes, les services que ces citoyens que vous voulez abattre ont rendus.

Ils ont mis deux cents scellés, autant de séquestres, fait incarcérer trois cent cinquante royalistes, et guillotiner vingt-neuf traîtres ! Robespierre, Couthon, Saint-Just nous ont écrit pour nous féliciter de notre attitude, et vous nous blâmez ! Je rougis pour vous de honte.

Plusieurs voix. — Nous ne voulons plus d’hypocrites mais nous vous soutiendrons toujours, vous les sans-culottes !…

D’autres voix. — Que le comité de surveillance reste en place : l’ordre du jour sur ces dénonciations !

Enfin quelques voix, et celles-là étaient les plus énergiques, criaient à l’autre extrémité de la salle : À bas les goinfres ! à bas le comité !

Après un nouveau débat très-animé pour savoir si l’on renouvellerait le comité en entier on en partie, ce fut à cette dernière décision que l’on s’arrêta.

Les postulants aux places des expulsés s’empressèrent de présenter leurs professions de foi ! Dieu sait les monstruosités que nous entendîmes.

Le premier qui s’expliqua fut un orfèvre.

— Je jure de me maintenir toujours pur comme l’or du creuset ! s’écria-t-il.

Vint ensuite un maître de danse.

— Moi, je m’engage à faire danser les aristocrates de la bonne manière.

Après le maître de danse, un huissier s’avança et dit :

— Je jure de signifier aux royalistes, aux fédéralistes, aux modérés, aux riches et aux suspects, la volonté du peuple, en parlant à leurs personnes. (Applaudissements.)

À l’huissier succéda un procureur, qui s’écria avec emphase :

— Citoyens, je jure d’imiter les républicains de Rome, de Sparte, de Marathon !

— Et moi, s’empressa d’ajouter un tisserand qui se présentait également, de faire non-seulement comme Marathon, mais encore comme Marat ! (Tonnerre d’applaudissements.)

— Frères et amis, dit un nouveau postulant, je trouve que toutes ces promesses ne vous engagent pas à grand’chose, car vous ne précisez rien. Ce que je veux, moi, c’est que l’on envoie à la guillotine soixante-quinze détenus sur les cent cinquante que renferme la maison de réclusion, et que chaque décade soit marquée par dix arrestations et cinq condamnations à mort !… (Vive adhésion. — Adopté.)

Une voix partant du fond de la salle :

— Par amendement, je demande qu’on ne puisse faire des arrestations que sur preuves, et que les mandats soient motivés. (Huées, clameurs, cris : À la lanterne le modéré.)

Un membre de la société, s’avançant alors d’un air farouche, prononça les paroles suivantes, qui me causèrent, le lecteur le comprendra sans peine, une pénible émotion.

— Que faisons-nous donc, braves sans-culottes, des complices du traître Edmond Verdier ? Je demande que sa famille soit mise en état d’arrestation, et les scellés apposés sur ses papiers, meubles et biens ! que son cousin le parfumeur, surtout, ce corrupteur des goûts public, soit poursuivi avec la dernière rigueur.

— J’appuie la motion ! ajouta une autre voix.

— Parbleu ! je le crois bien, s’écria mon hôte, vous êtes tous les deux parfumeurs comme moi ; seulement, comme je débite de la bonne marchandise, et vous de la mauvaise, je vends beaucoup, et vous, vous ne vendez rien. Or, le jour où vous ne m’aurez plus pour concurrent, cela fera réellement vos affaires ! Je demande à l’assemblée de passer à l’ordre du jour sur cette question d’eau de lavande et de pommade, qui est trop au-dessous de sa dignité.

On cria l’ordre du jour ! et Verdier fut sauvé.

Il était près d’une heure du matin lorsque l’on termina la dernière nomination qui fut celle du héros de la séance, l’illustre Pinçon.

— Citoyens, avait-il dit, voici ma profession de foi en peu de mots : Je m’engage, si vous me choisissez, à rester maigre !

Le lendemain de cette séance, j’étais assis au coin du feu, — car, quoique le printemps fût venu, les soirées étaient encore assez fraîches, — et je causais avec Verdier des événements du jour, lorsque plusieurs de ses amis vinrent lui rendre visite.

