Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/VIII

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Alexandre CADOT (2p. 34-38).

VIII

Le lendemain matin, il faisait à peine jour lorsque le bataillon se rassembla sur la grande place, et se mit en marche au son des tambours ; à sept heures, nous étions déjà éloignés de près de deux lieues de la ville de Grasse !

Je n’ai certes pas l’intention de décrire étape par étape la marche que fit le bataillon pour arriver à Lantosque, le dernier village que nous traversâmes avant d’atteindre le camp de Saorgio, dont il était éloigné de deux lieues à peine.

Nous étions couchés depuis une heure dans les chaumières abandonnées de Lantosque, lorsque le bruit du canon grondant dans le lointain, arriva jusqu’à nous.

Cette fois était la première que j’entendais tonner le bronze des batailles ; je ne pus me défendre d’une certaine sensation.

— Sais-tu bien, Anselme, dis-je à mon compagnon étendu sur la paille près de moi, que jamais encore je ne me suis trouvé au feu ! Je ne sais, mais il me semble que la première fois je ferai une piteuse contenance.

— Bah ! me répondit Anselme, tu es bien bon de t’occuper d’une pareille bagatelle. Tu feras comme tout le monde, tu commenceras par avoir peur des boulets, tu finiras par t’y accoutumer.

— Oui, mais si l’on s’aperçoit que j’ai peur !

— Tu ne le laisseras pas voir, donc ! Et puis, ne t’inquiète pas trop d’avance ; je te garantis qu’avant la fin de la première bataille à laquelle tu assisteras, ta nature d’homme intelligent et sensible aura tellement fait place à la brute, que tu ne demanderas plus que sang et carnage. C’est vraiment chose aussi étonnante que triste, de voir combien les mauvais instincts de l’homme ont besoin d’être excités pour prendre leur élan et se développer !… Mais il se fait tard, il faut que je me lève demain avant le jour pour aller à la maraude : bonsoir.

— Est-ce que le bruit du canon ne t’empêche pas de dormir, Anselme ?

Un ronflement sonore de mon camarade répondit à ma demande : Anselme dormait déjà profondément.

Le lendemain matin nous nous mîmes en marche pour le camp de Saorgio, où nous arrivâmes deux heures après. Un immense bonnet rouge accroché au haut d’une perche s’élevait à coté de la tente occupée par le général, et servait de pavillon au quartier-général. Il me sembla que ce bonnet rouge était un alambic dégoûtant de sang humain.

Décidément, la canonnade que j’avais entendue la veille au soir avait tourné mon esprit aux idées sombres.

Jamais je n’oublierai l’aspect pittoresque qu’offrait le camp. De tous les côtés on ne voyait que des figures hâves, que des vêtements tombant en lambeaux, que des armes rouillées.

Un étranger qui se serait trouvé transporté tout à coup au milieu de ces soldats déguenillés, n’eût certes pu penser qu’il avait devant les yeux un corps d’armée de cette France si superbe et si puissante : il se fût cru bien plutôt au milieu d’une troupe de bandits.

Nous apprîmes qu’un engagement assez vif avait eu lieu la veille au soir avec les Piémontais et qu’une cinquantaine des nôtres étaient restés morts sur le carreau.

En passant près d’une tente, ou pour être plus exact d’un vieux morceau de toile accroché à quatre bâtons, qui la soulevaient à cinq pieds au-dessus du sol, j’entendis des cris et des gémissements qui me glacèrent le sang dans les veines.

— Que se passe-t-il donc ? demandai-je à un soldat qui sortait, le bras en écharpe, de dessous cette toile.

— C’est le cabinet de toilette de gens qui ont été éclaboussés hier au soir pendant l’échauffourée avec les Piémontais, me répondit-il, et que l’on rajuste.

— Vous voulez parler sans doute de l’ambulance ?

— Justement ! Quant à moi, un aide-chirurgien vient de tamponner un peu mon bras ; heureusement pour moi qu’il y a presse, et que le carabin n’a pas de temps à perdre, sans cela il n’eût pas manqué, histoire de s’exercer la main, de me couper le bras.

— Comment ! il vous eût amputé ! m’écriai-je avec une horreur que je ne cherchai pas à dissimuler. Une pareille opération n’est cependant pas une chose si légère, que l’on doive se hâter de la conclure sans réfléchir.

