Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/IX

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Alexandre CADOT (3p. 30-33).

IX

Jamais de ma vie je ne me souviens d’avoir rencontré un homme aussi poli et aussi complaisant que l’était mon hôte. S’associant à mes excursions de botaniste et de minéralogiste avec une complaisance dont son âge doublait le prix, il me servait de guide et m’accompagnait partout dans la montagne.

Un jour, le soleil marquait à peine une heure, lorsque M. de la Rouvrette me proposa de rentrer à Marvejols.

— Votre intention n’était-elle donc pas, lui dis-je, de continuer notre promenade jusqu’à la fin du jour ?

— En effet, me répondit-il, j’espérais pouvoir vous tenir compagnie plus longtemps, mais j’ai réfléchi que, devant me mettre en route demain matin, j’ai besoin de prendre aujourd’hui un peu de repos.

— Vous partez pour un long voyage ?

— Nullement ; je n’entreprends qu’une simple excursion : mais cette excursion, pénible par les obstacles qu’elle présente, et ne pouvant s’accomplir qu’à pied, offre certains dangers et demande l’emploi de toutes mes forces. Mais, j’y songe, voulez-vous m’accompagner ?

— Je suis entièrement à vos ordres et je vous suivrai en aveugle partout où vous voudrez bien me conduire.

— C’est à quoi je ne puis consentir, me répondit M. de La Rouvrette, car votre détermination dans cette circonstance est beaucoup plus importante que vous ne vous l’imaginez.

— Comment cela ? Expliquez-vous.

— L’excursion que j’entreprends demain, me répondit d’un ton sérieux mon compagnon, ne m’expose que fort peu personnellement, tandis qu’elle présente pour vous de grands dangers. En vous associant à mon entreprise, vous vous trouvez donc placé dans une position différente de la mienne, et je ne veux pas assumer sur moi la responsabilité de ce qui pourrait vous arriver de malheureux.

— Je vous priais tout à l’heure de vous expliquer ; je réitère cette demande.

— Volontiers, mais à une condition : c’est que vous allez vous engager sur l’honneur, vis-à-vis de moi, à ne jamais révéler, du moins tant que l République existera, ce que je vais vous raconter.

— Je vous engage ma parole, et je vous écoute.

— Eh bien ! mon cher ami, reprit M. de la Rouvrette, je dois demain aller rendre visite à mon frère aîné l’archidiacre, actuellement proscrit et mis hors la loi !

— Quoi ! votre frère a été assez imprudent pour ne pas émigrer ? m’écriai-je. Mais, pardonnez-moi la peine que va sans doute vous causer ma question. N’est-il donc pas à peu près certain qu’en restant en France, il finira tôt ou tard par tomber entre les mains de ses persécuteurs ?

— Je vous remercie beaucoup de l’intérêt que vous voulez bien témoigner à l’homme que j’aime le plus au monde ; mais rassurez-vous, mon frère loin d’être aussi exposé que vous vous l’imaginez : parmi ses nombreux compagnons d’infortune, trois seulement ont été arrêtés par les républicains !

— Comment, ses nombreux compagnons d’infortune ? Est-il possible que tant de proscrits se trouvant réunis n’aient pas encore éveillé la cupidité des délateurs et les soupçons de l’autorité !

— L’autorité connaît parfaitement la présence de mon frère, ainsi que celle de ses compagnons, sur le sol français, me répondit M. de La Rouvrette en souriant ; seulement, elle ne peut s’emparer de leurs personnes. Cessez d’ouvrir ainsi de grands yeux étonnés, et sachez que depuis plus d’un an mon bien-aimé archidiacre vit réfugié dans les profondeurs inaccessibles des forêts… Vous devez comprendre à présent combien votre uniforme d’officier républicain est une mauvaise recommandation pour quarante prêtres ou gentilshommes qui, mis hors la loi, aigris par le malheur, et rendus méfiants par la persécution, verront peut-être en vous un espion dont la mort peut seule assurer le silence ! J’aurais beau me porter caution de votre loyauté, déclarer que je connais votre famille et répondre pour vous corps pour corps, je ne suis pas certain d’être écouté. Des hommes traqués comme s’ils étaient des bêtes fauves sont excusables, jusqu’à un certain point, d’oublier, devant une augmentation possible de leurs maux, qu’ils appartiennent à l’humanité. Réfléchissez donc mûrement à ma proposition — que je me repens presque de vous avoir faite, — avant de me répondre.

