Les États-Unis et la Révolution française

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Les États-Unis et la Révolution française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 392-430).
LES ÉTATS-UNIS
ET
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


I

L’amitié de la France et des États-Unis, qui, naguère encore, des deux côtés de l’Atlantique, s’est manifestée avec un rare éclat, offre un tel caractère de permanente durée qu’il n’a pu s’attacher aucun inconvénient à une récente publication[1] qui, marquant d’un trait sûr les écueils à éviter dans les relations internationales, ne fait que préciser les conditions et les règles de ce séculaire attachement.

Après la paix glorieuse issue de cette capitulation d’Yorktown, au lendemain de laquelle, remerciant Louis XVI « de l’aide toute-puissante » prêtée par les armes françaises à la jeune Amérique, Washington « demandait à Dieu de donner prospérité au Roi, à sa maison, à son peuple jusqu’à la fin des temps, » il en fut à peu près des relations des États-Unis avec la France, et des nuages qui les traversèrent, comme il en devait être, cent ans plus tard, après Magenta et Solferino, de nos rapports avec l’Italie reconstituée. Dans les deux cas, à près d’un siècle de distance, on peut, à un degré presque égal, vérifier cette vérité politique, commune à tous les temps, que la concordance des intérêts demeure la seule base vraiment solide des alliances entre les nations, le souvenir des services antérieurement rendus par l’une à l’autre s’effaçant d’autant moins que l’on s’abstient de l’évoquer à tout propos, surtout si, par leur importance, ces services restent inoubliables.

Lorsque le gouvernement de Louis XVI, après avoir longtemps hésité devant une question singulièrement complexe, se décida à soutenir, contre la Grande-Bretagne, la cause des colonies américaines, on vit, ce jour-là, se réaliser un intime accord entre le vœu de l’opinion et les vues de la diplomatie française. Lafayette, Noailles, Ségur et leurs compagnons avaient, en quelque sorte, été, de l’autre côté de l’Océan, les chevaleresques ambassadeurs de la première ; Vergennes fut l’agent, habile et heureux, de la seconde, qui, avec une rare persévérance, avait préparé l’exécution de ce projet par elle dès longtemps conçu.

Peu de temps avant son renvoi, Choiseul avait écrit « que la mer était le seul champ de bataille propice contre l’Angleterre. » Vergennes, son continuateur, s’inspira de cette pensée. Pour prouver que le gouvernement de Louis XVI, en soutenant, au lendemain de la Déclaration des droits, la cause de l’indépendance des États-Unis, avait commis une grave erreur, on a invoqué ces paroles d’un célèbre pamphlet, paru à Londres vers cette époque : « Vous armez, monarque imprudent ; il est une puissance qui s’élève au-dessus des lois, c’est celle des raisonnemens ambitieux ; elle conduit une révolution en Amérique. Peut-être en prépare-t-elle une en France. Les législateurs de l’Amérique s’annoncent en disciples des philosophes français ; ils exécutent ce que ceux-ci ont rêvé... D’où vous vient cette sécurité, quand on brise en Amérique la statue du roi de la Grande-Bretagne, quand on voue son nom à l’outrage ? L’Angleterre ne sera que trop vengée de vos desseins hostiles, quand votre gouvernement sera examiné, jugé, condamné, d’après des principes qu’on professe à Philadelphie et qu’on applaudit dans votre capitale. »

Cette sorte de prophétie, dont l’avenir devait faire une sanglante réalité, était conforme à la logique ; à l’heure où elle parut, elle était en contradiction avec la vérité. Quand le successeur de Louis XV résolut de prendre en main la défense des colonies anglaises révoltées, il ne céda pas seulement à l’opinion. S’il reçut d’elle un encouragement et une aide, il exécuta avant tout un projet politique, né des désastres de la guerre de Sept-Ans. A l’antique rivalité de la France et de la maison d’Autriche, déchue de son ancienne puissance, avait succédé contre la Grande-Bretagne, alliée de Frédéric II, destructrice de notre flotte, maîtresse de l’Inde, du Canada et de nos plus belles colonies, un antagonisme profond, passionné, qui, s’échauffant au souvenir des luttes d’antan, devait, pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’à Waterloo, agiter de son souffle les âmes françaises. Au moment où la guerre d’Amérique éclata, Napoléon Bonaparte entrait à l’École militaire de Brienne, et son jeune esprit,. comme celui de ses contemporains, — les futurs soldats de la Révolution et de l’Empire, — se forma en un temps où il n’était bruit que des exploits des escadres françaises, et où la capitulation d’Yorktown était célébrée comme une première revanche de Rosbach.

Dans un mémoire adressé à Louis XVI et rédigé, sous l’inspiration de Vergennes, par un de ces premiers commis des Affaires étrangères qui ne laissaient prescrire ni par le temps, ni par les vicissitudes, les traditions d’une diplomatie dont ils se considéraient comme les gardiens, on lit ces saisissantes paroles : « La paix déplorable de 1763, le partage de la Pologne et bien d’autres événemens également malheureux avaient porté la plus grave atteinte à la considération de votre couronne... La paix humiliante de 1763 avait été conclue au prix de nos établissemens, de notre commerce et de notre crédit dans l’Inde, au prix du Canada, de la Louisiane, de l’île Royale, de l’Acadie et du Sénégal ; elle avait établi chez toutes les nations qu’il n’y avait plus en France ni force, ni ressource ; l’envie qui, jusque-là, avait été le mobile de la politique de toutes les Cours à l’égard de la France, dégénéra en une sorte de mépris ; le cabinet de Versailles n’avait plus ni crédit, ni influence dans aucune Cour ; au lieu d’être, comme autrefois, le centre des grandes affaires, il en devint le paisible spectateur ; on ne le consultait plus ; on ne comptait plus pour rien son suffrage ou son improbation ; en un mot, la France, c’est-à-dire l’État le plus puissant de l’Europe, était devenue d’une inutilité absolue ; elle était sans crédit auprès de ses alliés, sans considération auprès des autres Puissances... »

A un autre moment, Vergennes écrivait encore, au sujet de cette douloureuse époque, ces lignes où il y aurait tant à retenir :

« Il suffisait de relire le traité de Paris pour y puiser un sentiment d’indignation et de vengeance. La Cour de Londres, au moment où la force des circonstances les lui procurait (ces avantages résultant du traité de Paris), était bien persuadée que leur observation ne durerait qu’autant que nous serions dans l’impuissance de nous en affranchir... Je ne crains point de le dire, Sire, une nation peut éprouver des revers et elle doit céder à la loi de la nécessité et de sa propre conservation ; mais, lorsque ces revers et l’humiliation qui en a résulté sont injustes, lorsqu’ils ont eu pour principe et pour but l’orgueil d’un rival influent, elle doit, pour son honneur, pour sa dignité, pour sa considération, elle doit s’en relever, si elle en trouve l’occasion. Si elle le négligeait, si la crainte l’emporte sur le devoir, elle ajoute l’avilissement à l’humiliation, elle devient le mépris de son siècle comme des races futures... Ces importantes vérités. Sire, n’ont jamais quitté ma pensée ; elles étaient déjà profondément gravées dans mon cœur, lorsque Votre Majesté m’appela dans son Conseil, et j’attendis avec une vive impatience l’occasion d’en suivre l’impulsion. Ce sont ces mêmes vérités qui ont fixé mon attention sur les Américains, ce sont elles qui m’ont fait épier et saisir le moment où Votre Majesté pourrait assister cette nation opprimée avec l’espoir bien fondé d’effectuer leur délivrance... »

Ce n’était pas seulement le ministre des Affaires étrangères qui, à cette heure-là, pensait ainsi, mais le roi de France lui-même. Dans une lettre qui, à vrai dire, scella l’alliance de la France et de l’Espagne, en confirmant le pacte de famille, Louis XVI, peu avant l’ouverture des hostilités, mandait à son oncle Charles III : « Je crois qu’à présent le moment est venu de ne plus songer qu’à prendre les moïens propres pour humilier l’ennemie naturelle et la rivale de notre maison. »

Ce qui prévalut dans l’alliance de la France et des États-Unis, ce fut donc, de leur côté, un grand intérêt national, du nôtre un puissant intérêt politique.

En Amérique, sans autrement se’ soucier des spéculations philosophiques de l’époque et des théories de Rousseau, invoquées, le cas échéant, pour ajouter à la faveur de l’opinion, les colonies anglaises, en présence d’une violation répétée de leurs droits, obéirent, avant tout, à l’inébranlable volonté de s’assurer une indépendance qui était, à leurs yeux, le plus précieux des biens et le gage de leur avenir : « Anglais, vous êtes esclaves, écrivait Thomas Paine aux applaudissemens de ses compatriotes. Soyez Américains, libres citoyens d’un État indépendant. » Dans toute l’Union, le mot d’ordre fut le même.

En France, si les vaillans efforts des « insurgens » excitèrent. de la part du public, une chaleureuse sympathie, le principal motif qui entraîna une action armée contre l’Angleterre fut la volonté très nette de mettre fin, pour notre pays, a à la triste humiliation » rappelée avec tant d’insistance dans le mémoire de Vergennes.

Il n’en est pas moins vrai que, lorsque l’heureuse issue de la guerre de l’Indépendance eut procuré à la France la revanche qu’elle ambitionnait et assuré aux États-Unis la libre et entière disposition d’eux-mêmes, le service rendu à l’Amérique par les marins de d’Estaing et les soldats de Rochambeau, apparut à tous comme ayant eu une importance telle que le gouvernement français fut naturellement amené à croire qu’il en résulterait pour les deux pays, une communauté d’intérêts égale à cette réciprocité de sentimens que les années ne devaient pas affaiblir[2]. Jamais les Américains n’oublièrent ce que la France avait fait pour eux en les aidant à devenir un grand peuple, auquel était réservé un si prestigieux avenir de richesse et de puissance. Ce souvenir, toutefois, allait-il dominer toute leur politique future ? La France, qui, pour prix de sacrifices, d’autant plus lourds qu’ils finirent de grever ses finances obérées, n’avait réclamé aucune espèce de dédommagement, ne se fit-elle pas quelque illusion sur le concours ultérieur de ses alliés de la guerre de l’Indépendance ? Prévit-elle la direction presque exclusivement américaine, que les événemens, aussi bien que la situation géographique des États-Unis et leurs intérêts économiques et commerciaux, imprimeraient au développement futur de la jeune nation ? La vérité, c’est que, pour remplir ses destinées, pour atteindre à la grande situation qui dans le monde est devenue la sienne et qui, d’année en année, ne cesse de s’accroître, l’Union américaine devait suivre cette voie, non une autre. Washington et ses successeurs ne varièrent jamais dans leur marche si ferme sur ce terrain si solide. Ne pensant qu’à leur pays, l’aimant d’un amour à la fois jaloux et éclairé, subordonnant tous leurs actes à la défense de son entière autonomie et de ses intérêts primordiaux, s’appliquant de plus en plus à écarter toute intervention de l’Europe dans le Nouveau-Monde, — leur monde à eux, — ils ne se laissèrent, dès la première heure de leur vie nationale, détourner de leur route par aucun incident, par aucun entraînement, par aucune considération extérieure. Sur ces origines de la politique propre aux États-Unis, il n’est rien, croyons-nous, qui puisse, par les faits qu’elle rapporte et les réflexions qu’elle suggère, répandre plus de clarté que la correspondance échangée entre le gouvernement français et ses agens diplomatiques durant la période de 1789 à 1900, à laquelle se réfèrent les documens naguère publiés à Washington même, et dont nous allons faire un bref examen.


