Les Étapes de Jeanne d’Arc (24 février 1428 - 30 mai 1431)
Il y a tant de ressemblance entre l’histoire de Jeanne d’Arc et l’autre tradition chère au monde chrétien, qu’on peut dire que l’une fait naturellement suite à l’autre. Aussi bien, elle en procède tout entière, comme issue de la profonde foi chrétienne qui animait Jeanne ; et sans l’idée chrétienne, l’existence d’une Jeanne d’Arc devient impossible.
Elle était née dans la nuit du 5 janvier 1411. Dès son enfance, elle s’initiait et s’exaltait dans les sentimens religieux les plus hauts et les plus purs, grâce à l’influence de sa mère, grande croyante sans doute, cœur droit et compatissant. Sachant peu, la paysanne comprenait toute chose, grâce à son cœur ; elle n’apprit à Jeanne, comme celle-ci l’a déclaré naïvement durant son interrogatoire, que trois prières : l’Ave, le Pater et le Credo ; mais, en revanche, elle lui apprit cette sympathie pour toute douleur que les subtilités des Églises ne nous apprennent pas toujours. Dès l’enfance donc, Jeanne visitait les malades, secourait les pauvres, ou, cédant son lit aux voyageurs, s’en allait dormir au grenier ou dans le hangar.
Autre influence : Jeanne grandit au milieu des mythes celtiques, jusqu’alors vivaces en Lorraine. Enchantement des arbres et des fontaines, fées, visions, vieilles prophéties, ces traditions populaires jointes aux légendes chrétiennes, à la vie des saints et des martyrs, ont fait toute son éducation. Une ancienne prédiction de Merlin (très obscure) annonçait entre autres choses qu’une femme devait perdre la France et qu’une jeune fille la sauverait. L’infâme Isabeau de Bavière, signataire de ce traité de Troyes qui livrait la France aux Anglais, avait accompli la moitié de la prophétie. Le peuple attendait le reste : il attend toujours un miraculeux sauveur au temps des grandes épreuves.
Aux personnes qui aiment à expliquer les phénomènes extraordinaires par les causes dites naturelles, ces quelques indications paraîtront peut-être justifier l’état mental de Jeanne ; mais, si elles suffisaient vraiment à cette justification, il y aurait eu bien des Jeanne, les conditions de sa vie étant celles aussi de toutes ses contemporaines. Et cependant, on n’a connu qu’une Jeanne hors de proportion avec tout ce que présente l’histoire du monde, tellement surhumaine que, si l’on ne possédait pas sur elle des témoignages précis et particulièrement les rôles du procès de Rouen, il la faudrait compter au nombre des mythes.
D’autres, et parmi eux, des écrivains sérieux, comme Michelet, se font d’elle une représentation vraiment trop simple, quand ils veulent voir son originalité, non pas dans son énergie, ni dans son pouvoir visionnaire, mais… dans son bon sens[1] ! Le bon sens lui aurait suggéré ces démarches en apparence désespérées qu’elle tenta contre les Anglais, contre des armées cent ans invincibles, avec des troupes qui en toute rencontre avaient éprouvé ce pouvoir victorieux ! En vérité, le bon sens lui eût plutôt conseillé le contraire, à savoir ce qu’il persuadait justement aux favoris de Charles VII ou à ses expérimentés capitaines, et ce qu’il continua de leur persuader longtemps après que Jeanne eut fait voir que les Anglais n’étaient pas tellement redoutables.
Les gens d’esprit sont tous les mêmes. Rencontrent-ils un fait irréductible aux minces notions qu’ils ont sur les causes des phénomènes, ils taisent le fait, ou l’expliquent si pauvrement que la misère de l’explication apparaît tout de suite à l’homme non prévenu. Ils oublient, ces intellectuels, que tout est naturel ici-bas, mais que tout n’est pas connu, et que, se heurtant à l’inconnaissable, — inconnaissable jusqu’aujourd’hui, peut-être jusqu’à jamais, — mieux vaut le reconnaître pour tel que de le méconnaître, ou que de s’efforcer d’en donner des explications simplistes, et par-là même invraisemblables. Et l’erreur d’avoir voulu justifier par le seul bon sens la force qui était en Jeanne doit être moins pardonnée à Michelet qu’à tout autre, Michelet étant lui-même de la race des inspirés.
En quelle manière, sans attenter à la vérité, peut-on par le bon sens expliquer des faits tels que ceux-ci : l’affirmation, Jeanne étant encore à Vaucouleurs, qu’elle fera lever le siège d’Orléans et qu’elle mènera le dauphin à Reims pour y être couronné ? L’intuition grâce à laquelle elle devine le prince dans la foule des courtisans, sans prendre garde au roi supposé qu’on a fait asseoir sur le trône ? L’indication qu’elle donne sur une épée enterrée dans l’église de Fierbois ? La prédiction sur sa blessure, survenue deux semaines après ? La prédiction sur la mort de ce soldat qui l’a trouvée belle et qui exprime son désir en blasphémant ? Quelle part le bon sens a-t-il dans tout cela ? Et n’est-ce pas enfin le miracle des miracles qu’une simple paysanne, à peine sortie de l’adolescence, vienne se mettre à la tête des soldats d’alors, mieux encore, des capitaines, tout pleins de leur orgueil nobiliaire et riches de leur expérience militaire, qu’elle soit leur chef, — et quel chef !
« En toutes choses hors du fait de guerre, elle était simple et comme une jeune fille ; mais au fait de la guerre elle était fort habile, soit à porter la lance, soit à rassembler une armée, à ordonner les batailles ou à disposer l’artillerie. Et tous s’étonnaient de lui voir déployer dans la guerre l’habileté et la prévoyance d’un capitaine exercé par une pratique de vingt ou trente ans. On l’admirait surtout dans l’emploi de l’artillerie où elle avait une habileté consommée[2]… »
Il se cache au fond de l’homme une infinie provision de forces ignorées de lui-même. L’hypnotisme, la suggestion, l’auto-suggestion, ce dédoublement du moi observé chez les grands hommes (Socrate, Mahomet), ou cette faculté d’évocation qui fait voir aux cerveaux créateurs les idées qu’ils pensent, ces découvertes toutes récentes ne soulèvent encore qu’un coin du rideau et n’éclairent qu’à peine les brumes de ce mystérieux abîme vital, à travers lequel des voies purement intellectuelles ne sauraient jamais acheminer l’homme.
« Il s’est caché aux sages et s’est révélé aux enfans… » Oui ; et, dans cette affaire même, les faits qu’on vient de rappeler sont-ils en soi aussi anormaux qu’ils paraissent l’être à nos gens d’esprit ? Ce sont simplement des faits rares.
Manque-t-il autour de nous de phénomènes vraiment merveilleux, extraordinaires au sens absolu, et qui n’ont cessé de nous paraître tels que parce qu’ils nous sont devenus familiers ? En revanche, merveilleux étaient pour les Mexicains le fusil et le cheval qu’on leur faisait voir pour la première fois. Nous marchons entourés d’un impénétrable mystère. Perspicacité profonde, divination, c’est la même chose ; et Pitt a été prophète au sujet de Napoléon, bien que de pareilles prophéties se fassent communément admettre et ne provoquent pas l’incrédulité. Des phénomènes transcendans se sont produits jadis, aux époques de grande tension morale ; on les connaît, on sait qu’ils apparurent lorsque la coupe des douleurs et des injustices venait à déborder. Mais ces paroxysmes sont loin de nous ; on n’y croit plus, ou plutôt on a l’air de n’y plus croire…
On connaissait la piété de Jeanne, combien elle aimait l’église et le son des cloches ; on savait sa douceur et sa sympathie pour les maux d’autrui ; mais on ne savait pas qu’en elle la vie supérieure avait triomphé de la corporelle, et que le don de rester à jamais enfant lui était accordé. Elle avait grandi en force et en beauté, mais sans devoir jamais connaître les preuves physiques qui marquent la formation de la femme.
