Les États-Unis en 1852

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Les États-Unis en 1852
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 322-354).
LES ÉTATS-UNIS


EN 1852.





CARACTÈRES ET TENDANCES DE LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.




I. — Travell in the United-States, etc., during 1849 and 1850, by the lady Emmeline Stuart-Wortley; 3 vol. in-8o, London, Richard Bentley, 1851.

II. —Notes on North America, by James Fw. Johnston; 2 vol. in-8o, Edinburgh and London, William Blackwood, 1851.
III. — A Glimpse at the great Western Republic, by lieutenant-colonel Arthur Cunynghame; London, Richard Bentley, 1851.

IV. — A Ride over the Rocky mountains to Oregon and California, by the honorable Henry J. Coke; London, Richard Bentley, 1852.




De tous les spectacles que présente aujourd’hui l’univers, il n’en est pas de plus intéressant et, dans un certain sens, de plus inquiétant que le mobile et bruyant panorama qui s’étend de la frontière du Canada à la frontière du Mexique, et que l’arrivée de chaque paquebot vient faire passer devant nos yeux. Le temps n’est plus où les États Unis n’étaient pour l’Europe qu’un spécimen accompli du gouvernement démocratique. Ce pays, qui, depuis sa formation, était resté exclusivement américain, dont les intérêts ne touchaient en rien aux nôtres, qui était pour nous un sujet d’études, la représentation sensible et vivante de certaines théories abstraites, la preuve de ce que peut l’esprit humain travaillant dans un certain sens et avec un certain but, sort maintenant de la solitude dans laquelle il s’était renfermé, et de l’indifférence apparente avec laquelle il avait toujours considéré les questions qui se débattent hors de son territoire. Maintenant il s’agite pour entrer à son tour dans les affaires du monde, et s’inquiète de la politique des autres nations, comme si elle lui portait ombrage ou atteinte. Ce n’est point seulement l’ardeur républicaine qui pousse en avant les Américains, c’est une ardeur bien plus fatale, l’ardeur du sang et du tempérament propre aux peuples jeunes, à laquelle vient se joindre la convoitise égoïste et raffinée des nations vieillies. À cette ardeur ainsi compliquée de sauvagerie et de civilisation, le pressentiment obscur et fatidique d’une grande mission providentielle vient ajouter tout ce qu’il peut développer d’ambition nationale et d’instincts religieux. Il faut maintenant aux Américains le retentissement au dehors, l’ivresse du succès, le respect des nations, et, à défaut de ce respect, leur crainte. Pour arriver à ce but, tous les moyens leur seront bons; ils ont d’abord le prestige de leurs institutions, l’exemple de réussite démocratique qu’ils ont donné au monde. Si ce prestige moral, comme cela est visible aujourd’hui, vient à s’éclipser, il reste la puissance matérielle : trente millions d’hommes ont toujours du poids dans les affaires de l’univers. La puissance de l’argent qu’ils accumuleront et gagneront à tout prix remplacera pour eux tout ce qui leur manque du côté du respect moral, de la considération qu’une existence séculaire, une vieille civilisation et les bienfaits répandus sur le monde par un travail traditionnel ont acquise aux états du continent européen. Dans le langage de leurs représentans et de leurs publicistes perce un double sentiment : la joie d’être à l’abri de tout danger, et en même temps le désir de rencontrer des adversaires. Ils sont taquins, sans être ouvertement et décidément hostiles; ils cherchent partout des ennemis, et leur grand désespoir est de s’avouer qu’ils n’en ont pas. En un mot, ils veulent faire quelque chose, ils ne savent pas bien précisément quoi; mais le hasard et l’occasion sont des dieux complaisans qui ne manquent jamais de favoriser les gens de bonne volonté et les caractères décidés à tout oser. Il est temps enfin de dissiper une fausse opinion qui s’est implantée parmi nous dès le XVIIIe siècle, de renoncer à juger les États-Unis d’après leur constitution, et de les juger au contraire d’après le tempérament et le caractère de leurs habitans. Il est temps pour l’Europe de cesser de se faire une Amérique de convention. Il n’a pas manqué, il ne manque pas encore parmi nous d’abstracteurs de quintessence tout prêts à démontrer que la cause de la prospérité croissante de l’Amérique consiste dans cet arrangement légal, dans cette combinaison politique qui s’appelle constitution des États-Unis. De là hymnes et dithyrambes en l’honneur de la philosophie du Contrat social et de la raison humaine. L’expérience et les faits démontrent aujourd’hui que la cause première de la grandeur des Américains est leur origine protestante, et que leur tempérament et leur /tumeur sont des auxiliaires plus puissans pour leur progrès que leur constitution. Qu’est-ce que cette constitution si vantée, et dont avec l’effronterie de l’ignorance on n’a pas craint de présenter l’exemple à la France? Cette constitution fut un compromis ayant pour but de rapprocher et de grouper des hommes qui ne pouvaient avoir aucune répugnance à être unis par les mêmes liens politiques, puisqu’ils étaient unis déjà par les mêmes liens moraux. Dans un des discours qu’il prononça l’an dernier durant son voyage dans l’état de New-York, M. Daniel Webster disait admirablement : « Avant l’établissement de la constitution, il n’existait entre les diverses colonies aucun lien politique, mais la langue anglaise était leur langue commune, Shakspeare et Milton étaient leur propriété commune; la Bible et la religion du Christ étaient l’objet de leur commune adoration. Voilà les liens qui les unissaient. » Rapprochées par les croyances et par les souvenirs, atteintes dans les mêmes intérêts, il n’en coûta rien aux diverses colonies pour s’unir politiquement. La constitution ne leur demanda le sacrifice d’aucune de leurs habitudes, d’aucune de leurs coutumes; elle ne fut pas faite pour donner aux états des garanties les uns contre les autres. En s’unissant, les Américains ne se sont rien demandé et ne se sont rien sacrifié. Il en est des fondateurs de la république comme de la constitution; on ne cesse de se récrier sur leur douceur, leur tolérance, leur humanité, et, en vérité, comment auraient-ils pu avoir d’autres vertus que celles-là, eux qui n’avaient rien à demander à leur peuple, et à qui leur peuple ne demandait rien? Ils ont joué le seul rôle qu’il leur fût possible de jouer, celui de secrétaires de la pensée publique. La république n’est pas une conception qui leur fût personnelle, elle existait sous leurs yeux, non reconnue légalement encore; ils n’avaient rien à fonder, ils n’avaient qu’à proclamer l’évidence. Si, avec ce rôle modeste à remplir, Washington, Franklin et Adams eussent été des tyrans et des dictateurs, c’est qu’ils auraient eu de grandes dispositions naturelles à le devenir. Qu’on cesse donc de parler comme d’une œuvre de génie de la fondation de la république américaine, car jamais fait plus simple ne s’est accompli sous le soleil. D’un autre côté, nos absolutistes ne manqueront pas d’attribuer les fautes et les entreprises aventureuses ou injustes des Américains à cette même constitution, à cette même forme de gouvernement que nos républicains présentent comme la mère de tous leurs succès passés et de leur prospérité présente; mais les fautes des États-Unis ne prouveront pas plus contre la république que leur prospérité ne prouve en sa faveur. Il n’y a aucune conséquence politique à tirer de ces fautes et de ces succès : les uns et les autres doivent être rapportés au tempérament, aux vertus du sang, aux qualités de la race. Les États-Unis nous présentent tout simplement le spectacle d’une Angleterre populaire; ils nous montrent la race anglo-saxonne débarrassée des entraves traditionnelles, de tous les liens infiniment multipliés qui enchaînent l’homme dans les vieilles civilisations, même les plus libérales. La race anglo-saxonne se retrouve là dans son état primitif et avec son énergie originelle. Pour s’en convaincre, il suffit d’interroger successivement, comme nous voudrions le faire ici, les instincts et les mœurs de la société américaine.


I. — RAPPORTS DE L’ANGLETERRE ET DE L’AMÉRIQUE.

Les affinités nombreuses qui existent entre les deux branches principales de la race anglo-saxonne n’ont point encore été peut-être assez remarquées. Il est aisé de démontrer qu’en Angleterre comme aux États-Unis, la société repose sur les mêmes données morales, sur les mêmes principes appliqués d’une manière différente, mais non pas si différente au fond qu’on pourrait le croire au premier abord. Aucun publiciste n’a encore indiqué profondément, à notre avis, la différence qui sépare ces deux nations de toutes les nations du monde. Dans un écrit publié récemment, M. le comte de Fiquelmont, cherchant à donner des motifs à sa haine de l’Angleterre, a mis le doigt sur le caractère véritable de ce pays en l’accusant d’être en contradiction avec tous les autres peuples, et d’avoir poussé à la république tandis que les autres nations poussaient à la monarchie. Jamais observation plus profonde n’a été faite sur la politique de l’Angleterre. — Le monde aujourd’hui, écrivent ou plutôt écrivaient chaque jour nos révolutionnaires, marche vers la démocratie. — Rien n’est plus vrai; mais comment y marche-t-il ? Il y marche par deux systèmes qui sont aussi différens l’un de l’autre que le pouvoir absolu d’un seul l’est du pouvoir absolu du plus grand nombre. L’Angleterre et je ne craindrais pas de dire l’Amérique marchent à la démocratie par la liberté et l’individualisme; les nations continentales marchent à la démocratie par l’égalité et la monarchie. Les deux traditions nettement tranchées sont en présence l’une de l’autre et se disputent l’empire.

On étonnerait peut-être nos radicaux en leur disant que l’empereur de Russie représente la démocratie comme toutes les constituantes du monde ne la représenteront jamais, et pourtant rien n’est plus vrai. Ce qui se passe chez nous a pu dessiller leurs yeux et leur apprendre où est la véritable tradition démocratique. Les rois de l’Europe aujourd’hui ne représentent point autre chose que la démocratie couronnée, protectrice de l’égalité, dominatrice des individualités aristocratiques de tout genre. La vaillante et féodale Pologne, la vaillante et féodale Hongrie, domptées et subjuguées par l’alliance des empereurs et des masses populaires, témoignent, par leurs malheurs, de cette tendance, comme la destruction deux fois répétée de la monarchie des Stuarts, par l’alliance de l’aristocratie et du peuple, témoigne de la tendance contraire. Cette manière de comprendre la démocratie est propre à tous les peuples latins et d’origine romaine, propre à tous les peuples qui, malgré leur origine, ont été depuis long-temps élevés dans l’autorité et qui ont reçu d’une manière ou d’une autre par le saint empire comme l’Autriche, par Byzance et Pierre-le-Grand comme la Russie, par Frédéric et Voltaire comme la Prusse, les traditions de l’empire romain et des peuples latins. Le système contraire est représenté par l’Angleterre et l’Amérique. Là domine l’aristocratie, c’est-à-dire l’individualité humaine dans toute sa liberté, sans entraves, mais sans protection, se protégeant elle-même, se gouvernant elle-même, sans autre guide que la conscience, sans autre maître que Dieu, ennemie des symboles et des intermédiaires en matière de religion et de gouvernement, ennemie de tout ce qui n’est pas essentiellement individuel, libre et consenti, et par-dessus tout ennemie des forces anonymes, des grandes armées et des grandes machines administratives à la manière romaine, ces deux admirables instrumens de compression et de gouvernement. Dans les autres nations, la démocratie consiste à empêcher cette domination de l’individu, à arrêter ce développement naturel et à établir un niveau tyrannique. Elle a pour but de contrarier autant que possible la liberté dans son essence quand ce n’est pas dans ses effets, et dans ses effets quand ce n’est pas dans son essence. En Angleterre et en Amérique, au contraire, la liberté est estimée comme le seul bien auquel doivent être sacrifiés tous les autres, comme le principe de la société, et plus encore, comme le principe même de la vie, comme la preuve même que l’homme a une ame et une destinée, comme l’instrument non-seulement du bonheur temporel, mais du salut éternel ; comme la faculté qui fait de l’homme un être capable de produire des actes toujours nouveaux et toujours féconds, au lieu d’être asservi à des fonctions toujours les mêmes, toujours mécaniques et stériles. Enlevez la liberté à un Anglo-Saxon, et il ne saura plus bien s’il est un homme ou une bête.