— Ah ! vous croyez, mon officier, que les chirurgiens s’amusent à réfléchir, — me dit le soldat blessé en riant à se tenir les côtes ; ça n’en finirait plus.

Cette réponse, on le concevra sans peine, me fut assez désagréable et ne me rassura nullement pour l’avenir.

Je m’empressai de quitter les abords de l’ambulance, car les cris que poussaient les blessés me causaient une sensation fort désagréable, et je m’éloignai en priant Dieu de ne pas me laisser tomber au pouvoir de quelque carabin, qui eût devant lui et du temps à perdre et besoin de se faire la main.

Dans l’après-midi, le général nous passa en revue.

En conscience, il ne pouvait louer notre tenue ; aussi n’en dit-il pas un mot ; mais, en revanche, il s’étendit beaucoup sur notre courage et sur notre patriotisme, nous loua de la résolution que nous avions prise de mourir plutôt que de nous rendre, — résolution soit dit en passant, dont il n’avait jamais été question, — et finit en entremêlant les mots de patrie et celui de tyrans avec une telle habileté, que, quoique cette partie de son discours manquât complètement de sens, nous fûmes électrisés et nous applaudîmes avec transport.

Le général terminait à peine cette belle harangue, lorsqu’un de ses aides-de-camp vint l’avertir qu’un corps de Piémontais était embusqué dans les bois qui avoisinaient le camp.

— Soldats, s’écria le général, je veux bien, prenant en considération le temps que vous avez perdu, vous donner la préférence pour aller reconnaître l’ennemi, C’est une mission aussi difficile que dangereuse à remplir, et il ya cent à parier contre un que plusieurs d’entre vous auront le bonheur de mourir pour la patrie. Montrez-vous donc dignes par votre conduite de la faveur que je vous accorde.

Le général dit alors quelques mots à notre commandant, puis s’éloigna au galop.

— Adjudant ! s’écria notre commandant en s’adressant à moi, votre avancement a été rapide, et vous devez avoir hâte de gagner l’épaulette que vous portez. Prenez avec vous trente hommes, et allez reconnaître l’ennemi.

J’avoue en toute humilité qu’en recevant cet ordre, auquel j’étais si loin de m’attendre, un frisson me passa tout le long du corps et que je restai droit et immobile comme une statue, sans savoir que répondre.

Il est probable que ma stupéfaction passa pour du sang-froid et de l’indifférence, car aucun murmure ne parvint à mes oreilles ; au reste, Anselme, avec une présence d’esprit et une générosité qui ne devaient nullement m’étonner de sa part, vint fort à propos à mon secours.

— Sont-ce des hommes de bonne volonté que l’on demande ? dit-il en s’adressant au commandant.

— Oui, des hommes de bonne volonté, car je ne veux pas faire de jaloux, répondit le commandant.

Ayant eu le temps de reprendre mes esprits pendant le répit que m’avait donné la demande d’Anselme, je me retournai alors vers le bataillon, et d’une voix que j’essayai de rendre forte et assurée.

— Qui vient avec moi ? m’écriai-je.

— Moi ! moi ! répondit Auselme en déployant toute la richesse de sa basse-taille.

— Moi ! moi ! répétèrent en chœur les cinq cents hommes du bataillon.

Cet enthousiasme me rassura tout à fait, en me prouvant que l’amour-propre pouvait tenir lieu de courage, car, me dis-je, il n’est pas probable que sur cinq cents hommes qui, non-seulement consentent, mais encore demandent à partager mes dangers, il ne s’en trouve pas quelques-uns qui aimeraient mieux rester en sûreté au camp, que de me suivre ! Faisons comme eux, payons sinon d’audace, du moins de contenance.

Cinq minutes plus tard, je partais à la tête de trente braves, choisis plutôt par Anselme pour reconnaître et débusquer, si c’était possible, le corps d’ennemis dont on venait de signaler la présence dans les bois qui avoisinaient le camp.

Je marchais la tête haute et d’un air radieux, comme un héros certain de vaincre ; mais si quelqu’un eût pu lire dans mon cœur, il y eût trouvé plus d’émotion que de fureur !

Le bois où nous devions nous rendre était éloigné de près d’un quart de lieue de nos premières lignes : aussi Anselme me fit-il observer que le général, en envoyant seulement trente hommes à une pareille distance de tout secours, commettait une grande imprudence.

— Si ln crois me rassurer par de tels propos, tu te trompes beaucoup, lui répondis-je à voix basse.