Au lieu de ces misères, ses visions commencèrent à la hanter. Une fois, — elle avait treize ou quatorze ans, — ce fut une éblouissante clarté enveloppant un personnage ailé, de taille majestueuse ; tout autour, volaient d’autres esprits : « Je suis l’archange Michel. Je viens t’ordonner de par le Seigneur que tu t’en ailles en France pour porter secours au dauphin, et que par toi il recouvre son royaume. » La jeune fille s’effraya et pleura ; mais la vision reparut plus brillante. Deux autres fantômes, « couronnés moult précieusement et richement » accompagnaient cette fois le chef des milices célestes ; ces apparitions devinrent de plus en plus fréquentes. La crainte ayant fait place à la joie et à l’amour, Jeanne attendait avec impatience ses frères de paradis, elle pleurait de les voir partir et leur demandait de la prendre avec eux dans le ciel.
Et sans cesse ses voix lui parlaient de sa mission, « de la grande pitié que c’était au royaume de France », du pouvoir qu’elle seule avait de mettre fin à ces maux : elles lui ordonnaient de se rendre auprès du Dauphin pour le conduire à Reims et l’y faire couronner. Jeanne hésitait. Elle, une pauvre fille, monter à cheval, faire la guerre ? — Et ses esprits de lui redire : « Va en France ! Va en France ! »
Alors commence pour Jeanne cette lutte douloureuse qui ne s’interrompra plus qu’aux rares instans où elle se sentira maîtresse d’accomplir sa mission. Elle n’avait révélé à personne le fait des apparitions, mais son père avait rêvé une fois qu’elle fuyait avec des soldats ; et, comprenant cela, naturellement, selon les mœurs du temps, il se déclarait prêt à noyer sa fille de ses propres mains, plutôt que de la laisser partir en telle compagnie.
Cependant ses visions répétées, ses voix entendues jusqu’à trois fois dans une seule semaine ne lui laissaient plus de repos. Une calamité publique s’ajouta à leurs avertissemens : en 1428, les Bourguignons, alliés des Anglais, envahirent Domrémy. Les habitans s’étaient mis à l’abri avec leurs troupeaux ; ils trouvèrent au retour le village pillé, l’église brûlée.
C’était aux yeux de Jeanne une punition pour sa trop longue attente ; différer davantage lui devenait impossible.
Longtemps avant que la nouvelle du siège d’Orléans parvînt en Lorraine, elle résolut d’obéir aux voix qui la harcelaient sans relâche : « Hâte-toi, hâte-toi ! Va à Vaucouleurs ! Va trouver Robert de Baudricourt ! Deux fois, il t’éconduira, mais, la troisième, il t’enverra sous escorte au Dauphin. »
Elle se rendit donc à Vaucouleurs, accompagnée de son oncle, auquel elle s’était confiée, et qui croyait en elle ; le bonhomme, introduit auprès de Baudricourt, raconta de quelle mission Jeanne se disait chargée. Comme on pouvait s’y attendre, Baudricourt l’engagea à régaler l’innocente de quelques soufflets et à la reconduire chez ses parens. N’oublions pas que c’était le temps des voyantes, des prophétesses ou des pseudo-prophétesses, et nous trouverons pleine de sens l’attitude de Baudricourt.
Alors, Jeanne s’adressa elle-même à l’officier « qu’elle reconnut tout de suite, bien qu’elle ne l’eût jamais vu ». « Capitaine, lui dit-elle, sachez que Messire auquel appartient la France et qui veut la donner en héritage au Dauphin m’a commandé d’aller vers le Dauphin pour le faire couronner et proclamer roi à la face de ses ennemis. — Et qui est ton maître ? — Le roi du ciel. » Baudricourt, ni plus religieux, ni plus délicat que les autres militaires d’alors, se moqua d’elle, et, comme elle insistait, la déclara folle, tout juste bonne à donner aux soldats pour se divertir et ébattre en péché charnel. Quelques-uns montraient déjà que le propos les avait alléchés, mais, dès qu’ils l’eurent plus attentivement regardée, ils se calmèrent ; l’extraordinaire expression du visage de Jeanne étonnait les plus hardis.
S’étant juré de vaincre le mauvais vouloir de Baudricourt, elle vint gagner son pain à Vaucouleurs et partagea son temps entre la prière ardente et le travail. Cependant, son renom commençait à s’étendre, Baudricourt commençait à douter ; craignant seulement qu’elle ne fût sorcière, il requit le curé de venir l’interroger. Jeanne fut reconnue bonne chrétienne, sans rapport aucun avec le démon ; elle revint pourtant au village avec son oncle, Baudricourt n’ayant fait autre chose pour elle que d’écrire à la cour.
Ce ne fut que pour peu de temps. Les nouvelles du siège d’Orléans l’enflammèrent à nouveau et la ramenèrent à Vaucouleurs vers le commencement du carême : avant le milieu du carême, elle devait paraître devant le Dauphin, quand elle devrait user ses jambes jusqu’au genou pour y aller.
« Personne, excepté moi, ne peut rétablir le trône de France ; j’aimerais mieux rester auprès de ma pauvre mère, et faire ce que j’ai soulé faire, mais je dois partir ! »
Or, la foi commença à mouvoir les montagnes ; deux nobles, de Metz et Poulangis, séduits par ses discours, et par son air inspiré, lui donnèrent leur foi et jurèrent de l’accompagner sous la conduite de Dieu. Le bruit de sa sainteté et de ses révélations se propageait et se confirmait ; le duc de Lorraine, étendu sur son lit de mort, la fît venir à Nancy et lui demanda son conseil pour recouvrer la santé. « Ces choses, répondit-elle, ne lui avaient pas été révélées. » Elle revint en hâte à Vaucouleurs.
Baudricourt, ayant enfin résolu de l’envoyer au Dauphin, les gens de Vaucouleurs se cotisèrent pour lui acheter un cheval et un habit d’homme. Baudricourt lui donna l’épée et lui fournit une escorte : six cavaliers, un lanternier et deux valets armés. De Metz, Poulangis, un envoyé du roi s’ajoutèrent à cette petite troupe. « Adieu, adieu ! Advienne que pourra… » criait au départ l’incrédule Baudricourt ; les gens de Vaucouleurs, sentant mieux le sacrifice de Jeanne, s’attendrissaient sur son sort. « Ne me plaignez pas ! criait-elle en s’éloignant, je suis née pour cela ! »
Elle partit de la sorte pour franchir les cent dix lieues qui la séparaient du Dauphin. C’était le 24 février, d’autres disent le 13. Voyage pénible et dangereux : il fallait traverser, sur une profondeur de quatre-vingts lieues, une région soumise à la faction anglo-bourguignonne ; des bandes de brigands la parcouraient en tous sens. Marches forcées, marches de nuit à travers champs, à travers bois, sous la pluie, sous les giboulées, par le dégel, le long des chemins effondrés, périlleux passages de rivières, rien n’étonnait ni n’arrêtait Jeanne. Elle allait droit au but, bien sûre que rien au monde ne pouvait lui barrer la route. Cette foi gagnait ses compagnons, d’abord indécis et craintifs ; « ils ne pouvaient résister à sa volonté. » Arrivée à Auxerre, ville bourguignonne, elle entendit dévotement la messe dans la cathédrale, et de là, gagna Gien. Franchissant la Loire, elle atteignait enfin les possessions du Dauphin.
Dès lors, elle cessa de dissimuler sa destination et tandis qu’elle se dirigeait vers Chinon, résidence royale, la nouvelle de sa venue et de ses merveilleuses promesses se répandait dans toute la région et gagnait Orléans, qui reprenait courage et attendait « grand secours ».