— Je n’ai nullement besoin de réfléchir, mon cher monsieur, m’écriai-je, ma résolution est prise : je vous accompagnerai demain.

— Vous avez foi en votre bonne étoile ?

— Ce n’est pas là le motif de mon acceptation ; j’ai réfléchi, vous connaissant bon et loyal comme vous l’êtes, que réellement vous voyiez un danger aussi imminent et aussi sérieux pour moi que vous affectez de croire qu’il existe, vous ne m’auriez pas proposé de vous accompagner. Toutefois, comme je commets, à la rigueur, une imprudence qui pourrait me valoir certains désagréments, votre conscience vous pousse à me peindre sous des couleurs très-sombres ce que vous voyez autrement, afin que si quelque malheur, que vous ne prévoyez pas, m’arrivait, vous n’ayiez aucun reproche à vous faire à vous-même. Avouez que j’ai bien deviné votre façon d’agir !

— Allons, je vois que vous êtes observateur, mon officier, me dit le vieux gentilhomme en riant ; la main sur la conscience vous courez certains dangers ; mais d’un autre côté, j’avoue, connaissant l’intention où vous êtes d’écrire plus tard l’histoire intime de notre triste époque, qu’en refusant ma proposition vous manquez une occasion probablement unique de voir avec quelle flexibilité, de riches ecclésiastiques accoutumés à une vie délicate, et de jeunes officiers façonnés à une existence animée et mondaine, se sont pliés sous le joug de la nécessité ! Enfin, et pour la dernière fois, réfléchissez, examinez bien, et décidez-vous !

— Quel mal ai-je fait à ces nobles proscrits, répondis-je, et quelle vengeance ont-ils à exercer contre moi ? Ne suis-je pas aussi une victime de la réquisition ? Les monstres qui gouvernent aujourd’hui la France, si cela peut s’appeler gouverner, ne sont-ils pas nos oppresseurs et nos ennemis communs ! Eh ! mon Dieu, quand le loup et le chien sont tombés au fond du même piége, songent-ils à se mordre ? Les royalistes et les républicains de bonne foi en sont arrivés à présent, en haine des exécrables tyrans qui ensanglantent et pressurent notre pauvre pays, à se donner la main.

De retour à Marvejols, nous soupâmes de bonne heure, afin de bien nous reposer, et le lendemain matin nous nous mîmes en route avant le lever du soleil.

Si je n’avais pas tout récemment visité les Alpes, j’aurais trouvé les montagnes, que je parcourais depuis mon entrée dans les Cévennes, grandes, majestueuses et pittoresques au possible. Ce ne fut cependant pas sans un vif sentiment d’admiration que j’aperçus sur leurs cimes, ces vastes et profonds étangs qui dorment depuis des siècles enfermés dans leurs lits de granit.

En redescendant dans la plaine, nous trouvâmes, M. de La Rouvrette et moi, une immense quantité de troupeaux, dont les bergers, l’air réfléchi et absorbé, semblaient ne pas s’apercevoir de notre présence.

— Ces gardiens de moutons composent-ils des idylles pour leurs bergères ? dis-je en plaisantant à mon compagnon de route. Remarquez donc, je vous prie, la préoccupation qui se lit sur leurs visages.

— Ces bergers font mieux en ce moment que de chercher des rimes et scander des hémistiches, me répondit-il, ils élèvent leur âme vers Dieu !

— Plaît-il ? Que dites-vous là ?

— Adressez la parole à un de ces bergers, continua M. de La Rouvrette, et je vous parie qu’il ne vous répondra pas.

— Je ne vois pas trop ce que prouverait cette expérience, sinon que je ne sais pas m’exprimer en patois ou que ces Tityres manquent de politesse. N’importe, je vais la tenter : ce sera toujours un détail de mœurs à inscrire sur mes tablettes.

Je’approchai aussitôt d’un berger, et le touchant légèrement à l’épaule :

— Mon ami, lui dis-je, quel est le plus court chemin à suivre pour se rendre d’ici à Saint-Flour ?

