Les États-Unis et la vie américaine

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Les États-Unis et la vie américaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 554-585).
LES ÉTATS-UNIS
ET
LA VIE AMÉRICAINE


I

Notre idée des États-Unis s’est élargie et précisée depuis peu. MM. De Rousiers, de Varigny, Max Leclercq, Gaulieur, de Coubertin, nous ont récemment apporté une riche moisson d’observations compréhensives et détaillées, de documens précis et concrets[1]. Nous en avions besoin. Jusqu’ici nous possédions surtout des études de sociologie, des réflexions de politiques et d’économistes, des dissertations profondes à la façon des considérations de Montesquieu sur la grandeur et la décadence des Romains. Nos historiens et nos philosophes s’étaient occupés des grands faits abstraits et permanens d’où sortent les millions de petits faits fugitifs et colorés dont ils ne nous parlaient pas. Quelques promeneurs avaient « noté leurs impressions, » décrit l’Elevated de New-York, les grands hôtels de Chicago, les Pullman-Cars, les deux ou trois Indiens civilisés qui vendent des corbeilles d’osier près des chutes du Niagara. Comme l’Amérique n’est point pittoresque, que le paysage y varie peu, que les costumes n’y sont pas décoratifs, que de New-York à San-Francisco tous les hommes portent des cols et des pantalons, les plus littéraires égayaient la monotonie du vojage par leur belle humeur de touristes en vacances. Leur verve s’allumait à nous faire le portrait du Yankee chiqueur, cracheur, hâbleur, qui, renversé dans son rocking, les mains dans les poches, les talons alignés sur une table, vous questionne en nasillant.

