Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/XII

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Alexandre CADOT (3p. 43-47).

XII

Le comte de L*** achevait de prononcer ces paroles, lorsque nous atteignîmes le campement : un spectacle que je n’oublierai jamais, et dont le souvenir restera toujours vivant dans ma mémoire, frappa mes regards étonnés et attendris.

Au milieu de la plate-forme dont j’ai déjà parlé, plate-forme qui dominait la campagne et où les proscrits élevaient la nuit leur campement, l’évêque, revêtu de ses vêtements sacerdotaux, se préparait à célébrer la messe.

Rien de simple et de touchant à la fois comme ce tableau.

Un bloc de pierre, usé par le contact des siècles, servait d’autel ; aucune décoration, aucun objet d’art n’appelait le regard. Un calice de verre, une croix de bois teinte en noir avec du jus de mûre, deux petits chandeliers de fer, pieuse offrande, sans doute, d’une pauvre chaumière ; enfin, une de ces clochettes que l’on attache au col des vaches, servaient seuls au vénérable prélat.

Sur deux longs et grossiers bancs de bois mal équarris, placés à droite et à gauche de l’autel, les chanoines, revêtus de surplis, attendaient dans un recueillement profond la célébration du saint mystère.

À peine l’évêque se fut-il approché de l’autel, que le son d’une clochette retentit au loin, répercuté à l’infini par les échos d’alentour.

— Je n’avais pas encore remarqué l’existence de cet écho, dis-je à voix basse à mon jeune ami, le comte de L***. Ne craignez-vous pas que ce phénomène d’acoustique ne trahisse votre présence ici quelque jour ?

— Ce que vous prenez pour un écho, me répondit-il sur le même ton, est out bonnement un signal, destiné à faire savoir aux pâtres des environs qu’ils peuvent assister par la pensée à la messe qui va être célébrée, et unir leurs prières aux nôtres. Dans un rayon de quatre lieues, autour de cette forêt, il y a en ce moment des fronts qui s’inclinent vers la terre et des cœurs qui s’élèvent vers Dieu.

Je renonce à rendre, avec la seule aide de ma plume, l’émotion nouvelle et inconnue, la douce tristesse, le sentiment d’extase qu’éveillèrent en moi les chants graves et imposants qui s’élevèrent bientôt au milieu du silence de la forêt ! Un rayon de soleil qui, tamisé, s’il m’est permis de me servir de cette expression, par les fourrés, les branches et les feuillages, tomba semblable à une fine pluie d’or sur le front calme et couvert de cheveux blancs de l’évêque qu’il ceignit, — singulier hasard, — d’une lumineuse auréole, me causa une illusion étrange ! Il me sembla que je vivais dans les temps primitifs de l’Église, que j’étais un de ces apôtres destinés au martyre, et je sentis surgir en mon cœur une aspiration vers le dévouement et le bien, que jamais encore je n’avais ressentie jusqu’à ce jour !

Je ne crois pas exagérer en avançant que l’impression que je reçus alors a dû influer sur le reste de ma vie : je lui dois incontestablement la plus grande partie du peu de bien que j’ai été assez heureux pour pouvoir faire.

Le surlendemain, mon excellent ami, M. de La Rouvrette, me proposa de nous remettre en route ; une plus longue absence pouvant, me dit-il, éveiller les soupçons sur son compte et nuire aux relations qu’il entretenait avec les proscrits.

— Ma foi, lui répondis-je, je vous avouerai que je regrette presque en ce moment de n’être pas poursuivi, afin de pouvoir rester plus longtemps dans cette forêt. Il me serait difficile de vous exprimer combien cette vie de grand air, de calme et de liberté, me plait et me séduit !…

— Ah ! prenez garde, me répondit le vieux gentilhomme en souriant finement, voilà que, sans le vouloir, vous allez faire l’éloge de mes amis…

— Ce sont bien les gens les plus dignes, les plus instruits et les plus charmants que l’on puisse trouver…

— Fi donc ! vous oubliez que vous parlez d’infâmes aristocrates, de bandits mis hors la loi, de satellites de l’étranger ! Heureusement que les arbres sont sourds et muets, sans cela votre propos répété pourrait vous coûter la tête.