Parvenue à Fierbois (5 mars), six ou sept lieues seulement la séparaient de Chinon ; elle s’arrêta là et dicta une lettre au Dauphin, pour lui demander ses ordres. Le prince l’appela en sa ville. Voyons maintenant avec quels hommes Jeanne allait se rencontrer.
La situation du Dauphin était désespérée ; ses ennemis dominaient sur la plus grande partie de son royaume, sa caisse ne contenait pas quatre écus. Quant à l’homme : vingt-six ans, tous les défauts, aucune des qualités de la jeunesse ; un caractère inconstant, mais obstiné, capricieux, imaginaire, soupçonneux aux bons, confiant aux mauvais ; une santé ruinée de bonne heure par l’excès de ces plaisirs que son père paya de sa raison et son frère de sa vie, ni vigueur intellectuelle, ni force physique, rien enfin de l’énergie propre à l’âge des passions. Il n’était pas lâche, et le fit voir au besoin, mais il n’aimait pas les fatigues et les agitations de la vie guerrière. Ni dur d’ailleurs, ni non plus insensible ; mais sa sensibilité à fleur de peau manquait de profondeur et de durée. Toute sa vie morale se réduisait à l’impression du moment ; il n’aimait qu’avec les yeux : ce qu’il ne voyait pas n’existait pas, ce qu’il cessait de voir cessait d’exister. Puis, une méfiance envieuse à l’égard de toute grandeur, la crainte ou la haine des services trop retentissans. Tel était l’homme que Jeanne élevait jusqu’au rôle idéal de représentant de Dieu en France…
Auprès de lui, deux partis se combattaient sans trêve, et, sur les ruines du royaume, se disputaient la faveur du roi. D’une part, la belle-mère de Charles VII, Yolande d’Aragon, femme forte et sensée, douée d’un grand tact politique, et sincèrement dévouée à son débile neveu. C’est elle qui conseilla de recevoir Jeanne et qui, profitant de l’accablement du roi, emporta sa résolution ; elle indiquait l’enthousiasme populaire comme une suprême ressource.
De l’autre côté, les favoris, La Trémoïlle en tête ; celui-ci écartait d’avance tous les princes qui pouvaient l’évincer et le peuple en particulier. Ne croyant pas à la restauration du royaume, il acceptait d’avance la mort de la France, à condition que Charles conservât des lambeaux de province et les gouvernât en s’appuyant sur des troupes de recrue étrangère. Il préparait ce triste avènement par des intrigues souterraines nouées avec les ennemis de son maître. Un prêtre diplomate était étroitement lié à La Trémoïlle : Regnaud de Chartres, archevêque de Reims, chancelier de France, ancien secrétaire du Pape, âme sèche et sceptique, bassement envieuse de tout ce qui outrepassait ses courtes vues et ses petits calculs, haineux à quiconque sortait des formules et des routines de l’autorité traditionnelle. Puis, — la diplomatie étant la seule arme du Pape, — Regnaud, fidèle à cette routine, continuait de ne connaître au monde autre chose que la diplomatie ; il réussissait par-là à gâter les affaires du roi et à se ridiculiser lui-même. Enfin, Gaucourt, maréchal de la cour et gouverneur d’Orléans, s’ajoutait à cette bande : brave et habile militaire, mais dur, vaniteux et jaloux…
Après le voyage à Poitiers, la déclaration des docteurs et le retour à Chinon, commencèrent les préparatifs d’entrée en campagne. Le jeune duc d’Alençon, devenu dans la suite un des plus zélés partisans de Jeanne, reçut du Dauphin l’ordre d’assembler à Blois une armée avec un convoi de vivres, tous deux destinés à Orléans. Jeanne fut gratifiée d’un équipement et dotée d’un état (un chapelain, un page, deux hérauts, etc.).
Prenant congé du roi, elle lui annonça qu’elle serait blessée devant Orléans, mais sans courir danger de mort, et sans quitter sa place de combat ; la prédiction se confirma deux semaines plus tard. Mention en est faite dans une lettre de l’ambassadeur de Flandre, adressée le 22 avril au conseil du duc de Brabant (Jeanne fut blessée le 7 mai).
La Trémoïlle, cependant, faisait une suprême tentative pour écarter Jeanne : il dirigeait vers le roi d’Aragon les mêmes démarches qui avaient naguère échoué en Écosse. En échange d’une armée, le roi demanda la cession du Languedoc. Force fut donc de se soumettre et d’en revenir au secours de la paysanne.
Arrivée à Blois, où l’admiration populaire continua de l’entourer, elle s’employa à préparer l’armée en vue de l’expédition. Pour faire comprendre le sens de cette préparation, il faut dire quelques mots de l’époque où l’on était parvenu.
Epoque de cruauté, de liberté, de naïveté. Le duc d’Orléans remportant dans le conseil de l’imbécile Charles VI, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, solde des assassins qui le débarrassent de ce rival (1407). Puis ce sont les favoris du Dauphin qui attirent Jean sans Peur sous prétexte de réconciliation et qui l’assassinent à son tour (1419). Une guerre prolongée a conduit les officiers et les soldats à la sauvagerie et au brigandage. On voit des bandes qui ne travaillent plus pour le Dauphin, ni pour Bedford, mais pour elles-mêmes. Le pillage est article de loi, et La Hire, plus tard dévoué serviteur de Jeanne, affirme que « Dieu pillerait s’il était soldat ». C’est lui encore dont on a retenu cette prière : « Dieu, fais pour La Hire ce que tu voudrais qu’il fit pour toi, s’il était Dieu et que tu fusses La Hire. » Telle est la naïveté avec laquelle les hommes d’alors savaient associer canaillerie et religion.
Les villes passent à plusieurs reprises d’une main à l’autre ; Compiègne, par exemple, subit six de ces alternatives. A chaque passage, on pille, on viole et l’on tue. Le peuple cherche un sauveur et ne fait que changer de bourreau. A Paris, la famine traîne la peste à sa suite (en 1421) ; 100 000 victimes succombent ; les cadavres sans sépulture encombrent les rues ; ce sont les loups qui viennent les emporter pendant la nuit. Derrière chaque bande ou derrière chaque troupe marche un parti de filles. Le blasphème accompagne les discours et fait nécessairement partie de la phrase.
Or, qu’est-ce que Jeanne allait demander à des armées pareilles quant à leur préparation à la guerre ? Elle leur demanda de ne pas piller, de ne pas blasphémer, de communier, de se confesser ; elle leur demanda de renvoyer les filles ; et ces hommes endurcis, abrutis, mais bons au fond du cœur, obéirent à la sainte enfant sans attendre même qu’elle eût fait ses preuves sur le champ de bataille !
Autre fut l’attitude des chefs. Quelques-uns seulement, La Hire par exemple, pensant et sentant comme les soldats, acceptèrent sincèrement le prestige de la Pucelle ; les autres, nourrissant contre elle une haine sourde et secrète, mais d’autant plus puissante, étaient prêts à lui nuire selon leur possible, dès ses premiers pas.
La première question à résoudre concernait la ligne des opérations dirigées vers Orléans. Le pont le plus rapproché d’Orléans que les Français eussent en leur pouvoir était justement le pont de Blois ; en conséquence, on pouvait marcher par la rive gauche ou par la rive droite. Jeanne, comme tous les grands stratèges, voulait aller droit au but : elle voulait marcher par la rive droite. Elle ne se dissimulait, ni non plus ne s’exagérait les difficultés qu’elle devait rencontrer, à savoir : 1° les châteaux de Beaugency et de Meung, occupés par les ennemis ; 2° leurs bastilles, dont elle avait à franchir la ligne pour atteindre aux murs d’Orléans. Ces obstacles une fois surmontés, la troupe et le convoi entraient dans la ville ; or, on pouvait éviter simplement les châteaux dont la garnison était faible ; quant aux bastilles, la suite fit bien voir que, conformément aux présomptions de Jeanne, elles valaient en tout fort peu de chose. Il est vrai que les Anglais auraient pu concentrer et porter au-devant de Jeanne un détachement de quelque importance ; pourtant, on sait qu’ils devaient s’en abstenir et rester tranquillement dans leurs retranchemens. Quant à elle, soit que ses voix l’eussent avertie, soit qu’elle eût pénétré ces choses grâce à sa faculté de lire dans l’âme de l’adversaire, peu importe : elle les savait.