— Sais-tu la grande nouvelle, Verdier ? lui dit un drapier, c’est demain que l’on juge Agathe Lautier !

— Pauvre sainte ! répondit mon hôte avec une profonde émotion, j’espérais qu’on la laisserait tranquille dans sa prison.

— Tout le monde l’espérait aussi ! reprit le drapier, mais il paraît que quelques exaltés, ayant fait entendre à ce sujet des plaintes, le comité de salut public a cru devoir sévir ! Tous les honnêtes gens de la ville sont dans la consternation.

— Pauvre sainte ! répéta Verdier d’un air de respectueuse commisération, ils ne lui feront pas grâce ! Sa vertu parle trop haut contre elle. Encore une victime pour l’échafaud.

— Quelle est donc cette Agathe Lautier ! demandai-je à Verdier, qui inspire un intérêt si général ? Cependant les victimes sont assez nombreuses aujourd’hui, les catastrophes sanglantes assez fréquentes, et l’avenir assez sombre et menaçant pour tout le monde, pour que l’on ne songe pas à s’occuper d’une individualité.

— Oh ! Agathe Lautier est aimée de toute la ville ! C’est une religieuse à peine âgés de vingt-trois ans, admirablement belle, d’une conduite exemplaire et dont on ne parle qu’avec vénération. N’avez-vous donc jamais encore entendu prononcer son nom ?

— Jamais ! Aussi serais-je heureux, si cela ne vous dérangeait pas, que vous me contiez son histoire.

— Je ne demande pas mieux, me répondit Verdier. La voici, en peu de mots : il y a de cela aujourd’hui cinq ans, il n’était question dans la ville de Grasse, que de mademoiselle Agathe ! C’était à qui s’extasierait sur l’incroyable beauté de cette jeune personne, qui, en effet, méritait bien cette réputation, car jamais la nature ne produisit une plus séduisante créature !

Toutefois, chose rare, surtout en province, à ce concert unanime d’admiration et de louanges ne se mêlait pas la moindre calomnie. La conduite de mademoiselle Agathe était si réservée, si modeste, si exemplaire, la vertu se lisait si bien dans son limpide regard, que les plus mauvaises langues n’osaient risquer sur son compte le plus léger propos.

Jugez donc quelle profonde sensation dut causer dans la ville la nouvelle qui se répandit, que cette merveille, dont vingt rivaux se disputaient la main, allait entrer en religion.

En vain supplia-t-on mademoiselle Agathe de renoncer à son projet : ni prières, ni remontrances, ni exhortations ne purent rien contre sa résolution : quinze jours plus tard, elle entrait au couvent en qualité de novice.

On espérait que, détournée bientôt par les sévérités monastiques de sa vocation, elle reviendrai au monde : il n’en fut rien !

Deux ans plus tard, toute la ville de Grasse assistait à la prise de voile d’Agathe Lautier !

Lors de la suppression des couvents, Agathe se retira, avec sa supérieure, dans une mauvaise petite chaumière que cette dernière possédait à Antibes, et toutes deux vécurent alors dans une si grande solitude qu’à peine soupçonnait-on leur existence.

Sur ces entrefaites, arriva un événement qui mit en relief ces deux pauvres et saintes femmes qui ne cherchaient que la retraite et le silence.

La supérieure ou l’abbesse avait un frère qui, jadis capitaine dans le régiment de Poitou, s’était jeté dans Toulon, lorsque cette ville leva, contre la République, l’étendard de la révolte.

Venu avec les Austro-Sardes, ce capitaine fut blessé et ne put se rembarquer avec eux lorsque la ville tomba au pouvoir des troupes républicaines. La sortie du port étant une chose impossible à tenter, il résolut, une fois convalescent, de se réfugier auprès de sa sœur.

L’ex-capitaine effectua avec bonheur le voyage de Toulon à Antibes, mais il n’était pas depuis quinze jours chez sa sœur que, reconnu et dénoncé, il fut arrêté par ordre du comité révolutionnaire.

Inutile d’ajouter que sa sœur et mademoiselle Agathe, accusées toutes les deux d’avoir recélé un hors-la-loi, partagèrent son sort.