Après avoir pris congé des proscrits, je sortis de la forêt, en compagnie de M. de La Rouvrette. J’étais convenu auparavant, avec mon nouvel ami, le jeune comte de L***, que je l’attendrais le jour suivant, à la tombée de la nuit, aux portes de Saint-Flour. Je devais mettre à profit cette avance pour m’informer de mademoiselle Laure, du citoyen Durand, visiter la prison, et recueillir les renseignements nécessaires à la réussite de notre entreprise, de façon à ce que le comte restât le moins longtemps possible dans la ville.

Une fois que nous eûmes atteints, M. de La Rouvrette et mi, la plaine, nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir. Le vieux et bon gentilhomme m’embrassa presque en pleurant, m’assura qu’avant deux mois je serais un royaliste pur sang, et finit en m’offrant généreusement la moitié de sa bourse, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas accepter, tant il mit de ténacité à vouloir opérer ce partage.

Quoique ma connaissance avec M. de la Rouvrette ne datât que de quelques jours, ce ne fut pas cependant sans éprouver une certaine peine que je pris congé de lui.

Une fois seul, je me mis à descendre la côte qui mène à Chaudes-Aigues, où je n’arrivai qu’un peu avant la tombée de la nuit.

Un habitant que j’interrogeai m’indiqua l’auberge du Tyran corrigé, où j’arrivai, sur ses indications, deux minutes plus tard.

L’enseigne de cette auberge représentait un roi revêtu d’un manteau de pourpre, le front ceint d’une couronne, et qui, agenouillé devant le bourreau et la tête appuyée sur un billot, attendait la justice du peuple.

— J’étais tellement harassé de fatigue et il y avait si longtemps, depuis que je parcourais ces montagnes, que je n’avais passé une bonne nuit, que je dormis jusqu’au lendemain fort avant dans la matinée.

Aucun incident méritant d’être rapporté ne signala plus mon séjour à Chaudes-Aigues.

Pendant la route que j’eus à parcourir pour arriver à Saint-Flour, route parsemée de hautes bruyères et coupée par une montée extrêmement pénible, je songeai aux moyens à employer pour préparer la délivrance du marquis de L*** et l’enlèvement de la jeune Laure.

Lorsque le comte de L*** m’avait communiqué ses projets, j’étais tout à fait sous l’impression que son récit m’avait causée, et j’avais, naturellement, mû par le désir que je ressentais de les voir s’accomplir, trouvé ces projets fort simples. Mais, alors que, livré à moi-même, j’envisageais froidement toutes les difficultés que présentaient et l’évasion du marquis, et l’enlèvement de sa fille, je voyais surgir à chaque instant des impossibilités, et je me sentais presque découragé.

J’avais, on peut s’en souvenir, donné rendez-vous au jeune comte à la porte de Saint-Flour ; mon embarras fut donc grand lorsqu’en atteignant cette ville je m’aperçus qu’elle était séparée en deux parties, l’une située à la base et l’autre au sommet d’une hauteur, et qu’à proprement parler elle ne possédait pas de portes.

Je me résolus à attendre mon jeune ami à l’entrée du faubourg ; mais ne voulant pas non plus perdre un temps précieux, et conjecturant que L*** n’arriverait que le lendemain à la tombée de la nuit, je me décidai à aller voir ce Durand, la cause unique des malheurs de mes pauvres amoureux.

Mon prétexte fut bientôt trouvé : j’avais ma feuille de route à faire signer ; il était naturel que je m’adressasse au président du district.

La demeure occupée par le grand patriote Durand, jadis pauvre charron, et actuellement, c’est-à-dire depuis qu’il s’était dévoué au bonheur du peuple, devenu un riche propriétaire, était une des plus belles maisons de Saint-Flour.

J’avouerai qu’en entrant chez lui, le cœur me battit avec une certaine violence ; mon émotion, au lieu de se calmer, ne fit que s’accroître, lorsque j’aperçus, assise dans la première pièce où je pénétrai, une jeune femme que je présumai devoir être mademoiselle Laure de L***.

Deux vieilles commères, agenouillées aux pieds du fauteuil dans lequel reposait la malheureuse cousine du comte de L***, lui faisaient respirer des sels et lui parlaient, tout en frappant dans ses mains, sans en obtenir de réponse.

Je hais l’exagération, ainsi qu’ont dû s’en apercevoir souvent les lecteurs de ces mémoires ; cependant il m’est impossible de trouver en ce moment une formule pour rendre l’admiration profonde que je ressentis en contemplant la beauté de cette jeune fille. Je ne crois pas que la nature ait jamais produit en de plus complet.

— Que désires-tu, citoyen ? me demanda une des deux vieilles.