La marche par la rive gauche ne conduisait pas à Orléans mais devant Orléans, puisque Orléans se trouve sur la rive droite. En amont les Français n’avaient aucun pont ; il fallait donc, pour gagner la ville par ce chemin détourné, traverser le fleuve en bateau, et pour cela longer la rive en défilant devant la bastille de Saint-Loup et le guet de Saint-Jean-le-Blanc, redescendre la Loire jusqu’à hauteur de ces mêmes ouvrages, et débarquer de l’autre côté. Suivre cet itinéraire, c’était donc compliquer à plaisir l’opération, augmenter par-là même le nombre des éventualités contraires, et finalement les chances d’insuccès. Cependant, les commandans de l’armée, Gaucourt à leur tête, dirigèrent la colonne par la rive gauche en trompant Jeanne qui le leur reprocha dans la suite.
Orléans, situé, comme nous venons de le dire, sur la rive droite de la Loire, était le fief du duc d’Orléans, lequel n’avait pas cessé un instant détenir à la cause du Dauphin ; Orléans, dernier boulevard, gardait au nord le maigre domaine royal. De là son importance politique et stratégique : Orléans tombé, Charles VII n’aurait plus d’autre ressource que la fuite vers l’Ecosse ou l’Espagne, et peut-être la mort.
En dépit des efforts de l’énergique Yolande, la situation semblait irrémédiable ; le parti croulait de toutes parts, rien ne pouvait le raffermir. Les Anglais, bien renseignés, se préparaient à en finir avec le « roi de Bourges » et le « prétendu Dauphin ». Maîtres de Beaugency et de Meung vers l’aval, de Jargeau vers l’amont, ils mirent le siège devant Orléans le 8 octobre 1428. Sous le coup de cette menace, les Orléanais avaient consenti de grands sacrifices. Ils brûlèrent leurs faubourgs, où se trouvaient nombre d’églises et de couvens. Bien qu’ils en fussent exempts par privilège, ils reçurent garnison (un ramassis de Gascons, d’Italiens, d’Aragonais et d’Ecossais) ; ils fondirent des canons, fabriquèrent de la poudre, etc.
Les Anglais, voulant prendre la ville par la famine, commencèrent à jeter autour de l’enceinte une ligne discontinue de retranchemens ; bornant leurs attaques au fort des Tourelles qui défendaient l’entrée du pont, ils s’emparèrent de ce fort et détruisirent les deux arches les plus voisines de la rive gauche. Pendant l’hiver de 1428 à 1429, ils travaillèrent à se fortifier sur tous les points.
Onze ouvrages, — bastilles ou boulevards, — enveloppaient la ville. Le front ouest était le principal comme faisant face à l’adversaire ; les redoutes qui l’armaient communiquaient entre elles par des tranchées. Le front est formait comme les derrières de la disposition et n’était garni d’aucun retranchement ; deux bastilles observaient la Loire vers l’amont ; un boulevard veillait la partie inférieure du cours. Le périmètre de la ligne atteignait six kilomètres ; la distance aux murailles, cinq cents mètres ; l’intervalle entre les ouvrages, cent vingt ou deux cent cinquante mètres. Quant aux communications transversales d’une rive à l’autre, elles ne pouvaient se faire que par Meung et par Jargeau, l’un au-dessous, l’autre au-dessus, éloignés d’environ quatre lieues ; ces deux ponts étaient gardés par des fortifications. Enfin, les Anglais dispersés dans les différens ouvrages ne formaient pas au printemps de 1429 un effectif de plus de cinq mille hommes.
A vrai dire, cet ensemble manquait de consistance, mais Orléans n’en valait pas mieux ; la situation y était tellement désespérée que le gouverneur Gaucourt et l’archevêque Regnaud préféraient s’en esquiver le 13 février et gagner Chinon.
En vain Dunois, bâtard d’Orléans, persévéra à défendre la ville de son père, et chercha à retenir les deux personnages au nom du miraculeux secours attendu ; l’ancien secrétaire du Pape n’avait qu’une confiance modérée dans les miracles. Même après les événemens accomplis, ce cœur sceptique et dur n’éprouva rien que haine pour la vierge coupable de ces actes miraculeux. « Ils avaient des yeux et ils n’ont pas vu, ils avaient des oreilles et ils n’ont pas entendu. »
C’est de Blois que Jeanne somma pour la première fois les Anglais d’avoir à évacuer la terre de France. Le 27 avril, l’armée s’avança dans cet ordre singulier : en tête, un groupe de prêtres chantant le Veni Creator Spiritus ; derrière eux, la bannière de Jeanne, dont les porteurs avaient dû d’abord recevoir les sacremens ; puis Jeanne, accompagnée par Gaucourt et les autres capitaines. « Elle portait le harnois aussi gentiment que si elle n’eût fait autre chose de sa vie ».
On passa la nuit au bivouac. Le lendemain, Jeanne, qui venait pour la première fois de coucher avec son armure, se réveilla fatiguée et malade ; mais debout la première, elle fit lever toute la troupe, puis communia devant le front ; un grand nombre de soldats se confessèrent avant de se remettre en chemin. Le 29, on défilait à hauteur d’Orléans devant les bastilles de la rive gauche. Les Anglais, frappés d’une crainte superstitieuse, n’avaient pas donné signe de vie.
On vit alors l’incommodité de la route choisie et la faute que les capitaines avaient commise en trompant Jeanne. La Loire étant, nous l’avons dit, le seul chemin à suivre pour gagner Orléans, les grands bateaux à voiles préparés pour le transport de la troupe avaient à remonter jusqu’à Chécy, point situé à huit kilomètres de la ville ; lèvent d’est, joint à la force du courant, les empêchait d’atteindre cet embarcadère éloigné.
On comprend dans quelle posture se trouvaient maintenant vis-à-vis de Jeanne ces sages qui avaient cru prouver contre elle leur profonde sagesse. « Vous avez voulu me tromper, et vous vous êtes déçus vous-mêmes… Le conseil du roi du Ciel est meilleur que le vôtre ! » Étrange impression, pour ces gentilshommes, guerriers émérites, que de s’entendre ainsi moquer par une paysanne de dix-huit ans ! C’est qu’à ce grand livre auquel les ronge-lettres de la science ont dû si souvent retourner lire leur confusion, des pages nouvelles s’ajoutaient justement, écrites pour les militaires et destinées, cette fois encore, à les surprendre désagréablement.
D’après le témoignage d’un de ses ennemis, Gaucourt, Jeanne avait prédit que le vent tomberait : ainsi advint-il en effet, et les bateaux passant sans encombre devant les bastilles, atterrirent à hauteur de Chécy. Leur nombre insuffisant ne permit que d’embarquer les vivres et de transporter Jeanne avec deux cents cavaliers ; le reste retourna à Blois d’où il ne revint par la rive droite que le 4 mai. C’étaient quatre jours entièrement perdus ; et Jeanne économisait le temps, sachant qu’elle ne devait pas durer plus d’une année.
Le peuple la reçut dans la ville comme il l’avait accueillie partout ailleurs ; « hommes, femmes et enfans montraient tant de joie comme s’ils veissent Dieu ».