II

Lors de la réunion des États-Généraux, en 1789, dont la nouvelle fut accueillie par le peuple américain avec le plus vif enthousiasme, les relations des États-Unis avec la France étaient excellentes. Peu de temps auparavant, on avait appris à Philadelphie, non sans quelque satisfaction, le remplacement, par le comte de Montmorin, de M. de Vergennes qui, depuis quatorze ans, dirigeait en France le département des Affaires étrangères. Quoique ayant, plus que personne, servi la cause américaine en conseillant à Louis XVI une intervention armée, Vergennes, qui n’avait pas oublié l’initiative prise en 1782 par Jay et John Adams pour arriver à conclure avec l’Angleterre une paix séparée, avait eu avec le Congrès, sur plusieurs questions commerciales et maritimes, des dissentimens assez sérieux. Ainsi en avait-il été dans l’affaire du droit de pêche, sur les côtes de l’Acadie et de Terre-Neuve, qui avait provoqué une vive agitation dans le Massachusetts et dans plusieurs États du Nord, très mécontens d’avoir vu leurs demandes rejetées par la France, alors qu’ils avaient, à eux seuls, pendant la guerre, armé quatre fois plus de corsaires que les autres États réunis. Cette question n’avait pas laissé que d’être assez grave. A La Luzerne qui, en s’appuyant sur les précédens, avait contesté aux États-Unis le droit de pêcher hors de leur littoral, Lowel, membre du Comité des Affaires étrangères américain, avait répondu en réclamant leur admission sur toutes les côtes et à Terre-Neuve, « comme un principe inflexible, non plus parce qu’ils étaient les anciens sujets du roi d’Angleterre, mais en vertu du droit dont ils n’avaient jamais pu se départir, dont on ne pouvait jamais prétendre les dépouiller. » Ce n’était pas aussi sans quelque blessure d’amour-propre que, de la part de Vergennes, — bien qu’il se défendit « d’avoir envie de se mêler des affaires des États-Unis, malgré eux, » — les Américains avaient cru entrevoir une tendance à accentuer une sorte de supériorité protectrice, traduite par la médaille que le gouvernement royal avait fait frapper en l’honneur de leur indépendance conquise, et au revers de laquelle un jeune enfant, menacé par le léopard britannique, est défendu par le glaive de Minerve, sous les traits de la France, qui le couvre de son bouclier fleurdelisé, avec cet exergue : Non sine diis animosus infans.

En dépit de ces nuages passagers, le sentiment de sympathie et de reconnaissance, qui unissait les deux pays, était, de chaque côté de l’Atlantique, demeuré fort vif. La Révolution de 1789, dans laquelle les citoyens de la libre Amérique s’étaient plu à saluer une révolution sœur de la leur, avait provoqué, à Boston, à New-York, à Philadelphie, dans toutes les villes de l’Union, des transports d’enthousiasme, et Washington avait vu avec joie Lafayette et plusieurs des meilleurs amis des États-Unis prendre en France, à la tête du parti constitutionnel, une situation prépondérante. Aussi lorsque, en juillet 1791, un successeur dut être donné au comte de Moustier qui, lui-même, en 1787, avait remplacé à Philadelphie La Luzerne, si longtemps ministre de France, Lafayette eut-il une grande influence dans la nomination de Ternant, ancien officier devenu diplomate, qui avait combattu avec lui dans la guerre de l’Indépendance et que le gouvernement des États-Unis accueillit avec une vive sympathie. Toutefois, si dans sa première entrevue avec le nouveau représentant de la France « marquée au coin de la plus flatteuse intimité, » Washington lui rappela leur ancienne amitié, la conversation finit sans avoir touché en rien aux questions politiques. Le lendemain, quand Ternant présenta ses lettres de créance, le président, tout en ne laissant échapper aucune occasion de lui redire « tout le plaisir qu’il avait à le voir ministre du Roi près les États-Unis, » se borna « à causer comme à la première visite de diverses choses étrangères aux affaires. » Ternant ne put non plus s’empêcher de remarquer que, malgré toutes ses avances, le secrétaire d’État Jefferson ne montrait pas plus d’empressement que le président lui-même à s’expliquer sur les relations des deux pays.

Quels étaient les motifs de ce silence ? Assez vite le ministre français en aperçut plusieurs. Le principal, c’était qu’attendant la très prochaine arrivée d’un plénipotentiaire anglais, chargé de négocier au nom de la Grande-Bretagne, comme Ternant avait mission de le faire au nom de la France, un traité de commerce avec les États-Unis, le gouvernement américain, entre ces deux sollicitations contradictoires, entendait maintenir son entière liberté d’appréciation et d’action. En outre, quelles que fussent les sympathies que, Washington, en dépit d’un atavisme anglais chez lui très prononcé, gardait à la France, il appréhendait les secousses que la Révolution préparait à l’Europe et au monde ; il se demandait si ce n’était pas du côté de l’Angleterre que son pays obtiendrait les plus grands avantages commerciaux et maritimes. Dans tous les cas, il lui semblait qu’il y aurait un utile parti à tirer de la présence d’un plénipotentiaire anglais pour rendre la France moins exigeante et l’amener à élargir le monopole commercial, presque prohibitif, jusqu’alors maintenu dans ses colonies du Nouveau-Monde.

Très complexe, très délicate, cette question coloniale n’avait jamais, d’ailleurs, cessé d’être un point noir dans les relations de la France avec les États-Unis, dès ce moment très enclins à poser, comme l’une des futures et immuables bases de leur politique extérieure, ce principe auquel Monroe devait, un peu plus tard, attacher son nom : « l’Amérique aux Américains. »

A cet égard, Ternant, dès son arrivée, avait eu à se préoccuper d’un incident, avant-coureur des catastrophes qui, à Saint-Domingue, allaient marquer la fin du XVIIIe siècle. Des délégués de cette île étaient venus à Philadelphie solliciter du Congrès des secours destinés à réprimer un soulèvement des noirs, chaque jour plus menaçans contre les propriétés et la vie des blancs. Tout en se déclarant prêt à appuyer les efforts de ces délégués, Ternant dut leur faire remarquer l’irrégularité de leur mission dans un pays où un ministre de France était accrédité ; lui seul avait qualité pour défendre les intérêts d’une colonie française, et il ne leur appartenait pas de prendre, comme s’ils prétendaient traiter de souverain à souverain, le titre de « députés de Saint-Domingue près les États-Unis. » Quoique le droit international interdît d’admettre cette prétention, les représentans de l’Union n’en témoignaient guère de déplaisir, laissant comprendre que, pour l’accueillir ou la repousser, ils ne seraient pas sans tenir compte du plus ou moins de facilités que la France accorderait à leur commerce. Dans ses entretiens avec Hamilton, secrétaire de la Trésorerie, Ternant put aisément se convaincre que l’alliance politique, qu’il avait mandat de négocier, était strictement subordonnée à cet intérêt commercial qui, pour les États-Unis, avides de s’assurer des débouchés nouveaux et importans, primait tout le reste.

« Le commerce, l’industrie et la population, écrivait Ternant à ce propos, augmentent journellement. Le dénombrement fait en dernier lieu par ordre du Congrès évalue toute la population des États-Unis à 4 millions (elle dépasse aujourd’hui 80 millions.) Diverses manufactures commencent à fleurir dans les villes principales et, indépendamment des établissemens particuliers qui ont été créés dans différens États et qui ont fait des progrès considérables, on propose aujourd’hui une souscription générale pour l’encouragement de plusieurs manufactures de première nécessité... Le président veille particulièrement à la construction de la ville fédérale (Washington, la future capitale) qui doit être bâtie sur les bords du Potomac. C’est un officier français (M. l’Enfant) qui en a levé le plan et distribué le terrain ; il aura aussi la direction des bâtimens que le Congrès se propose d’y faire élever. »

A Philadelphie, Ternant ne cessa de se montrer un diplomate avisé et vigilant : il discerna fort bien que, même à cette heure décisive de la Révolution française, les États-Unis, dominés par le souci d’assurer leur existence et de la rendre prospère, n’accordaient aux événemens du dehors, même les plus importans, qu’une attention secondaire. « Depuis plusieurs jours, écrit-il le 15 juin 1792, nous avons la nouvelle que l’Assemblée a décrété et le roi promulgué la guerre contre le roi de Bohême et de Hongrie. Le gouvernement de ce pays, tout entier aux intérêts de son commerce, a reçu cette nouvelle avec indifférence. » Un peu plus tard, il dit encore : « Les personnages qui se mêlent ici d’affaires publiques s’occupent peu de celles des autres nations et s’intéressent faiblement à une guerre de terre en Europe qui ne peut affecter ni leur puissance territoriale, ni leur commerce. »

Malgré cela, l’envoyé français ne pouvait s’empêcher d’être vivement préoccupé par la persistante attitude du secrétaire d’Etat. Jefferson, « qui s’enveloppait de lieux communs et dont la conversation était empreinte d’une réserve que n’eussent pas dû comporter les rapports de son pays avec le nôtre. » Ternant s’expliqua mieux ce mutisme, quand il apprit que de longues conversations relatives à un projet de traité anglo-américain avaient lieu entre Hamilton et Hammond, le nouveau ministre anglais. Dès ce moment, il ne put se dissimuler que, pour le cabinet de Londres, ce n’était nullement d’une simple convention commerciale qu’il s’agissait, mais d’un véritable traité d’alliance qui, seul, ferait accepter par le peuple anglais, en les compensant par l’exercice d’une prépondérance politique de plus en plus marquée aux Etats-Unis, les grands avantages commerciaux accordés aux Américains : « Quelques membres du Congrès, écrit Ternant à ce propos, fort clairvoyans sur les intérêts de leur patrie, ne m’ont pas déguisé que l’Angleterre voulait un traité d’alliance en même temps qu’un traité de commerce... Le secrétaire d’État, qui n’a jamais voulu m’avouer que le ministre anglais eût rien proposé de cette nature, m’a cependant assuré que le système des deux traités était dangereux et inadmissible... Mais il est fort à craindre, malgré cela,. que, si les moyens à la disposition de la Cour de Londres sont bien employés, ils n’entraînent, malgré lui, le gouvernement américain dans les traités qu’il est de son intérêt de rejeter. » Le ministre français ne doute guère que le cabinet de Saint-James y réussisse, s’il fait adroitement « parler de l’offre de remettre les forts des lacs, de donner plus d’étendue aux importations des Américains en Europe, de modérer les droits de tonnage et de douane auxquels ils sont assujettis et d’admettre leurs bâtimens et leurs productions avec de certaines réserves dans les ports principaux des colonies. » Il n’est pas moins persuadé que l’Angleterre, pour amener à ses fins le gouvernement des États-Unis, ne trouvera point un argument de moindre valeur dans le différend de l’Espagne et des États-Unis relatif à la libre navigation du Mississipi, dont les Américains espéraient dès lors, ainsi qu’ils le firent un peu plus tard, s’annexer la vaste et fertile région.