— Parler au citoyen président du district, répandis-je.

— Il est absent, et il ne rentrera guère avant une heure.

— C’est bien, je reviendrai ; mais dis-moi donc, citoyenne, est-ce que cette jeune femme n’est pas malade ? Sa pâleur inouïe et l’immobilité de son corps ont quelque chose qui effraie. Je possède quelques notions de médecine ; si tu as besoin de moi, tu n’as qu’à parler, je suis à tes ordres.

— Je te remercie, me répondit la vieille femme, et j’accepte ton offre avec plaisir. Voici le fait, en deux mots. Cette jeune citoyenne, mariée seulement depuis huit jours…

— Ah ! la citoyenne est mariée depuis huit jours. Elle me paraît bien jeune pour avoir un mari.

= Mais non, elle a près de dix-sept ans, et puis, quand le cœur est pris, on est toujours pressé d’épouser celui qu’on aime. Cette citoyenne donc est mariée depuis huit jours. Or, une heure après être sortie de la municipalité, elle est tombée dans une attaque de nerfs qui a duré sans presque discontinuer jusqu’à hier au soir. Ce matin, une langue bavarde lui a appris une mauvaise nouvelle qui l’a assez vivement contrariée, et…

— Quelle mauvaise nouvelle, citoyenne ?

— Est-ce qu’en la qualité de médecin tu as besoin de connaître les affaires de tes malades, me demanda la vieille femme en me regardant d’un œil méfiant.

— Leurs affaires, non, répondis-je, mais les motifs qui ont pu leur procurer une vive émotion, oui ; cela m’est, en effet, tout à fait nécessaire, afin que je puisse juger, par le plus ou le moins de gravité de la chose, de l’ébranlement qu’a dû éprouver le système nerveux du malade !… Après tout, si tu me prends pour un curieux, suppose que je n’ai rien dit et au revoir.

— Je comprends, me répondit la vieille d’un ton capable. Eh bien ! voilà la chose : ce qui a fort suffoqué cette jeunesse, c’est qu’elle a appris que son père a été guillotiné il y a aujourd’hui de cela une semaine, le jour même et juste à l’heure où elle se mariait !

Que l’on juge de la navrante émotion que me causèrent ces paroles ! Cependant j’eus assez de présence d’esprit et d’empire sur moi-même pour dissimuler le coup violent que je venais de recevoir.

Sentant toutefois que, si j’essayais de parler, le tremblement de ma voix trahirait mon émotion, je m’avançai lentement vers le fauteuil où reposait mademoiselle de L***, et, prenant le bras de l’infortunée jeune personne, je me mis à lui tâter le pouls avec toute la gravité d’un praticien consommé ; ce pouls était tellement faible, si insensible, que je crus un moment qu’il avait cessé de battre.

— Est-ce immédiatement après qu’elle a eu appris la mort tragique de son père que cette femme est tombée dans cette espèce de léthargie ? demandai-je à la vieille.

— Oui, citoyen, me répondit-elle.

— Réfléchis bien, je te prie, avant de répondre, car la question que je l’adresse en ce moment est fort grave, repris-je en insistant ; cette jeune femme n’est-elle pas restée seule un moment ! n’a-t-elle prononcé aucune parole ?

— Non, vraiment, elle n’a rien dit ; elle s’est contentée de pousser un cri et de porter à sa bouche un petit flacon qui contenait sans doute une potion ordonnée par le docteur qui la soigne ; puis, après avoir avalé le contenu de cette fiole, elle s’est assise dans ce fauteuil, en nous faisant signe de la main que nous eussions à nous éloigner ; un quart d’heure plus tard, elle était telle que tu la vois à présent, citoyen, c’est-à-dire semblable à une morte !

— Et cette fiole dont l’infortunée a bu le contenu, où est-elle ? l’avez-vous conservée ?…

— Cette fiole s’est cassée en tombant des mains de la citoyenne par terre, et nous en avons balayé les morceaux, me répondit la vieille.

— Eh bien, fais-moi le plaisir d’aller me chercher de suite ces morceaux, m’écriai-je ; tâche surtout de te procurer l’étiquette qui devait être attachée après.

Une des deux vieilles, celle qui ne m’avait pas encore adressé la parole, sortit en grognant et revint au bout d’une minute.

— Voici les morceaux que tu désires voir, citoyen, me dit-elle ; quant à l’étiquette, je l’ai retrouvée entière et je te l’apporte également.