D’Orléans, Jeanne enjoignit de nouveau aux Anglais de lever le siège et de sortir de France. Les généraux ennemis répondirent par des injures, « la nommant vachère, ribaude, et promettant de la brûler s’ils la prenaient. » Enfin, à la troisième fois, elle alla porter elle-même son cartel ; elle s’avança sur le pont, et sans doute parla du haut de la traverse que les Français avaient construite en arrière des arches brisées. Glasdale, qui commandait le fort des Tourelles, et les soldats de la garnison insultèrent Jeanne en termes si grossiers qu’elle versa des larmes de colère et de honte ; elle répliqua à son tour qu’ils en avaient menti, que les Français les mettraient hors, mais que Glasdale ne le verrait pas. En effet, le jour du grand assaut, Glasdale tomba dans la Loire et se noya.
Le 2 mai, Jeanne passa le long des retranchemens anglais de la rive droite ; le peuple la suivait ou masse. Cette fois encore les Anglais silencieux ne songèrent pas à attaquer cette foule en désordre. « Ces intrépides soldats s’étaient changés en femmes et les femmes en héros ; ils semblaient tous avoir les mains liées. »
Le 4 mai, Jeanne marcha en procession avec une partie de la garnison au-devant du détachement qui arrivait de Blois ; les Anglais demeurant dans l’inaction, la troupe défila devant les bastilles et pénétra dans la ville sans avoir reçu un seul trait.
Jeanne harassée s’était étendue sur son lit ; tout d’un coup on l’entendit s’écrier : « Mes voix m’appellent ! Nos gens sont en peine, leur sang coule par terre ! Mes armes ! Mes armes ! Mon cheval ! »
Promptement équipée, elle courut vers la porte de Bourgogne où déjà affluaient les blessés et ceux qui s’étaient enfuis de la bastille de Saint-Loup. L’attaque de ce fort avait été faite sans que Jeanne fût avertie ; mais à peine parut-elle que les fuyards l’acclamèrent et retournèrent avec elle pour attaquer de nouveau. Cet assaut, soutenu par Dunois avec un redoublement de fureur, emporta après trois heures de combat le fort qui fut brûlé et rasé. Jeanne pleura sur les ennemis morts sans absolution ; elle-même, au plus épais du carnage, n’avait pas fait une seule victime.
Le 5 mai, fête de l’Ascension, elle communia et passa la journée en prières. Le 6, la résolution fut prise d’attaquer le guet de Saint-Jean-le-Blanc sur la rive gauche de la Loire ; selon toute vraisemblance, cette décision appartenait seulement aux chefs de l’armée et Jeanne n’avait pas été consultée. D’ailleurs, la perfidie était de la partie, car en même temps qu’on se décidait à agir sur la rive gauche, on annonçait à Jeanne que l’attaque se ferait sur la rive droite. Mais Dunois, qui venait d’apprendre à connaître la Pucelle, lui révéla toute la machination.
En fait, on ne peut comprendre quel attrait ces hommes de guerre éprouvaient pour la rive gauche, puisqu’en nettoyant la rive droite, on débarrasserait par-là même l’autre côté. Mais Jeanne d’Arc n’avait qu’une idée, et peu lui importait l’endroit où l’on agirait, pourvu qu’on agît. Aussi, sans s’attarder à de vaines discussions, ne cessa-t-elle pas d’espérer le succès.
Le 6 au matin, avec les chefs et l’armée, elle traversa la Loire ; on découvrit alors que Glasdale avait évacué et brûlé Saint-Jean-le-Blanc pour se concentrer au fort des Tourelles et à la bastille des Augustins. Jeanne, sans attendre que toute la troupe eût débarqué, se lança contre la bastille et vint planter son étendard au bord de la contrescarpe, juste au-dessus du fossé. Mais à ce moment, des voix s’écrièrent que des Anglais en grand nombre arrivaient de la rive droite pour secourir Glasdale ; les Français fuyant en désordre vers leurs bateaux entraînèrent Jeanne à leur suite. Déjà la garnison anglaise, sortie du retranchement, se jetait derrière elle « avec grand alarme et propos injurieux » quand Jeanne se retourne, et, baissant sa lance charge avec son cri ordinaire : « En nom Dieu ! » La Hire et les siens font diligence derrière elle ; les autres se rejoignent à lui ; les Anglais épouvantés tournent les talons et ne s’arrêtent qu’à l’abri du rempart. Lancés à leur poursuite, les Français enlèvent le retranchement, mais Jeanne voulant éviter le pillage et le désordre desquels l’adversaire eût pu profiter pour revenir à l’attaque, fait évacuer et brûler l’ouvrage. Elle y laisse un détachement pour observer le fort des Tourelles qu’elle compte attaquer dès le lendemain, et revient à Orléans.
Les chefs de l’armée furent d’un autre avis ; ils craignaient qu’un revers ne compromît les résultats acquis, et peut-être, en secret, craignaient-ils davantage encore que la Pucelle, par un nouveau et décisif succès, ne les éclipsât tout à fait. Réunis le soir en conseil, Jeanne absente, ils lui envoyèrent annoncer qu’on n’entreprendrait rien avant l’arrivée de nouveaux renforts. « Vous avez été à votre conseil et j’ai été au mien, leur répondit-elle ; le conseil de Dieu s’accomplira et non pas celui des hommes ! Nous combattrons demain. »
Le lecteur en conviendra, Jeanne devenait vraiment impossible ; on décida qu’on emploierait la force pour la retenir. Gaucourt ordonna de fermer toutes les issues ; lui-même garda la porte de Bourgogne, par laquelle les détachemens étaient sortis pour les attaques des précédentes journées.
Le 7, dès l’aube, Jeanne monta à cheval après avoir promis à ses hôtes que le soir, elle rentrerait dans la ville par le fort des Tourelles et par le pont ; elle annonçait aussi qu’elle serait blessée. Les troupes la suivaient, puis la masse populaire. Devant la porte de Bourgogne, Gaucourt déclara qu’il ne laisserait sortir personne. « Vous êtes un méchant homme, s’écria Jeanne ; que vous le vouliez ou non, les hommes d’armes vont passer. » Gaucourt sentit alors, devant le flux de ce peuple excité, que sa vie ne tenait plus qu’à un fil ; ses hommes mêmes ne lui obéissaient plus. La foule ouvrit les portes, se jeta vers les bateaux, franchit le fleuve ; les troupes marchèrent à l’assaut du boulevard des Tourelles.
Les Anglais résistaient avec un ferme et sombre acharnement. Les Français attaquaient « comme s’ils s’étaient crus immortels ». Après trois heures de combat, Jeanne, observant que les assaillans faiblissaient, se jeta dans le fossé ; comme elle appliquait une échelle contre le mur, elle fut blessée d’un trait entre le col et l’épaule. On l’emporta, on la défit de sa cuirasse ; la flèche avait traversé les chairs de part en part. Elle s’effraya et pleura ; mais à cet instant ses saintes lui apparurent ; elle écarta les gens qui s’empressaient autour d’elle, se déferra elle-même, puis se confessa.
Cependant, l’affaire n’avait pas progressé et le soir approchait. Dunois ordonnait déjà de sonner la retraite. « Attendez, encore », lui dit-elle ; et elle se mit à prier. Son étendard était demeuré auprès du boulevard. « Dites-moi quand la flamme touchera la muraille… » ; l’étoffe soulevée par le vent vint à la fin frôler le mur. « Tout est vôtre ! Marchez ! » s’écria-t-elle. Les assaillans, au comble de l’enthousiasme, grimpèrent sur le rempart « comme par un degré ». Le boulevard était emporté.
Restait le fort, mais il arriva ici quelque chose d’imprévu. D’Orléans, les habitans avaient suivi le cours du combat ; voyant que le boulevard était pris, ils se jetèrent en foule sur le pont, rétablirent comme ils purent la communication par-dessus les arches rompues et parvinrent jusqu’aux Tourelles. Les Anglais, devant cette mer populaire, crurent que le monde entier croulait sur eux[3], et perdirent entièrement la tête. Les uns voyaient les saints patrons d’Orléans, saint Euverte et saint Aignan ; d’autres l’archange Michel avec les légions célestes. Glasdale voulut se mettre à couvert derrière le petit pont suspendu qui raccordait le fort et la bastille, mais un boulet emporta ce ponceau et Glasdale se noya sous les yeux de celle qu’il avait si grossièrement insultée[4]. La garnison fut passée par les armes ou tomba aux mains des Français. Jeanne rentra dans la ville par le pont, comme elle l’avait promis le matin. Talbot et Suffolk, généraux anglais qui commandaient sur la rive droite, n’avaient prêté aux leurs aucun secours.