Il y avait, pour les intérêts français, dans la conclusion d’un tel traité entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, une si menaçante éventualité qu’il fallait, à tout prix, tâcher de l’écarter. Peut-être Ternant eût-il eu des chances d’y réussir, mais les événemens, qui se précipitaient en France et qui allaient amener son remplacement, étaient loin de servir les efforts du négociateur français ; coup sur coup, on apprenait la déclaration de guerre à l’Europe, la fuite à Varennes, l’insurrection du 10 août, l’abolition de la royauté, les massacres de septembre, la réunion de la Convention, le procès et la condamnation de Louis XVI. Ce fut avec une extrême défaveur qu’une notable partie de l’opinion américaine, et surtout le président et son entourage, reçurent ces tragiques nouvelles. Ils avaient cru voir s’établir en France, sur les ruines de l’absolutisme, un gouvernement constitutionnel, respectueux de la liberté, de la légalité, de la tolérance, et déjà les partis, au nom de principes inconciliables, en étaient arrivés à se combattre et à se détruire par la proscription et la mort. Du sol français le torrent révolutionnaire se précipitait au dehors, brisant les frontières, important en tous lieux les idées nouvelles, groupant leurs partisans en une sorte de culte enthousiaste, se heurtant partout à des résistances passionnées qui redoublaient la fureur de l’attaque. Ce n’étaient pas seulement les montagnes et les fleuves que franchissait la révolution, elle traversait l’Océan. Tout en notant que « parmi les principaux habitans des États du Nord, il y en a toujours beaucoup qui n’approuvent ni nos principes d’égalité, ni notre mode constitutionnel, » Ternant constate que « le 14 juillet a été célébré dans les villes les plus marquantes de l’Union « avec autant d’ardeur que le 4 du même mois, jour anniversaire de l’Indépendance américaine. » Il ne se fait pas illusion, d’ailleurs, sur la portée de ces manifestations, persuadé qu’il est que, tant que la paix ne sera pas rompue entre la France et la Grande-Bretagne, « les États-Unis] resteront, somme toute, assez indifférens aux graves événemens dont l’Europe est le théâtre. » Cette indifférence, dont Ternant se montre dès lors très frappé, deviendra l’un des traits caractéristiques de la physionomie politique des États-Unis : leur attention ne s’éveillera, — mais alors avec quelle intense vivacité, — qu’au cas où quelque puissance européenne paraîtra vouloir intervenir dans les affaires du continent américain, par eux de plus en plus considéré comme un domaine réservé à leur action exclusive. Plus marchera le temps, plus s’accentuera cette tendance déjà si nettement prévue et précisée dans ces lignes adressées, le 2 août 1792, par Ternant à Dumouriez, alors ministre des Affaires étrangères :

« Vous aurez appris que la déclaration de guerre de la France contre le roi de Hongrie, était connue ici dès les premiers jours de juin et qu’elle n’y a pas fait une sensation marquée sur les chefs du gouvernement, non plus que sur les personnes qui se mêlent ici d’affaires publiques. Vous n’en serez aucunement surpris, si vous considérez qu’une guerre de terre en Europe ne peut affecter ni l’existence politique, ni les intérêts commerciaux des États-Unis, et qu’elle leur donne, au contraire, la chance d’une plus forte exploitation de leurs produits, ainsi que l’espérance de profiter des émigrations que les malheurs d’une guerre occasionnent presque toujours. Une rupture entre les grandes puissances maritimes de l’Europe peut seule causer ici une vive sensation et, tant que les Anglais seront en paix avec nous, les Américains n’éprouveront probablement, au sujet de notre guerre actuelle que des sentimens inactifs de bienveillance, produits par le souvenir de nos anciens efforts en leur faveur, et exprimés par les vœux qu’un peuple libre doit naturellement faire pour le succès d’une guerre qui intéresse la liberté. »

Ternant, pour sa part, s’appliquait à conjurer cette éventualité belliqueuse si contraire aux intérêts français, lorsque, quelques semaines après le renversement de la royauté, il apprit, quoiqu’il se fût montré prêt à servir la République qui venait d’être proclamée, qu’il était remplacé. Son successeur était Genet, ministre de France en Hollande, militaire devenu diplomate comme Ternant lui-même et qui, bien qu’étant le frère de Mme Campan, l’ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette, professait alors des opinions d’un jacobinisme exalté. Du moins, en quittant les États-Unis, Ternant pouvait-il se rendre cette justice que la lecture des dépêches qu’il avait écrites et de celles qu’il avait reçues suffirait dans l’avenir pour confondre ses détracteurs : « Né, dit-il, dans une obscure mais irréprochable pauvreté, je ne dois mon avancement qu’à des services rendus dans l’armée et la diplomatie… Je n’ai pas fait ma cour aux grands sous le gouvernement royal, et je ne la ferai pas non plus aux puissans sous le régime républicain ; je tiendrai à ces derniers le même langage que celui que j’ai tenu aux premiers, celui de la vérité et de l’honnête indépendance, mais j’ai beaucoup à gémir de l’abandon où le ministère ancien et nouveau m’a laissé dans les circonstances les plus graves, de mes vains efforts pour provoquer son attention sur les affaires de Saint-Domingue, enfin de mon abrupt remplacement sans rappel ni avis préalable… » La vérité, c’est que jusqu’à la fin de son séjour en Amérique, Ternant ne cessa point d’adresser à Paris des renseignemens pleins de clairvoyance et de bon sens. Il n’en fut récompensé que par une série d’amertumes. Mieux connue aujourd’hui, sa mission reste pour son nom un titre d’honneur, acquis au milieu des événemens qui, pour rappeler une de ses expressions, avaient agité et changé le gouvernement de sa patrie.


III

Le mémoire rédigé pour servir d’instructions au citoyen Genet, « adjudant-général colonel, allant en Amérique en qualité de ministre plénipotentiaire de la République française près le Congrès des États-Unis, » ne lui prescrivait pas seulement de s’attacher à faire sentir aux Américains « qu’ils n’avaient pas d’allié plus disposé que le peuple français à les traiter en frères ; » conforme à la mode du jour et tout semblable à un chapitre de réquisitoire, il accusait la royauté d’avoir commis contre les deux nations « une trahison liberticide, » qui les avait l’une et l’autre empêchées de recueillir le bénéfice de leur alliance. Rééditant les accusations que Lee, John Adams, Jay et leurs amis, pour combattre l’influence de la France, avait dirigées contre le gouvernement de Louis XVI, les auteurs de ce mémoire rapportaient que, s’étant fait présenter les instructions données aux prédécesseurs de Genet, ils y avaient constaté avec indignation qu’au temps même où « le bon peuple d’Amérique nous exprimait sa reconnaissance de la manière la plus touchante et nous donnait toute sorte de témoignages de son amitié, » Vergennes et Montmorin n’avaient visé qu’à empêcher les États-Unis « de prendre la consistance politique dont ils étaient susceptibles, » dans la crainte de les voir bientôt acquérir une force dont ils se seraient empressés d’abuser.

Oubliant ou ignorant que c’était Washington lui-même qui avait empêché l’expédition du Canada projetée par Lafayette, et que, dans l’affaire des deux Florides, la France avait dû tenir compte de l’intérêt de l’Espagne, alors son alliée, les auteurs du Mémoire, peu soucieux du tact, comme du secret diplomatique, ajoutaient :

« Le même machiavélisme avait dirigé les mêmes opérations de la guerre pour l’indépendance ; la même duplicité avait présidé aux négociations de la paix. Les députés du Congrès avaient témoigné le désir que le cabinet de Versailles favorisât la conquête des deux Florides, du Canada et de la Nouvelle Écosse, mais Louis et ses ministres s’y refusèrent constamment, regardant la possession de ces contrées par l’Espagne, et par l’Angleterre comme un principe utile d’inquiétude et de vigilance pour les Américains. Après la paix, cette jalousie inconséquente s’est convertie en dédain. Ce peuple pour lequel on prétendait avoir pris les armes est devenu un objet de mépris pour la Cour ; on a négligé de correspondre avec les Américains et, par cette conduite criminelle, on a donné aux Puissances, dont nous devions écarter l’influence en Amérique, des armes pour y combattre et détruire la nôtre... C’est ainsi que, par leur infâme politique, ils dégoûtaient les Américains de l’alliance de la France et les rapprochaient eux-mêmes de l’Angleterre. »

Ayant remplacé « ces vils suppôts du despotisme, » les membres du comité exécutif traçaient au nouveau représentant de la France « une route diamétralement opposée aux sentiers tortueux dans lesquels on avait fait ramper ses prédécesseurs. »

Se croyant certain de réussir à transformer en une machine de guerre contre la Grande-Bretagne l’amitié des États-Unis et préjugeant leurs résolutions et leurs actes, comme s’il en avait été le maître, le comité enjoignait à Genet d’user de tous les moyens pour faire observer les clauses du traité de commerce antérieurement conclu avec les États-Unis. Par ce traité, les parties contractantes, après s’être engagées à admettre librement les prises opérées par l’une d’elles, avaient renoncé à la faculté de permettre à leurs citoyens respectifs de faire la course sous pavillon étranger, d’admettre dans leurs ports des prises étrangères ou de concourir à l’armement ou à l’approvisionnement de corsaires étrangers. Ce dernier point était particulièrement signalé à la vigilance du ministre français, le grand éloignement où se trouveraient les corsaires anglais de leurs ports d’attache et l’embarras des approvisionnemens devant rendre leurs expéditions plus dispendieuses et le renvoi et la vente des prises plus précaires, « tandis que nos bâtimens, usant du droit de représailles, auraient à leur disposition tous les ports des États-Unis et les approvisionnemens dont ils abondent. »

Un tel plan ne pouvant devenir pratique qu’à la condition d’être agréé par le gouvernement américain, le comité des Affaires étrangères, malgré son optimisme, n’était point sans laisser percer la préoccupation de voir nombre de marins des États du Nord, remarquables par leur activité et leur hardiesse, accepter des commissions anglaises pour inquiéter et dépouiller le commerce français. Sans doute, ni le Congrès, ni le pouvoir exécutif des États-Unis n’approuveraient ces agissemens, mais comment méconnaître « que la grande extension du commerce anglais dans l’Amérique libre, le nombre prodigieux de ses facteurs et des émissaires de Georges III, tous les moyens de corruption que leur donnaient leur situation et leurs connaissances locales, rendraient ces expéditions d’autant plus fréquentes qu’il serait facile de tromper la surveillance du gouvernement américain par des armemens masqués ? » Comme conclusion de ces instructions plus faciles à rédiger qu’à exécuter, le ministre de France était invité à empêcher dans les ports des États-Unis « tout armement en course, si ce n’est pour le compte de la nation française et l’admission d’aucune prise autre que celles qui auraient été faites par les bâtimens de la République. »

Cette première partie de la mission de Genet était très ardue ; du moins pouvait-il, pour la remplir, invoquer les traités antérieurs. La seconde, qui tendait à faire prévaloir des vues toutes nouvelles, était plus délicate encore. Il lui était enjoint d’obtenir, per fas et nefas, du gouvernement des États-Unis une active participation à la guerre que la République française avait à soutenir contre la coalition européenne, et cela d’une part, pour s’emparer du Canada dont on laissait entrevoir que « la belle étoile pourrait peut-être se réunir à la constellation américaine, » de l’autre pour opérer la conquête des colonies espagnoles de la Louisiane, des Florides, du Kentucky. A Paris, il semblait inadmissible que les Américains pussent refuser leur concours à l’exécution d’un aussi engageant programme. N’étaient-ils pas, autant que la France elle-même, intéressés à faire échouer a les desseins liberticides de Georges III, » afin de ne pas retomber, tôt ou tard, « sous la verge de fer de l’Angleterre ? » Le Conseil exécutif ne doutait point que l’excellence de ces raisonnemens, jointe aux grands avantages commerciaux attachés à notre alliance, n’entraînât l’adhésion du Congrès. Cette confiance, hautement exprimée, était-elle cependant aussi complète qu’on voulait le laisser croire ? Dans un supplément d’instructions remis à Genet, le conseil exécutif ne cachait pas que, par suite de la crise traversée par l’Europe, une négociation de ce genre était exposée à beaucoup de retards et de difficultés, « soit par les manœuvres secrètes du ministre et des partisans de l’Angleterre à Philadelphie, soit par la timidité de plusieurs des chefs de la République américaine qui, malgré leur patriotisme, avaient toujours montré une réelle aversion pour toutes les mesures susceptibles de déplaire à la Grande-Bretagne. » Dans cette vraisemblable éventualité, Genet était invité « à se pénétrer profondément » du sens des deux traités conclus en 1778 et à veiller de très près à l’exécution des articles favorables à la navigation et au commerce français. » Il devait surtout, et c’était là le point le plus délicat de sa mission, « faire considérer aux Américains les engagemens qui pourraient leur paraître onéreux comme le prix de l’indépendance que la nation française leur avait acquise. » On tenait pour certain que l’insistance que mettrait notre envoyé à rappeler cet immense service ne pouvait manquer d’amener les États-Unis à sortir de leur neutralité et à les décider contre l’Angleterre et l’Espagne à une action vigoureuse.