— Bah ! répliqua-t-il sur le même ton, tu portes une épaulette, tu commandes en chef, et trente homes sont là pour être témoins de ton courage : je parierais volontiers ma tête contre une poularde truffée que tu ne faibliras pas !

— Le fait est, Anselme, comme tu viens de le dire, que je commande en chef cette expédition, lui répondis-je avec un certain orgueil, car je ne m’étais pas encore arrêté à cette idée.

— Ah ! ah ! me dit Anselme, voilà l’amour-propre qui commence à se montrer enfin, tu es sauvé.

— Silence, Anselme ! nous voici arrivés ; laisse-moi prendre mes dispositions !

La lisière du bois dans lequel nous entrâmes était couverte de taillis assez clairsemés, mais assez touffus cependant pour cacher une embuscade.

J’ordonnai donc à mes hommes de se déployer en tirailleurs, afin de fouiller la plus grande étendue de terrain possible.

À peine cet ordre venait-il d’être exécuté, qu’une décharge de coups de fusils retentit et qu’un soldat, frappé par une balle, tomba sanglant à mes pieds !

Quelques sifflements sinistres traversèrent l’air près de moi et me firent tressaillir.

— Ne fais pas attention, me dit Anselme, ce sont des balles : commande-nous d’aller en avant !

La recommandation d’Anselme était inutile.

Voyant que l’on pouvait essuyer une décharge sans être tué, et stimulé surtout par cette pensée que trente de mes camarades obéissaient à ma volonté, et qu’à leur retour au camp ils rendraient compte de ma conduite, je repoussai énergiquement l’émotion qui s’était emparée de moi au début de l’action, et d’une voix éclatante :

— Allons, mes amis, ferme ! chargez ces esclaves, ces satellites ! En avant ! les enfants de la patrie.

Je dois rendre cette justice à mes soldats qu’ils obéirent avec un enthousiasme sans pareil à mes ordres.

S’élançant vers les taillis d’où était parie cette décharge qui avait tué un des nôtres, ils atteignirent les Piémontais avant que ceux-ci eussent en le temps de recharger leurs armes, et les abordèrent franchement à la baïonnette.

L’issue du combat ne fut pas longtemps incertaine. En moins de cinq minutes nous avions tué deux hommes, blessé sept autres, fait cinq prisonniers et mis le reste en fuite : nous étions vainqueurs !

Jamais, j’en suis persuadé, le gain de l’une de ces grandes et mémorables batailles, qui décident du sort d’un empire, ne causa à un roi ou à un général un plaisir semblable à celui que me fit éprouver l’avantage que je venais de remporter.

À vrai dire, cet avantage n’était guère dû ni à mes connaissances militaires, ni aux dispositions que j’avais prises ; n’importe ! il me semblait en ce moment que je comptais parmi les grands capitaines ; je suis certain que j’eusse accepté alors sans hésiter le commandement en chef d’une armée.

Après nous être assurés de nos prisonniers, nous reprîmes la route du camp. Toutefois, avant d’abandonner les lieux témoins de mon premier exploit, j’ordonnai que l’on construisit un brancard pour pouvoir transporter les blessés.

— Ne vous inquiétez pas de ces esclaves du roi, adjudant, me répondit un vieux sergent qui faisait partie de mon détachement, je connais la façon dont on doit les traiter. Je vous assure que pas un seul d’entre eux ne s’échappera.

— Très-bien, sergent, je m’en rapporte à vous pour les faire transporter au camp.

Le sous-officier sourit alors d’une singulière façon et s’éloigna sans répondre.

Je venais de commander la retraite, lorsque plusieurs coups de fusil qui retentirent derrière un buisson, à quelques pas de l’endroit où je me trouvais, me firent tressaillir : je crus à une surprise.

— Ne fais pas attention, me dit Anselme, ce sont les prisonniers que l’on expédie.

— Comment, les prisonniers que l’on expédie ! m’écriai-je avec étonnement. Qu’entends-tu par ces paroles ?

— J’entends que le sergent vient de faire fusiller les blessés !…

— Horreur et infamie ! serait-il possible !