La démocratie entendue ainsi est donc en opposition complète, en guerre ouverte avec la démocratie de notre continent ; elle se rattache à une tout autre tradition, à la pure tradition barbare, germanique et féodale. Les deux traditions sont bien nettement tranchées, et on peut suivre dans l’histoire leur double développement parallèle ; une seule chose les couronne l’une et l’autre et leur est commune, c’est le christianisme, et encore leur manière de l’interpréter est aussi différente que leur manière de comprendre la société et le gouvernement. D’une part, catholicisme, gouvernement romain, monarchie, dictature, égalité ; de l’autre, féodalité, protestantisme, république, liberté : telles sont les diverses manifestations de ces deux civilisations opposées. Il ne se peut rien trouver de plus contraire et de plus antipathique. Long-temps ces deux civilisations ont marché parallèlement ; aujourd’hui voilà qu’elles se rencontrent avec le même mot sur les lèvres, et, prétendent-elles, avec la même tendance. L’une et l’autre parlent de démocratie et même quelquefois de république; elles s’étonnent et restent stupéfaites en face l’une de l’autre en voyant combien diffère leur manière de prononcer le moderne shiboleth qui s’appelle démocratie; elles n’en sont encore qu’à l’étonnement, mais déjà perce la défiance, et l’heure inévitable approche où elles commenceront la lutte la plus sérieuse qui se soit livrée dans le monde, si sérieuse qu’il faudra que, pour que l’une vive, l’autre disparaisse; cela est fatal comme les lois de la pesanteur et de la lumière. Il ne peut y avoir ni accord ni trêve entre l’humble, l’obéissant, le timide esprit d’égalité et l’impérieux, l’aristocratique esprit de liberté.

Nous marcherons au-devant d’une objection qu’on ne manquerait pas de nous faire : l’égalité existe en Amérique, elle est passée dans les mœurs et reconnue dans les lois. Oui, sans doute; seulement ce que les Américains entendent par ce mot d’égalité est justement l’inverse de ce que nous entendons. L’égalité, aux États-Unis, n’est que l’arme de la liberté, son moyen de défense et de sécurité; ce que nous entendons par égalité n’est guère autre chose que le nivellement. L’égalité, aux États-Unis, peut s’interpréter ainsi : j’entends n’être pas plus gêné que mon voisin dans les entreprises qu’il me plaira de tenter; j’entends avoir le droit de braver les mêmes hasards, d’oser autant et plus que lui, de donner une aussi libre carrière à mes facultés, d’acquérir autant que lui et plus que lui, si cela m’est possible, et je défends qu’aucun intermédiaire vienne se placer entre nous deux pour le protéger lui contre moi et moi contre lui. Comprendre ainsi l’égalité, c’est, on le voit, laisser simplement le champ libre à la liberté, à la concurrence, à la guerre; c’est transporter la politique de neutralité des relations internationales dans les relations de la vie civile; c’est en un mot donner aux libertés individuelles en lutte ce qu’on appelle dans la langue politique américaine fair play (beau jeu, libre jeu), et les laisser montrer la valeur relative de leurs forces. Ce n’est pas ainsi que nous entendons l’égalité; ce mot implique toujours chez nous une pensée de protection d’abord et par suite la nécessité d’un intermédiaire et d’un souverain juge, qui, sous le nom de dictateur, de roi, d’état, intervient pour prévenir, arrêter, punir, contrarier les empiétemens des individus les uns sur les autres. Ces deux manières différentes de comprendre l’égalité ont deux résultats nécessairement opposés et ennemis : l’une, la nôtre, nous conduit à admettre que les facultés de l’individu ne lui appartiennent pas, mais appartiennent à la société, que ses services, ses talens ne lui constituent aucun droit, aucun privilège, et qu’il remplit tout simplement une fonction en exerçant ses talens; l’autre conduit les Anglo-Saxons à considérer l’exercice de ces talens comme constituant un droit, et les services rendus comme constituant un privilège auxquels personne n’a la puissance de porter atteinte. On pourrait appeler cette égalité l’aristocratie atomistique, l’aristocratie non plus concentrée dans quelques grandes familles, mais éparpillée sur un territoire immense et incarnée dans le plus pauvre laboureur et dans le plus humble artisan.

Ce n’est point pour faire un vain parallèle historique que nous avons tiré cette ligne de séparation entre les deux civilisations. D’une part, nous avons voulu montrer combien cette démocratie était naturellement opposée à nos instincts et à nos tendances; de l’autre, nous avons voulu indiquer un fait qui déjà se prépare sourdement, et dont l’accomplissement tardera moins peut-être qu’on ne pourrait le supposer : l’union des deux grandes fractions de la race anglo-saxonne, de l’Angleterre et de l’Amérique. Il n’y a pas, à l’heure qu’il est, dans les deux pays, de tendance plus marquée que celle-là; une sorte de pressentiment d’un danger prochain et qui chaque jour s’avance pousse l’un vers l’autre ces deux grands peuples en dépit des anciennes rivalités, des passions populaires, des ambitions égoïstes. Sans doute les États-Unis seraient bien aises d’ajouter les noms des colonies anglaises du nord aux noms des états qui composent déjà leur territoire, sans doute l’Angleterre serait bien aise de conserver pour elle seule le commerce du monde et la domination des mers; mais ces deux grands pays sentent dans l’air de l’avenir qu’un même danger les menace dans leur puissance, et même dans leurs instincts, leur religion, leur indépendance. Bon gré mal gré, ils se rappellent qu’ils parlent la même langue, professent le même culte. A mesure que les États-Unis se civilisent, ils se découvrent de plus en plus des ressemblances singulières avec l’Angleterre; à mesure que l’Angleterre se démocratise, elle se sent plus de sympathie pour ses frères d’outre-mer. Cette union, vaguement prophétisée depuis long-temps, s’accomplit en fait de jour en jour. Unies par la communauté d’origine, ces deux nations le sont aussi par la communauté de tendances, de sorte que tout ce que l’une accomplit profite à l’autre. L’abrogation des vieilles lois de navigation et des lois sur les céréales n’a guère servi qu’à l’Amérique, et tout progrès accompli par l’Amérique dans les arts mécaniques ne sert guère qu’à l’Angleterre, car elle seule est en mesure de s’en servir et d’en profiter immédiatement. Il y a donc entre les deux pays un échange rapide, immédiat, presque instantané, de leurs progrès respectifs. L’audace des Anglo-Saxons d’outre-mer étonne et effraie toutes les nations; l’Angleterre seule ne s’en étonne pas, car, si rapide que soit l’accroissement des États-Unis, cette rapidité est égalée par l’accroissement que, depuis soixante ans, ont pris les districts manufacturiers de l’Angleterre et de l’Ecosse. New-York, depuis soixante ans, s’est élevé, il est vrai, de 60,000 à 400,000 habitans; mais Glasgow, dans le même espace de temps, s’est élevé de 77,000 à 367,000 habitans, et Birmingham de 73,000 à 300,000. M. Johnston, l’auteur des Notes on North America, le prouve par des chiffres authentiques. Si la jeune Amérique se vante de l’augmentation rapide de ses manufactures à peine à leur naissance, ce sont des bras anglais qui remuent les machines. L’accroissement des manufactures de l’Amérique n’a pas restreint ni limité les marchés anglais. La manie d’exalter à tout propos les États-Unis existe en Angleterre comme dans tous les pays du continent; seulement, tandis que nous, par exemple, lorsque nous exaltons les États-Unis, nous prononçons involontairement notre condamnation, les Anglais ne font que reconnaître leurs propres qualités, et lorsque les Américains se vantent de battre les Anglais, ils ne font qu’exprimer un désir d’émulation qui est une simple jalousie de famille, a C’est le lien du sang et du langage qui donne naissance à ce sentiment, dit M. Johnston, aussi bien que le désir de surpasser ce qu’il y a chez nous d’excellent. Ils parlent exactement d’après le même principe qui pousse nos mécontens anglais à ne voir de perfection que dans les villes, les institutions et les campagnes de l’Amérique du Nord. Nos mécontens, tout en exprimant ce sentiment, ne consentiraient jamais à émigrer dans aucune contrée européenne ni à corriger nos institutions d’après les modèles du continent. Ce n’est que le bonheur d’hommes de notre propre sang que nous jugeons supérieur au nôtre. »

Ces derniers mots sont significatifs et résument parfaitement tout ce que nous avons dit sur la différence qui sépare ces deux peuples de tous les autres et sur leur étroite ressemblance. La civilisation européenne répugnerait, M. Johnston le déclare, à un Anglo-Saxon, et ce fait suffit pour montrer de quelle importance est l’Amérique pour l’Angleterre. Quoique les États-Unis soient à bien des égards une nation rivale, l’insuccès de la grande expérience républicaine des États-Unis serait pour l’Angleterre plus fatale que la perte de quelqu’une de ses riches colonies. Les États-Unis confirment l’Angleterre dans ses principes et dans sa foi politique. Au moment où ces principes sont partout proscrits sur le continent après avoir été déshonorés et détestablement appliqués par des ignorans, des fous et des scélérats, au milieu de l’affaissement des nations et de l’universel abandon des principes de liberté, l’Angleterre, si elle pouvait douter d’elle-même, n’aurait qu’à tourner les yeux vers l’Amérique : elle y verrait réussir et prospérer non-seulement ses principes, mais l’exagération même de ses principes. M. Johnston fait très bien sentir cette influence morale de l’Amérique sur l’Angleterre, influence qui l’engage ix rester dans son isolement et à ne pas prendre exemple sur le continent, à ne pas se laisser effrayer par les malheurs de l’Europe et à considérer ces malheurs comme impuissans à la frapper; il fait très bien comprendre aussi cette sorte d’entente franc-maçonnique qui existe entre les deux peuples, qui fait qu’eux seuls se comprennent bien mutuellement. La plupart des événemens qui se passent en Amérique sont pour nous des énigmes; nous comprenons difficilement le caractère, les mœurs, la politique américaine : ce n’est qu’en nous plaçant en dehors de nous-mêmes que nous pouvons les comprendre; si nous essayions de les juger avec notre nature propre, nous n’y parviendrions jamais. Pour un écrivain ou un homme politique anglais, toutes ces difficultés n’existent point.