Des voyageurs que j’ai nommés plus haut, M. de Rousiers nous rapporte la collection la plus méthodique et la plus abondante. Il est parti pour l’Amérique dégagé du souci littéraire. Il ne voulait que la voir, tâcher de comprendre comment les hommes s’y groupent et y vivent, comment ils travaillent, comment ils s’amusent, comment ils s’enrichissent, quelle est leur idée du désirable et par quels procédés spéciaux ils s’efforcent de l’atteindre, bref observer le régime et les instincts d’une certaine fourmilière, afin d’en rapporter le tableau. Il a causé avec des ranchmen, des cowboys, des agriculteurs, des colons européens, des business-men, des politiciens, des femmes et des enfans ; il a visité des fermes, des usines, des bureaux d’affaires, des villas, des casinos de bains de mer, et de tant d’expériences il rapporte une collection de spécimens d’où nous voyons se dégager cinq ou six types caractéristiques, cinq ou six systèmes d’idées et de sentimens spéciaux aux principaux modes de groupemens de l’humanité américaine. Des observations multipliées qui peu à peu se classent, se complètent, où l’on voit s’ébaucher des caractères généraux, un exposé circonstancié de ces observations, en cela consiste en effet la meilleure méthode d’enquête et de description. Il n’en est pas d’autre pour découvrir et pour convaincre, car elle seule reproduit la démarche de notre esprit ; elle nous conduit aux idées par les sensations, elle nous montre les grands faits non séparés de la réalité, artificiellement desséchés, mais encore tout entourés de leur pulpe fraîche et périssable. Elle ne nettoie pas le document, elle le laisse tel qu’il était au moment où il a été arraché à la réalité, avec tous ses prolongemens enchevêtrés, mutilés, embourbés dans le terreau natal. Aujourd’hui, pour étudier les espèces sous-marines, il ne nous suffit plus de feuilleter les albums, nous allons regarder les aquariums de Roscoff ; derrière la vitre épaisse, dans la lourdeur de l’eau verdâtre, nous voulons voir tâtonner silencieusement les grands homards ; leurs antennes se déroulent, confondues aux rameaux de leurs algues familières. Faites-vous une lorgnette de votre main de façon à ne point apercevoir les cloisons qui limitent le tableau et vous voilà au fond de la mer, sur ce sable pâle où les empreintes s’effacent vite, dans le demi-jour égal et verdâtre où les choses semblent sans poids, surprenant sur le fait le déroulement des pieuvres, l’épanouissement des mollusques qui fleurissent hors de leurs coquillages. Par des procédés analogues, M. de Rousiers produit une illusion du même genre. Il ne s’est pas contenté de décrire, il a transporté dans son livre quantité de détails de la vie américaine, extraits de journaux, caricatures découpées, affiches copiées en passant. Il n’y a pas touché : autant de morceaux d’Amérique qu’il nous met directement sous les yeux et qui pour nous sont des expériences personnelles. Pour achever l’illusion, il nous donne la vision des dehors au moyen d’une collection de photographies instantanées. Je ne crois pas taire tort à l’écrivain en disant que l’intérêt des photographies vaut l’intérêt du texte. Ce sont des minutes précises et caractéristiques de la vie américaine qu’il nous présente : un coin de rue à Chicago, un bar d’ouvriers qui lunchent, une partie de base-ball sur les pelouses d’un collège, un rassemblement de curieux devant un incendie, un pont de transatlantique à l’heure où les passagers adossés au grand roof, allongés sur leurs chaises longues, enfouis dans leurs couvertures, suivent la course grise des vagues ou bien s’enfoncent dans leur Mark Twain ou leur Howells. Quelle description vaudrait telle photographie d’une rue de Denver ? Rien d’extraordinaire dans cette rue : un descriptif n’eût jamais songé à la décrire. Et pourtant nous la semons singulièrement américaine. C’est le matin, et les piétons projettent une ombre déjà courte sur le sol rugueux. Regardez ces bâtimens de brique qui portent des noms de banques, cette terre d’argile, ces rues rectangulaires, défoncées, éventrées par les tuyaux à gaz, par les lignes de tramways que l’on pose, ce ciel qu’on n’entrevoit qu’à travers un réseau de fils télégraphiques si dense qu’il semble qu’un oiseau n’y passerait pas, ces poutres gigantesques qui supportent leur trame épaisse, ces hommes qui se dirigent en groupes serrés dans le même sens, probablement vers le centre des affaires ; ces policemen immobiles et raides, ces dalles grossières à peine ajustées qui servent de trottoirs. Ce sont là des images peu européennes. — Où sont nos fiacres, nos femmes de ménage, nos ouvriers en blouse, nos balayeurs, nos arroseurs, nos marchands à la criée, nos bonnes d’enfans, nos soldats ? Il n’y a presque rien de tout cela en Amérique. Cette rue de Denver nous parle d’un monde très simple, très neuf, actif et hâtif, d’une civilisation récente et importée, où le barbare côtoie le raffiné. Nous ne possédons pas tous des téléphones, mais nos maisons ne se dressent pas sur le sol brut, sur la terre primitive dont on vient d’arracher l’herbe. Nos administrations sont routinières, mais non vénales, et l’argent des contribuables sert à paver les rues et à les nettoyer. Regardez surtout les figures, ces jeunes hommes à l’allure athlétique, vêtus sans gêne de vestons courts et de wide-awakes, tous lancés vers leurs affaires, les mains dans les poches, foulant l’argile d’un pas actif et géométrique. Ils ne ressemblent pas à nos employés de ministères. A feuilleter ces photographies où tant de gestes, tant de mouvemens fuyans de la physionomie ont été enregistrés, on se forme une idée du type. Peu à peu, derrière les figures, on aperçoit des âmes, — âmes ardentes, optimistes, volontaires, indépendantes, qui ne se sentent point comprimées par des cadres de castes, de traditions et de carrières, et à ne regarder que les images, on pressent toutes les conclusions du texte.