Je saisis vivement ce dernier objet.

Que le lecteur juge de mon désespoir lorsque je lus, en caractères imprimés : Usage externe : puis un peu plus bas, et écrits à la main, ces deux mots terribles : Laudanum Rousseau !

— Mais, misérables, m’écriai-je en m’adressant furieux aux deux vieilles commères qui reculèrent avec épouvante, mais, misérables, vous ne savez donc pas que votre maîtresse est empoisonnée…

— La citoyenne s’est empoisonnée !…

— Mais oui, mille fois oui ! Et, au lieu de courir chercher un médecin, vous la laissez tranquillement mourir !… Allons vite, du café très-fort d’abord et des sinapismes à la moutarde. Et toi, envoie quelqu’un, car tu n’irais pas assez vite, prévenir en toute hâte un médecin.

— Dame ! citoyen, me répondit la vieille qui depuis mon entrée avait constamment adressé la parole, si cette citoyenne s’est empoisonnée, c’est qu’elle a probablement assez de la vie… c’est là une affaire qui ne nous regarde pas.

— Infâme sorcière tu mériterais que…

— Ne te fâche pas, citoyen ; si tu savais, comme moi, le fin mot de la chose, l’intérêt que tu portes à cette belle enfant ne serait pas si vif, et tu la laisserais, sans plus t’en occuper, digérer son poison tout à son aise. Oh ! t’as pas besoin de rouler ainsi des yeux… Je suis la tante du citoyen Durand, moi, de Durand le président du district ! rien que ça ; causons donc de bonne amitié. Pour en revenir à cette jeunesse, figure-toi que mon neveu s’est amouraché d’elle, je ne sais pas trop pourquoi, que c’est pitié. Et pourtant cette femme est tout bonnement la fille de l’ex-marquis de L***.

— Et c’est ce ci-devant qui a été guillotiné il y a huit jours ?

— Lui-même, Dame ! tu conçois que la faiblesse a ses limites. Mon neveu veut bien accabler sa femme de prévenances, la combler de bienfaits, mais il est avant tout bon patriote, et, malgré l’amour ridicule qu’il porte à cette fille, il m’est pas encore tombé à ce degré d’abaissement de consentir à devenir le gendre d’un ci-devant. Le jour de son mariage, il a donc eu le bon esprit de faire guillotiner son beau-père.

La tante du citoyen Durand eût pu parler longtemps sans que j’eusse songé à l’interrompre.

L’indignation profonde, l’horreur sans bornes que cet aveu me causa, m’avaient pour ainsi dire anéanti.

J’étais encore sous cette impression, lorsque le médecin arriva. C’était, — un simple coup d’œil me suffit pour en juger, — un de ces ignorants fraters de village dont la prétendue science est plus dangereuse que la maladie elle-même. Toutefois, malgré son ignorance, il reconnut dans mademoiselle de L*** tous les symptômes d’un empoisonnement. Il ordonna, ainsi que je l’avais fait, du café et des sinapismes, et s’en fut en promettant de revenir avant la fin du jour.

Quant à moi, craignant que l’horrible et méchante tante du président du district, qui, je l’avais compris tout de suite, tremblait que la passion de ce dernier pour mademoiselle de L*** n’affaiblit l’influence qu’elle exerçait elle-même sur l’esprit de son neveu, quant à moi, dis-je, craignant qu’elle ne laissât mourir l’infortunée fille du marquis faute de soins, je m’installai sans façon dans la maison, et me mis à préparer les prescriptions du docteur.

Avant tout, j’ordonnai que mademoiselle L*** fût transportée dans son lit.

Je venais de verser le café dans une tasse, et je me disposais à aller trouver mademoiselle de L***, lorsque le citoyen Durand arriva.

Il était sorti depuis le matin, et ignorait totalement le fatal accident survenu à sa victime.

Sa première parole fut non pour la pitié, mais pour la rage.

— Ah ! la misérable ! s’écria-t-il d’une voix rauque et avinée, c’est ainsi qu’elle me remercie d’avoir bien voulu descendre jusqu’à elle et de lui avoir donné mon nom ! Race de vipères que celle de ces aristocrates ! Ils sont tous les mêmes ! Que le diable m’emporte si je me dérange pour cette duchesse ! Elle veut mourir ; eh bien, qu’elle meure ! Ça ne me regarde pas !