— Voyons, ne t’exaspère pas ainsi pour si peu de chose, me dit Anselme, tu te ferais passer pour un agent des Anglais, pour un émissaire de Pitt et Cobourg… Après tout, ce sergent n’est pas aussi coupable qu’il en a l’air… C’est on homme pratique, qui ne connaît que son métier. Il a pensé sans doute que le transport de ces blessés retarderait notre retour au camp, encombrerait notre marche et pourrait nous nuire, si nous rencontrions l’ennemi. Du reste, ce qu’il a fait est une chose qui a lieu tous les jours ! Dame ! tu as beau froncer le sourcil et te mordre les lèvres, tu ne changeras pas le caractère de la guerre, et tu ne lui donneras jamais l’allure d’une idylle de mademoiselle Deshoulières ou de M. de Florian.

Il faut savoir s’habituer au spectacle des cruautés que l’on est impuissant à empêcher. À présent, si tu m’en crois, tu commanderas la retraite.

Anselme achevait à peine de prononcer ces mots, lorsque le vieux sergent revint avec les cinq ou six hommes qui lui avaient servi à accomplir son horrible exécution.

Il avait l’air aussi tranquille et aussi insouciant que s’il sortait d’accomplir une corvée de service.

— C’est fini, adjudant, me dit-il laconiquement.

Pendant que nous retournions au camp, nous causions, le lecteur ne s’en étonnera pas, de notre escarmouche.

— Ma foi, mon officier, me dit un jeune caporal qui voyait le feu pour la première fois, je parierais volontiers que nous avons eu affaire à plus de cent hommes !

— Tais-toi donc, blanc-bec, dit le vieux sergent en haussant les épaules, tu ne sais ce que tu dis ! Je suis certain, moi, que les Piémontais nous étaient inférieurs en nombre !

— Ah çà ! sergent, c’est un peu fort ! les balles sifflaient de tous les côtés, et on ne voyait qu’une ceinture de flammes devant soi !

— T’appelle ça de la flamme, toi ! Qu’est-ce que tu dirais donc si tu assistais à une vraie bataille rangée ? Petit, l’expérience de la chose te manque encore.

— Mais alors, sergent, s’écria le caporal, à quel chiffre s’élevait donc, d’après vous, le nombre de l’ennemi ?

— À vingt-cinq ou trente hommes, au plus. Nous étions à peu près à forces égales.

Cette réponse, qui rabaissait mon triomphe, ne me plut que médiocrement, et, faisant venir un des prisonniers piémontais devant moi :

— Combien étiez-vous lorsque vous nous avez attaqués ? lui dis-je.

— Nous étions dix-neuf hommes, me répondit-il, vous en avez tué neuf, nous sommes cinq prisonniers, et cinq se sont sauvés, cela fait bien le compte !

Ce renseignement fort exact dissipa un peu les fumées de l’orgueil qui m’étaient montées au cerveau, mais il ne me retira cependant pas en entier la joie de mon triomphe.

Mon entrée au camp fut une véritable ovation, ou du moins elle me parut telle, car, persuadé que tous les yeux étaient fixés sur moi, la moindre félicitation que l’on m’adressait retentissait à mon oreille comme le son éclatant de la trompette.

Je ne puis me rappeler aujourd’hui ce souvenir sans rire de mon puéril amour-propre.

Le commandant, ravi de la gloire que venait de recueillir son bataillon, m’accueillit de la façon la plus flatteuse et m’embrassa publiquement devant mes camarades, en déclarant que j’étais appelé à un brillant avenir ; puis il m’emmena avec lui pour écouter mon rapport.

Je dois confesser ici, pour ne pas me départir de ma véracité habituelle, que, malgré la déclaration du prisonnier piémontais, j’enflai un peu dans ma narration le nombre des ennemis, que j’évaluai à cinquante ou soixante ; j’ajoutai ensuite que, selon toute apparence, les Piémontais avaient dû subir des pertes bien autrement considérables que celles que nous avions eu le temps de constater ; enfin, j’achevai en faisant un pompeux éloge des sous-officiers et soldats placés sous mes ordres.

Le commandant, désireux de faire une bonne réputation à son bataillon, renchérit encore sur mon rapport en adressant le sien au général de brigade, lequel augmenta également celui qu’il envoya au général de division ; enfin, ce dernier, tenant à bien poser son corps d’armée près le Comité de salut public pour suivre les opérations militaires, donna une grande importance à cette escarmouche.

Quant au comité de salut public, fidèle à son système de relever le moral des populations et d’entretenir leur enthousiasme, par le récit des victoires remportées par les troupes de la République, il exagéra de beaucoup les détails qu’il reçut des représentants, et les fit insérer dans le bulletin.