Le 8 mai, les Anglais évacuèrent les autres bastilles, abandonnèrent tout ; les débris de leur armée firent retraite dans deux directions, vers Beaugency et vers Jargeau. Trois chocs successifs avaient réussi à rompre un siège prolongé pendant sept mois. Orléans célébra solennellement sa délivrance ; elle a continué depuis à fêter chaque année l’anniversaire du 8 mai par une procession solennelle.
On voit bien maintenant toute la grandeur de la figure de Jeanne. D’une part, elle est une enfant ; et de l’autre, le plus sage des conseillers et des capitaines, un intrépide soldat, un logicien fécond dans la dispute, un moraliste profondément versé dans la connaissance du cœur humain. Une visionnaire si l’on veut, mais aussi une robuste, une saine, une normale nature, infiniment attachée aux pratiques du culte, exempte pourtant de toute superstition. On lui apporte des anneaux en la priant de les toucher : « Touchez-les vous-même, dit-elle avec un doux sourire ; ils seront aussi bons. » On lui demande : « La guerre ne vous effraie donc pas ? — Je ne crains que la trahison », répond-elle, prévoyant déjà le sort qui l’attend. Cette régente farouche de masses armées pouvait exterminer sans merci l’adversaire, mais elle ne pouvait voir sans pleurer l’effusion du sang. Après la levée du siège, le peuple commence à la considérer comme une sainte et à lui rendre une sorte de culte ; mais elle reste toujours la même jeune fille simple et douce. « En vérité, sans le secours de Dieu, je ne m’en serais pas tirée sauve », dit-elle, sachant bien à quel danger elle s’est exposée. Inébranlable cependant quand la fermeté devient nécessaire, elle sait plier à sa volonté toute la confrérie des Gaucourt, et ne cède pas même à la violence ; on l’a bien vu dans l’affaire du 7 mai.
Et comme elle comprend profondément les vérités militaires ! Comme elle voit clairement que là où « le brave se risque, Dieu aide au moins vaillant[5] » ; qu’il faut pousser droit au but ; qu’ayant commencé à frapper, il faut frapper jusqu’à la fin, sans donner à l’ennemi le temps de se reconnaître ; que l’impétuosité est bonne au début d’une action, mais que seule la persévérance va jusqu’au terme ; que perdre du temps, c’est quelquefois perdre la partie. On peut à la vérité conduire Jeanne par la rive gauche quand elle veut aller par la rive droite ; on peut la tromper sur cet article ; mais on ne la trompe pas sur ce qui se passe au sein de la masse humaine et dans le cœur d’un homme de la foule. La marche sur Reims, téméraire aux yeux de la gent livresque et diplomatique, était en fait la moins risquée du monde. En temps de guerre civile, les deux partis ont des représentais en toute région ; l’affaire est de porter secours au parti dont on est. On avait ici à traverser non des provinces étrangères, mais des provinces françaises : c’est ce que Jeanne comprenait et ce que les diplomates ne comprenaient pas.
Quant aux Anglais, ils avaient éprouvé par eux-mêmes son incomparable don de s’imposer aux cœurs. La panique fit chez eux de tels ravages qu’aussitôt après la délivrance d’Orléans, Bedford dut rendre des décrets particuliers pour faire arrêter dans tous les ports de la Manche les déserteurs qui demandaient à se rembarquer pour l’Angleterre. En Angleterre même, les soldats désignés pour venir renforcer les troupes qui servaient en France traînaient en longueur, retardaient de toutes manières un départ qui les exposait à se rencontrer avec Jeanne. Même lorsqu’ils la tenaient prisonnière, ils différaient encore plusieurs attaques projetées jusqu’au jour où ils l’auraient brûlée ; murée dans un cachot et chargée de fers, elle était encore terrible à leurs yeux. Si terrible, que, sa virginité paraissant la cause de sa force, on décida de l’en priver. Il se trouva un noble lord pour se charger, quoique sans succès, de cette honorable mission.
Si je me suis arrêté avec quelque détail sur les opérations autour d’Orléans, c’est aussi qu’elles ont l’avantage de faire voir l’ordre d’idées et les pratiques militaires admis par les Français d’alors. On attaquait avec entrain, mais, après un premier revers, la tendance était de lâcher pied : ainsi arriva-t-il pour chacune des trois journées. Le 4, les soldats battaient déjà en retraite, lorsque Jeanne les rejoignit ; le 6, ils se laissèrent, reprendre par la panique ; le 7, ils allaient encore abandonner la partie. Sans la présence de Jeanne, ces trois journées se seraient terminées par des insuccès et elles auraient illustré de faits nouveaux la réputation de ces Anglais soi-disant invincibles. Jeanne fit voir en ces trois occasions que seul celui qui souffre jusqu’à la fin réussit à se sauver, que l’élan est bon, mais que l’opiniâtreté est meilleure encore. Les chefs de l’armée, prêts après un premier succès à s’endormir sur leurs lauriers, à attendre des secours, à mettre en avant des prétextes plus ou moins plausibles, ou à se payer de cette raison « qu’on avait assez fait », apprirent par l’exemple de Jeanne que rien n’est fait tant qu’il reste quelque chose à faire. C’est cet accomplissement suprême qu’elle excellait à consommer tant qu’on ne lui liait pas les pieds et les mains.
Le lendemain de la levée du siège, 9 mai, Jeanne, sans prendre garde à sa blessure, alla rendre compte au Dauphin de ce qu’elle avait fait et le supplier de partir aussitôt pour Reims. Ni le roi, ni surtout ses conseillers ne tombèrent d’accord avec elle : l’ennemi était fort ; peu de ressources pour entretenir l’armée, etc. Qui ne sait que les argumens ne manquent jamais, quoi que ce soit qu’on entreprenne, pour cacher le manque de résolution ? Pour ces âmes faibles et sèches et bassement envieuses, Orléans même n’était pas une preuve suffisante, Orléans ne disait rien !
Elle réussit un jour à entrer dans le cabinet du roi : « Noble Dauphin, lui dit-elle en embrassant ses genoux, ne tenez pas tant et de si longs conseils. Allez plutôt à Reims recevoir la couronne qui vous appartient. » La méfiance et l’irrésolution la mettaient au désespoir ; elle pleurait, se plaignait dans ses prières de n’être pas crue ; l’impérieuse voix lui répondait : « Fille Dé ! Va ! Va ! Je t’aiderai. Va ! » et elle continuait à porter sa croix…
Le 10 juin seulement, après plus d’un mois, on lui délia les mains ; on lui permit de marcher avec l’armée du duc d’Alençon pour dégager les points que les Anglais continuaient d’occuper sur la Loire. Le 14 juin, elle prit d’assaut Jargeau : le 15, le pont de Meung ; le 17, elle occupa Beaugency ; le 18, elle défit Talbot et Falstolf, dans une rencontre en rase campagne. Résultat pour les cinq jours : deux assauts et une bataille ; voilà qui n’eût point déparé la gloire de Napoléon lui-même, et voilà ce que Jeanne savait faire quand on ne l’entravait pas !
Ainsi succombait une armée destinée à accomplir la conquête de la France et que les champs d’Orléans venaient d’engloutir tout entière. La suprématie anglaise était ébranlée jusque dans ses racines ; et pour cela trois journées d’efforts devant Orléans, cinq dans les environs avaient suffi !