Le gardeur de moutons, au lieu de me répondre, ouvrit de grands yeux, plissa son front et étendit le col comme s’il eût cherché à saisir un bruit flottant dans l’espace. J’allais répéter ma question, en l’accompagnant d’un geste plus énergique, lorsqu’il me sembla entendre le son lointain d’une clochette ; en effet, je ne me trompais pas. Ce son augmenta même d’intensité avec une telle rapidité que je ne pus me rendre compte de ce phénomène.

Au même instant le berger tomba à genoux, et baissant la tête, resta pendant quelques secondes plongé dans une extase profonde.

— Que diable signifient toutes ces démonstrations ? m’écriai-je, prêt à prendre, pour le relever, le berger par le collet de peau de chèvre qui lui servait de veste.

— Laissez cet homme tranquille et ne le troublez pas, mon cher ami, me dit M. de La Rouvrette en me retenant le bras : il assise en ce moment à la messe.

— Comment ! il assiste à la messe ! mais je ne vois pas l’ombre d’une église à portée de la vue.

— Aussi cette messe n’est-elle pas dite dans une église ; ce sont les proscrits que nous allons trouver qui la célèbrent dans les bois.

— Eh bien, alors, comment ce berger peut-il deviner ce fait, supposant toutefois qu’il ait lieu !

— Vous êtes trop curieux, cher ami, et je ne répondrai pas à votre question afin de vous laisser le plaisir d’obtenir cette explication des proscrits eux-mêmes.

— Bah ! vous voulez vous moquer de moi ! cet homme ne me répond pas, parce qu’il est probablement sourd.

J’achevais à peine de prononcer ces mots, lorsque le berger s’avançant gravement vers moi, et me montrant un des points de l’horizon du doigt :

— Voici le chemin qu’il faut prendre et là se trouve Saint-Flour, citoyen, me dit-il, bon voyage et que Dieu vous bénisse !

M. de La Rouvrette, en entendant la réponse du pâtre, se mit à rire, et, se retournant vers moi :

— Eh bien ! pensez-vous toujours, mon cher monsieur, me dit-il, que cet homme soit sourd ? Croyez-moi, je n’ai pas voulu vous tromper tout à l’heure en prétendant qu’il assistait à la messe. Vous foulez à présent une terre pleine de mystères.

Il pouvait être près de trois heures lorsque nous atteignîmes, mon compagnon de route et moi, la lisière d’une vaste et sombre forêt, que nous apercevions depuis longtemps à l’horizon.

— Nous voici à peu près arrivés, me dit M. de La Rouvrette, encore quelques minutes et je vais serrer mon bon frère dans mes bras.

Au-delà de la première lisière de la forêt nous eûmes à gravir une butte assez rapide et escarpée, couverte par de hautes bruyères. Je m’étais arrêté un moment pour cueillir une plante, quand une exclamation poussée près de moi me fit relever la tête ; je vis M. de La Rouvrette embrassant, avec toutes les démonstrations d’une vive joie, un gros paysan qui venait de sortir d’un épais fourré.

Quoique la bonté de mon hôte ne fit pas question pour moi, je le savais cependant trop collet-monté et trop observateur de l’étiquette pour voir sans étonnement la façon plus que familière et toute affectueuse dont il se conduisait avec ce paysan. Je me hâtai de presser le pas pour les rejoindre.

Le campagnard, en m’apercevant, ne put retenir un mouvement de surprise, presque de peur, et il porta vivement sa main sous sa veste, où je vis briller les canons d’une paire de pistolets.

— Rassurez-vous, monsieur le prieur, lui dit en riant mon hôte, l’habit ne prouve rien par le temps de mascarade qui court, Monsieur est mon ami, et vous pouvez avoir en lui toute confiance.

Le prieur me salua alors poliment, s’excusa en fort bons termes auprès de moi de ses soupçons trop justifiés, ajouta-t-il, par les persécutions qu’il avait subies, et se hâta de me demander si je savais quelques nouvelles politiques dignes d’intérêt.

Au sortir des bruyères, nous trouvâmes une seconde butte plus escarpée et plus élevée encore que la première, butte qui, vue de loin, ressemblait à un colossal donjon ruiné par le temps et recouvert de verdure,

Nous étions occupés à franchir cet obstacle quand un jeune paysan, vêtu d’une veste toute déchirée et portant un fusil à deux coups sur son épaule, apparut subitement à nos regards.