Deux mois plus tard, j’eus le plaisir de lire dans une gazette que : trente hommes, commandés par moi, avaient attaqué deux cent quatre-vingts Piémontais, tué quarante-cinq, fait vingt-deux prisonniers, et mis le reste en fuite.

J’étais traité de héros, les Piémontais de satellites du tyran, et mes soldats de « valeureux enfants de la patrie. »

J’eus la pudeur de ne point conserver le numéro de cette gazette !

La vie que nous menions au camp était loin d’être agréable : les provisions que nous recevions, insuffisantes et de mauvaise qualité, ne répondaient qu’à moitié à nos besoins ; nous mangions fort peu, mais fort mal.

Quant à nos effets d’équipement et d’habillement, c’était encore pis !

Nos habits tombaient-ils en lambeaux, on nous envoyait de mauvaises paires de souliers ; aussi les semelles de nos chaussures quittaient-elles nos pieds à chaque pas que nous faisions ; on nous expédiait des habits de la plus déplorable qualité.

Je puis hardiment avouer que, dans toute notre division, il ne se trouvait pas un seul homme qui possédât un uniforme complet.

Quel serait l’étonnement d’un ancien soldat de Turenne, s’il pouvait assister à la guerre comme on la fait aujourd’hui !

Depuis deux mois que je menais cette rude existence de soldat de l’an II, j’avais fini par m’accoutumer assez bien à la vie des camps.

Les surprises de nuit, les escarmouches et les prises d’armes ne me causaient plus cette sensation pénible que j’avais éprouvée à mon début.

Je ne raconterai pas au lecteur tous les épisodes militaires auxquels je me trouvai mêlé ; ce récit monotone de coups de fusils, — car on s’attaque et on se défend toujours à peu près de la même façon, — l’ennuierait bientôt.

Toutefois, je demanderai de consigner un petit événement dont je fus le témoin et qui rentre tout à fait dans mon sujet.

Un matin, à la distribution des vivres, nous aperçûmes avec un grand désappointement qu’un convoi sur lequel nous comptions avait été intercepté par l’ennemi et qu’il nous fallait passer la journée sans manger.

Comme déjà, depuis plusieurs jours, nos rations avaient été rognées sans aucun ménagement, et que nous en étions réduits au strict nécessaire pour ne pas mourir de faim, cette nouvelle nous attrista beaucoup et produisit une certaine effervescence parmi nous.

Un pauvre diable de grenadier, nommé Noireau, doué d’un appétit phénoménal, se trouvant incapable de supporter plus longtemps une si rude abstinence, essaya de passer à l’ennemi, et fut arrêté dans sa tentative de désertion.

Immédiatement le conseil de guerre s’assembla et Noireau fut condamné à être fusillé sur-le-champ.

Ma mauvaise étoile voulut que l’on me commandât pour diriger cette exécution.

Je ne cacherai pas que cette coutume de faire supplicier les condamnés militaires par leurs amis et leurs camarades, me semble un usage aussi barbare qu’odieux.

Comme vingt pages éloquentes ne me suffiraient pas pour développer toutes les raisons et tous les motifs qui militent en faveur de l’abolition de cet usage atroce, je préfère passer mon plaidoyer sous silence, et arriver à l’exécution de Noireau.

Lorsque je vins le trouver sous la tente qui lui servait de prison, Noireau devina en moi un messager de mort.

— Hélas ! adjudant, me dit-il, vous venez me chercher pour me conduire au supplice.

— Tu as à peu près deviné, mon pauvre Noireau, lui répondis-je. Je suis, en effet, chargé de t’avertir qu’il ne te reste plus qu’une heure à vivre, et de te demander si tu n’as pas quelques dispositions dernières à prendre.

— Merci bien, mon officier, mais comment voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi ait des dispositions à prendre ?…

— À revoir, Noireau, du courage.

J’allais m’éloigner, lorsque le condamné me saisit par le bras, et, d’un air moitié honteux, moitié suppliant :

— Je voudrais bien, adjudant, me dit-il, vous adresser une question, mais je n’ose.

— Parle sans crainte, mon ami, et sois persuadé que tout ce que je pourrai faire pour toi je le ferai !

— Est-il vrai, adjudant, que quand un homme est condamné à mort, on lui accorde, avant de le conduire au supplice, tout ce qu’il demande, sa grâce à part, bien entendu !