Au sein des classes populaires, l’union dont nous parlons est depuis long-temps accomplie. Grâce à l’émigration, il n’y a guère dans les trois royaumes de famille de paysan et d’artisan, même de famille des classes moyennes inférieures, qui n’ait quelqu’un des siens parmi les colons américains et les ouvriers des manufactures de New-York ou de Boston. L’Amérique est ainsi rattachée à l’Angleterre non-seulement par les liens du sang en vertu de leur commune origine, mais en quelque sorte par les liens de la famille, par les plus puissans et les plus doux sentimens, qui établissent un échange perpétuel de souvenirs et d’affections entre les deux nations. Le peuple anglais, habitué à un gouvernement libéral, mais aristocratique, retrouve en Amérique son gouvernement libéral sans prépondérance oligarchique; il s’y trouve tout-à-fait à l’aise, et il y est pour ainsi dire plus chez lui, plus at home que dans sa propre patrie. Rien ne fait mieux comprendre l’identité des deux peuples que la rapidité avec laquelle se propagent en Angleterre les folies que l’on pourrait supposer essentiellement américaines. Le mormonisme compte de nombreux adeptes parmi les ouvriers des villes manufacturières, et la colonie des mormons, chassés de toutes les villes en Amérique, s’est accrue, dans ces dernières années, d’un grand nombre d’émigrans anglais venus exprès d’Angleterre pour aller se joindre à cette secte bizarre. D’un autre côté, la contre-partie du mormonisme, la secte des shakers, qui, tout aussi extravagante que la secte des mormons, est en revanche douce et mystique, est arrivée en Amérique toute fabriquée d’Angleterre, grâce aux songes d’une certaine Anne Lee de Manchester, qui, au siècle dernier, reçut, par inspiration divine, la mission d’aller en Amérique pour y proclamer sa révélation. Dans les classes supérieures de la société, dans les classes politiques, lettrées et commerçantes, l’antagonisme subsiste encore, et l’union est plus lente à s’accomplir. Les classes politiques craignent naturellement pour l’Angleterre, les classes commerçantes craignent pour leurs intérêts, et les lettrés, s’autorisant de l’aveu et des plaintes que les écrivains d’Amérique leur envoient sur la grossièreté et la barbarie des Américains, se raillent d’un pays où rien n’est soumis au contrôle d’une minorité éclairée. Toutefois le ton railleur et l’indignation des voyageurs anglais d’il y a dix ou douze ans commence à être remplacé par la déférence, l’admiration et l’impartialité. Les récits de miss Martineau et de Charles Dickens sont depuis long-temps passés de mode, et l’on ne retrouve dans les voyages nouveaux ni le même esprit ni le même ton. Les savans et les gens du monde, les élégantes ladies elles-mêmes qui visitent l’Amérique, en reviennent pleins d’admiration, et s’efforcent de faire partager au public leurs sentimens pour leurs cousins d’outre-mer. Tel est l’esprit qui a inspiré les livres de sir Charles Lyell le géologue, de M. Alexandre Mackay, mort tout récemment, de M. Johnston, professeur d’agriculture à Edimbourg, et de lady Emmeline Stuart Wortley. Aux États-Unis, il s’est formé une sorte de parti anglais qui demande une union plus étroite avec l’Angleterre, en se fondant sur la plupart des raisons que nous avons données. Personne n’a été un plus ardent promoteur de cette alliance que le dernier président, le brave général Taylor. Tous les voyageurs qui l’ont visité s’accordent à reconnaître les sentimens de concorde qui l’animaient. « Nous parlâmes de la Grande-Bretagne, raconte M. Johnston, et des bienfaits de l’union entre les deux nations. — Si l’Angleterre et les États-Unis s’accordent, dit-il, les deux pays peuvent maintenir la paix du monde. » Lady Emmeline Stuart Wortley le visita aussi; il lui parla de l’établissement de la ligne de paquebots connue sous le nom de ligne Collins, et il ajouta : « Le voyage deviendra ainsi de plus en plus rapide, et j’espère que l’Angleterre et l’Amérique, par ce moyen, seront bientôt tout-à-fait voisines. — Le plus tôt sera le mieux, monsieur, répondis-je de tout mon cœur. Il s’inclina et sourit. — Nous sommes le même peuple, continua-t-il, et il est bon que nous nous voyions le plus souvent possible. — Oui, et ainsi tous les vieux et détestables préjugés s’évanouiront. — Je l’espère, répondit-il, et ce sera à l’avantage de tous les deux. »

Comment cette alliance ne s’accomplirait-elle pas? Lorsque l’on considère attentivement le caractère américain, on s’aperçoit que le patriotisme des Yankees n’est au fond qu’un patriotisme de tête. Les Anglais et les Américains sont les deux races les plus nomades et cependant les moins cosmopolites de la terre. Pour eux, franchir l’espace n’est qu’un jeu; mais ils ne se laissent nulle part entamer par les qualités des peuples qu’ils visitent : ils gardent intacts leurs vices et leurs vertus. Les Anglais se sentent, en quelque lieu qu’ils se trouvent, attachés de cœur à la patrie absente, et chacun d’eux pourrait répéter la réponse de Fox au premier consul. Les Américains ont poussé ce nomadisme jusqu’aux dernières limites, si bien que, lorsqu’on s’informe à un Yankee de l’état de sa santé, il répondra invariablement : « En mouvement, monsieur; — moving, sir. » Mais nulle part on n’observe chez eux cet amour intime et profond de la patrie; leur patriotisme est un patriotisme de famille, de sang; c’est la croyance à la supériorité de leur race. Quant à l’Amérique, elle n’est pour eux qu’un moyen de puissance et de richesse, qu’une exploitation. Dans ce patriotisme, les hommes sont tout, le pays ne compte pour rien. De là le caractère particulier des États-Unis, qui ont encore aujourd’hui une physionomie de colonies en quelque sorte. La mère-patrie pour les Américains est toujours l’Angleterre, et les descendans des pilgrim fathers sont comme leurs ancêtres des émigrés sur une terre étrangère.

Cette union de plus en plus étroite est la tendance la plus récente et la plus curieuse des tendances américaines actuelles, et c’est pourquoi nous avons voulu l’indiquer avant qu’elle ne soit devenue décidément un fait accompli. Il est facile de voir quelles en seront les conséquences dans cette crise immense qui enveloppe le monde entier, et dont le vague sentiment fait que toutes les nations, à l’heure qu’il est, se rangent en bataille, s’attirent mutuellement, se rapprochent ou se séparent selon leurs affinités naturelles, leurs affinités de race, de croyances, d’instincts, au lieu de se rapprocher et de se séparer comme autrefois selon les chances de perte ou de gain, selon les calculs des joueurs d’échecs diplomatiques et selon les caprices des gouvernemens.


II. — L’EMIGRATION.

L’émigration aux États-Unis vient en appui à notre thèse; elle atteint aujourd’hui son point culminant, et il ne semble guère possible que le chiffre des émigrations dépasse dans l’avenir le chiffre des dernières années. Que n’a-t-il pas été dit touchant le mélange des races aux États-Unis, mélange produit par l’émigration? Rien n’est plus faux. Ce mélange est, en vérité, peu de chose, comme on va le voir, et si le sang anglo-saxon se renouvelle, ce n’est point par l’infusion d’un sang étranger, mais d’un sang puisé à ses propres veines. Les émigrans ne viennent pas, comme on pourrait le croire, de toutes les nations du monde indifféremment; la plupart sont Anglais, les autres sont des Germains ou des Scandinaves. Nous avons la statistique exacte de l’émigration durant les années 1848 et 1849 : depuis, les chiffres ont pu s’élever encore peut-être, mais à coup sûr les élémens de l’émigration n’ont pas changé. 189,176 Européens ont émigré aux États-Unis en 1848, 220,607 en 1849. Décomposons ces deux résultats, afin de connaître le chiffre qui revient à chaque nation. L’Angleterre a fourni 23,062 émigrans en 1848, l’Irlande 98,061, l’Ecosse 6,415, l’Allemagne 51,973; la Hollande, la Norvège et la Suède, trois pays de chétive dimension et d’une faible population, en ont fourni 2,932, et la France, ce pays qui regorge d’habitans, ce pays où les citoyens s’entretuent parce qu’ils ne peuvent plus y vivre, prétendent-ils, fournit un chiffre inférieur à ces derniers petits pays, soit 2,734 émigrans. En 1849, le chiffre s’était encore élevé : l’Angleterre a fourni 28,321 émigrans, l’Irlande 112,591, l’Ecosse 8,840, l’Allemagne 55,705; le chiffre de la Hollande, de la Norvège et de la Suède a monté des deux tiers, 6,754; le chiffre de la France est resté stationnaire, ou, pour mieux dire, a encore baissé, 2,683. A l’exception des Irlandais, qui d’ailleurs, selon M. Johnston, ne sont pas tous de pur sang celtique, les émigrans, on le voit, sont tous de race germanique : peu de sang celtique, peu de sang latin, peu ou point de sang slave. Ainsi les Américains se recrutent parmi toutes les nations alliées et sœurs; les diverses branches de la grande race barbare qui a renouvelé le monde, — Germains, Saxons, Scandinaves, depuis si long-temps désunis ou ennemis sur le sol de notre Europe, assouplis par la discipline et par la tradition, ou isolés du continent, comme les Anglais, — se rencontrent sur ce terrain commun pour s’unir de nouveau, et, qui sait? pour partir de là peut-être et renouveler le monde encore une fois.

Partout les instincts particuliers de chacune de ces races s’effacent pour laisser prédominer leurs instincts communs. Une fois débarqués et relégués dans le far west, les émigrans essaient bien de conserver encore leurs mœurs et leurs habitudes, ils résistent avant de se laisser absorber par l’esprit général du pays, et s’efforcent de rester Irlandais, Allemands ou Norvégiens en Amérique; ainsi les Allemands cherchent à s’assembler et à former comme un peuple particulier dans la Pensylvanie et l’Ohio, les Hollandais sur les rives de l’Hudson. Vains efforts! il leur faut devenir Américains. Les Anglo-Saxons les plient à leur joug et leur impriment le cachet américain. Ils arrivent avec un grand fonds d’ignorance et n’ont d’autre connaissance des institutions républicaines que le sentiment que leur en donne une grande bonne volonté démocratique; il leur faut donc des guides et des instituteurs, d’autant plus que, pendant les longues années nécessaires pour s’établir, pour se procurer une honnête aisance et mettre leurs fermes en bon état, ils ont, remarque M. Johnston, peu de loisir et par conséquent peu d’inclination à se mêler des affaires politiques du pays. Ainsi, pour le dire en passant, les États-Unis évitent providentiellement ce fléau qui mine la liberté dans les contrées européennes, la participation des pauvres et des ignorans aux affaires publiques. Les émigrans ne se mêlent donc aux affaires politiques du pays que lorsqu’ils ont acquis une certaine aisance qu’ils se donnent eux-mêmes et une certaine instruction qui leur est donnée par l’exemple des habitans du pays. Les Américains s’emparent d’eux et les rompent à leurs habitudes. Pauvres et illettrés, les émigrans n’ont parmi eux que peu ou point d’hommes appartenant à des professions libérales : les états du nord se chargent de leur en fournir; ils envoient dans l’ouest leurs hommes de loi, leurs médecins, leurs ministres des différens cultes, leurs journalistes, leurs banquiers, leurs marchands. L’ouest est un débouché pour leurs produits moraux et leurs professions libérales d’abord, et ensuite c’est un atelier pour l’assainissement des marais démagogiques et la purification des eaux boueuses qui leur arrivent d’Europe. Comme l’émigration est continuelle et que le nombre des nouveaux citoyens s’accroît toujours, c’est une éducation qu’il faut toujours recommencer, et par là les Américains du nord et du sud conservent leur influence et leur prépondérance; ils sont les maîtres de toutes les positions officielles et non officielles de l’ouest, les maîtres des camuses et des meetings, des écoles et des églises, des cours de justice et de la presse. Ainsi l’émigration accroît les forces de l’Union, et, grâce à l’énergie et à l’habileté des Américains, elle est impuissante à lui nuire. Socialement et matériellement, c’est une grande force : elle fournit d’excellens mineurs, des défricheurs infatigables, d’aventureux récolteurs d’or en Californie et d’admirables chasseurs, également capables de bien ajuster un loup ou un Indien; politiquement, son influence est peu de chose. Au sein du désert, où ils se rendent par essaims, les émigrans se trouvent soumis tout naturellement à la race anglo-saxonne, et dans les villes où leurs réunions et leur agglomération sont beaucoup plus dangereuses, à New-York et à Philadelphie par exemple, les Américains emploient les moyens les plus énergiques, non pour dissoudre et disséminer leurs bandes, réunies ordinairement dans les mêmes quartiers, ce qui serait difficile et illégal, mais pour leur faire sentir leur supériorité et en quelque sorte pour rester leurs maîtres. Là, le préjugé, l’orgueil national, la brutalité impérieuse des Américains, s’en mêlent, et de fréquentes collisions s’engagent entre les émigrans et les habitans du pays. Nous lisions, il y a quelques mois, le récit d’une de ces rixes qui seraient mieux nommées des combats, car le conflit s’engage entre des populations entières. Ce combat, qui se passait à Hoboken entre les Américains soutenus par les Irlandais et les Allemands soutenus par les Hollandais, nous transportait en esprit à ces guerres des temps antiques où les Hébreux, par exemple, luttaient contre les tribus des Philistins et des Ammonites pour préserver l’arche sainte des outrages d’idolâtres qui appartenaient à la même race d’hommes qu’eux-mêmes, ou aux premiers combats de la Grèce héroïque et de Rome contre les tribus latines. Ici, en Amérique, l’arche sainte, la cité, la patrie qu’il faut préserver des atteintes des tribus encore barbares de l’émigration, c’est la race établie dans le pays, c’est la race anglo-saxonne.