Croire à la toute-puissance d’un semblable argument, c’était mal connaître les Américains en général et Washington en particulier ; c’était aussi exposer le ministre français à un échec assuré. Le Conseil exécutif s’en fût aisément rendu compte en relisant les dépêches échangées entre le département des Affaires étrangères et les prédécesseurs de Genet à Philadelphie. Il lui eût été facile d’y constater la susceptibilité, souvent ombrageuse, manifestée par le gouvernement des États-Unis, toutes les fois qu’il avait pu soupçonner, à tort ou à raison, qu’une atteinte quelconque menaçât une liberté d’action qu’il entendait conserver absolue.

Dans cette correspondance on eût vu, par exemple, que, dès le début de la guerre de l’Indépendance, avant même que l’existence officielle des États-Unis eût été reconnue, un groupe d’hommes considérables n’avaient cessé de s’y opposer à l’influence française et de la combattre par tous les moyens. En 1779, Gérard de Rayneval signalait « les menées de la faction anglaise et l’accusation qu’elle propageait contre la France de n’avoir en vue que son profit dans l’aide accordée par elle aux États-Unis. » En réponse à un bruit répandu dans toute l’Union et qui prêtait aux Français le projet d’établir un poste permanent à Rhode Island « afin de se trouver par là en mesure de dominer sur les Américains, » Vergennes avait jugé utile « de faire déclarer à tous les membres du Congrès et au Congrès en corps, si cela était nécessaire, que le roi n’avait envoyé des troupes en Amérique que pour l’assistance des États-Unis ; que S. M. n’avait eu et n’aurait jamais l’intention de les y laisser contre le gré des mêmes États ; qu’il n’avait jamais eu la pensée de vouloir, sous aucun titre, posséder la moindre portion de leurs domaines. »

Un peu plus tard, quand Lafayette avait conçu le projet de reconquérir le Canada sur les Anglais, Washington ne s’était pas borné à accueillir cette proposition avec une extrême réserve ; dans un message confidentiel adressé au président du Congrès, il avait signalé le danger d’offrir à la France l’occasion de se rétablir « dans un pays encore rempli de son souvenir, où parentés, coutumes, mœurs, religion, habitudes de gouvernement, tout la rappelait, — dans un pays dont la possession lui rendrait de grands avantages perdus par elle, de sorte que la pensée de s’en ressaisir lui viendrait forcément. » Après avoir indiqué ce danger, à ses yeux plus grand que celui du maintien de la domination anglaise au Canada, Washington ajoutait : « A coup sûr, on n’avait pas à supposer un dessein indigne de l’allié actuel de l’Amérique ; mais les nations se conduisent par leur intérêt, non par leurs sentimens... » Lafayette lui avait bien semblé le seul auteur de ses propositions ; « mais saurait-on si l’idée n’en venait pas du cabinet de Versailles, qui l’aurait adroitement présentée pour la faire mieux goûter ? »

S’il eût poussé plus loin ses investigations, le Conseil exécutif eût trouvé bien d’autres traces des froissemens qui s’étaient produits entre le gouvernement de l’Union et la Cour de France, au moment où, dès la fin de la guerre de l’Indépendance, les commissaires américains avaient entrepris de traiter secrètement avec la Grande-Bretagne, dans la pensée, « de couper le plus tôt possible la chaîne qui liait l’Amérique à la France. »

A la lumière de ces souvenirs, il eût été aisé de prévoir que la pression, même immatérielle, qu’il était prescrit à Genet d’exercer à Philadelphie, irait contre son but, rien ne semblant plus insupportable au peuple des États-Unis qu’un air de supériorité pris envers lui, alors que, dès le premier jour de son existence, il avait expressément tenu à être traité par la France, l’Angleterre et les autres nations sur le pied d’une absolue égalité.

L’on ne se faisait point à Paris une moindre illusion en se figurant que l’on pourrait, par de tels procédés, réussir à déterminer Washington, — surtout après l’exécution de Louis XVI, dont il s’était toujours regardé comme l’obligé personnel et dont il n’enleva jamais de la salle du Congrès le portrait non plus que celui de Marie-Antoinette, — « à prêter à la France le même concours que son pays avait reçu d’elle lors de la guerre de l’Indépendance. La situation respective des deux pays était, à ces époques déjà éloignées, totalement différente. En 1778, il s’était agi pour la France d’empêcher une nation rivale, qui naguère l’avait humiliée, d’écraser un peuple naissant, revendiquant son indépendance ; mais, si noble qu’eût été cet acte de sage politique, il ne pouvait avoir pour notre pays que des conséquences heureuses. En 1793, les États-Unis, s’ils s’étaient lancés dans une lutte maritime où l’Angleterre était certaine de l’emporter, s’exposaient à compromettre les résultats de la guerre de l’Indépendance, peut-être même à disparaître comme nation, la République française étant paralysée, dans son action défensive, par le formidable effort qu’elle avait à soutenir tant à l’intérieur que sur ses frontières, contre les ennemis qui l’assaillaient de toutes parts. Accueillir les demandes de Genet, c’était, à courte échéance, pour les États-Unis, la rupture de toutes relations commerciales avec la Grande-Bretagne, l’abdication de leurs plus chers intérêts nationaux au profit d’une puissance étrangère, et finalement une guerre désastreuse. Par la France même ne sentaient-ils pas déjà leur autonomie presque atteinte, à la lecture d’ordres tels que celui-ci, que Genet avait mandat, sans même avoir consulté les intéressés, de mettre à exécution sur leur territoire : « Le Conseil exécutif a autorisé le ministre de la Marine à faire remettre à notre représentant près les États-Unis un certain nombre de lettres de marque en blanc qu’il délivrera à des armateurs français ou américains. Le ministre de la Guerre lui remettra pareillement un certain nombre de brevets d’officiers en blanc, jusqu’au grade de capitaine inclusivement, qu’il donnera aux chefs indiens qu’il déterminera, s’il est possible, à prendre les armes contre les ennemis de la France. »

Tout au moins eût-il fallu que, par son tact et sa prudence, le nouveau ministre tempérât d’aussi audacieuses instructions. Loin de là, il les exagéra, traitant, dès le lendemain de son débarquement, les États-Unis en simple annexe de la République française, trop heureuse de recevoir de celle-ci un mot d’ordre, presque une consigne.

Au cours du voyage de trois cents lieues qu’il fit pour se rendre de Charleston à Philadelphie, il ne cessa de provoquer de bruyantes manifestations, sur lesquelles ses lettres s’étendent avec une infinie complaisance. En vain proclame-t-il que ses appels révolutionnaires mettent les Américains au comble de la joie et se flatte-t-il, — s’imaginant « . avoir détruit chez tout ce peuple des préjugés qu’on lui avait inspirés avec art, » — d’arriver à Philadelphie « soutenu par sa voix imposante. » Dès sa première dépêche, il lui faut avouer « que les aristocrates et les amis de l’Angleterre, qui sont très nombreux, n’ont pas manqué de condamner sa conduite. » Peut-être alors, mais il n’en eut garde, aurait-il dû se souvenir, pour s’en inspirer, des judicieux avis qu’il avait, peu de jours avant son départ, reçus de l’un des directeurs des Affaires étrangères, Lebrun, qui lui mandait le 24 février 1793 : « Plus vous vous efforcerez d’influer indirectement sur les sentimens du public, plus vos démarches auprès du Président du Sénat doivent être secrètes pour ne pas alarmer nos ennemis et ne pas leur donner le temps de cabaler contre nous. Votre mission exige la plus grande activité, mais, pour être efficace, elle doit être cachée. Le caractère froid des Américains ne s’échauffe que par degrés, et les voies indirectes nous seront pour le moins aussi utiles que les démarches officielles. » Sans tenir aucun compte de ces sages conseils. Genet agité, plein de lui-même, se fiant à de bruyantes et trompeuses apparences, n’est pas en Amérique depuis six semaines qu’inconscient du danger d’une telle attitude, il s’est mis en violent antagonisme avec Washington. Il le combat, il l’accuse et bientôt n’hésitera pas à le calomnier. « L’Amérique tout entière, dit-il, s’est levée pour reconnaître en moi le ministre de la République française ; la voix du peuple continue à neutraliser la déclaration de neutralité du président Washington... Je reçois des adresses de toutes les parties du continent ; je vois avec plaisir que ma manière de traiter plaît à nos frères des États-Unis et je suis fondé à croire, citoyen ministre, que ma mission sera heureuse sous tous les rapports. »

Quelques jours, cependant, ne s’étaient pas écoulés qu’il est impossible à Genet, « malgré l’éclatante popularité dont il est entouré, d’de se dissimuler les obstacles qu’il rencontre de toutes parts. Son outrecuidance ne fait que s’en accroître ; il affecte de voir d’incomparables succès dans les preuves mêmes des fautes qu’il a commises et que, chaque jour, il ne cesse d’aggraver. N’ayant rien de ces diplomates à qui la parole semblait un don fait à l’homme pour dissimuler sa pensée, ou tout au moins ses fautes, il multiplie les renseignemens sur sa manière d’agir et sur l’irritation qu’elle cause à Washington : « L’aristocratie, écrit-il le 19 juin 1793, avait jeté ici des racines profondes et il est probable que je n’aurais pas été reconnu immédiatement, si je fusse arrivé directement à Philadelphie. L’on avait tout arrangé pour amortir le premier mouvement de l’enthousiasme des Américains ; la neutralité des États-Unis était proclamée, mais mon voyage dans les États du sud a fait avorter ces desseins ; j’ai eu le temps de rallier nos amis, de préparer de loin ma réception et de ne me présenter à mon poste qu’avec la certitude d’y être porté par le peuple. Tout a réussi au delà de mes espérances ; les vrais républicains triomphent, et le vieux Washington, qui diffère beaucoup de celui dont l’histoire a gravé le nom, ne me pardonne point mes succès et l’empressement avec lequel toute la ville s’est précipitée chez moi, au moment où une poignée de marchands anglais allaient le remercier de sa proclamation. Il entrave ma marche de mille manières et me force à presser secrètement la convocation du Congrès, dont la majorité, conduite par les premières têtes de l’Union américaine, sera décidément en notre faveur. En attendant, j’approvisionne les Antilles, j’excite les Canadiens à s’affranchir du joug de l’Angleterre, j’arme les Kentukois, et je prépare par mer une expédition qui secondera leur descente dans la Nouvelle-Orléans. Noailles et Talon sont ici ; ils ont remis avant mon arrivée, au président des États-Unis, des lettres du prétendu Régent (le Comte de Provence) que ce vieillard a eu la faiblesse d’ouvrir ; mais depuis que le peuple m’a reconnu, ils n’osent plus se montrer ; s’ils en valaient la peine, je les ferais chasser... »