Le troisième jour de sa captivité, le capitaine fut mandé devant le tribunal criminel.

L’interrogatoire qu’on lui fit subir, grâce à la franchise de ses réponses, ne fut pas de longue durée.

— Comment avez-vous été blessé à Toulon ! lui demanda l’accusateur public.

— J’ai été blessé, répondit-il, en combattant contre la République, que je méprise et que je hais…

— Sais-tu bien que ces paroles suffiraient seules pour faire tomber ta tête ! s’écria l’accusateur.

— Parbleu, si je le sais, mais parfaitement, répondit tranquillement le capitaine, c’est justement pour cela que je les ai prononcées, et afin que n’ayant pas à m’adresser, pour la forme, quelques questions oiseuses, vous me délivriez, par une prompte condamnation, de votre odieuse présence.

Le capitaine, je n’ai pas besoin de vous le dire, fut condamné à mort !

— Eh bien, mon frère ? lui demanda avec anxiété sa sœur l’abbesse, lorsqu’il rentra dans la prison.

— Eh bien, ma sœur, lui répondit-il, nous sommes restés chacun dans notre rôle ; j’ai parlé en militaire, ces messieurs m’ont condamné à mort !…

À cette nouvelle à laquelle elle devait cependant s’attendre, la vieille abbesse dont les facultés étaient déjà extrêmement affaiblies par l’âge et par la souffrance, poussa un grand cri et tomba par terre, sans connaissance.

— Ne te désespère donc pas, ma pauvre sœur, lui disait le capitaine, le passage de la vie à la mort n’est pas chose aussi douloureuse qu’on le pense. — Le couteau de la guillotine qui vous tranche la tête n’est pas si cruel, dans sa morsure, que le bistouri d’un médecin !…

— Ce n’est pas bien de parler ainsi, monsieur, lui dit alors Agathe ; ce que l’on doit voir dans la mort, ce n’est pas la mort elle-même, mais la nouvelle vie qui s’offre pour nous au-delà de la tombe.

— Ma chère demoiselle, répondit lé capitaine, je me connais fort peu en religion : je suis non un abbé, mais bien un militaire. Lorsque le moment de mourir viendra, je saurai soutenir l’honneur de mon épaulette et tomber avec courage.

— Oui, je sais, dit tristement Agathe, que chez les hommes l’amour-propre est le plus puissant mobile de leurs actions ; je ne mets nullement en doute, capitaine, qu’en gravissant les degrés de l’échafaud vous ne portiez la tête haute et le regard hautain ; mais, croyez-moi, si vous n’avez que ce sentiment mondain pour vous soutenir, vos derniers moments seront terribles ! La religion seule peut élever réellement l’homme au-dessus de la crainte et de la douleur.

Le capitaine n’ayant pas répondu, la jeune fille n’insista pas et retomba dans un silence dont elle ne sortait que rarement.

Quant au militaire, après avoir refusé le secours d’un prêtre qui se trouvait alors captif dans la prison, il passa le reste de la journée à rire, à boire et à chanter.

Il eût été du reste impossible, à l’insouciance et à la gaieté de sa contenance, de deviner qu’il devait sous peu d’heures mourir sur l’échafaud.

— Chers amis, dit-il le lendemain aux prisonniers, après le déjeuner, le geôlier vient de m’apprendre que je n’ai plus que trois heures à vivre ! Vous devriez bien m’aider à les passer gaiement !… Si nous formions quelques danses !…

Personne ne répondit à cette bravade, mais Agathe s’avançant vers le capitaine et levant sur lui ses beaux yeux si pleins de candeur :

— Capitaine, lui dit-elle, vous avez peur !

À ces paroles la figure du militaire se teignit d’une vive rougeur, et d’une voix émue :

— Ces paroles venant de vous, je ne puis y répondre, mademoiselle, lui dit-il.

— Capitaine, continua Agathe avec un ton d’assurance plein de fermeté et de modestie à la fois, je sais qu’aux yeux de la foule vous passerez pour être mort en brave ; mais, je vous le répète, votre cœur est ému, agité… Vous avez peur !

— Eh bien l oui, c’est vrai, s’écria le capitaine avec violence ; que voulez-vous ? on est homme avant tout !