L’émigration, outre les bras et les forces matérielles qu’elle prête à l’Union, lui donne et lui donnera de plus en plus une force morale qui commence déjà à se faire sentir et qu’on ne remarque pas assez. Dans notre temps, où les masses ont été remuées jusque dans leurs dernières profondeurs sur tout le continent, où elles ont mis l’état en danger et n’ont été réprimées qu’à grand’peine, où le sentiment de la souffrance est si vif et où chacun supporte ses misères avec plus de difficulté qu’autrefois, dans ce temps où le mal-être n’est plus simplement une douleur, mais un fardeau intolérable, — un pays qui offre de si merveilleuses facilités pour l’emploi des bras et l’acquisition du sol a dû naturellement attirer les regards de tous les malheureux de nos sociétés modernes. Dans notre temps en outre, le sentiment de la patrie s’est fort effacé grâce à deux causes : d’abord à un désir de bonheur qui fait dire plus ou moins à chaque homme : Ubi hene, ibi patria, et qui fait moralement de chaque malheureux un exilé dans son propre pays; — ensuite aux guerres civiles engendrées par ces mêmes désirs qui ont rempli de ressentimens pour leurs concitoyens et d’indifférence pour leur pays tous ceux qui en ont été victimes, tous les vaincus, et en même temps tous ceux qui, sans y avoir pris part, se sentent atteints par les mesures rigoureuses dont il a fallu user et enveloppés dans les mêmes défiances. Les États-Unis sont donc pour tous les Européens malheureux la vraie patrie, l’Eldorado désiré. De là l’influence prodigieuse et qui s’accroît sans cesse, la fascination qu’exercent les États-Unis sur tous les pauvres, tous les indigens et tous les proscrits de la terre. Pour peu qu’on y regarde, on s’aperçoit que cette influence, née des circonstances critiques dans lesquelles notre Europe est engagée, tend à diviser le monde, non plus géographiquement en Europe et en Amérique, mais moralement en deux parties : l’une où tout semble malheur, souffrance, guerre et tyrannie; l’autre où tout semble bonheur, travail, paix et liberté. Elle crée ainsi une rivalité politique redoutable entre l’Europe et l’Amérique, rivalité qui ne fait que commencer. Le philosophe, pour qui l’existence de deux ou trois générations n’est pas même un point dans l’infini des siècles, peut apprendre par cet exemple combien la grandeur des états est due à des circonstances singulières et à des causes temporaires. Assurément, lorsque les États-Unis seront aussi peuplés que l’Europe et avant même qu’ils aient vécu autant de siècles que les états continentaux, les mêmes maux, les mêmes souffrances, les mêmes désordres et les mêmes nécessités de gouvernement se produiront. Les populations malheureuses qui partent pour aller en Amérique se débarrassent de leur misère, cela est vrai, mais elles ne savent pas que leurs ascendans seront probablement aussi malheureux qu’elles ont pu l’être elles-mêmes. Ce bonheur et cette aisance générale dureront l’espace de quelques générations tout au plus : c’est bien quelque chose sans doute pour ceux qui en auront joui; mais, dans l’histoire de l’humanité, cela passera inaperçu. Quoi cependant ! l’émigration attirée par cette perspective de bonheur aura suffi pour fonder la puissance des États-Unis et pour jeter le germe de sociétés nouvelles : — providentiellement c’est assez. L’émigration ne sert pas seulement à fonder la puissance de l’Amérique, elle sert aussi à retremper les races corrompues de l’Europe. Ce bonheur, qui matériellement ne sera pas transmis aux descendans de ces émigrans, produira pourtant des effets moraux salutaires. Dans un pays où le prix d’un acre de terre est moins élevé que le prix donné pour la satisfaction d’un vice, où cet acre de terre est moins cher qu’une bouteille d’alcool, il suffit, pour que l’individu s’enrichisse et devienne propriétaire, qu’il retranche de temps à autre quelques satisfactions à ses vices et à ses habitudes sensuelles. L’ambition prend insensiblement chez les émigrans le dessus sur leurs anciennes habitudes et leurs mœurs; la démoralisation fait place peu à peu au travail, à l’économie; la nécessité de la persévérance établit dans ces nouvelles mœurs une sorte de tradition. et, au bout de quelques années, ce sont des populations nouvelles ayant un autre caractère, une manière d’entendre la vie qu’elles doivent aux circonstances imprévues dans lesquelles elles se sont trouvées, à la nature des relations nouvelles qu’elles ont dû nouer avec les habitans du pays, à l’originalité des lieux et des paysages, manière de vivre qui, transmise à leurs descendans et façonnée par le temps, passera de ces buttes et de ces fermes des prairies de l’ouest dans de vastes cités, et deviendra la loi et la sagesse de nations futures. Cette moralisation rapide des races européennes démoralisées et corrompues, devenues sauvages au sein même de la civilisation, s’observe jusque chez le plus avili et le plus dégradé des peuples, chiez les Irlandais, dont la Grande-Bretagne ne peut venir à bout, et qui, transportés en Amérique, tout en gardant leurs qualités naturelles, se débarrassent facilement de leur abjection, et font d’aussi bons fermiers, d’aussi excellens aventuriers que les Américains eux-mêmes.

L’émigration aura pour les États-Unis de bien autres conséquences encore, et dès aujourd’hui on peut prévenir les états européens que cette foule d’exilés volontaires sera d’ici à quelques années la force militaire véritable de l’Amérique du Nord. Quand les Yankees auront besoin de commettre quelque injustice, soit afin d’échapper à leurs difficultés intérieures, comme on l’a vu dans l’affaire du Texas et dans la guerre du Mexique, soit pour accroître le nombre des États et étendre leur domination, les remuantes populations de l’ouest ne leur manqueront pas; les expéditions sans cesse tentées contre Cuba en sont une preuve. De long-temps l’Union ne possédera une armée régulière permanente comme les armées régulières de notre Europe, mais elle possédera et elle possède déjà une armée irrégulière. Dans quelques années, il est facile de voir qu’elle aura à son service une armée de trois ou quatre millions d’aventuriers propres à tout faire, capables de tout, peu scrupuleux sur le choix des moyens, une masse abondante et pressée de poitrines à livrer aux balles et de têtes à faire casser pour la satisfaction de son ambition. Les sentimens de rancune ou de haines que nourrissent naturellement les émigrans contre leurs anciennes patries servent merveilleusement déjà l’audace et la propagande des Américains; plus tard, ils leur serviront de moyens de conquête. Ce n’est encore là qu’un résultat éloigné; mais il y en a d’autres plus actuels et plus sensibles : l’émigration a pour effet non-seulement de défricher les prairies, mais encore et bien plus d’accroître les populations urbaines. J’entends beaucoup parler de la rapide fondation des villes en Amérique et de leur multiplication : cette rapidité est moins grande qu’on ne le croit, le nombre des villes qui se fondent est même peu considérable, si l’on considère les immenses territoires que possède l’Union; mais les villes déjà existantes tendent à prendre un accroissement formidable. Telles sont les villes de l’état de New-York, les villes des états de l’ouest entre mille, et, pour prendre un exemple, Chicago, la capitale des prairies. Il y a quelques années à peine, les loups hurlaient autour des maisons éparses bâties sur les bords de l’Illinois, et maintenant ces maisons se sont multipliées de telle sorte que Chicago compte à peu près de vingt-deux à vingt-cinq mille habitans. C’est surtout dans l’ouest que cet accroissement est le plus sensible; pourquoi? Le lieutenant-colonel M. Arthur Cunynghame, qui, dans sa rapide excursion à travers les États-Unis, a su saisir parfaitement la cause de bien des singularités, nous en fait très bien sentir les raisons. Autrefois les émigrans se rendaient dans la prairie un peu au hasard; sans s’inquiéter beaucoup de la valeur des terres qu’ils achetaient et de leur position, ils allaient au meilleur marché, et prenaient le lot de terre qui leur coûtait le moins d’argent. Bientôt pourtant ils s’aperçurent qu’isolés, loin des villes, ils se trouvaient sans secours, sans soutiens, sans débouchés pour leurs produits, et que le bon marché, au lieu de les enrichir, les ruinait. Aussi recherchent-ils davantage aujourd’hui les lots qui sont situés à peu de distance des villes, bien que le gouvernement les leur fasse payer un prix beaucoup plus élevé. Ce rapprochement des populations agricoles tend naturellement à accroître les villes par l’importance qu’il leur donne. Quels résultats aura pour l’avenir politique de l’Union cet agrandissement rapide des villes? cela est facile à prévoir. A mesure que la démocratie se concentrera dans les villes, le pouvoir passera des populations agricoles aux populations urbaines, et par conséquent l’état devra se transformer. Dans notre Europe, cet accroissement des villes a fait tomber l’aristocratie féodale et a donné naissance à la démocratie; aux États-Unis, il pourrait bien avoir le résultat opposé et faire passer forcément l’état du régime démocratique illimité à un régime plus restreint et à une sorte d’aristocratie civile et militaire.

L’influence que l’émigration exerce sur l’accroissement de la richesse aux États-Unis a bien aussi son importance. Tous les petits pécules amassés lentement dans la vieille Europe pour fuir la misère viennent se dépenser aux États-Unis. Le voyage de New-York et de Buffalo au far west, le séjour forcé dans les villes, l’achat des objets de première nécessité, le prix payé à l’état pour l’achat de la terre, dépouillent rapidement l’émigrant de ses faibles économies, et la plupart du temps il arrive au lieu de sa destination dans l’ouest les poches complètement vides ; heureusement qu’une fois établi, il n’a plus besoin, pour vivre, que d’énergie et de bonne volonté. Ces épargnes, ces petites fortunes que dépensent les émigrans ou qu’ils apportent aux États-Unis sont donc, pour l’Amérique, un capital acquis sans fatigues, sans frais aucuns, un bénéfice net ; l’Amérique est pour ainsi dire la légataire universelle de tous les pauvres de l’Europe, et, non contente de bénéficier ainsi des ressources des émigrans, elle trouve encore le moyen de s’enrichir à leurs dépens, en spéculant sur leur travail et en exerçant une foule de petites industries que l’on qualifierait chez nous du nom d’usure. M. Cunynghame en cite quelques exemples trop curieux pour n’être pas rapportés. À Chicago, le voyageur rencontra un spéculateur qui avait fait sa fortune en prêtant aux fermiers d’alentour à 1 pour 100 par mois, et encore n’avançait-il pas de l’argent, mais du papier, c’est-à-dire son propre crédit. Quelquefois l’emprunt se fait de la manière suivante : un cultivateur, un émigrant a entre les mains une somme suffisante pour affermer une terre, mais non pour l’acheter ; un Yankee rapace et habile se présente et achète cinquante acres de prairie au gouvernement pour la somme de 62 dollars et demi ; puis il vend la terre à ce même cultivateur, qui s’engage par contrat à la lui payer, au bout de trois ans, au prix de 2 dollars et demi l’acre, ce qui, comme on le voit, représente pour le prêteur un assez beau bénéfice. Si tout va bien, l’emprunteur se rachètera ; mais, s’il lui arrive par malheur un accident, il aura perdu son temps, son travail, les capitaux qu’il aura employés en constructions et en défrichemens. Quant au prêteur, il ne peut manquer de faire de beaux bénéfices : si l’emprunteur le paie, son capital se trouve avoir été placé au taux honnête et productif de 30 pour 100 ; s’il ne le paie pas, il garde la terre et il se trouve par conséquent propriétaire, pour une somme insignifiante, d’une ferme bien bâtie, bien cultivée, en plein rapport, au lieu d’une terre inculte et sauvage qu’il avait achetée. Ces sortes d’emprunts, excellons pour les Américains au courant de toutes les finesses de leurs concitoyens, sont mortels pour l’émigrant ; plus d’un s’y laisse prendre néanmoins, et s’y ruine sans autre avantage que d’avoir travaillé pour ses nouveaux compatriotes et de les avoir aidés à s’enrichir.