« L’effet de cette campagne de huit jours, a dit Henri Martin, fut prodigieux : peuple et soldats ne connurent plus que Jeanne. La sublime enfant ne changeait pas seulement la fortune ; comme Jésus lui-même, elle changeait les âmes. Le soldat oubliait son avidité et ses passions brutales ; il venait sans « folle femme », sans pillage, sans marché pour sa solde, vivant de ce qu’on lui donnait, content de tout, pourvu qu’il suivît la Pucelle. Le gentilhomme mettait bas son orgueil. Trop pauvre pour avoir destrier et armure, il arrivait sur un petit roussin, équipé en archer ou en coutillier. Ce n’était qu’un cri dans le peuple et dans l’armée : « A Reims ! A Reims ! »
Il n’y avait qu’un point jusqu’où ce cri n’arrivait pas et c’était le cabinet du roi. D’abord Jeanne avait rencontré la méfiance au seuil de cette porte ; maintenant ses trop éclatans services effrayaient. Une stupide résistance déjouait toutes ses prières. Le Dauphin, de guerre lasse, s’était rendu à Gien en donnant l’ordre d’y convoquer l’armée. Mais à peine, le 24 juin, s’y trouvait-elle rassemblée, que les tergiversations recommencèrent. Les uns observaient qu’entre Gien et Reims, les Anglais et les Bourguignons occupaient vraiment un bien grand nombre de points ; d’autres proposaient de se rendre en Normandie. Bref, on voulait aller partout excepté à Reims, et pourtant, il fallait aller à Reims, et non ailleurs. Pour les La Trémoïlle, les Chartres et les Gaucourt, le couronnement n’était qu’une cérémonie de cour ; qu’on la célébrât tôt ou tard, il importait peu ; mais pour le peuple, c’était l’onction sainte, faute de laquelle le roi n’est pas le roi. Eux, les courtisans, ne comprenaient pas cela ; elle, la fille du peuple, faisait plus que de le comprendre, elle le sentait. Affligée des dissensions de la cour, « elle s’en alla vivre aux champs ». Ce qui signifie au bivouac ou au village, n’importe où, mais loin du palais.
Enfin, le 29 juin, on se mit en route avec un convoi de 12 000 hommes, presque tous de cavalerie ; la distance à parcourir était d’environ 250 kilomètres. Du 10 mai au 29 juin, on avait perdu cinquante jours pour cette démarche essentielle.
Les prévisions de Jeanne se réalisèrent : toutes les villes s’ouvrirent au Dauphin comme à leur roi légitime. Exception fut faite par Auxerre, qui obtint de rester neutre moyennant 2 000 écus d’or payés à La Trémoïlle, et par Troyes qui, devant la menace d’un assaut, se rendit. Jusque sous les murs de Troyes, il avait été question de revenir en arrière ; et, sans Jeanne, qui sauva l’armée de cette honte, on eût en effet rebroussé chemin.
Le 16 juillet, on arrivait à Reims ; le 17, le sacre fut célébré.
L’intention de Jeanne était de marcher immédiatement vers Paris et la situation où la ville se trouvait alors permet d’assurer qu’elle eût été prise en effet, si l’on n’avait pas perdu de temps. C’est le 18 juillet, semble-t-il, au lendemain même du sacre que cette décision fut arrêtée dans l’esprit de Jeanne. « Demain, le roi doit partir pour Paris… La Pucelle ne doute pas qu’elle ne fasse rentrer la ville dans l’obéissance du roi[6]. » Il en arriva tout autrement ; le roi resta trois jours à Reims ; le 22, on lui apporta les clefs de Soissons ; le 23, il gagna cette ville où il demeura cinq ou six jours. Cependant, Bedford renforçait les défenses de Paris. « Jamais peut-être, un roi n’avait montré tant d’habileté dans l’art de compromettre sa couronne. »
Après d’inutiles conférences tenues avec le duc de Bourgogne au sujet de la reddition de Paris, après d’inutiles allées et venues qui firent gagner du temps aux Anglais, après cinq mortelles journées perdues dans Compiègne, Jeanne, à bout de patience, invita le duc d’Alençon et les autres chefs de l’armée à se préparer pour la campagne (23 août).
Le meilleur des troupes suivit Jeanne sans ordre du roi. Le 26, elle entra dans Saint-Denis sans coup férir, et supplia le roi d’y venir, mais ne reçut de lui aucune réponse et pas même un remercîment. Enfin, le 27 septembre, après deux autres semaines perdues, il daigna se rendre à cet appel.
Jeanne oublia ses affronts et ses tristesses et se mit à l’œuvre avec son entrain habituel. Malheureusement le roi, bien pareil à lui-même, ne devait négliger rien de ce qui pourrait tournera l’avantage de ses ennemis.
Le 8 septembre, on résolut d’assaillir Paris par la porte Saint-Honoré. Le boulevard fut emporté du premier coup. Jeanne, franchissant l’avant-fossé qui était sec, monta sur le dos d’âne et découvrit le fossé véritable qui était plein d’eau. « Elle ne le savait pas, mais aucuns de ceux qui étaient avec elle le savaient ; ils le lui cachèrent par désir qu’il lui arrivât malheur. »
Sans s’arrêter à ce contretemps, elle commanda de remplir le fossé au moyen de fascines et de différens matériaux ; elle-même demeurait exposée aux coups, sur la crête du dos d’à ne. Rien n’était prêt, et le travail avançait lentement ; Jeanne cependant, inébranlable dans sa décision, demandait seulement que le roi se montrât. Bien que blessée, elle ne songeait pas à la retraite ; il était presque dix heures du soir.
Le roi ne vint pas ; les chefs de l’armée ne firent rien pour réconforter leurs soldats fatigués ; ils insistèrent au contraire pour que Jeanne se retirât. Elle refusait ; alors on l’emporta hors du fossé, on la mit sur son cheval, on l’entraîna à la suite de l’armée sans qu’elle cessât de se plaindre et d’affirmer qu’à la fin la porte eût été prise.
C’était son premier insuccès. « Cette nuit-là, la joie ne fut pas moins grande dans le conseil du roi de France, à Saint-Denis, que dans celui du régent d’Angleterre à Paris. »
Le lendemain 9 septembre, sans se soucier de sa blessure, Jeanne ordonna de faire lever les soldats et de les diriger à nouveau vers Paris. Grande dispute parmi les chefs ! elle durait encore quand on vit arriver de Paris un groupe d’hommes armés. C’était Montmorency, premier baron de l’Ile-de-France, jusque-là partisan des Bourguignons ; il venait avec 50 ou 60 gentilshommes se ranger sous l’étendard de Jeanne. On peut croire qu’il lui eût ouvert pendant la nuit la porte par laquelle il venait de sortir. Ces nouveaux alliés, à la suite desquels on pouvait en espérer d’autres, furent accueillis avec une joie qui se devine. Tous étaient à cheval et déjà en marche, quand deux princes du sang accoururent au galop, demandant à Jeanne et au duc d’Alençon de revenir, enjoignant aux autres de ramener la Pucelle à Saint-Denis !
Pour elle, et pour la plus grande partie de l’armée, ce fut comme un coup de tonnerre, mais elle ne désespéra pas. Résignée, elle se reprenait ardemment à cette dernière espérance, de traverser la Seine sur le pont que le duc d’Alençon avait fait construire à Saint-Denis, et d’attaquer Paris par la rive gauche. Le 10 septembre, de grand matin, Jeanne, et le duc d’Alençon, avec l’élite de l’armée, marchèrent vers le pont ; mais le roi l’avait fait disparaître ; on avait travaillé à la démolition pendant toute la nuit !
Après trois jours de délibération, le conseil décida de rétrograder jusqu’à la Loire. Jeanne ne put s’opposer à cette retraite. Ainsi le roi, le favori et l’évêque de Reims étaient arrivés à leurs fins ; ils détournaient d’eux la main de la Providence, brisaient l’autorité de Jeanne, et reculaient jusqu’à un avenir indéterminé l’heure où la France s’affranchirait du joug étranger.