M. de La Rouvrette l’embrassa tendrement, en l’appelant monsieur le chevalier ; enfin, arrivés sur le sommet de la bulle, nous trouvâmes encore un homme d’un certain âge, le corps recouvert d’une carmagnole, et armé également d’un fusil que mon compagnon salua profondément, en disant : Monseigneur, je suis bien heureux de vous retrouver en bonne santé ! Cet homme à la carmagnole n’était rien moins qu’un évêque.

Le prieur, le chevalier et l’évêque, après nous avoir promis de nous rejoindre, une fois leur faction finie, nous laissèrent alors, et nous poursuivîmes seuls notre chemin.

Une voix grave, sonore et cadencée, qui s’élevait solitaire au milieu du silence de la forêt, nous servait à guider nos pas. Nous arrivâmes ainsi en peu de minutes au milieu d’une vaste plate-forme, où un spectacle que je n’oublierai jamais se présenta à ma vue.

Une dizaine d’hommes agenouillés écoutaient un prêtre qui, revêtu de sa chasuble, récitait le bréviaire ; près d’eux reposaient à terre leurs fusils.

Je dois rendre celle justice à ce pieux auditoire de constater que pas un de ceux qui le composaient ne se dérangea à notre apparition. La voix du prêtre continua à retentir calme et sonore.

Le soleil, déclinant alors à l’horizon, filtrait à travers les branches et produisait un prisme singulier, qui rappelait assez les teintes douces, et animées tout à la fois que donnent les vitraux des églises.

Ce fait, en continuant à exalter mon imagination déjà vivement excitée par le milieu tout à fait exceptionnel dans lequel je me trouvais, me causa une curieuse hallucination. La voix du prêtre se changea pour moi en un chœur, les voûtes de verdure en arceaux d’église, les haillons des officiants en ornements sacerdotaux, et je ne tardai pas à me croire reporté aux temps passés et assistant à une cérémonie religieuse dans la cathédrale de ma ville !

L’office terminé, les chanoines, — car presque tous ces prétendus paysans étaient des chanoines, — entourèrent M. de La Rouvrette, et l’accablèrent d’amitiés.

Mon compagnon me présenta aussitôt à ces proscrits comme une des victimes de la réquisition, et tous me plaignirent comme si leur sort n’eût pas été plus triste que le mien.

— Consolez-vous, jeune homme, me dit un des chanoines, les excès monstrueux et sans nom qui désolent notre époque ne peuvent se prolonger encore bien longtemps. Dans peu la France reviendra à son passé et rétablira l’ancien ordre des choses.

— Je désire ardemment la chute du lâche et sanguinaire Robespierre, ainsi que celle de tous ses abominables complices, répondis-je au chanoine, mais je suis républicain et je ne souhaite nullement le retour de l’ancien régime ! Que voulez-vous, messieurs, continuai-je en remarquant l’extrême étonnement causé par ma réponse, je suis encore bien jeune, et les illusions sont de mon âge ; je crois à la possibilité de fonder une bonne République !

— Mes amis, s’écria M. de La Rouvrette qui s’empressa de prendre la parole, vous voyez qu’en vous présentant monsieur comme un homme de cœur, je ne vous ai pas trompés. Sa franchise doit vous prouver sa loyauté. Le despotisme l’a fait soldat ; l’estime de ses camarades, officier, et l’horreur que lui causent les excès de la révolution et la vue du sang le reconduit dans sa famille, que je connais, et qui est des plus estimables. Soyez donc, je vous en supplie, pleins de confiance dans son honneur et dans sa discrétion. Je réponds de lui corps pour corps !

— La présence de monsieur avec vous suffit, mon cher de La Rouvrette, pour que nous ayons en lui toute confiance, répondit un des chanoines ; personne ne peut être juge en fait d’honneur que vous.

Après cette réponse obligeante pour mon hôte, et rassurante pour moi, plusieurs des prêtres proscrits se mirent à causer à voix basse avec M. de La Rouvrette, tandis que d’autres s’occupèrent de préparer le souper commun.

Ce repas, improvisé au milieu d’une forêt, me rappela une des descriptions d’Homère. Des feuilles sèches furent amoncelées sous des bûchettes appuyées contre une grosse pierre plate, et bientôt une grande flamme s’éleva dans l’air. D’un massif d’épines noires, un petit homme déjà âgé, ainsi que le prouvaient les nombreuses rides de son visage, mais vif et alerte comme s’il n’eût eu que quinze ans, sortit un grand quartier de veau, le passa dans une broche, et s’adressant à ses compagnons d’infortune :

— Quel est celui de vous, messieurs, qui prend la semaine aujourd’hui ? leur demanda-t-il.