Nous n’abandonnerons pas ce sujet si intéressant de l’émigration sans signaler un phénomène extrêmement curieux, et qui influe profondément sur les relations entre les deux sexes, sur le mariage et la société civile. Qu’on veuille bien ne pas sourire et se rappeler que, dans les choses les plus sérieuses comme dans les plus futiles, il y a toujours, en Amérique, une veine comique qui s’introduit bon gré mal gré. Ici nous laisserons M. Johnston exposer dans son langage d’économiste ce fait singulier. « Depuis deux cents ans, un courant d’émigration plus ou moins puissant, composé en grande partie d’individus appartenant au sexe masculin, a coulé d’Europe en Amérique. Aussitôt qu’ils sont établis, ces hommes cherchent des compagnes, et, comme les femmes sont rares, elles sont grandement recherchées, et l’on s’épuise auprès d’elles en hommages et en galanterie. Aujourd’hui même, dans un temps où les facilités pour traverser la mer sont plus grandes et où l’émigration par familles est plus fréquente qu’autrefois, la disproportion entre le nombre des hommes et celui des femmes est énorme. Ainsi l’émigration aux États-Unis, durant les dernières années, se composait, pour les deux sexes, des chiffres respectifs suivans : année 1847, hommes, 138,939; femmes, 99,357;— année 1848, hommes, 136,198; femmes, 92,892; — année 1849, hommes, 179,253; femmes, 119,915. La différence entre l’émigration des hommes et celle des femmes est de 142,450 pour le résultat total. Ces émigrans deviennent des aspirans aux mains des Américaines, qui, généralement, préfèrent prendre leurs époux parmi leurs compatriotes. Lorsque les émigrans se dispersent sur les terres américaines, les femmes non mariées qui se trouvent parmi eux se voient déjà engagées dans les liens du mariage dès leur débarquement : aussi la rareté du sexe féminin s’accroît-elle à mesure qu’on s’avance vers l’ouest ainsi que la valeur à laquelle les femmes sont estimées; mais, dans le far west, elles atteignent un prix énorme (famine price, nous n’osons traduire). Là existe véritablement le paradis des femmes. »

En d’autres termes, et pour nous servir du vocabulaire de M. Johnston, la demande est plus forte que l’offre. Faut-il attribuer à cette disette de femmes le respect dont le sexe féminin est entouré aux États-Unis? Faut-il ne voir dans cette courtoisie dont les rudes Américains sont prodigues (envers les femmes seulement) qu’un sentiment analogue à celui que nous éprouvons pour un objet rare? M. Johnston a l’air de le penser; nous aimons mieux, pour notre part, attribuer ce respect à d’autres causes. Quoi qu’il en soit, les femmes, aux États-Unis, forment une véritable aristocratie; elles dominent sur la société; ce sont elles qui la forment et y introduisent l’élégance et la politesse; elles sont l’objet d’un véritable culte, et les indépendans Yankees, qui ne s’inclinent que devant la Bible et qui frémissent à la seule pensée d’un maître, se courbent apprivoisés devant leurs femmes et leurs filles, qui, connaissant leur pouvoir, en usent et souvent en abusent selon la nature capricieuse de leur sexe. Les divorces sont aussi plus fréquens dans l’Amérique du Nord que partout ailleurs, et ne doivent être attribués en grande partie qu’aux caprices féminins et à l’extrême faiblesse de l’opinion publique, si tyrannique pourtant en Amérique. Il arrive très souvent que des états entiers et leurs législateurs prennent parti dans une affaire de divorce. M. Johnston en cite de curieux exemples. Pendant que le voyageur était à Boston, il arriva qu’un certain M. Lawrence, habitant de cette ville, fit imprimer dans les journaux qu’à l’avenir il ne paierait plus les dettes de sa femme. La dame ainsi outragée était d’une famille considérable du Kentucky. « C’est une insulte au Kentucky tout entier, dit avec chaleur un habitant de ce dernier état qui se trouvait à table à côté de M. Johnston, et nous verrons bientôt ce qui en résultera. » En effet, quelque temps après, la législature du Kentucky, en réponse à l’insulte du mari fatigué des prodigalités de sa femme, promulgua une loi portant que le refus par un époux de payer les dettes de son conjoint serait à l’avenir considéré comme un motif de divorce. Depuis les temps des guerres de Messénie, on n’avait rien vu de pareil. Cette toute-puissance des femmes est tyrannique, capricieuse, et produit souvent des résultats excentriques; mais en même temps il est facile de voir qu’elle est une digue contre la barbarie et un lien d’association chez un peuple où les tendances à l’extrême indépendance et à l’isolement moral sont poussées jusqu’à la dernière limite, où le respect et la déférence sont encore confondus avec la servilité. La tyrannie de l’opinion publique et la toute-puissance des femmes sont les deux forces morales qui assouplissent et contiennent le caractère indomptable et l’humeur sauvage des Américains.


III. — TENDANCES RELIGIEUSES.

Nous n’avons que peu de chose à dire sur le progrès intérieur de ce pays : c’est un progrès de nature tout industrielle. On sait ce que les Américains sont capables de faire dans tous les emplois matériels de l’énergie humaine : rail-ways, canaux, steamers, marine marchande, télégraphes électriques, ingénieux mécanismes de tout genre, défrichement des terres. Leur activité, ou, pour mieux dire, leur célérité tient du prodige. Le progrès est réel; pourtant il a un défaut, il est précipité et fiévreux. Tout ce qu’ils font est précaire et n’a pas de stabilité : leurs chemins de fer sont pour ainsi dire provisoires; leurs terres et leurs fermes ne sont point des établissemens, mais des sortes de caravansérails, des lieux de passage où l’on récolte un gain à la hâte et qu’on abandonne aussitôt après. La trop grande richesse du sol leur est une occasion non de paresse, mais de nomadisme et de vagabondage. On songe moins à cultiver une terre et à la mettre en bons rapports qu’à l’épuiser pour lui faire rendre tout ce qu’elle peut donner. L’agriculteur ne s’attache pas à la terre; lorsqu’il a tari la première fécondité d’un champ, il trouve plus avantageux de passer à un autre. Il en est de même dans toutes les autres professions. L’homme essaie de toutes les carrières et se transporte de l’une à l’autre avec une facilité et une inconstance sans égales. Il est lawyer, journaliste, clergyman, magistrat tour à tour. De même, pour les croyances religieuses, il ne reste pas, comme en Angleterre, obstinément attaché à une secte : selon sa croyance du moment et le progrès de son esprit, il est catholique, puis unitaire, puis méthodiste, et tout cela sans transitions. Ce nomadisme, ce vagabondage énergique est un des caractères des États-Unis, et il est le stimulant, l’aiguillon de leur progrès; il le précipite, mais un jour il pourrait bien être une cause de ruine et de désordres. Les Américains ont de la persévérance; mais il leur manque la vertu corrélative de la persévérance, la patience; il leur manque cette lenteur nécessaire à l’accomplissement des grandes choses, lenteur qui conserve la fraîcheur de l’ame tout en accroissant ses forces, qui empêche l’énervement et la fièvre, lenteur qui est la vertu du peuple russe par exemple et qui le rend si redoutable. Cette précipitation qui pousse toujours au lendemain et qui rejette la veille dans un oubli complet est aujourd’hui une des sauvegardes de l’Union; elle l’empêche de trop s’acharner après les difficultés, et elle évite ainsi les querelles intestines, car l’Union serait dissoute depuis long-temps, si les Américains avaient voulu résoudre d’une manière définitive la question de l’esclavage. Néanmoins ce nomadisme est un vice réel, et il est, selon nous, après l’esclavage, le plus grand fléau de l’Union, Si l’esclavage est le dissolvant de l’Union, le nomadisme est l’obstacle à l’organisation de la société : il sert au progrès matériel et nuit au progrès moral; il empêche la formation des habitudes, des mœurs, de l’attachement aux choses, des relations suivies entre les hommes, et c’est pourquoi les États-Unis marchent toujours sans s’organiser, pourquoi ils s’agrandissent sans pouvoir passer de l’état d’une confuse agglomération d’hommes à celui de peuple et de nation.

Laissons ce sujet, et abordons-en un autre plus important, d’une importance plus morale. De toutes les tendances actuelles des États-Unis, il n’en est pas de plus intéressantes que les tendances religieuses. Le protestantisme traverse une crise mal observée, plus mal jugée encore, à notre avis, même par les hommes qui d’ordinaire sont les plus froids et les plus sagaces. Les hardiesses, les anomalies du caractère américain étonnent un philosophe européen, mais sans le troubler ni le confondre. Il n’en est pas ainsi de la religion. La moitié des voyageurs, soit indifférence ou scepticisme, soit qu’ils ne le comprennent point en réalité, expliquent très mal l’état religieux de ce pays; l’autre moitié, par effroi, par piété sincère ou par tout autre motif religieux, sent renaître ses préjugés européens à ce spectacle de sectes qui s’annihilent les unes par les autres, et qui dépassent en nombre les états et les territoires déjà si nombreux de l’Union. C’est le seul point sur lequel M. Johnston manifeste des craintes; il exprime hautement sa frayeur de voir l’infidélité, — comme on dit en Angleterre de toute opinion morale en dehors du christianisme, — devenir générale en Amérique. Il est certain qu’en séparant la période actuelle de l’avenir qu’elle prépare, ces craintes sont fondées. Le protestantisme en Amérique tend de plus en plus à abattre l’esprit de secte pour arriver à une sorte de catholicisme mal défini que nous appellerons tout simplement du nom de théisme chrétien. La religion du docteur Channing, la philosophie d’Emerson, la théologie de Théodore Parker, ne sont point, comme on pourrait le croire, de purs caprices de rationalistes protestans, de pures inspirations individuelles et des fantaisies de métaphysicien; ce ne sont point des faits isolés, mais la manifestation éclatante des tendances des esprits et des sectes elles-mêmes, qui abdiquent les unes entre les mains des autres, et sont pleines de bonne volonté pour s’absorber mutuellement. Les sectes en Angleterre ont une persistance qu’elles n’ont pas en Amérique; cela tient à une seule cause, au maintien de l’église anglicane comme religion d’état. Chacune des sectes qui se trouve par ce fait même exclue du pouvoir, et à laquelle on ne reconnaît aucune importance officielle, dont l’état fait semblant de ne pas connaître l’existence, veut prouver qu’elle existe bien réellement, et que, si elle n’a pas d’influence officielle, elle en a une plus importante, qu’elle régit les consciences et les cœurs. La rivalité et l’émulation s’en mêlent non moins que le fanatisme, et toutes les sectes entrent en lutte et font la chasse aux consciences humaines avec une ardeur qui serait moindre peut-être s’il n’existait pas de religion d’état. Mais, dans l’Union américaine, l’état n’a point d’église officielle; toutes les sectes sont également en dehors de la protection du gouvernement, et se soutiennent par leurs seules ressources et par les contributions de leurs coreligionnaires. Cette indifférence de l’état entraîne inévitablement une conséquence : c’est que les sectes sont forcées, bon gré mal gré, d’être tolérantes. Si les fidèles les abandonnent, elles ne peuvent s’en prendre à l’état et à la religion officielle; si leurs doctrines sont en baisse, elles ne peuvent s’en prendre au principe de la liberté religieuse, qui est le leur et dont elles jouissent. Alors, chose étrange, on voit des sectes (et qui dit secte dit obstination cependant) reconnaître que peut-être elles se trompent et le publier, avouer que si les fidèles les abandonnent; c’est que sans doute leurs doctrines n’apaisaient point leurs doutes et ne pouvaient les satisfaire. L’université fondée par les baptistes du Rhode-Island est en pleine décadence; « c’est sans doute, écrit un des soutiens de cette université, le docteur Wayland, que nous n’avons pas su donner au public l’éducation qu’il demandait. Nous n’avons pas connu l’article principal, le genre de marchandises intellectuelles que demande le marché moral de ce temps-ci. »