— Oui, Noireau, c’est l’usage !

— Eh bien ! alors, reprit vivement le grenadier, si j’exigeais que l’on me servît un bon et copieux repas…

— On ferait tout ce qu’il est possible pour te satisfaire !

— Vrai ! s’écria Noireau avec un élan de joie singulier pour un homme dans sa position. Eh bien ! j’ai plus de chance encore que je ne croyais ! Vite ! le repas promis, adjudant.

— Je vais faire en sorte qu’on te l’apporte, répondis-je en sortant.

En effet, grâce au zèle que je déployai, je parvins à procurer à Noireau un somptueux dîner, c’est-à-dire un morceau de cheval rôti, vingt châtaignes, deux pommes, une demi-livre de pain et une demi-pinte d’eau-de-vie.

Le condamné finissait son repas, lorsqu’à la tête du peloton chargé de l’exécuter, je me présentai devant lui. Je le trouvai radieux.

— Vraiment, mon officier, me dit-il, je n’ai peut-être pas commis une si grosse sottise en désertant ! Cette matinée est une des meilleures de ma vie ! Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pouvoir en garder plus longtemps le souvenir.

Le condamné, après avoir prononcé ces paroles d’un ton assez dégagé, se leva sans attendre mes ordres, et nous suivit de la meilleure grâce du monde.

Toutefois, arrivé à moitié chemin de l’endroit désigné pour son exécution, il changea un peu de contenance et tomba dans une profonde rêverie.

— Savez-vous bien, lieutenant, me dit-il brusquement tout à coup, que la vie est une drôle de chose ! Ce matin, tous mes camarades m’aimaient, j’étais libre, personne ne s’occupait de moi, et voilà que, parce que je n’ai pas su résister aux atteintes de la faim, je suis regardé comme un traître ; tout le monde ne s’occupe plus que de moi, et que je vais mourir tué par ces mêmes camarades qui, naguère, m’estimaient. C’est bien bête.

— Mais, Noireau, lui répondis-je, s’il n’y avait pas de discipline ?

— Eh bien, le grand mal, s’écria-t-il en m’interrompant, il n’y aurait plus d’armées, et les hommes, au lieu de s’entr’égorger aussi cruellement qu’ils le font, mourraient tranquillement de leur belle mort ! Je vous avouerai qu’en ce moment je ne comprends pas les avantages qu’un peuple peut retirer de la guerre.

J’allais essayer de répondre aux raisonnements de Noireau, qui ne essaient pas de m’embarrasser, lorsque je m’aperçus que j’étais arrivé à l’endroit fixé pour l’exécution.

J’ordonnai à mon peloton de faire halte ; le cœur me battait davantage que la première fois que je me trouvai en face de l’ennemi.

Noireau, il faut le reconnaître, se conduisait d’une façon fort convenable, et, grâce à sa docilité, rendait moins pénible pour ses camarades l’affreuse mission dont ils étaient chargés.

— Adjudant, me dit-il en voyant le peloton s’arrêter, il paraît que c’est ici ?

— Oui, mon brave Noireau, lui répondis-je avec émotion, c’est ici.

— Allons, puisque rien ne peut plus me sauver, le mieux est de me soumettre. Dites-moi, je vous en prie, adjudant, ne doit-on pas me bander les yeux ?

— Oui, Noireau, c’est l’usage ; mais cependant si tu désires voir la mort en face et tomber en soldat, je prendrai sur moi de t’exempter de cette formalité.

— Oh ! mon Dieu, mon officier, je vous assure qu’en ce moment je n’éprouve nullement l’envie de me poser en crâne : loin de là, je voulais au contraire vous prier d’ordonner que l’on me bande les yeux avec le plus grand soin, et de façon qu’il me soit impossible d’apercevoir les canons de fusil dirigés contre moi !

— Très-bien, Noireau, ton désir sera satisfait, N’as-tu plus, à présent, aucune autre demande à m’adresser ? Parle sans crainte.

— Merci bien, adjudant ; que voulez-vous que je demande ? — Ah ! pourtant si !… Je voudrais bien distribuer à mes camarades les quelques objets dont je dispose encore.

— Dépêche-toi, Noireau, nous sommes en retard !