Un peu auparavant et sans paraître se douter que lui-même rendait ainsi hommage à l’impeccable correction de Washington, Genet écrivait : « ... L’ami, le conseiller de Lafayette n’a répondu à mes ouvertures franches et loyales que par un langage diplomatique dont il n’est rien résulté qui m’ait paru digne d’être transmis. Il ne m’a parlé que du désir que les États-Unis avaient, selon lui, de vivre en paix et en bonne harmonie avec toutes les puissances et particulièrement avec la France, et il a évité de toucher tout ce qui pouvait avoir rapport soit à la Révolution, soit à la guerre que nous soutenons seuls contre les ennemis de la liberté des peuples. »

Dans cette significative attitude de Washington, Genet ne vit qu’un nouveau motif d’accentuer encore son hostilité contre ceux qui avaient l’audace de ne point goûter sa méthode révolutionnaire. Les considérant comme des ennemis déclarés, à commencer par le président, il s’entoure des républicains les plus militans et n’hésite pas à s’adresser directement aux gouvernemens locaux, aux tribunaux particuliers des Etats, aux jurys populaires, aux sociétés démocratiques, aux gazettes antifédéralistes, à tous les corps de milice, « à tous les bons citoyens, » en un mot, à tous ceux qu’il juge « plus attachés à l’intérêt de l’Amérique qu’à l’intérêt mercantile. » De beaucoup d’entre eux il obtient un énergique appui, auquel ses subsides ne sont pas étrangers, et l’on voit quatorze corsaires ayant des équipages américains, sortir de tous les ports de l’Union et enlever aux Anglais quatre-vingts bâtimens richement chargés. Sans tenir nul compte des défenses et des proclamations du gouvernement fédéral, non plus que « des anathèmes de Washington et des juges fédéraux contre tout citoyen qui, en violant la neutralité, exposerait son pays à des représailles, » Genet poursuit sa campagne avec une ardeur encore plus vive. Comme on lui reproche de violer, lui, ministre étranger, les lois et la Constitution des États-Unis, il écrit une lettre où il prend à partie le président lui-même ; mais Washington, avec son habituel sang-froid et le juste souci des hautes fonctions dont il est revêtu, se borne à lui faire répondre, en termes brefs et sévères, par le secrétaire d’État Jefferson. Humilié et froissé. Genet n’hésite pas alors à faire imprimer cette correspondance et à la communiquer aux sociétés populaires « qui applaudissent à son courage. » Ainsi provoqué, Washington charge le ministre des États-Unis en France de réclamer le rappel de Genet ; il menace les consuls français de les interdire, s’ils continuent à autoriser la vente des prises et à protester contre les tribunaux qui voudraient s’en emparer. Loin de reconnaître l’inconvenance de sa conduite, et sans se laisser aucunement émouvoir, Genet annonce l’intention de demander au Congrès qu’une enquête soit faite sur les chefs d’accusation portés contre lui et ses agens et sur la conduite du gouvernement fédéral. Il est persuadé que la République française approuvera cette démarche qui déterminera aux États-Unis un changement nécessaire, « l’Amérique étant perdue pour la France, si le feu épuratoire de la Révolution ne pénètre point jusque dans son sein. » Ce qu’il faut absolument, il ne cesse de le répéter, c’est démocratiser le gouvernement des États-Unis et se défaire de Washington. Le dénonçant comme un des pires adversaires de la Révolution, Genet lui prête les projets les plus imaginaires : « L’esprit public, écrit-il, le 7 octobre 1793, nous est aussi favorable que les intentions du président le sont peu. Je ne puis douter que cet homme n’ait dirigé Lafayette. Il s’était flatté de voir le Roy de France au niveau d’un président des États-Unis, et son ambition le portait à désirer de se revêtir aussi du titre de Roy constitutionnel des Américains, tout était préparé pour cela ; notre Révolution du 10 août a fait avorter ces projets liberticides, et c’est là la source de l’accueil fait à nos ci-devant constitutionnels, des dégoûts dont on abreuve les républicains. Le peuple, qui devine tout sans s’en douter, avait pressenti cette conspiration, et c’est à cette cause que nous devons l’étonnante popularité dont nous jouissons ici. »

La crise, ainsi provoquée par l’imprudent ministre, n’avait pas encore atteint son paroxysme qu’à Paris on s’était ému de l’exposé de son programme d’action et du mépris avec lequel il traitait « le vieux Washington, » presque aussi populaire en France que de l’autre côté de l’Océan, où il était déjà presque classique de le qualifier : « le premier dans la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le cœur de ses concitoyens. »

Dans une réponse qui suffirait à montrer jusqu’à quel point, même au plus fort de la crise révolutionnaire, de sages traditions s’étaient maintenues dans la direction de notre diplomatie, le gouvernement français rappela Genet au sentiment d’une situation par lui si complètement méconnue : « Nos amis ont publié, disait cette réponse en date du 31 juillet 1793, que vous n’aviez agi que d’après les ordres positifs du Conseil exécutif de France. Jamais le Conseil n’a pu vous autoriser à exercer chez une nation amie et alliée des pouvoirs proconsulaires, à y agir sans l’aveu positif du gouvernement et avant d’être reconnu par ses chefs. Vos instructions sont directement contraires à cette étrange interprétation ; il vous est prescrit de traiter avec le gouvernement et non avec une portion du peuple, d’être auprès du Congrès l’organe de la République française et non le chef d’un parti américain, de vous conformer scrupuleusement aux formes établies pour la communication entre les ministres étrangers et le gouvernement. Quel serait en France le succès d’un agent étranger qui, au lieu de négocier avec les représentans du peuple et le Conseil exécutif, s’aviserait de s’entourer d’un parti ; de recevoir et de distribuer des adresses ; de faire armer dans nos ports des corsaires contre des nations amies, enfin de s’occuper, comme vous l’annoncez dans votre dernière dépêche, de la convocation d’une Assemblée nationale ? Je vous laisse à juger de la confiance qu’un pareil agent inspirerait au gouvernement, et vous en ferez facilement l’application. Nous ne devons, nous ne pouvons connaître en Amérique d’autre autorité légale que celle du Président et du Congrès. C’est là que réside sans exception la volonté générale du peuple. Librement élus par les citoyens, ils exercent, conformément à leur Constitution et suivant nos propres principes, les pouvoirs qui leur sont délégués. »

Après avoir, en ces termes formels, rappelé ces principes, sauvegarde et base indiscutable des rapports internationaux, le ministre invitait son agent à se délier a de gens peu instruits ou très mal intentionnés » dont il avait été entouré et que l’on pouvait fort bien soupçonner d’être encouragés par les Anglais et les torys, très intéressés à rendre la France impopulaire, en donnant à sa mission un faux éclat plus propre à inspirer la jalousie que la confiance. « Ils vous ont fait accroire, ajoutait le ministre, que, si vous étiez arrivé directement à Philadelphie, vous n’auriez pas été reconnu. Ils ne savaient donc pas que, d’après la simple notification faite par votre prédécesseur (Ternant), la République a été formellement reconnue par les États-Unis — mesure qui entraîne nécessairement la reconnaissance du représentant envoyé par la République. » Était-il, d’ailleurs, permis d’oublier que, malgré la médiocrité de ses ressources pécuniaires, le gouvernement américain n’avait pas cessé « de faire des avances très considérables pour nous fournir des approvisionnemens, qu’il avait emprunté lui-même le montant de ces avances en Hollande, que jamais la France ne lui avait adressé une demande infructueuse et qu’elle avait toujours trouvé en lui les dispositions les plus amicales, jointes à cette politique sage et même timide qui convient à la situation et aux intérêts des États-Unis et qui caractérise particulièrement le général Washington ? »

Insistant plus énergiquement encore sur l’incorrection de l’attitude de Genet à l’égard du président des États-Unis, le ministre ajoutait : « Vous dites que Washington ne vous pardonne point vos succès et qu’il entrave votre marche de mille manières... Ebloui par une fausse popularité, vous avez éloigné de vous le seul homme qui doit être pour vous l’organe du peuple américain... Ce n’est pas par l’effervescence d’un zèle indiscret qu’on peut réussir près d’un peuple froid et calculateur, ce n’est pas surtout en compromettant ses intérêts les plus chers, sa tranquillité intérieure et extérieure. Je cherche en vain dans votre dépêche les traces d’une communication officielle avec les chefs du gouvernement ; je n’y trouve que les élans d’un homme qui, dès son arrivée, se jette dans un parti pour combattre ce même gouvernement et qui, égaré par les fausses confidences des malintentionnés qui l’entourent, creuse de ses propres mains l’abîme où il va se perdre. »

Lorsque ces observations si motivées parvinrent à Genet, il s’en montra d’autant moins ému que, convaincu d’accomplir un imprescriptible devoir civique, il n’avait, depuis les actes auxquels elles avaient trait, discontinué d’attaquer très vivement ce les hommes qui trahissaient leur devoir en multipliant sous ses pas les obstacles, les difficultés et les dégoûts. » Chaque jour, ses longues et déclamatoires épîtres marquaient son invincible foi dans la vengeance que lui réservait contre Washington la future Chambre des représentans : « C’est de leur sein, écrit-il, rééditant à sa manière l’inscription fameuse du buste de Franklin, que partiront les foudres qui terrasseront nos ennemis et qui électriseront positivement l’Amérique. » Il en voit l’indéniable présage dans l’empressement de ce peuple bon, sensible, reconnaissant, « qui accourt de toutes parts, au-devant de l’envoyé du peuple français, lui prouvant par des cris d’allégresse, par des adresses de félicitations, par des écrits brûlans de patriotisme, que les vrais démocrates sentent parfaitement que leur sort est intimement lié au nôtre, que leur intérêt évident est de s’unir à nous pour abattre le monstre du despotisme, qui a juré leur perte aussi bien que la nôtre. »

L’une des dernières communications que Genet, en sa qualité de ministre de la République française, eut à faire officiellement au gouvernement des États-Unis, avait trait au décret par lequel la Convention nationale déclarait « que le peuple français ne s’immisce, en aucune manière, dans le gouvernement des autres puissances, mais qu’il ne souffrira pas que les autres puissances s’immiscent en aucune manière dans le sien. » Ce fut au nom de ce principe du respect mutuel des gouvernemens, auquel il n’avait cessé de porter les plus graves atteintes, que Genet, sur les plaintes réitérées et sur la demande formelle de Washington, vit mettre fin à sa mission, au moment où il annonçait son intention « de relever le gant qu’on lui avait jeté et d’entamer un combat à mort contre ses ennemis, » en attaquant Washington devant l’Assemblée fédérale « c’et en le forçant à comparaître à la barre pour prouver ce qu’il avait avancé. »


IV

Un arrête du Comité de salut public du 25 vendémiaire an II (16 octobre 1793), décida que quatre commissaires, Fauchet, Laforest, Petry, Le Blanc, seraient dans le plus bref délai envoyés à Philadelphie, avec pleins pouvoirs pour arrêter Genet et les autres fonctionnaires français, ses agens, coupables de malversation. Celui de ces commissaires, auquel était attribué le titre de ministre plénipotentiaire et qui était désigné comme « l’homme ostensible de la mission, )) Fauchet, devait « désavouer formellement, au nom de la République, la conduite criminelle de Genet et de ses complices, et demander main forte pour les faire conduire à bord d’une frégate qui les amènerait en France. » Il était, en outre, enjoint à ces commissaires de faire désarmer tous les corsaires expédiés par Genet ; de défendre, au nom de la République, à tout Français de violer la neutralité des États-Unis ; de destituer tous les consuls ayant eu part à l’armement des corsaires et à la condamnation des prises faites par eux. Signé, au registre du Comité de salut public, par « Barère, Hérault, Robespierre, Billaut-Varennes, Collot d’Herbois et Saint Just, » cet arrêté était complété par des instructions détaillées relatives à l’arrestation de Genet, au règlement de ses comptes, à l’amélioration des relations maritimes et commerciales de la France avec les États-Unis, au respect de leur neutralité, à l’élaboration d’un nouveau traité de commerce et de navigation ; toutefois, sur ce dernier point, il était recommandé aux commissaires de se borner à recueillir les avis du gouvernement américain, en tenant le Conseil exécutif au courant des négociations.