Les opinions religieuses sont donc, on le voit, devenues de simples opinions comme les opinions politiques, comme les opinions sur les tarifs et le libre échange, qu’on peut changer selon le progrès du temps, les inspirations de la conscience. Quand un chrétien de n’importe quelle communion avait des doutes autrefois, il s’efforçait de les surmonter, il implorait la grâce et l’appelait par la prière et l’abstinence; les États-Unis ont inventé un nouveau moyen d’apaiser les angoisses intérieures: si vous avez des doutes, changez de culte; si votre nouveau culte ne les apaise pas, passez à un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que vous ayez trouvé la paix. Il en est résulté tout simplement que les Américains ont épuisé tous les genres de scepticisme religieux sans tomber pourtant dans le scepticisme rationaliste et philosophique, car la préservation du christianisme dans les pays protestans calvinistes a tenu beaucoup à une seule cause : c’est que les écoles philosophiques ont été représentées dans ces pays par des églises et des cultes. Les Américains sont arrivés, de doute en doute et d’église en église, au dernier doute possible, et enfin il a bien fallu s’arrêter sous peine de cesser d’être chrétien. Le Christ est-il Dieu? Si vous admettez sa divinité, quand bien même vous porteriez l’examen sur tous les autres mystères, vous ne cessez pas d’être chrétien; si vous la rejetez, le christianisme lui-même est renversé, car c’est là le point qui ne peut varier, la pierre fondamentale et éternelle. L’esprit de liberté des Américains, uni à leur esprit protestant, a trouvé son idéal religieux dans la secte aujourd’hui prépondérante de l’Union, la secte des unitaires. La divinité du Christ étant exceptée, tous les autres mystères doivent être soumis à l’examen, tous les dogmes peuvent être soumis sans danger aux interprétations individuelles, tous les faits et récits des deux Testamens doivent être regardés comme des mythes et des allégories sacrées, comme les figures des réalités surnaturelles : telle est la doctrine des unitaires, doctrine aussi large que possible, comme on le voit, et qui essaie d’établir un compromis entre l’esprit rationaliste contemporain et l’esprit chrétien de leurs pères, entre la révélation et la raison. Cette doctrine peut se résumer ainsi : le Christ a révélé la vérité aux hommes pour qu’ils l’interprétassent en esprit et en vérité; les hommes n’auraient pu découvrir la vérité, mais ils peuvent la comprendre; que celui qui veut adorer le Christ en esprit s’efforce donc de le comprendre! Cette doctrine est si bien appropriée au caractère américain, qu’elle se répand avec une rapidité singulière; toutes les autres sectes, baptistes, méthodistes, viennent se fondre dans celle-là, abdiquent et abjurent, et, quand elles n’abdiquent pas, s’efforcent d’introduire le plus d’unitarisme qu’elles peuvent dans leurs rites et leurs liturgies particulières.

Voilà donc le commencement d’une révolution religieuse, le commencement d’un catholicisme protestant, dont la fin évidente doit être et sera très probablement l’absorption de toutes les sectes en une seule. Un seul principe indiscutable, toutes les opinions religieuses légitimées. c’est en ces termes que se résume la doctrine de cette secte audacieuse; mais ce n’était pas assez, et à leur tour ont paru les universalistes, qui tendent à absorber les unitaires, comme les unitaires tendent à absorber les autres sectes. Déjà très puissans, ils comptent dans les divers états douze cents églises, sept cents ministres et soixante mille communians; ils dominent surtout dans les états les plus civilisés. Leur doctrine est un compromis qui ressemble singulièrement à la constitution des États-Unis : elle ne tient aucun compte de la vérité ou de l’erreur des dogmes et des principes des autres sectes pas plus que la constitution ne s’inquiète de la justice ou de l’injustice des institutions propres à chaque état. Ils ont parmi eux des membres de toutes les sectes qui s’accordent sur la nécessité de l’union entre tous les hommes, quelle que soit leur doctrine; les différentes sectes ne sont, d’après eux, que des délimitations purement arbitraires de la vérité, des classifications et des séparations purement temporelles, qu’on peut indifféremment adopter; les doctrines de telle secte ne font point des élus, et les doctrines de telle autre des réprouvés, comme on l’a trop long-temps pensé. Une seule chose est nécessaire pour acquérir la vie éternelle, c’est une vie morale sur cette terre. Nous serons tous sauvés, les uns plus lentement, les autres plus rapidement, selon le degré de notre vertu et la sainteté de nos inclinations; chacun ira frapper aux portes du ciel avec les inclinations qu’il aura eues pendant sa vie, et il sera jugé et récompensé selon l’idéal de bonheur qu’il se sera formé. On voit, par ce simple exposé, d’où cette doctrine est sortie; elle est le résultat des deux sectes les plus étranges qu’ait enfantées le protestantisme, l’unitarisme et le swedenborgianisme. Tout ce qui se rapporte à l’union des sectes et à l’inutilité de leurs doctrines se rattache à l’unitarisme; les opinions sur la vie future et le salut appartiennent aux swedenborgiens.

Ainsi, de déduction en déduction, les sectes protestantes arrivent à cette conclusion, que leur séparation obstinée pourrait bien avoir sa source dans un mauvais penchant du cœur humain, que cette séparation est fort arbitraire et inutile, et qu’il serait plus religieux de s’unir. Il s’agit de trouver un point commun sur lequel les sectes puissent raisonnablement s’accorder. Pour le moment, comme on le voit, elles se contentent d’un vague théisme. Cette tendance à l’unité morale dans un pays aussi libre que les États-Unis est un fait à méditer; l’indifférence de l’état en matière de religion est ici un moyen de rapprochement entre les citoyens; la tolérance sert non à conserver sa foi intacte à chaque individu, mais à le dégoûter de sa croyance, à lui faire sentir son isolement. La guerre, les hostilités, l’intolérance, rapprochent les hommes d’une même communion, mais la tolérance dissout cette association passionnée; et, sous prétexte d’établir la paix, elle réalise à la lettre le mot de Tacite : Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. La liberté religieuse n’est donc qu’un instrument entre les mains de Dieu pour rétablir l’unité et faire cesser les divisions qui, depuis si long-temps, existent dans la famille humaine; car la tolérance, en abattant les barrières qui séparent les hommes, en mêlant tous les idiomes, tous les dialectes, établit une universelle confusion qui ne peut se terminer que par un de ces deux phénomènes, ou une universelle indifférence, un universel dégoût entraînant un véritable anéantissement moral, ou une résurrection du sentiment religieux et une unité nouvelle établie sur une entente cordiale et sympathique, sur les espérances et les instincts qui sont communs à tous les hommes. C’est là que tendent manifestement les sectes aux États-Unis. Quant à ce théisme, qui n’est autre chose que la séparation du monde spirituel et du monde temporel, nous ferons remarquer qu’il fait également, bien que sous une forme différente, le fonds des croyances religieuses en Russie. Là aussi le monde spirituel est séparé du monde temporel, non par l’esprit de liberté civile qui distingue les Américains, mais par la toute-puissance de l’autorité civile. « Votre royaume n’est pas de ce monde, dit l’empereur à l’église officielle russe, et mes peuples ne doivent obéissance qu’à moi seul, » comme les unitaires et les universalistes disent aux sectaires : « Dieu n’est d’aucune secte, et les fidèles n’adorent point Dieu en suivant les rites et les liturgies qui vous sont particuliers. »

Il y a deux siècles, lorsqu’il écrivait l’Histoire des Variations, Bossuet, effrayé de l’audace de l’esprit d’examen, n’assignait point de bornes aux folies que pouvait engendrer l’ame humaine; il ne voyait devant lui qu’un horizon indéfini et reculant sans cesse, peuplé de chimères sans cesse renaissantes, de sectes sans nombre, de dogmes bizarres; il croyait à la toute-puissance du délire. L’état actuel du protestantisme ne répond pas tout-à-fait à ses prévisions. En ce moment, l’esprit humain, dans tous les pays protestans, est à la recherche de l’unité; rien n’égale la rapidité avec laquelle le protestantisme a épuisé l’esprit de secte; il a rendu à l’humanité ce service signalé, de faire parcourir à l’esprit de l’homme tous les systèmes sans sortir du christianisme; il lui a fait côtoyer le rationalisme, il lui a fait épuiser jusqu’à la lie la coupe de la liberté religieuse. Partout aujourd’hui les âmes qui trouvaient un sombre bonheur dans la recherche libre de la vérité et que l’isolement moral n’effrayait pas, qui se contentaient pour leur pensée de quelques compagnons réunis sous une dénomination commune, sentent le froid qui les gagne et les formules de leurs doctrines qui les étouffent. Les sectaires désabusés demandent de l’air, de la lumière; ils tendent une main sympathique à leurs adversaires de la veille; ils cherchent à rentrer dans le sein de la famille humaine, au lieu de chercher à l’attirer, comme ils faisaient naguère, dans leurs temples étroits. Ce sentiment d’une unité spirituelle, ou, si nous osons nous exprimer ainsi, cet instinct d’une communion universelle explique le mouvement qui s’accomplit dans le monde entier : il nous aide à comprendre le langage de plus en plus catholique des luthériens allemands, les doctrines des puséyistes en Angleterre, les tendances des unitaires et des universalistes en Amérique, les doctrines singulières communes à toutes les races slaves et cherchées dans l’Évangile de saint Jean, les progrès accomplis par les swedenborgiens dans tous les pays protestans. Il rend compte aussi de l’accroissement rapide des catholiques aux États-Unis. Très nombreux déjà dans les états même d’origine puritaine, comme le Massachusetts, où ils ont trente-cinq églises, ils dominent dans certains états du nord et surtout dans ceux qui avoisinent la frontière du Canada. Les catholiques sont un élément de dissolution pour la religion protestante; ils sont aussi un puissant instrument de propagande et de civilisation pour les États-Unis. Ce sont les catholiques du Canada qui demandent avec le plus d’instances à être annexés aux États-Unis, espérant par là obtenir dans le congrès une prépondérance qui a manqué jusqu’à présent à leur religion. Néanmoins la propagande catholique, sauf le cas que nous venons de signaler, ne se fait pas d’une manière politique, elle suit les mœurs du pays et s’empare des faits qui lui sont les plus favorables. Désertant les états où la civilisation est triomphante, elle va chercher la barbarie, suit les traces des émigrans dans la prairie, et s’adresse surtout aux populations européennes. Le catholicisme s’est installé au sein du désert, au bord des grands fleuves, dans la vallée du Mississipi par exemple; il y a établi ses églises, ses hôpitaux, ses congrégations, et là, au milieu du silence et de la solitude, il attend patiemment l’arrivée des émigrans. Il devance les populations et reçoit les nouveaux barbares à mesure qu’ils arrivent.