Il faut bien le dire : tout Le monde la trouvait mortellement ennuyeuse et, d’une manière ou de l’autre, ou voulait se débarrasser d’elle. Ecclésiastiques, militaires et les soi-disant hommes d’Etat, personne qui n’en eût assez, de cette Pucelle ! Elle avait gâté tous les usages, avec sa manière paysanne d’agir : de prime abord, définitivement, et sans aucune idée de lucre. Scandaleux, très dangereux précédent ! Puis, cette façon d’en appeler sans cesse à l’Evangile ? de prétendre qu’à l’heure de l’action il n’était plus temps de délibérer ? De s’introduire dans les conseils réunis exprès pour conférer sans elle ? De venir reprocher les pertes de temps ? De se mettre en route sans en avoir d’abord demandé la permission ? Et ce digne vieillard, ce haut dignitaire, Gaucourt, comme elle l’avait maltraité ! Non seulement maltraité ; elle l’avait exposé à être mis en pièces ! Elle, une jeune fille, une villageoise… Scandale ! Il fallait la ruiner moralement, en attendant qu’elle disparût physiquement en une de ces occasions que sa folle bravoure et son entêtement devaient offrir inévitablement.
Il est vrai qu’elle avait beaucoup fait et qu’elle pouvait faire davantage encore pour affranchir de la domination étrangère les provinces françaises ; mais les provinces n’avaient qu’à attendre, étant donnée la nécessité impérieuse de venger tant d’amours-propres outragés…
Après cette déconvenue, Jeanne, écoutant ses voix, voulait demeurer à Saint-Denis, mais on l’entraîna à la suite du roi, dans cette retraite prompte et délibérée qui n’eût pu convenir qu’à une armée battue. Alors commença pour elle une phase atroce de tortures morales et d’intimes souffrances, le passage d’une grandeur à l’autre, de celle de la gloire à celle du martyre.
On la mena à la suite du roi pendant plus de six mois. A la fin, vers la mi-avril 1430, « le roi étant dans la ville de Sully-sur-Loire, la Pucelle qui avait vu et entendu tout le fait et la manière que le roi et son conseil tenaient pour le recouvrement de son royaume, elle, très mal contente de ce, trouva moyen de se départir d’avec eux ; à l’insu du roi, et sans lui en avoir demandé licence, elle lit semblant d’aller en aucun ébat et sans retourner, s’en fut droit à la ville de Lagny, pour ce que les gens de cette ville menaient guerre contre les Anglais habitans de Paris et d’ailleurs. »
De Lagny, elle vint à Compiègne, dont le commandant, Guillaume de Flavy, acheva ce que La Trémoïlle et consorts avaient commencé. Dans une sortie où Jeanne, selon son habitude, s’était laissée attirer au loin, Flavy fit relever le pont derrière elle, par crainte que l’ennemi n’entrât à sa poursuite dans la ville ; elle tombait à la fin entre les mains des Anglais, le 23 ou le 24 mai 1430. Compiègne a gardé cette tradition : qu’un jour la Pucelle ayant reçu les sacremens et parlant à ceux qui l’entouraient, parmi lesquels cent enfans pour le moins[7], leur dit : « Mes bons amis, mes chers enfans, je vous l’assure, on m’a trahie et vendue, et bientôt, je serai condamnée à mourir. Priez Dieu pour moi, car je ne pourrai plus servir mon roi, ni le noble royaume de France. »
On comprend quelle dut être la joie dans le camp ennemi. La douleur de la France y fit réponse ; les paysans, qui avaient espéré de cet ange rédempteur la fin de leurs maux, tombèrent dans une morne consternation. Une immense désolation s’abattit sur les villes que la Pucelle avait gardées ou rendues à la France ; à Orléans, à Tours, à Blois, des prières publiques furent dites pour sa délivrance ; les habitans de Tours, pieds nus et tête découverte, promenèrent solennellement la châsse de Saint-Martin en chantant le Miserere. Le peuple accusait à haute voix les riches et les militaires d’avoir trahi la sainte fille qui défendait les humbles et combattait les vices des puissans.
La part du roi et de son entourage dans le deuil public ? Nulle, tout comme si de rien n’était. Mais on prit en sous-main des mesures pour réprimer ce fâcheux mouvement populaire. On a conservé ce fragment d’un mandement adressé par Regnaud de Chartres à ses diocésains :… « Il leur fait savoir que Jeanne la Pucelle a été faite prisonnière à Compiègne, pour ce qu’elle ne voulait écouter aucun conseil, mais faisait tout à son plaisir… Dieu a permis qu’ainsi elle fût prise, car elle s’enorgueillissait trop, se vêtait de riches habits et n’accomplissait pas les commandemens de Dieu, mais rien que sa volonté. » Ainsi la lettre de ce fourbe changeait en commandemens de Dieu les lâches décisions du conseil royal.
La Passion de Jeanne dura cinq mois.
Et elle fut livrée par le bâtard de Vendôme qui l’avait prise, à sire Jean de Luxembourg, lequel la revendit aux Anglais pour une somme de dix mille francs ; et elle fut enfermée à la tour de Rouen dans une cage de fer ; et ils l’enchaînèrent aux pieds, aux mains et au cou, et elle ne vécut que de pain et d’eau, gardée et molestée jour et nuit par trois soldats anglais.
Et ils résolurent de la faire mourir non pas tout simplement, mais après qu’ils l’auraient déshonorée, sa personne et ses faits, en jugeant sa personne comme sorcière et ses faits comme du démon.
Et ils nommèrent au-dessus d’elle un tribunal inique de lettrés et de pharisiens appartenant à l’Université de Paris, et par-dessus ces juges, ils instituèrent Cauchon, évêque de Beauvais. Et ils donnaient vingt sous par jour aux membres de ce tribunal ; à ceux qui voulaient sa mort, ils firent des cadeaux ; à l’évêque Cauchon, ils offrirent l’évêché de Rouen.
Or, il y eut plus de quarante interrogatoires et bien des douleurs dans cette prison, mais Jeanne la martyre endura tout et resta fidèle à ses actes et à ses voix.
Et quand ils virent qu’ils ne pouvaient rien contre elle, ils ourdirent l’histoire d’un prétendu renoncement à des péchés qu’elle n’avait pas commis et d’une rechute dans ces mêmes péchés.
Et c’est pourquoi ils la condamnèrent. Et Cauchon lui parla ainsi : « Tu es retombée à tes crimes et à tes mensonges ainsi que le chien retourne à son vomissement. Nous te retranchons comme un membre pourri de la communion de l’Église et te livrons au bras séculier, lui demandant d’adoucir son jugement en t’évitant la mort et la mutilation des membres. » Car c’est avec cette pitié que procédaient les juges ecclésiastiques quand ils voulaient faire brûler quelqu’un ; ils ajoutaient d’autres fois : sans effusion de sang. Et ils la brûlèrent. Et sa dernière parole fut : Jésus !
Général DRAGOMIROF.
- ↑ « L’originalité de la Pucelle, ce qui fit son succès, ce ne fut pas tant sa vaillance ou ses visions, ce fut son bon sens. » (Michelet, livre IX.)
- ↑ Témoignage du duc d’Alençon.
- ↑ Au dire des soldats anglais faits prisonniers.
- ↑ Tu me vocasti p… Ego habeo magnani pietatem de tua anima et tuorum. « Aucune hypocrisie de langage alors ; on appelait un chat, un chat : bâtard et autres mots mal sonnans n’effrayaient pas la virginale, la chaste, la timide Jeanne. Le mal glisse sur tant de pureté.
- ↑ Proverbe populaire russe.
- ↑ Extrait d’une lettre adressée à n reine par un personnage de la cour.
- ↑ Elle aimait particulièrement communier au milieu des enfants.