— Comme c’est drôle, tout de même, adjudant, de penser que s’il était en votre pouvoir de me sauver la vie, vous n’hésiteriez pas, j’en suis persuadé, à le faire, et cependant vous allez me tuer ! Enfin !… ces réflexions sont superflues… Tiens, Benoist, continua le malheureux en s’adressant à un des soldats du peloton, prends mes bretelles, elles sont presque toutes neuves, c’est un bon marché pour toi. Toi, Ducros, je te donne ma pipe ! Ah je t’oubliais, mon bon Pellier, ajouta Noireau en s’adressant à un conscrit qui se tenait au second rang et faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes, je n’ai plus rien. Ah ! si fait !… Pour être servi le dernier tu ne seras pas le plus mal partagé, mes souliers sont presque tout neufs, tu les prendras après ma mort !… Allons, voilà qui est fini ! Adjudant, une dernière grâce ! me permettez-vous d’embrasser mes camarades ! ça me donnera du courage de voir qu’ils ne me méprisent pas.

J’étais tellement ému que je ne pus répondre au condamné que par un signe de tête affirmatif.

Ses adieux terminés, Noireau se retourna vers moi :

— Adjudant, me dit-il à voix basse, je sens que si vous m’accordez ainsi tout ce que je vous demande, je n’aurai plus la force de me laisser fusiller tranquillement… Ordonnez aux camarades qu’ils se pressent… Allons, je ne suis pas encore trop à plaindre… J’ai bien déjeuné ce matin ! Ma mère, morte depuis deux ans, ne subira pas le contre-coup de mon exécution… rien ne me retient ici-bas… Adieu, mon adjudant, et merci de vos bontés !

Quelques secondes plus tard, cinq coups de fusil partaient ensemble et Noireau tombait la face contre terre. Horreur ! le malheureux n’était pas mort ! Il se débattait au milieu d’une mare de sang. Les hommes de la réserve l’achevèrent aussitôt. Quelques minutes après, une petite éminence, à peine visible, qui bosselait le terrain, prouvait que les pionniers avaient à leur tour rempli leur triste tâche dans le drame lugubre. Je m’éloignai du lieu de l’exécution, la tristesse dans l’âme, et pendant plus d’une semaine j’eus constamment devant les yeux l’affreuse agonie du malheureux Noireau.

Sur ces entrefaites, le général publia un ordre du jour dont je ne puis passer la teneur sous silence, car elle appartient pour ainsi dire à l’histoire.

Cet ordre du jour enjoignait aux troupes de ne pas faire de prisonniers à l’ennemi : de massacrer impitoyablement tous ceux qui tomberaient en leur pouvoir.

Tout homme qui n’exécuterait pas cet ordre était déclaré traître à la patrie et devait être puni comme tel.

J’avouerai que celle mesure sanglante, si contraire aux lois de la guerre, révolta ma conscience et me causa un mouvement de dégoût profond ; je me promis que jamais je ne ne me soumettrais à un ordre pareil.

Un des sergents de ma compagnie, jeune homme de vingt-cinq ans, nommé Picard, d’un caractère doux et inoffensif, de famille honnête, et ayant reçu une assez belle instruction, se montrait le partisan et l’admirateur dévoué de cette mesure.

— En temps de révolution, nous disait-il d’un air plein d’onction, les demi-moyens n’aboutissent qu’à des désastres. Il faut savoir faire taire sa sensibilité devant le patriotisme, et frapper sans trêve et sans pitié, si l’on veut que la liberté triomphe ! Comme homme, je maudis cet ordre du jour ; comme citoyen je l’exécuterai sans hésitation, sans pitié et sans remords !

Ce que c’est pourtant que la contagion de l’exemple !

Le lendemain, vers huit heures, nous nous mîmes en marche avec sept autres bataillons : le temps était réellement admirable. Il faisait un de ces beaux jours purs et brillants, tels que l’on n’en voit guère en France, mais qui se présentent fréquemment dans les hautes régions où nous nous trouvions alors.

Vers Les trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à l’entrée d’un beau vallon, couronné de droite et de gauche d’un taillis de chênes.

Notre division se partagea en deux corps à peu près égaux, et alla occuper les deux coteaux.

Quant à notre bataillon, on le fit entrer dans les taillis, et l’on nous ordonna, car nous étions placés là en embuscade, de garder Le plus profond silence.

Malgré cet ordre, il nous fut impossible de passer la nuit entière sous les armes, sans rompre la désespérante monotonie de cette attente par nos conversations : seulement nous causions à voix très-basse.