Afin d’atténuer la déplorable impression laissée à Philadelphie par les procédés de Genet, les commissaires devaient, pour défendre la cause de la République, s’appliquer à établir que « ce n’était pas la forme du gouvernement, mais un vaste système de brigandage qui animait contre nous les têtes couronnées. » En insistant « sur les moyens atroces » employés pour démembrer la France et faire disparaître jusqu’au nom du peuple français, ils étaient invités à rappeler l’avortement de tous les complots, la déroute des rebelles en Vendée et à Lyon, bref, l’énergie héroïque « qui avait su résister à la fois aux attaques multiples de tant d’ennemis du dehors et à plusieurs guerres civiles à l’intérieur. » Était-il une preuve plus convaincante de la stabilité « d’une Constitution fondée sur la vigueur du peuple français et ses ressources inépuisables ? »

Une fois débarqués en Amérique, Fauchet et ses collègues se préoccupèrent peu de faire arrêter Genet qui, malgré des accusations de malversation alors si fréquentes contre ceux qu’il s’agissait de perdre, n’était guère coupable que de fautes politiques ; ils s’appliquèrent surtout à réagir contre les effets de sa fâcheuse campagne qui avait si vivement mécontenté le président, ses ministres et une grande partie de ses concitoyens. Très touché de cette conciliante démarche, Washington témoigna, d’après Fauchet, « tant d’égards et une telle préférence pour l’envoyé de la République, qu’un des commissaires espagnols s’en formalisa. »

Le gouvernement des États-Unis ayant manifesté des inquiétudes au sujet des armemens précédemment provoqués dans le Kentucky par Genet, les commissaires français saisirent cette occasion de faire connaître que la volonté de la République était de ne se prêter à aucune atteinte « contre l’harmonie qui devait régner entre deux peuples libres. » En retour de ces amicales assurances, le président s’employa pour faciliter, en faveur de Saint-Domingue, un arrangement financier d’autant plus urgent que les délégués français se trouvaient pécuniairement « . dans une situation affreuse, » les fournisseurs ne voulant plus livrer de vivres aux équipages de nos navires, le nombre des malades augmentant d’une manière effrayante, les Anglais renvoyant des îles sur le continent nos soldats valétudinaires et dépouillés.

A tous égards, la tâche des commissaires n’était pas moins pénible ; sans cesse ils se heurtaient à des difficultés suscitées par les engagemens et les opérations de Genet. Il est même assez curieux de trouver, sous la plume des envoyés du Comité de salut public, nommés, comme on l’a vu, par Robespierre, Collot d’Herbois, Saint-Just et les plus fougueux conventionnels, des réflexions telles que celles-ci : « Nous avons cru remarquer dans plusieurs de ceux qu’il voyait ou avec qui Genet était en correspondance, plus de haine personnelle contre Washington que d’amour pour la France... Qu’a produit son exagération et celle de ses agens ? Des divisions, qui plus tard pouvaient devenir fatales à l’Amérique et à la France, la désertion de tous les gens sans passion qui jusqu’ici avaient été les amis de la France et qui se rallient à sa cause depuis notre arrivée. Nos braves gens, nos soldats, nos officiers, nos matelots, nos francs et loyaux républicains, en entendant les fonctionnaires français publier que le gouvernement américain était aristocrate, qu’il était vendu aux Anglais, etc., etc., allaient partout renchérissant sur les propos du ministre et des consuls... La proclamation, indiquée dans nos instructions, qui défend à tout Français de violer la neutralité du territoire des États-Unis, a produit le meilleur effet, et Genet, pour justifier sa conduite, a eu l’impudence de publier une partie de ses instructions. Cette publication nous aurait fait grand mal, s’il n’avait eu la vanité de déclarer qu’il l’avait faite lui-même et si cette conduite ne lui eût attiré le mépris des âmes honnêtes qui doivent penser qu’un homme doit se laisser calomnier plutôt que de donner du ridicule et de la défaveur à son gouvernement. »

Dès leur arrivée aux États-Unis, Fauchet et ses collègues avaient, on le voit, mesuré l’étendue des fautes commises et compris l’urgente nécessité d’en atténuer les conséquences. Quelques semaines, cependant, s’étaient à peine écoulées que leur bonne volonté se heurtait, elle aussi, à des obstacles presque insurmontables : l’hostilité croissante des ennemis, de plus en plus nombreux, suscités à la Révolution par les violences de la Terreur ; l’opiniâtre et habile campagne menée par les partisans de l’Angleterre ; la conviction, chaque jour fortifiée par les événemens chez Washington et autour de lui, qu’il y avait pour les États-Unis un pressant intérêt à traiter avec la Grande-Bretagne. De ce rapprochement on pouvait attendre d’importans avantages commerciaux, tandis que l’entente avec la France, quelles que fussent les sympathies restées fidèles à celle-ci, risquait d’exposer les ports, la marine et le commerce américains à une ruine d’autant plus probable qu’ils ne pouvaient compter sur nos escadres, — désorganisées par l’émigration, affaiblies par de nombreux revers, — pour être efficacement défendus contre la flotte anglaise, de plus en plus maîtresse de l’Océan.

Pressentant l’échec de leurs négociations, Fauchet et ses collègues, pour tâcher de réagir contre ce courant qui entraînait les États-Unis vers l’Angleterre, se trouvèrent, par la force des choses, ramenés à une politique à peu près analogue à celle que Genet avait suivie et avec laquelle ils avaient reçu mandat de rompre. Ils y furent d’autant plus naturellement conduits qu’au moment même où ils avaient le regret de voir le gouvernement américain s’éloigner de la France, le parti démocratique, avec plus d’insistance que jamais, ne cessait de leur offrir son concours, les assurant que, s’il arrivait aux affaires, l’alliance franco-américaine deviendrait sans délai un fait accompli, tandis que le maintien du statu quo la rendait irréalisable. « La Constitution fédérale, écrivait Fauchet, le 5 juin 1794, beaucoup plus voisine de celle de l’Angleterre que la nôtre, est semblable sn beaucoup de points à celle de 89. Les affinités, le luxe effréné, les habitudes, le commerce des États-Unis, tout semble les rapprocher de cette nation atroce qui a secoué toute pudeur d’humanité. Aussi, quelles que soient les vexations que le commerce anglais exerce contre les Etats-Unis, elles sont palliées, atténuées, excusées même par un certain parti qui domine dans le Conseil exécutif et dans le Sénat et qui rampe en minorité dans la Chambre des représentans. » Comment, dès lors, Fauchet n’eût-il pas été tenté de chercher à tirer parti de l’antagonisme des deux grands partis américains, dont il nous a laissé un intéressant et vivant tableau ? D’un côté c’était le parti fédéraliste ou aristocratique ayant à sa tête Hamilton « homme de grands talens, » qui exerce sur l’esprit du président une autorité prépondérante ; le général Knox « vain, sans tenue, sans caractère ; » John Adams, l’un des plus fervens admirateurs de la Constitution anglaise, a qui ne trouve pas le sens commun à celle que vient de se donner la République française, d’autant plus qu’elle est fondée sur l’égalité, qui, d’après lui, n’est qu’une chimère. » De l’autre, c’était « le Peuple » prêt à se soulever contre ce gouvernement, célébrant les victoires des armées révolutionnaires, — portant des toasts enthousiastes à la Montagne et à une alliance éternelle entre les deux républiques sœurs, — dégréant un bâtiment qui transportait à Halifax des Anglais mis en liberté, — pendant en effigie à Charleston, avec Pitt et Dumouriez, deux membres du Congrès accusés d’être les ennemis de la France.

Entre ces groupes rivaux, qu’il s’applique à ménager, si différentes que soient envers eux ses sympathies, Fauchet ne cesse de se débattre, d’autant plus gêné qu’il ne reçoit de Paris que de rares et contradictoires instructions. Évitant le plus possible, et non sans habileté, le terrain politique, naguère si funeste à son prédécesseur, il concentre sur les questions commerciales son principal effort, qui, tout d’abord, paraît devoir réussir, la majorité de l’opinion américaine éprouvant une grande impatience « de s’affranchir du joug de la Grande-Bretagne et de son gouvernement insatiable. »

Jamais les partis n’ont été plus ardens, les passions plus fertiles en ressources. « Même s’il se fût agi de faire des changemens au système politique, écrit-il, les débats n’eussent pas été plus violens. » Mais l’appréhension croissante des désastres fatalement inhérens à une guerre contre l’Angleterre en vint vite à prédominer, surtout après qu’on eut appris que, victimes d’une brusque agression, six cents navires américains, chargés de denrées, avaient été, sous prétexte de commerce avec les colonies françaises, saisis par les corsaires anglais.

C’était là pour les négociations engagées par Fauchet un coup très grave, et qui le lui parut davantage encore, quand il sut que Washington venait de se décider à envoyer à Londres, comme plénipotentiaire, John Jay, le même qui, dès la fin de la guerre de l’Indépendance, s’était montré hautement favorable à un rapprochement avec l’Angleterre. Les ennemis de la Révolution, dont le chiffre s’accroissait chaque jour aux États-Unis, où ne cessaient d’arriver de nombreux proscrits, en ressentirent une telle joie qu’à New-York les émigrés français louèrent des canons pour saluer de plusieurs salves le départ de Jay. Fort anxieux, Fauchet fit partir le secrétaire de légation Leblanc, avec mission de renseigner le Comité de salut public sur ces incidens et aussi de demander l’autorisation de faire arrêter deux des commissaires, ses collègues, La Forest et Petry, qu’il accusait à la fois, d’intelligences avec les émigrés et de malversations.