II

Traversons tout de suite le Mississipi : c’est à l’Ouest qu’il faut aller pour rencontrer les élémens primitifs de la société américaine : la population hétérogène d’immigrans européens, réfugiés politiques, mécontens et misérables, cadets de famille en quête de fortune, les déchets, les hors-cadre de notre Europe, les aventuriers qui s’attaquent au pays vierge, en défrichant la forêt, en brûlant la prairie, en creusant les premiers sillons dans cette glèbe toute neuve. C’est à l’Ouest aussi qu’est la matière première qui, travaillée, fait la richesse américaine. Dans la grande usine nationale, c’est là qu’arrivent directement tous les produits du sol que l’on voit élaborer et transformer par des engrenages à mesure qu’ils avancent vers l’Atlantique. — Au commencement, c’est un carré de prairie grand comme dix départemens français, et que le président, après négociations avec les Indiens, déclare ouvert à la colonisation. Au mois de septembre dernier, dans le Montana, tombèrent ainsi les barrières qui entouraient un vaste espace vide. Depuis plusieurs jours, une multitude campait autour de la frontière comme la foule qui, aux jours de représentation gratuite, va s’installer le matin aux portes de l’Opéra. Voilà où il faut aller pour voir la matière informe et grossière qui, façonnée par le milieu, en une génération devient américaine, s’assemble avec une rapidité étrange en société organisée. Un jour, à midi, un coup de canon tonne. C’est le signal ; le territoire est ouvert, et comme une onde accumulée autour d’un vaisseau en a crevé l’enveloppe, le flot humain fait irruption de toutes parts. À cheval, en voiture, à pied, on s’élance, on bouscule son concurrent, on le gagne de vitesse pour mettre le pied sur un bon lot. Le soir on s’installe sous la tente ; le lendemain, les cabanes de bois apparaissent, puis des boutiques en planche, quelques-unes de ces « épiceries » américaines où l’on vend du tabac, des selles de cheval, des haches et du sucre. Au bout de six semaines, les premiers rails coupent la prairie de leurs lignes rigides ; les gares surgissent ; à côté des gares, les elevators où le blé, à portée du chemin de fer, attend les commandes que le télégraphe envoie de l’Est ; autour des elevators, une banque, une église, et tout de suite on allume les hauts réverbères électriques dont la clarté violente, projetée sur vingt baraques en planches et sur les fleurs de la prairie, proclame au loin l’orgueil et l’espoir de la cité naissante.

Ainsi commence un coin d’Amérique ; à présent, que les chemins de fer le favorisent, que plusieurs lignes s’y croisent, que ses moissons soient riches, dans six mois, à la place de nos vingt maisons de bois s’étendra peut-être une petite ville où les fermiers viendront acheter leurs machines agricoles, dans trente ans, une grande cité, un vaste marché de farines comme Saint-Paul et Minneapolis, une puissante ville de viande comme Chicago où les bœufs et les porcs viennent tous les ans tomber par millions sous les couteaux d’Armour. Du pâturage à la grande ville, M. de Rousiers nous fait faire le tour de ce monde ; il nous montre les Scandinaves installés à demeure dans la prairie, fondateurs de familles, les Yankees mobiles et spéculateurs qui se font banquiers et « distributeurs du capital » ou bien créateurs de ranches et de fermes modèles, façonnant à leur image, par leur énergie et leur autorité, la population neuve et incohérente. — Suivons-le en buggy, dans la prairie illimitée, si rase et si plate que l’on y voit au loin le chemin de fer tomber derrière l’horizon comme les mâts d’un navire qui fuit vers le large. Çà et là perdu dans la steppe, sur la platitude de la terre, dans la solitude de sa verte surface, se dresse un grand bâtiment carré, une maison confortable de ranchman ou d’agriculteur. Tout autour, des écuries, des hangars, des bureaux, des usines, où l’on concasse le maïs dont on gave les animaux. Voici le maître ; véritable gentleman, malgré ses mocassins et son grand chapeau de cowboy, souvent ancien élève de Harvard ou de Princeton. A côté de sa jeune femme qui joue du Chopin, il se repose, fume son cigare en se balançant dans son rocking, ou bien de sa vérandah, par le téléphone, achète au loin un wagon de génisses, — spécimen authentique d’une aristocratie locale en formation, d’une classe riche, instruite, intelligente, entreprenante, toujours à la tête des œuvres publiques, féconde en « gouverneurs d’hommes, » en fondateurs de sociétés et qui, servant de modèle aux nouveaux arrivans, leur souffle l’esprit américain.