Cependant, malgré ces désirs et ces aspirations vers l’unité morale perdue, l’esprit de secte résiste; il s’efforce, soit par des nouveautés, soit par des concessions aux mœurs ou même aux passions du siècle, de conserver son empire sur l’esprit des Américains; mais la tactique est grossière, elle se borne à combattre le courant des esprits, en s’appuyant sur des passions qui n’auront qu’un jour de durée. L’esprit de secte est réduit manifestement aux abois, ses dernières tentatives le prouvent. Qu’est-ce que le mormonisme, par exemple, cette faction odieuse et bizarre, sinon une tentative pour perpétuer l’esprit de secte en l’accommodant aux goûts du jour? Le mormonisme ne recule devant aucune des passions contemporaines; il pousse le fanatisme religieux jusqu’à la folie, afin de pouvoir l’accorder avec les passions révolutionnaires; il érige en lois, en maximes et en pratiques la licence des mœurs, afin de pouvoir s’entendre avec la corruption moderne; il pousse le patriotisme jusqu’au point d’admettre une seconde révélation spécialement faite pour l’Amérique, jusqu’à admettre un Christ américain, afin de pouvoir mieux s’entendre avec le patriotisme et l’esprit national des Américains; il donne à toutes ses pratiques une tournure utilitaire et mercantile, afin de se faire écouter d’un siècle avant tout positif et matérialiste, et il aboutit à une sorte de mahométisme protestant qui, au lieu d’attirer la foule, fait chasser ses évangélistes de tous les états de l’Union et n’inspire que le dégoût et la colère. Le mormonisme est la dernière tentative mémorable de l’esprit de secte; toutes les autres excitent la pitié et sont frappées au coin de l’imbécillité. Ne sachant quelle chose nouvelle inventer, n’ayant plus en lui ni inspiration ni génie, il s’adresse aux choses extérieures, crée des temples de forme bizarre et des liturgies ridicules. Ce n’est plus le temple qui est construit pour les fidèles, mais les fidèles qui sont enrôlés pour remplir le temple. La dernière secte dont nous ayons eu connaissance est fondée tout entière sur une bizarrerie d’architecture : c’est la secte des davidites, établie à Sharon, sur la frontière du Canada, et fondée par un certain David Wilson, quaker dissident. « Ils ont élevé deux édifices singuliers, dit un journal de New-York : l’un est une imitation du temple de Jérusalem; il est large de soixante pieds carrés et haut de vingt-quatre pieds; au-dessus du temple se trouve une galerie pour les musiciens, et au-dessus de cette galerie un clocher en forme de tour. L’intérieur du temple est soutenu par douze colonnes; sur chacune est inscrit en lettres d’or le nom d’un des douze apôtres; entre ces douze piliers il y en a quatre autres où sont écrits les noms des quatre vertus, foi, espérance, charité, amour. Les quatre piliers renferment chacun un cabinet semblable à une pagode chinoise. Le temple est illuminé le premier vendredi de septembre….. Enfin, chose importante et à noter, ajoute le journal de New-York, leur sagesse se manifeste par le choix qu’ils ont fait d’une des portions les plus fertiles de la contrée pour s’y établir. » Ainsi des formes matérielles et extérieures, des singularités, voilà tout ce que l’esprit de secte peut inventer aujourd’hui. Il est frappé de paralysie et d’impuissance; il ne s’en relèvera pas.

Nous ne voulons pas tirer de conclusions de tout ce que nous venons d’exposer à propos du mouvement religieux, c’est assez d’avoir indiqué ses tendances actuelles; mais on ne saurait trop observer, surveiller et suivre d’un œil attentif les évolutions singulières de l’esprit humain à notre époque. Ces tendances bizarres prophétisent des révolutions auxquelles s’attendent ceux-là seuls qui savent que les destinées du monde ne sont pas renfermées dans l’enceinte d’une seule ville et entre les mains de quelques hommes politiques ou prétendus tels. Le monde, à l’heure qu’il est et plus que jamais, est gros d’événemens de toute sorte, et, parmi ces événemens, ceux qui concernent la religion s’annoncent comme devant être les plus nombreux, les plus caractéristiques et les plus saisissans.


IV. — MŒURS DE LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.

Quelques pages ne sauraient suffire à résumer les faits étranges que les voyageurs ont recueillis sur les mœurs des États-Unis et les réflexions que ces faits suggèrent naturellement. Mistress Trollope, miss Martineau, Charles Dickens, ont fait jadis des livres, et d’assez gros livres, où le côté seul des mœurs était examiné; les nouveaux voyageurs, malgré leur bonne volonté d’être, qui strictement géologue, qui agriculteur, ne peuvent s’empêcher de remplir la moitié de leurs volumes d’anecdotes excentriques, de bons mots, de traits de caractère. S’il est difficile de résumer tant de faits, il est plus difficile encore de les grouper et d’imprimer l’unité à ce résumé, tant sont contradictoires, disparates, changeans, tous ces épisodes et tous ces traits des mœurs américaines. Tel fait paraît extrêmement curieux, mais il n’a aucun rapport de parenté avec aucun autre, il ne semble avoir aucune relation avec les mœurs générales du pays; les mœurs de tel état ne sont pas celles de tel autre, les habitudes varient avec une rapidité singulière. Il n’y a pas encore de manière de vivre formée aux États-Unis, mais des essais, des combinaisons, des tentatives. La vie morale, jusqu’à présent, y marche avec lenteur, et cette lenteur n’est que le résultat de la précipitation et du progrès rapide de la vie matérielle.

Il est curieux d’observer en Amérique comment les mœurs se forment en vertu du principe politique et moral qui régit les populations et qui fait le fondement des états. Ici l’individu triomphe, et la liberté est le principe politique dominant; les mœurs et les habitudes se règlent d’après ce principe, et n’ont d’autre cause que la nécessité de résister à la tyrannie individuelle, ou de donner une juste satisfaction aux exigences, un champ libre aux entreprises de chacun. Cet esprit de liberté, de personnalité envahissante et farouche, ne pourrait qu’engendrer la guerre et l’anarchie, s’il s’obstinait résolument dans ses prétentions; mais la nécessité le force d’abdiquer et de céder une partie de ses prétentions. De la liberté individuelle naît l’esprit d’association, qui engendre à son tour le despotisme de l’opinion publique. L’individu a contre lui des multitudes entières; enveloppé et serré de tous côtés par ce despotisme invisible, il est forcé de se soumettre ou de succomber. Les victimes de l’opinion publique sont innombrables aux États-Unis, et, comme cette tyrannie n’en est encore qu’à ses débuts, dans quelques années elle aura donné au monde un martyrologe d’un nouveau genre; dans le pays même de la liberté la plus Illimitée, nous verrons apparaître des confesseurs et des martyrs de la liberté. Déjà perce chez tous les esprits élevés ce sentiment de dédain et de colère contre les multitudes et les faux jugemens de l’opinion publique. Tout ce qu’il y a d’aristocratique dans la nature humaine se révolte contre la domination des masses et leur refuse le droit de lui commander; mais à leur tour les multitudes répondent à l’individu qu’elles sont forcées de se défendre, et qu’il arrivera malheur à ceux qui ne se soumettront pas à leurs arrêts. On peut déjà compter le nombre de ces victimes et de ces martyrs singuliers. Nous ne citerons que les intraitables mormons chassés d’état en état et forcés de se retirer au sein du désert après avoir vu leur chef massacré, et le brave Lovejoy traqué comme une bête fauve, puis assassiné dans le sud pour avoir voulu prêcher contre l’esclavage. Cette tyrannie ne s’exerce pas toujours d’une manière aussi directe; elle se contente parfois de proscrire et de faire le vide autour de l’individu en révolte contre elle; le pauvre conteur Edgar Poe fut, dit-on, une des victimes de ce sourd despotisme. Malheur à l’individu qui s’avise d’avoir d’autres idées que les idées admises, qui portera dans la société un autre esprit que l’esprit de cette société, qui s’avisera d’avoir d’autres vices que les vices des multitudes!

Cette liberté individuelle non réglée engendre tout ce que les Américains ont de bonnes et de mauvaises qualités, l’énergie, la confiance en soi, la ruse, la curiosité. De même que l’opinion publique lutte contre l’individu, l’individu, à son tour, lutte contre l’opinion publique, et comme la lutte serait naturellement inégale, il se garde bien d’affronter ouvertement cette puissance absolue; il use de moyens détournés, il interroge, il espionne, il ruse, il tâte le terrain sur lequel il doit s’engager. Aussi rien n’est-il importun, au dire de tous les voyageurs, comme la curiosité américaine. Cette curiosité ne provient pas, comme la nôtre, d’un amour des nouveautés, des habitudes sociales, de la vivacité de l’imagination; elle ne porte pas sur des choses d’un intérêt général et neutre, sur les affaires politiques, sur la littérature ou sur l’histoire des personnes absentes. Ce n’est ni de la vivacité d’esprit, ni de la médisance comme chez nous. Non, cette curiosité est directe, brutale; elle s’adresse à la personne présente, espionne ses goûts, tâte son caractère. Parmi toutes les anecdotes que nous racontent les nouveaux voyageurs, nous en prenons une au hasard, qui fera juger de la ténacité et de l’infatigable obstination de cette curiosité d’un nouveau genre. A la Jamaïque, M. Henri Coke, occupé à digérer son dîner et à faire ses préparatifs de départ, rencontre un Yankee dans une salle d’auberge. « Bonjour, monsieur, bonjour, commença-t-il en me regardant de la tête aux pieds avec un regard calculateur (calculating glance), vous venez d’Amérique, je présume? — Non, monsieur, non. — Vous êtes récemment arrivé dans ce pays-ci, monsieur? — Oui, monsieur, tout récemment. — Ah ! ah ! d’Angleterre sans doute, natif de Londres, monsieur? — Oui, monsieur, je suis Anglais, mais non pas natif de Londres. — Officier dans l’armée, monsieur? — Non, monsieur, non, je n’appartiens pas à l’armée. — Ah! dans le commerce peut-être? — Non, monsieur, non, je voyage pour mon plaisir. — Ah ! c’est fort agréable, fort agréable. Vous n’avez pas beaucoup visité l’île, je présume? — Non, pas beaucoup. — Vous êtes allé dans l’est, monsieur? — Oui, monsieur, j’ai voyagé dans l’Inde. — Ce n’est pas cela, monsieur, j’entends l’autre côté de l’île. — Ah! très bien; oui, je reviens justement de Saint-Thomas. — De quel côté, monsieur, s’il n’y a pas d’indiscrétion? — Golden-Grove, etc. » Ni la froideur, ni même le silence ne peuvent débarrasser le patient d’une telle curiosité importune. Le mieux est d’y satisfaire en imitant le questionneur, de répondre avec ruse et d’employer le mensonge. Si les théories des casuistes ont jamais été légitimes, c’est à coup sûr chez un tel peuple, car il peut arriver naturellement telle occasion où il soit honnête de mentir. Une guerre sourde des individus les uns contre les autres résulte de ce despotisme de l’opinion et de ces ruses que l’on est forcé d’employer pour se défendre, se faire excuser, se faire accepter. Aux États-Unis, la liberté est entière; mais en même temps, contradiction frappante, chacun est obligé de maintenir ses droits pour ainsi dire à la force du poignet, et l’on n’a point de peine à s’expliquer le mot d’un fonctionnaire américain à lord Carliste : « L’Amérique est de tous les pays du monde celui où il y a le moins de misère et le moins de bonheur. » L’homme matériellement y est à l’abri du malheur, mais moralement il est soumis à une surveillance et, nommons la chose de son vrai nom, à un espionnage de tous les instans.