— C’est le révérend père provincial, répondirent plusieurs voix.

Au même instant, le révérend père provincial, beau vieillard de soixante à soixante-cinq ans, arriva en s’excusant sur son retard, et se mit aussitôt à tourner la broche.

— Je m’en vais à présent chercher le pain et le fromage que nos paysans ont dû déposer ce matin sous le roc de la Male-Dent, reprit le petit homme à l’allure vive qui avait allumé le feu.

Le quartier de veau, soigneusement surveillé par le révérend père provincial, se teignait déjà de teintes dorées et exhalait une appétissante odeur, lorsqu’un jeune frère, le front ruisselant de sueur, apporta un magnifique lièvre qu’il venait de tuer d’un coup de fusil.

Ce fut, à cette bonne aubaine, une joie générale.

— Je vote des remerciements au citoyen, dit un des chanoines en parodiant le style de l’époque, c’est le second jacobin qu’il nous apporte depuis quatre jours.

— Qu’entendez-vous par jacobin, monsieur ? demandai-je fort poliment au prêtre et de façon qu’il ne pût supposer que mon intention était de lui chercher querelle.

— Je vous prie de m’excuser de m’être servi de cette expression que nous employons familièrement entre nous pour désigner un lièvre, me répondit-il en essayant de sourire ; mais nous avons tellement peu l’habitude de nous trouver avec des républicains que j’ai oublié votre présence. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de cette innocente et involontaire plaisanterie.

— Comment donc ! en aucune façon, monsieur. Je suis républicain, je ne m’en cache pas ; mais, grâce à Dieu, je déteste ety je méprise autant que vous pouvez les détester et les mépriser vous-même les gens que l’on appelle jacobins !

Le quartier de veau eut à point, les proscrits s’assirent en rond sur la pelouse : le frère qui avait tué le jacobin apporta une grande cruche pleine d’une eau limpide de source, et le petit homme qui avait allumé le feu distribua à chacun une tranche de pain arrosée de jus de viande ; on m’apprit que cela représentait la soupe.

Je ne crois pas que jamais plus douce et plus franche gaieté que celle qui présida à ce repas ait régné entre convives. Le contraste frappant que présentait la conversation délicate toujours, profonde souvent et parfois pleine d’érudition de tous ces hommes d’élite sous le rapport de l’instruction et de l’intelligence, avec la grossièreté des mets et la rusticité du service, donnait un piquant que je n’oublierai jamais à cette réunion, dont le souvenir restera toujours vivant dans ma mémoire.

— Comment donc peut-il se faire, monsieur, demandai-je à un chanoine auprès duquel j’étais assis, que vous soyez parvenus à vous habituer à cette rude vie que vous menez depuis si longtemps ?

— Je vous assure, me répondit-il, que cette vie, qui vous paraît si dure, même à vous, soldat, ne manque pas de charmes pour nous. D’abord, il nous sembla pendant les premières semaines que jamais nous ne pourrions nous accoutumer à cette existence nomade, à ces nuits passées à la belle étoile, à ces périls sans cesse renaissants, à ces privations continuelles ; mais bientôt nous nous aperçûmes que la nécessité développe chez l’homme une énergie et une force qu’il ne se soupçonne pas, et après avoir pris notre façon de vivre en horreur, nous reconnûmes qu’elle présentait d’excellents côtés.

Quant à moi, personnellement, qui depuis de longues années étais affecté d’une déplorable santé, le grand air, l’exercice et les privations m’ont refait, si je puis m’exprimer ainsi, une constitution el une jeunesse nouvelles ; je me porte aujourd’hui à ravir.

Le spectacle et les contemplations de la belle nature que nous avons sans cesse devant les yeux élèvent aussi nos pensées, affaiblissent nos passions et donnent un grand calme à notre esprit. Qui sait ? Peut-être bien ; quand les princes seront triomphants, et que je rentrerai dans la possession et de ma fortune et de mes dignités, regretterai-je mon ancienne vie de vagabond et de proscrit.