Par contre, du côté de l’Angleterre, Pitt, se sentant maître de la situation, ne se fit pas faute de mettre à très haut prix les bons offices de la Grande-Bretagne et pour rendre, aux yeux de Washington, son concours encore plus indispensable, d’attiser, aux États-Unis, des divisions qui menaçaient d’aboutir à une guerre civile. Recevant une députation de commerçans qui, avec anxiété, venaient lui demander si l’on pouvait compter sur la paix entre l’Angleterre et l’Amérique, le premier ministre anglais répondait « que les deux governments étaient disposés à vivre en paix, mais les principes jacobins avaient fait de tels progrès en Amérique qu’il ne pouvait dire jusqu’à quel point cette circonstance in Huerait sur les différends. »

Très vite il n’y eut plus de doute sur le rapprochement de l’Angleterre et des États-Unis. Dès le 5 septembre 1794, Fauchet mande à Paris que « les Anglais ont eu à ce point l’art d’enchaîner, par les facilités commerciales qu’ils lui ont données, ce peuple fait pour la liberté, qu’il est à craindre que les Américains ne se relèvent jamais de ce servage que par la guerre. » Aussi le représentant de la République française ne trouve-t-il point d’expressions assez amères contre ce gouvernement pusillanime et faible, « plus attentif à ne pas se laisser voir en faute qu’à remplir ses obligations. »

Cela n’empêche pas, néanmoins, à certains jours, Fauchet de rendre un très chaleureux hommage au peuple des États-Unis qui, « s’il s’agit de remplir un devoir civique ou d’assurer le maintien de la loi comme en Pensylvanie, — où la création d’un droit d’accise avait provoqué un soulèvement, — se retrouve unanime, toutes les divisions, toutes les teintes d’opinion disparaissant devant ce principe vital de la Constitution américaine que la majorité fait la loi. » Comment, chez un tel peuple, la liberté politique ne fût-elle pas apparue comme assurée d’un long avenir, « puisqu’elle n’aura rien à craindre, ni de l’anarchie qui engendre la concentration des pouvoirs, ni du despotisme qui anéantit l’être moral qu’on nomme peuple, ni des invasions qui détruisent l’État ? »

Si vives que soient les déceptions que lui a causées l’attitude du président, Fauchet ne peut non plus se refuser à constater que la popularité de Washington demeure tout aussi incontestable que la patriotique unanimité mise par la nation américaine à faire trêve à ses dissentimens dès que l’intérêt public l’exige. « Le jour de la naissance de Washington, écrit-il le 26 février 1795, a été célébré, le 23, dans tous les États-Unis... Partout la popularité de cet homme, véritablement l’heureux de son siècle, s’élève, se raffermit de jour en jour et’ triomphe des nuages qui avaient semblé se diriger vers elle... En voyant l’unanimité qui règne dans les signes de la partie de l’opinion publique qui décide ou contient les autres, on tire cette conséquence qu’à moins d’accidens imprévus, rien ne pourra attaquer, avec quelque effet, l’influence de Washington, ni faire impression sur le gouvernement que son nom protège autant que la prospérité qui en a suivi la formation. » C’était là une constatation dont il eût fallu que les représentans successifs de la France à Philadelphie tinssent, pendant toute cette période, un plus large compte, mais combien souvent encore en devaient-ils méconnaître l’instructive vérité !


III

La mission confiée à Fauchet et à ses collègues, qui avait duré un peu plus d’un an, prit fin après le 9 thermidor ; la fraction modérée de la Convention, qui arriva alors aux affaires, s’empressa de révoquer leurs pouvoirs et de les remplacer par un seul plénipotentiaire, auquel le nouveau Comité de salut public, qui comptait notamment parmi ses membres Eschasseriaux, Treilhard, Fourcroy, Merlin (de Douai), remit de très sages instructions[3]. En appelant son attention sur les principales clauses des traités conclus et à conclure, on recommandait au nouveau ministre de s’appliquer à gagner la confiance du Président et du Congrès, « de mettre dans ses communications officielles le calme et le sang-froid qui caractérisent toutes les démarches du gouvernement américain, » et aussi « de ne s’en permettre aucune qui pût donner ombrage aux citoyens des États-Unis à l’égard de leur gouvernement. » Tout en ayant soin de se lier avec le parti favorable à la France, le nouveau ministre ne devait, cependant, pas repousser les avances qui pourraient lui être faites par l’autre parti. Il devait user de ces bons rapports pour négocier un emprunt de trente millions en insistant auprès de tous sur l’intérêt qui devait déterminer les États-Unis à aider la France, « puisqu’il n’y avait pas de doute qu’il existât contre eux une alliance offensive et défensive entre l’Angleterre et l’Espagne, » ces deux puissances s’appuyant réciproquement dans leurs prétentions, l’une en gardant les ports de l’Ouest, l’autre en fermant le Mississipi et en excitant contre l’Union américaine les Indiens de ces contrées. A une heure où il n’était que trop notoire que la République française était sous le coup des plus graves embarras financiers, on ne facilitait guère, ce semble, la tâche du nouvel envoyé en le chargeant de déclarer « qu’il croirait injurieux pour les États-Unis d’avoir à les rassurer sur la solidité d’une créance qui, basée sur un décret de la représentation nationale, aurait pour cautionnement l’honneur du peuple français et la fidélité avec laquelle il remplit ses engagemens. »

Ne se faisait-on pas aussi, à Paris, quelque illusion en s’imaginant que, pour empêcher les États-Unis de se rapprocher de l’Angleterre et les ramener vers la France, il suffisait de leur représenter qu’à la suite des nombreuses victoires, remportées par celle-ci sur les armées de la coalition, ils ne sauraient refuser de l’aider puisqu’ils savaient « ce que la reconnaissance, jointe à la sincère affection, dont elle leur avait déjà donné tant de preuves, pourrait inspirer à la République française pour assurer leur repos et consolider leur indépendance ? »

La mission d’Adet n’eut en rien le caractère qu’impliquaient ces instructions. À peine arrivé, son premier acte est de mettre en doute les protestations d’amitié de Washington envers la France, la voix publique l’ayant instruit « que la France était le jouet de l’astuce du cabinet de Philadelphie. » Tout aussitôt, il lui semble grand temps d’arracher tous les voiles : « Mon devoir, dit-il, me le prescrit, l’intérêt de mon pays me l’ordonne, et je trahirais sa gloire, si je voyais d’un œil tranquille qu’on veut payer ici ses bienfaits de la plus noire des ingratitudes. »

Quelle était donc, en dehors de la voix publique, le motif de cette émotion, qui contrastait si vivement avec le calme qui lui avait été recommandé en termes formels ? C’est que le ministre de France venait d’apprendre la conclusion du traité signé par John Jay avec la Grande-Bretagne. Dès lors, toute la correspondance d’Adet, de la première à la dernière ligne, abonde en récriminations contre les agens de ce gouvernement « qu’on a vu oublier les bienfaits de la France, pour favoriser les ennemis de la liberté française et de l’indépendance américaine, en se ravalant au rang de sujets de Georges III. »

Désormais, Adet n’aura plus qu’un but : détromper le peuple des États-Unis et empêcher Washington de ratifier le traité anglo-américain. Tout en s’abstenant de se plaindre officiellement de ce que le gouvernement de Philadelphie eût négocié avec les ennemis de la République française, sans avoir communiqué à celle-ci l’objet de cette négociation, il réussit à faire acheter d’un sénateur une copie du traité, jusqu’alors tenu secret. En possession de ce texte si important, il l’adresse d’une part au gouvernement français et, de l’autre, il en communique un extrait à la presse américaine, sans lui indiquer la source de ce document. Dans toute l’Amérique l’émotion est des plus vives. Adet s’en autorise pour aller demander des explications au secrétaire des Affaires étrangères, Randolph, qui lui déclare que le traité ne renferme aucune stipulation contraire à l’intérêt de la France, en ajoutant que, pour le prouver, il demanderait au Président de l’autoriser à lui en communiquer la teneur : « Et que m’importe aujourd’hui, monsieur, réplique Adet, puisque le traité est ratifié ? — Non, monsieur, répond Randolph. Le Sénat, en donnant son avis, a approuvé le traité ; mais le président seul a le droit de le ratifier. »

Washington ayant consenti à la communication demandée, Adet, non content de présenter des observations sur les articles qui lui paraissent blesser les droits de la France, informe indirectement le ministre d’Espagne a que le traité des États-Unis avec la Grande-Bretagne est une insulte à son pays, puisque l’Angleterre dispose de Mississipi comme d’une de ses propriétés. » En même temps il ne néglige aucun moyen d’attiser l’irritation populaire déjà très vive.

« Le peuple, écrit-il, le 6 juillet 1795, est loin d’avoir sur le traité avec l’Angleterre la même opinion que la majorité du Sénat. Le mécontentement se manifeste de toutes parts. Le 4 juillet, anniversaire de l’indépendance américaine, en a fourni des preuves non équivoques. Jay a été brûlé ici par les charpentiers des vaisseaux ; il était représenté tenant une balance dans sa main droite ; sur le plateau qui était le plus léger était écrit : Liberté et Indépendance de l’Amérique ; sur le plus pesant on lisait : Or de l’Angleterre ; dans sa main gauche, il portait le traité, et de sa bouche sortaient ces paroles : Payez-moi ce que je demande et je vous vendrai mon pays. En vain le maire de Philadelphie, en vain les négocians qui employaient ces charpentiers ont fait tous leurs efforts pour empêcher cette exécution populaire, rien n’a pu changer leur détermination ; en vain le commandant d’une compagnie de dragons, toute dévouée au parti anglais, a-t-il voulu rassembler sa troupe pour s’opposer au mouvement ; dix cavaliers seulement ont obéi à ses ordres ; arrivés au lieu de rassemblement, ils ont voulu le dissiper, mais ils ont été repoussés à coups de pierre, forcés d’abandonner le champ de bataille au peuple qui a brûlé paisiblement l’effigie de John Jay. »

Si grande que soit l’effervescence populaire, à laquelle le ministre anglais se montre fort indifférent, affectant d’assister de ses fenêtres au défilé des cortèges qui crient : « A bas l’Angleterre ! » Adet se fait peu d’illusion sur les décisions définitives de Washington et du gouvernement américain :

« Depuis sa nomination à la présidence écrit-il, le 17 juillet 1795, Washington a observé la Constitution avec une attention scrupuleuse, jamais il ne s’en est écarté et, quelles que soient les plaintes et les murmures du peuple américain, invariable dans son plan de conduite, Washington ratifiera le traité par cela seul qu’il a eu l’approbation de la majorité du Sénat et que la ratification dans ce cas lui paraît un de ses devoirs constitutionnels. Accoutumé, d’ailleurs, à se voir l’idole du peuple américain, il pense que la volonté publique se taira devant la sienne, et il espère, d’ailleurs, que l’influence et les efforts des amis de l’Angleterre contraindront nos amis au silence. Déjà ils s’agitent de toutes parts et Hamilton n’a pas rougi de s’avouer dans la Bourse, dans les cafés de New-York, comme le chevalier du traité et a défié tous ceux qui y étaient de soutenir une discussion avec lui. »

Il faut croire, cependant, que, malgré ses prévisions, Adet conservait quelque espérance de voir Washington se refuser à la ratification de ce traité, jugé si contraire à l’intérêt français. Quand il apprend que c’est un fait accompli, son émotion est extrême, et la philippique qu’il envoie à Paris si violente qu’on la dirait sortie de la plume de Genet.