Dire l’indignation que me causa un pareil langage me serait chose impossible : un nuage de sang me passa devant les yeux, et j’eus toutes les peines du monde à me retenir de me jeter sur ce monstre et de le fouler sous mes pieds ; l’idée seule que si j’étais arrêté c’en était fait du jeune comte de L*** me retint.

Que me veux-tu, citoyen officier ? murmura alors le président du district en se retournant vers moi et en me regardant d’un air insolent et méfiant tout à la fois.

— Je viens, lui répondis-je, en l’absence du commissaire des guerres, te porter ma feuille de route à viser.

— Est-ce que cela me regarde ! s’écria-t-il ; une fois chez moi, je cesse d’appartenir à l’État et je redeviens un simple particulier.

Adresse-toi au district même. Les bureaux sont ouverts jusqu’à la nuit ; tu y trouveras encore le secrétaire. Allons, va-t’en !

— Sais-tu bien, citoyen, lui répondis-je, que tu as une façon de t’exprimer qui ne me convient nullement. La grossièreté et le sans-façon que tu déploies, en l’adressant à un défenseur de la patrie, me donnent, je ne te le cacherai pas, fort mal à penser de ton patriotisme.

Après tout, un drôle de ton espèce, qui de gueux est devenu si promptement riche, et qui courtise aujourd’hui les filles des aristocrates, ne doit pas voir d’un bon œil les soldats de la République qui viennent de verser leur sang à la frontière en combattant l’étranger.

Tu rêves une nouvelle aristocratie dont tu espères faire partie, cela se voit… Je dirai deux mots sur ton compte à mon cousin de la Convention… Adieu !

À cette réponse, faible vengeance que je tirais de ce monstre que j’eusse voulu pouvoir poignarder, le citoyen président du district perdit toute son assurance et changea complètement de ton.

— Mais, citoyen, me dit-il d’une voix mielleuse, je l’assure que tu te trompes étrangement sur mon compte. Si je l’ai répondu avec un peu de brutalité, c’est que ma bonne et excellente épouse se trouve à toute extrémité, et que je n’ai plus la tête à moi.

J’aurais bien désiré rester plus longtemps, afin de m’assurer que mademoiselle de L*** ne manquait de rien, mais craignant, d’un autre côté, d’éveiller les soupçons du citoyen Durand, je dus me résoudre à m’éloigner.

Au lieu de me rendre au district, je redescendis dans le bas faubourg de la ville, et pris une chambre à l’auberge du Niveau-Égalitaire, car il était possible que le jeune comte de L*** arrivât le jour même, et je tenais à lui annoncer, avec tous les ménagements possibles et avant de le laisser s’engager dans aucune démarche, les tristes accidents qui avaient eu lieu c’est-à-dire l’exécution de son oncle et l’empoisonnement de sa cousine.

J’étais tristement accoudé à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur la grande route, et je réfléchissais avec un abattement profond à ce déplorable degré d’abaissement auquel les gens se prétendant républicains avaient réduit notre pauvre France, lorsque je crus reconnaitre tout à coup, dans la personne d’un paysan qui se dirigeait à grands pas vers l’auberge, le comte de L*** ; je ne me trompais pas.

Laissant mon sac sur une chaise, et oubliant même dans ma précipitation de prendre mon chapeau, je franchis l’escalier en deux bonds et me précipitai en courant à la rencontre du proscrit.

— Ah ! vous voici, m’écriai-je en l’embrassant avec tendresse, quelle imprudence d’arriver ici en plein jour ! Je ne vous attendais pas avant demain soir.

— Le fait est, me répondit-il tout en essuyant avec son mouchoir la sueur qu’une marche forcée faisait perler sur son front, le fait est que quand vous m’avez quitté, avant-hier, j’étais encore bien faible ; mais, que voulez-vous, l’inquiétude et l’incertitude qui me dévoraient étaient telles que j’ai dû me mettre de suite en route sous peine, si je tardais davantage, de me voir terrassé de nouveau par la fièvre et dans l’impossibilité d’agir ! Comme j’arrive presque en même temps que vous, je ne vous demanderai pas si vous avez appris quelques nouvelles concernant ma cousine, car il est peu probable que vous ayez eu déjà le temps nécessaire d’agir.

— Vous vous trompez, mon cher ami, lui répondis-je d’une voix pleine de larmes, j’ai des nouvelles, et même de bien tristes nouvelles à vous donner.

— Parlez, s’écria le jeune homme qui pâlit et rougit coup sur coup.