— Je ne sais pourquoi j’augure mal, pour moi, de la journée de demain, me dit Anselme, il me semble que je dois être tué !

— Allons donc ! veux-lu bien te taire et repousser au loin de semblables pensées, lui dis-je, cela te porterait malheur.

— Mon cher ami, ce qui est écrit là-haut ne peut manquer de s’accomplir ici-bas, et mes pressentiments n’influeront en rien sur ma destinée. Après tout, ce que je prends pour des pressentiments est peut-être bien l’envie immodérée que j’éprouve de racheter ma vie passée, et la peur de ne pouvoir réussir à accomplir ce projet.

— De quelle vie passée et de quels projets parles-tu, Anselme ?

— De ma vie de soldat républicain et du dessein que j’ai formé de passer en Vendée ou en Bretagne !… Tu as beau ouvrir de grands yeux étonnés, c’est comme ça. J’ai à me faire pardonner d’avoir servi, au nom de la liberté, d’instrument passif aux gredins qui nous gouvernent, si cela peut s’appeler toutefois gouverner. C’est un vœu que j’ai fait au moment où tombait la tête de sœur Agathe, et tu conçois combien il est sacré !

Cette détermination d’Anselme, d’aller se joindre aux Vendéens et aux Bretons, m’affligea, mais je savais mon compagnon trop entêté pour essayer de le faire renoncer à son projet : je m’efforçai seulement d’éloigner de son esprit les tristes pressentiments qui le troublaient.

Lorsque le soleil se montra à l’horizon, nous étions brisés de fatigue ; cette nuit passée, debout sous les armes, avait été plus pénible qu’une marche forcée.

Au reste, rien de saisissant comme le contraste que présentait la nature que nous avions devant les yeux, avec les scènes de carnage que nous attendions.

Il avait plu pendant la nuit, et les feuilles des arbres, couvertes de gouttes d’eau, brillaient aux rayons du soleil semblables à des écrins de diamants.

Des plantes aromatiques et des fleurs s’exhalaient des parfums enivrants et délicieux, qui nous plongeaient dans une douce ivresse.

Au haut du vallon j’apercevais un petit presbytère avec sa campanile ; à travers les jalousies vertes de cette tranquille demeure on distinguait les figures effrayées de ses habitants qui, leurs regards tournés du côté par où l’on attendait l’ennemi, étaient sans doute en proie à une anxiété extrême.

— Ah ! combien de rêves irréalisables d’avenir éveillait en mon cœur la vue de ce presbytère.

Je sentais si bien, en ce moment, que le bonheur pouvait se trouver sur la terre, que la bataille prochaine, dans laquelle je devais bientôt figurer, me causait une horreur profonde.

Plongé dans une douce extase, j’en étais arrivé à perdre la consciente de mon être, lorsqu’une forte pression que je ressentis au bras me rappela au sentiment de la vie réelle.

— Regarde, me disait Anselme ; voici l’ennemi !

— En effet, à cinq cents pas au plus devant nous, débouchait en ce moment un corps nombreux de Piémontais ; environ quinze cents hommes !

Subissant sans doute, comme je venais de la subir moi-même, l’influence produite par cette belle nature que j’ai esquissée, ne pouvant la décrire, les Piémontais cheminaient gaiement.

Le bruit de leurs chansons arrivait jusqu’à nous.

Je ne puis dire la profonde pitié que je ressentis en ce moment pour ces malheureux.

Tout à coup le signal de l’attaque est donné : des bois de droite et de gauche part une double et formidable décharge de mousqueterie. Des cris de désespoir et d’effroi font place aux chansons ; un grand nombre de Piémontais sont étendus sanglants par terre.

Toute je dois rendre cette justice à l’ennemi, qu’après un court moment de terreur et de confusion, produit par cette attaque si soudaine, et à laquelle il était si loin de s’attendre, il fit bonne contenance et ne lâcha pas pied.

L’ordre rétabli, le commandant piémontais voulut opérer sa retraite, mais il trouva les issues du vallon occupées, et partout une grêle de balles accueillait sa tentative. Après une fusillade qui dura près d’un quart d’heure, l’ennemi se voyant hors d’état de se défendre plus longtemps, demanda à capituler, offrit de se rendre.

Hélas ! la nouvelle loi qui défendait de faire des prisonniers devait être exécutée : nous continuâmes notre feu.