« Mes conjectures, écrit-il, se sont vérifiées ; le Président vient de signer le déshonneur de sa vieillesse et la honte des États-Unis, il a ratifié le traité de commerce et d’amitié avec la Grande-Bretagne ; Hammond, ministre de l’Angleterre, est parti de New-York pour l’Europe, le 1er fructidor, avec le gage certain de la soumission aveugle de Washington aux volontés suprêmes de Georges III... Les sentimens de servitude qui l’attachaient à l’Angleterre et que l’ambition avait seule comprimés pendant vingt ans se sont déployés avec tout leur ressort ; satisfait d’avoir gouverné en maître un peuple qui le respecte comme son père, qui croit ses destinées attachées aux siennes, Washington veut expier ses torts envers Georges III, en lui rendant à sa mort, comme un troupeau de bêtes de somme, les hommes qu’il avait pris pour ainsi dire à bail. »

Poursuivant contre Washington ce réquisitoire indigné, Adet l’accuse « d’avoir méconnu la gloire qui touche les grands hommes et de l’avoir stupidement échangée contre le faux éclat de la puissance ; » puis, se laissant entraîner aux pires injures il ajoute : « Il est arrivé pour les États-Unis, ce jour où, dépouillé du prestige dont il était environné, Washington n’est plus, pour le petit nombre d’hommes qui pensent, ce héros colossal dont l’Amérique pouvait s’honorer à jamais, mais un misérable que la crédulité superstitieuse avait agrandi comme par un miroir magique ; il n’est plus le sauveur de son pays, mais un ambitieux qui vend un peuple livré par trop de confiance à sa discrétion. Des vérités contenues par la barrière de l’opinion, par la répugnance qu’on avait à blesser un homme qui méritait quelque reconnaissance, à qui on supposait de bonnes intentions, s’échappent comme des torrens... On sait que Washington fut soldat par hasard, mais qu’il n’a jamais été homme d’État ; que jamais une idée qui exigeait quelque effort d’esprit ne s’est présentée à son imagination rétrécie ; qu’il a toujours été obligé, pendant la guerre, depuis qu’il est président et même pour les affaires privées, pour les rapports de société, d’emprunter une plume étrangère, et (qu’il n’a jamais su que copier servilement ce qu’une main officieuse lui avait tracé. On sait que le colonel Humphry à l’armée, Hamilton sous sa présidence, dans son intérieur son neveu d’Andriger lui ont prêté les ressources de leur entendement. On sait enfin que, si Georges a un Pitt, Washington a un Tralton, et que les passions de son ministre, combinées avec les siennes, avec ses affections et ses penchans, ramènent enfin l’Amérique sous le joug de l’Angleterre et produisent un état de choses fatal à ce pays, à la France et peut-être à l’Europe, si quelque combinaison politique ne le fait changer... Vous serez peut-être étonnés que le peuple d’Amérique, à qui l’on prête plus de lumières et de connaissances qu’il n’en a réellement, ait été si longtemps la dupe du fantôme d’un grand homme, mais permettez-moi de vous rappeler que, si Robespierre n’eût pas été un tyran farouche et sanguinaire, son empire sur l’opinion publique n’aurait pas été si facilement renversé, et, cependant, qu’était-il au Comité du salut public ? »

Nul n’ignore la justice que la postérité a rendue à celui qu’Adet, dans un mouvement de déraisonnable colère, qui ne saurait être excusé par l’ardeur d’un patriotisme mal compris, en était venu à qualifier de « fantôme d’un grand homme. » Il n’est pas moins vrai que cette satire, plus digne d’un pamphlétaire que d’un diplomate, reste comme l’écho à peine affaibli d’un temps où les plus vives passions s’agitaient autour des envoyés de la France révolutionnaire. Dans leurs appréciations ceux-ci se rencontraient avec beaucoup d’Américains, et parfois non des moins célèbres. Jefferson, le futur président des États-Unis, ne s’élevait-il pas lui-même, presque à la même heure, en termes véhémens « contre les hommes qui naguère étaient des Salomons dans le Conseil et des Samsons sur le champ de bataille, et qui s’étaient laissé couper les cheveux par la prostituée d’Angleterre ? »

Il fallait, en tous cas, que les luttes politiques eussent, à ce moment, atteint aux États-Unis une rare exaltation, pour que, envoyé en Amérique afin de réagir contre la désastreuse impression produite sur le : gouvernement américain par les actes de son prédécesseur, condamné aussi sévèrement à Paris qu’à Philadelphie, Adet se fût presque immédiatement approprié ces procédés, renchérissant encore sur leur audace et leur véhémence.

A peine pourrait-on invoquer, à sa décharge, — le patriotisme n’excuse point un tel égarement, — l’irritation que lui causa la conclusion du traité, par ses prédécesseurs et lui-même si combattu et tant redouté, qui éloignait les États-Unis de la France pour les rapprocher de l’Angleterre, alors notre pire ennemie. Ce que notre ministre ne voulait point s’avouer, c’est que ce traité, négocié par Jay, accepté par le Sénat, ratifié par Washington, était, en grande partie, la conséquence fatale, et certainement très logique, de la série d’imprudences et de témérités commises, de l’autre côté de l’Océan, par les représentans de la Révolution française. Il y avait là, si l’on peut ainsi parler, l’expiation de la faute si grave qu’ils avaient commise en s’efforçant d’opposer au pouvoir légal du gouvernement des États-Unis, fondé sur la Constitution, le vœu d’une portion du peuple dont ils s’étaient indûment érigés en directeurs et en chefs. Moins de deux ans avaient suffi pour que la prévision consignée dans la dépêche du département des affaires étrangères, du 30 juillet 1793, se fût réalisée. En tenant pour lettre morte les judicieuses instructions qui leur avaient été données, nos ministres avaient, presque sans discontinuer, servi au delà des espérances britanniques « l’intérêt que les Anglais et les torys avaient à rendre nos agens très impopulaires, en donnant à leur mission un faux éclat plus propre à inspirer la jalousie que la confiance. »

Il ne faudrait pas, néanmoins, exagérer la portée de cette faute évidente. Si, assez souvent, Washington marqua, contre des actes qu’il avait le droit et le devoir de blâmer un légitime mécontentement, ces actes ne furent point la cause déterminante de sa politique.

Ce que voulait Washington, c’était maintenir, à l’intérieur le respect de la Constitution, à l’extérieur la neutralité et la sécurité des États-Unis. Par ses origines, son éducation, son passé militaire, ses goûts personnels, il tenait, de toutes ses fibres, à la race anglo-saxonne. Mais au-dessus de tout et de lui-même il mettait le culte de sa patrie. Quelque vives qu’eussent tout d’abord été ses défiances à l’égard de la France, — contre laquelle il avait combattu, non sans ardeur, pendant la guerre de Sept ans, — quel que fût son loyalisme envers le roi d’Angleterre, dont il se proclama longtemps le fidèle sujet, Washington n’avait pas reculé devant une rupture définitive avec la Grande-Bretagne, le jour où il avait vu sa terre natale atteinte dans ses droits, menacée dans ses intérêts, blessée dans son honneur. Ses sentimens avaient alors été ceux de tous ses compatriotes, qu’ils descendissent des puritains qui n’avaient pas hésité à quitter le sol anglais pour s’en aller, au delà de l’Atlantique, pratiquer les théories démocratiques et républicaines, ou qu’ils fussent les arrière-neveux de ces défenseurs des Stuarts qui, dans la Virginie, la Géorgie, les Carolines, étaient venus chercher un lointain refuge pour leur dévouement à la cause aristocratique et royale.

En tous cas, aussitôt qu’il fut certain que, sans une complète rupture et une guerre victorieuse, c’en serait fait, sur la terre américaine, des principes de légalité et de liberté politique que l’Angleterre, lors de la Révolution de 1688, avait mis à la base de son gouvernement, Washington était venu vers la France : il avait accompli cet acte décisif avec une résolution énergique et loyale, malgré les défiances qu’il avait lui-même éprouvées, qui subsistaient chez beaucoup de ses concitoyens, et que Benjamin Franklin, l’hôte futur et tant fêté de Versailles et de Paris, traduisait encore, au temps de Choiseul, par ces désobligeantes paroles : « J’imagine que cette nation intrigante aimerait à se mêler de nos affaires et à souffler le feu entre la Grande-Bretagne et l’Amérique. »

Avec un tel passé, alors qu’il avait consacré sa vie à affermir l’autonomie de son pays, Washington allait-il, dans les graves circonstances que nous venons d’indiquer, livrer son œuvre à tous les hasards d’une guerre qui risquait de la détruire ? Comment n’eût-il pas été dominé par l’absolue préoccupation de consacrer tous les efforts de son patriotisme à empêcher les États-Unis de s’inféoder à aucune puissance étrangère, — pas plus à la France, qui les avait aidés à naître, qu’à la Grande-Bretagne, qui s’était flattée de les empêcher de vivre ?

En un mot, dès l’heure où l’ancien officier de l’armée de Georges III fut devenu le citoyen d’une nation indépendante, il ne pensa plus qu’à celle-ci. Son programme, invariable autant qu’exclusif, fut d’assurer la prospérité, la grandeur, la gloire des Etats-Unis, en écartant d’eux les ambitions et les convoitises de l’Europe. Est-il, pour sa mémoire, un plus beau titre que d’avoir, avec ce ferme et clairvoyant bon sens, imprimé à la politique américaine une aussi féconde direction ?

De même, toutefois, que les ministres anglais avaient qualifié l’ancien défenseur du Canada de traître envers la Grande-Bretagne, les envoyés de la Révolution lancèrent contre le Président des États-Unis cette même accusation d’ingratitude et de trahison à l’égard de la France. Dans les deux cas, l’injustice était égale ; Georges Washington n’avait pas varié. D’un sang-froid inébranlable en ses desseins, sachant s’élever au-dessus des injures, même de celles auxquelles il était le plus sensible, subordonnant toutes choses à la légalité et aux intérêts vitaux de sa patrie, qu’il voulait de plus en plus libre et riche, Washington, une fois qu’il avait eu choisi la voie jugée par lui la meilleure, ne s’en était laissé distraire ni par les assauts des partis, ni par les événemens les plus graves, ni par les menaces de l’extérieur, ni même par son attachement à de chères amitiés ou par l’évocation des plus sympathiques souvenirs.

Après que Washington fut descendu du pouvoir, on vit sous John Adams, Jefferson et leurs successeurs, les événemens justifier ses prévisions. Les luttes qui avaient troublé et attristé les dernières années de son pouvoir, se prolongèrent longtemps encore. Elles s’aggravèrent au point que, le gouvernement du Directoire ayant refusé de recevoir le remplaçant du ministre Monroë à Paris, Adet dut quitter son poste, au moment même où, revenu à une appréciation plus exacte de la situation et à une allure plus prudente, il eût peut-être conjuré la rupture des relations des deux peuples.

Cette crise réclamerait un long récit. Ce que nous avons voulu noter, c’est la direction que, dès l’origine, elle fournit au premier président des États-Unis l’occasion d’imprimer aux affaires de son pays, et qui devint une tradition respectée. Dans l’ensemble comme dans la suite de leur politique, les successeurs de Washington, en effet, ne s’écartèrent pas de la ligne de conduite strictement amé- ricaine qui avait été la sienne. Ils se maintinrent, pour leur plus grand bien, sur le chemin tracé, d’une main sûre, par celui qu’ils avaient eu l’incomparable fortune d’avoir pour chef et pour guide. Toujours plus loin et plus haut, — go ahead, — ils y poursuivirent leur marche raisonnée et rapide, surmontant avec une invariable énergie les obstacles auxquels le cours du temps fait se heurter les peuples et qui sont pour eux, — l’Union américaine n’y échappa point, — de rudes et redoutables épreuves. Aujourd’hui qu’avec le même impartial sang-froid, on peut, survies deux rives de l’Atlantique, juger cette période troublée, qui donc oserait ne pas approuver Washington d’avoir opposé à l’effréné et compromettant prosélytisme des missionnaires de la Révolution française le patriotisme calme et fier du fondateur de l’Union américaine, avant tout préoccupé de l’existence, de l’indépendance, du grand avenir de son pays ?


ALPHONSE BERTRAND.

  1. Annual Report of the American historical Association : Correspondence of French Ministers to the United States, 1791-1797, Washington, Government Printing Office.
  2. En rappelant, dans une dépêche adressée le 24 avril 1906, au Président de la République française « les inappréciables services rendus par la France aux États-Unis dans la période la plus critique de leur histoire, » le Président Roosevelt constatait une fois de plus « que la France tient une place particulière dans le cœur du peuple américain, »
  3. Le plénipotentiaire tout d’abord désigné avait été Oudart ; mais celui-ci n’avant pas accepté, ce fut Pierre-Auguste Adet, ministre de France à Génère, qui le remplaça et reçut ces instructions. Adet arriva à Philadelphie le 13 juin 1795.