— Pas ici ! Ce serait attirer l’attention du public et nous perdre ! Suivez-moi à mon auberge.

— Mais, enfin, expliquez-moi de grâce…

— Rien du tout, je vous le répète, suivez-moi à distance, et ne m’adressez pas la parole jusqu’à ce que nous soyons arrivés.

Deux minutes plus tard nous nous trouvions enfermés tous les deux dans ma chambre, Je pris une chaise et, m’asseyant auprès du jeune homme qui s’était laissé tomber avec accablement sur mon lit, et qui, à son tour, n’osait plus m’interroger :

— Mon cher monsieur, lui dis-je avec un attendrissement que je ne pus cacher, vous engagez-vous sur l’honneur à faire tous vos efforts pour supporter en homme de cœur, et sans vous abandonner au découragement, les affreuses nouvelles que je vais vous communiquer ?

— Je vous le jure, me répondit-il avec une fermeté et un sang-froid auxquels je ne m’attendais pas. Parlez sans crainte ! Je suis payé pour savoir que je vis sous une république démocratique ; or, sous un pareil régime, ne doit-on pas s’attendre à tout ! Ma cousine n’est plus, n’est-ce pas ?

— Mademoiselle de L*** vit encore, mais je ne dois pas vous cacher que son état me semble à peu près désespéré.

— Je comprends, Le malheur qui l’accablait l’a emporté un moment en elle sur la religion : elle s’est suicidée.

— Oui, répondis-je d’une voix tellement étouffée que le jeune homme comprit plutôt mon geste qu’il n’entendit ma parole. Mais, hélas ! continuai-je après un léger silence, ce n’est pas tout.

— Ah ! ce n’est pas tout ! répéta le comte de L*** en conservant toujours le même sang-froid, la même impassibilité. Que peut-il donc y avoir de plus ?

— Vous oubliez, cher et malheureux ami, votre oncle le marquis…

— C’est vrai. Eh bien ! il s’est tué aussi ?

— Non, mais il a été assassiné par la main du bourreau !… Sa tête tombait au moment même que sa fille, votre cousine, épousait le citoyen Durand.

— Excellent oncle ! dit tranquillement le comte de L***, le voilà du moins à présent heureux ! Et penser qu’il a été dans sa jeunesse un des plus grands admirateurs du dictionnaire des Encyclopédistes ; il a toujours particulièrement affectionné les ouvrages du citoyen de Genève, Jean-Jacques Rousseau !…

J’avouerai qu’en présence de cette indifférence si extraordinaire que montrait le comte de L***, en apprenant les deux affreux malheurs qui venaient de s’abattre sur sa famille, je sentis un frisson glacial me passer à trayers le corps.

— Mon ami, lui dis-je, que ma présence ne vous gêne en rien dans l’expression de votre douleur ! Pleurez sans crainte ; je mêlerai mes larmes aux vôtres ; nous souffrirons ensemble !

— Je vous remercie beaucoup, mon cher monsieur, me répondit-il froidement, de l’intérêt que vous daignez me montrer. Je vous assure que mon calme n’a rien d’affecté, je ne souffre pas.

Je regarda alors le jeune homme avec une surprise mêlée de frayeur, car je me figurai un moment que sa, raison, ébranlée par un choc trop violent, avait cessé d’agir ; mais rien dans cet examen ne vint confirmer ma crainte.

— Ma foi, je ne vous comprends plus ! m’écriai-je. Votre conduite et votre attitude forment pour moi un mystère qui dépasse ma raison.

— Ma conduite est fort simple et fort logique, cependant ; les liens qui m’attachaient et me retenaient à la vie étant brisés, je ne me considère plus comme appartenant à la terre, et les douleurs humaines passent sans pouvoir y atteindre au-dessus de mon immortalité.

Demain, au plus tard, j’aurai rejoint ma cousine et mon oncle, Or, qu’est-ce qu’une attente de quelques heures en regard de l’éternité ? Rien.

Adieu, cher ami. Tenez, prenez ces deux cents louis dont je n’ai plus besoin. Vous êtes bon et sensible, cet argent vous servira à soulager des malheureux, le choix ne manque pas en France.

Si vous rencontrez un prêtre non assermenté sur votre route, priez-le de dire quelques messes pour le repos de mon âme. Embrassons-nous, et, encore une fois, adieu.

Le jeune comte de L*** sortit alors une paire de pistolets à double canon de ses poches, en examina avec soin les amorces, et se dirigea vers la porte sans ajouter un mot.