Plus au nord, dans la vallée du Mississipi, dans le Dakota, dans le Minnesota, les ranches se font rares ; on entre dans le monde des blés, dans une mer infinie d’épis dont les inépuisables moissons nourrissent les multitudes d’Amérique et d’Europe. Glèbe vierge, terre intacte depuis les premiers âges, riche en antiques réserves d’énergie et qui, n’ayant jamais enfanté, se laisse féconder par le travail hâtif et brutal du premier venu, de l’agriculteur improvisé. Peu de grande culture savante. Comme les globes électriques d’un village en bois, elles ne servent guère que de réclames, ces fermes mammouths créées et possédées par des Yankees à la fois cultivateurs et banquiers, par des propriétaires de chemins de fer et des spéculateurs qui lancent un territoire, comme en Europe on lance une ville d’eau, au moyen de prospectus, d’affiches, de journaux, en vantant ses pluies, son rendement, ses débouchés, en prodiguant les gasconnades américaines qui doivent ébaubir, à la façon d’un verbiage de commis-voyageur, le pauvre colon de Norvège ou de Silésie. C’est ce colon, Scandinave, Suisse, Canadien, Allemand du Nord, qui assure la conquête du sol, qui s’installe là où l’Américain ne fait que passer. Sans bourse délier, il a droit à 64 hectares de terre dont il devient propriétaire au bout de cinq ans, au bout de six mois moyennant 1,100 francs, ou s’il fait œuvre utile par des plantations forestières. Aussi facilement qu’il s’est fait propriétaire, il devient agriculteur ; la terre est si riche, les instrumens de culture si perfectionnés, si faciles à se procurer à crédit, que tout de suite un ancien matelot norvégien, un avocat, « un garçon de café, un commis de magasin de Pygmalion, » livrés à eux-mêmes, peuvent chacun, sur son homestead, faire lever une moisson. Seul au milieu du désert, au centre de ce disque de verdure, juché sur sa semeuse, l’homme polisse son attelage, avance sous le vaste ciel pluvieux, égratignant d’un léger sillon la surface de la profonde terre végétale. Une à une, à des intervalles réguliers, les graines y tombent et sont enfouies par la roue plate de l’instrument. Point de fumures, de drainages, de labours pénibles. Voilà bien le travail américain où la perfection de l’outil remplace la science de l’ouvrier et dont est capable le premier venu, puisqu’il n’a qu’à surveiller la marche d’une machine sans s’occuper de chacun des produits qu’elle fabrique, — travail en gros et en grand où l’abondance de la matière est telle qu’il est plus profitable de la jeter au hasard vers les engrenages qui la broient incessamment que de s’attarder à l’épargner. Point de traditions non plus, rien dans ces fermes de l’Ouest qui dise l’attache à la vie locale. Ces immigrés, garçons de café ou cuisiniers malheureux qui, munis d’une charrue brevetée dont ils n’ont qu’à régler le travail, vont chercher fortune dans les prairies de l’Ouest comme autrefois les gold-diggers dans les champs de Californie, comparez-les à nos paysans de Gascogne qui sèment à grands gestes le maïs dans leurs plaines, en chantant à plein gosier, en proférant des cris traditionnels. Il n’y a pas de « fins laboureurs » en Amérique. Les mêmes hommes travaillent la terre au nord-ouest qui travaillent le cuir à Chicago ou le fer à Pittsburg. Dans les fermes, ils manufacturent du blé ; dans les ranches, ils fabriquent de la viande ; ils transforment un certain poids de maïs en un certain poids de chair à boucherie.