Que l’homme ne soit pas naturellement bon, qu’il soit tyrannique par instinct, nous n’en avons jamais douté; mais que ceux qui, très nombreux parmi nous, croient à la bonté innée de la nature humaine jettent les yeux sur le pays le plus libre de la terre. Là chacun s’efforce d’être un tyran et de faire subir sa domination. Il n’y a pas de tyrannie officielle par la raison que tout fonctionnaire dépend du suffrage universel. Personne en Europe n’est timide comme un administrateur, un fonctionnaire, un juge américain. Perpétuellement saisis de la crainte de perdre leur position, ils rendent leurs arrêts non selon la justice, mais selon l’opinion; ils administrent selon les convenances du public : leurs oreilles et leurs yeux ne sont employés qu’à regarder et à écouter ce que disent et font les électeurs. Il n’en est pas de même des fonctionnaires des administrations particulières, des compagnies financières, des entreprises individuelles; ceux-ci ne redoutent pas le suffrage universel, et ils ne manqueront jamais de faire sentir leur domination, de sorte qu’un conducteur de chemins de fer, un employé de bureau, peut être plus tyrannique, s’il lui en prend envie, qu’un magistrat ou que le président lui-même. M. Arthur Cunynghame eut plusieurs fois l’occasion de s’en apercevoir; un jour surtout, à une des stations de chemin de fer, l’employé chargé de recevoir le prix du voyage, après avoir examiné les deux bank notes que lui présentait M. Cunynghame, les retourne et s’écrie : « Vous êtes un rusé compère, en vérité un rusé compère. — Je répondis que je ne doutais pas qu’il ne possédât, lui aussi, la finesse habituelle à ses compatriotes. — Il répéta encore sa première expression, et ajouta : On ne m’y prendra pas, c’est un faux billet. — Faux ou non, répondis-je, je l’ai reçu du dernier de vos collègues à qui j’ai eu affaire... Quelques-uns des conducteurs des rail ways, placés, s’imaginent-ils, dans une position supérieure, prennent les manières de petits despotes. Il serait impossible de faire comprendre à un Européen bien élevé le ton de dédaigneuse insolence avec laquelle ils traitent les passagers; il est rare qu’ils daignent répondre à vos questions. » Cette grossièreté, propre aux Américains des classes populaires, qui croiraient déroger s’ils s’exprimaient avec politesse, provient simplement de la crainte qu’ils ont de se donner des maîtres, de sorte que, de peur d’être tyrannisés, ils préfèrent tyranniser autrui. La plus légère réprimande, le conseil le plus doux, la domination la plus naturelle, prennent une importance singulière, et les Américains croient sans cesse y voir un commencement et un désir de despotisme. Cette crainte, qui éveille à chaque instant les susceptibilités démocratiques, redouble la grossièreté et la brutalité des mœurs, et empêche des relations plus douces de se former. La soupçonneuse égalité produit parfois entre les supérieurs et les subalternes, les maîtres et les domestiques, les relations les plus singulières.

Il est difficile d’obtenir des domestiques les marques habituelles et extérieures de respect que nous exigeons d’eux en Europe : la logique démocratique réduit souvent au silence le maître assez audacieux pour exiger respect et politesse. « Un gentleman de Boston, rapporte M. Johnston, me raconta qu’ayant engagé un valet de ferme, il le trouva parfait sur tous les points, hormis un seul : c’est que, toutes les fois qu’il entrait dans sa chambre, il gardait invariablement son chapeau sur la tête. — Jean, lui dit-il un jour, vous gardez toujours votre chapeau lorsque vous entrez dans ma chambre. — Eh bien! monsieur, est-ce que je n’ai pas le droit de le garder? — Oui, certainement. — Eh bien! si j’en ai le droit, pourquoi ne le garderais je pas? — Il était assez difficile de répondre. Aussi, après un moment de silence, le maître reprit finement : — Eh bien! Jean, combien voulez-vous d’augmentation à vos gages pour ôter votre chapeau lorsque vous entrerez chez moi? — Mais, monsieur, cela mérite considération. — Eh bien! prenez la chose en considération et donnez-moi une réponse demain matin. Le matin arrive. — Eh bien! Jean, dit le maître, avez-vous réfléchi à l’augmentation de gages que vous pouvez demander pour me tirer votre chapeau? — Oui, monsieur, cela vaut bien un dollar par mois. — C’est conclu, Jean, vous aurez un dollar par mois. » Ainsi il n’y a pas d’autre moyen de calmer ces inquiétudes et ces arrogances démocratiques que l’argent. Aux États-Unis, on achète le déférence et la politesse comme on achète le pain et les étoffes : les unes sont des denrées matérielles, les autres des denrées morales, voilà toute la différence. Le rusé gentleman de Boston s’y prit très bien, avec finesse et comme il convient à un Yankee; mais ne vous avisez pas de vous y prendre autrement que lui avec vos domestiques, sans quoi il vous arriverait ce qui arriva à un certain colonel Talbot dont lady Stuart Wortley nous raconte l’histoire. « Un matin, le colonel appela son domestique pour lui apporter de l’eau chaude afin de se raser. Le domestique ne répondit pas, et, après avoir appelé en vain, le colonel Talbot, se souvenant que plusieurs fois cet homme avait manifesté son mécontentement, en conclut avec raison qu’il était parti. Quelques années après, comme le colonel Talbot appelait pour demander de l’eau chaude, voilà que le coquin entre, un vase à la main, et se met en mesure de reprendre ses fonctions de domestique, comme s’il n’était parti que depuis une heure. Il ne fit pas allusion à ce qui était arrivé, ni le colonel non plus, » Cette anecdote en rappelle une autre toute semblable à la mémoire de lady Stuart, mais celle-là a un caractère beaucoup plus grave. Un père, ayant commandé à son fils, alors enfant, d’aller chercher une bûche, et n’ayant pas trouvé ses ordres bien exécutés, fouetta l’enfant, qui prit sa course et que l’on ne revit plus. Trente ans après, comme le vieux père se chauffait près de son foyer, il voit entrer un soir son fils armé d’une bûche gigantesque. Le vieux gentleman regarda tranquillement, examina la bûche, puis, la jetant au feu : — C’est bien là une bûche comme je vous avais ordonné de l’apporter; mais vous avez mis le temps véritablement pour remplir mes ordres!

Ainsi, aux États-Unis, la tyrannie démocratique est exercée même par les êtres qui chez nous sont réputés des êtres faibles; la tyrannie des femmes, des enfans, des domestiques n’a pas de bornes, et nous pouvons à peine nous faire une idée des ménagemens infinis que les Américains emploient pour échapper aux ressentimens de ces êtres capricieux et irritables. Les hommes se font peur les uns aux autres, ils se regardent avec défiance, et cette frayeur est accompagnée d’une prévoyance extraordinaire, prévoyance qui s’étend jusqu’aux suppositions et aux hypothèses les plus improbables. M. Johnston raconte qu’un jeune enfant d’une douzaine d’années, employé chez un de ses amis d’Amérique à faire les commissions, venait souvent lui apporter des papiers ou des livres. Pendant que M. Johnston répondait aux lettres de son ami, l’enfant regardait sans façon les livres et les papiers qui étaient sur la table, les lisait, puis, se mettant devant la glace, arrangeait ses cheveux et faisait sa toilette. D’abord M. Johnston s’amusa à le voir faire; mais à la fin ce jeu finit par l’ennuyer, et alors il lui fit observer que dans son pays les petits garçons ne se donnaient point tant de liberté. « Je racontais cette anecdote à une dame, ajoute le voyageur, qui me dit : — Mais n’avez-vous pas eu peur d’adresser de tels reproches à cet enfant? Il peut être un jour président de la république. — Eh bien? — Eh bien! alors il pourrait vous faire beaucoup de mal. »

Ce sont en effet des personnages redoutables que ces petits Yankees de douze à quinze ans, tels qu’ils nous sont décrits par tous les voyageurs, qui entrent dans une maison de banque ou dans une manufacture de New-York et de Boston, accrochent leur chapeau, posent leur canne dans un coin, tirent gravement leurs gants, placent leur lorgnon à l’œil, sifflent un air d’opéra, donnent leur opinion sur le talent de Jenny Lind, puis tirent un carnet de leur poche et concluent des affaires pour plusieurs millions. La crainte et la vénération les entourent; ce que les Américains admirent, c’est la possibilité de richesse, de succès, de puissance qui est en eux; ce sont les germes inconnus, ce sont les éléments dont ils redoutent les effets ultérieurs. Lorsque l’enfant est devenu homme, alors l’adoration cesse; l’enfant était redoutable, il pouvait être président de la république : l’homme l’est beaucoup moins une fois qu’il a donné la pleine mesure de ses facultés; il est probable qu’il ne sera jamais président. La tyrannie des femmes égale, si elle ne la dépasse, celle des enfans; seuls, les enfans et les femmes jouissent de la liberté en Amérique; eux seuls n’ont rien à redouter; ils sont gâtés, adulés, adorés; leurs caprices sont des lois, et leur veto a plus d’autorité certainement que le veto du président sur le congrès. Aussi faut-il voir le ton dédaigneux avec lequel les enfans et les femmes parlent de la servilité des femmes anglaises et des jeunes Européens. « Lorsque je voudrai me marier, disait un colon de l’ouest à M. Johnston, j’irai chercher une femme au Canada; quand je rentrerai, je trouverai un bon souper et un bon feu, tandis que, si je prenais une Américaine, elle me dirait en me voyant rentrer : « Jean, va chercher de l’eau, fais bouillir la marmite. »

Que de telles mœurs bouleversent les relations de la famille, il est permis de le supposer. Il existe peu de liens entre les hommes en Amérique, mais il en existe encore moins entre les parens, les êtres du même sang. Habitués à ne compter que sur eux, dressés par leurs pères à n’avoir confiance qu’en leur énergie, les enfans prennent leur volée aussitôt que l’adolescence est arrivée, comme l’oiseau lorsqu’il a pris ses plumes, et les parens les voient partir sans plus de souci que les oiseaux, lorsque leurs petits sont devenus grands. Ni les pères ni les enfans ne se plaignent. La destinée de chacun semble être de courir les aventures, et au fond nul peuple n’a autant en lui de ce qui compose l’aventurier: peu d’attachement aux hommes et aux choses, la haine de l’état stable, l’amour du hasard, de la chance, la pensée que des relations trop intimes, des relations douces et modestes sont nuisibles à la vigueur et au succès de l’homme. Les Américains cherchent le succès en effet et non pas le bonheur, ou, pour mieux dire, ils mettent le bonheur dans le succès.

Dans le spectacle que nous présentent en ce moment les États-Unis, qu’avons-nous vu? Un état, une société, une religion, des mœurs, une manière de vivre nettement déterminés? Rien de tout cela : des accidens, des phénomènes, des tendances. L’Amérique est le pays des faits, des phénomènes par excellence, et c’est là ce qui rend l’étude de ce pays si intéressante pour le philosophe et le politique. Là, oubliant toutes les théories, on voit les faits se grouper, s’arranger, prendre forme et couleur, s’harmoniser du mieux qu’ils peuvent, se solidifier en quelque sorte et donner naissance à d’autres faits; on voit comment les choses de ce monde ne se gouvernent point par logique abstraite, mais par affinités naturelles, attractions et répulsions; on voit qu’elles ne marchent pas en ligne droite et par succession, mais qu’elles se forment par superposition, amalgame, fermentation et génération. On assiste à un spectacle moral analogue au spectacle physique qu’a présenté la lente formation des îles de l’Océan Pacifique par l’union, l’assemblage et l’amoncèlement successifs des madrépores et des autres insectes pierreux de l’océan. C’est là ce qu’il faut chercher aux États-Unis, c’est là ce qu’il faut étudier, au lieu d’aller y chercher des constitutions. Il n’y a pas de société aux États-Unis, mais des commencemens de société; il n’y a pas de gouvernement, mais des qualités politiques innées et instinctives; il n’y a pas de religion bien établie, mais de grands souvenirs religieux et des instincts bibliques; il n’y a pas de manière de vivre, mais des essais et des tentatives de mœurs et de vie sociale. Voilà l’Amérique : encore une fois, elle est le pays des phénomènes, un chaos qui se débrouille lentement, et qui en a pour plusieurs siècles avant d’avoir trié ses élémens sans nombre, mais qui, tel qu’il est, plein de lave ardente, de matières fécondantes et de gaz enflammés, n’en est pas moins puissant et dangereux pour les autres nations de la terre. Que l’Europe y prenne garde, si elle ne veut pas être tombée dans la barbarie, avant même qu’il se soit écoulé le temps nécessaire pour que l’Amérique soit civilisée!


EMILE MONTEGUT.