Ce monde a pourtant sa noblesse ; un certain souffle héroïque y vibre, on y respire la poésie anglo-saxonne de la Force et de la Volonté humaines. L’homme qui fait le tour de son domaine, à cheval, dans la fraîcheur du matin, aspirant le grand air vierge de la prairie, comptant ses troupeaux de bœufs et de chevaux, ses étalons et ses taureaux modèles, voyant fumer au loin les machines dont les roues broient son maïs, songe au désert qu’il a trouvé il y a vingt ans et à l’œuvre qu’il a fondée. Il sent battre son cœur dans sa poitrine, il est ivre d’action, de courage, de foi dans l’avenir, de volonté de vaincre. De vaincre quoi, sinon la nature ? en la traitant comme une mine profonde dont il s’agit d’exploiter jusqu’au bout tous les filons. Il la méprise, cette nature, elle lui semble petite à côté de sa propre œuvre, non plus vivante, mais inerte, faite pour être façonnée. Qu’il est loin de l’Hindou qui suffoquait prosterné par sa grandeur, du Grec qui vivait en frère avec elle, ami des dieux du ciel et de la terre. L’Américain n’en est ni l’inférieur, ni l’égal ; il en est le maître ; toute sa poésie n’exalte que le travail humain. Chicago est pour lui la Cité des Prairies, New-York, la Ville Impériale ; cependant, le Meschacébé, le vieux père des Eaux, n’est plus que le Gros Boueux[2] et la Mare aux Harengs devient le terme familier qui désigne l’Atlantique. C’est que maisons, bestiaux, fermes, cités, tout a été transporté dans ces plaines, tout leur a été imposé, rien n’est sorti paisiblement du sol. Quand on a regardé ces troupeaux bouffis de graisse, savamment bourrés de grain à l’étable et qui ne songent même plus à paître, ces bestiaux assoupis dans la prairie autour de l’odieux moulin de fer qui sert à élever l’eau, ces constructions rectilignes, ces elevators, ces hangars, ces bâtimens d’exposition qui semblent posés dans les plaines comme des joujoux de bois sur un tapis vert, quand on a vu de près ces fermiers en chapeau rond qui trottent par la prairie dans leurs buggies, ces cowboys querelleurs et joueurs, le cœur se serre de regret pour nos campagnes d’Europe. On rêve à la pente paisible d’un col alpestre dans la calme clarté du soir, au bord des rochers rosés, tandis que tintent si faibles les chères clochettes des troupeaux. On revoit une falaise froide de Bretagne où vaguent deux pauvres moutons, gardés par une fillette en coiffe qui penche la tête vers son tricot. Oh ! notre paysan muet et résigné, celui qu’a peint Millet, fils de la terre ingrate et dont la rigidité et le sérieux font penser à tous les morts, ses ancêtres gaulois qui ont vécu de la même vie que lui, attachés au même point de la planète !

Dans la grande étendue verte que le législateur a découpée en carrés, voyons s’élever les villes. Elles ne naissent pas au hasard ; trois ou quatre millionnaires se sont associés et, en décidant les tracés de chemins de fer, ont arrêté la géographie du territoire. Car le chemin de fer n’est pas, comme chez nous, un réseau d’espèce nouvelle qui vient se superposer à un système de communications établi depuis des siècles. On l’applique sur un pays vide, et c’est aux nœuds principaux du filet que vont s’élever les villes. En Europe, elles ont grandi le long des fleuves, aux points de rencontre des vallées, et le plan de notre fourmilière est l’œuvre de la nature. Ce ne sont pas les dieux de la montagne et de la plaine, mais les « rois de chemins de fer » qui dessinent en Amérique les cadres durables dans lesquels vont se succéder les générations humaines. Regardez l’un de ces tout-puissans, un Vanderbilt ou un Jay Gould qui, de New-York, court vers le Pacifique sur ses propres rails, dans son wagon palais. « Chaque cité l’acclame comme un souverain qui fait le tour de son royaume, les gouverneurs d’États le courtisent et les parlemens lui soumettent des pétitions[3]. » Car il est vraiment maître de son réseau ; point d’assemblée d’actionnaires qui puisse lui faire la loi. Très souvent, il s’est passé d’actionnaires, ou bien il s’est arrangé pour posséder la moitié des actions. Point de législation qui lui dicte des plans : il mène ses lignes où il lui plaît ; il crée le système circulatoire d’un pays, il lance ou arrête à son gré les courans de commerce, et dans ce monde de l’Ouest où toutes les fortunes dépendent de la réussite ou de l’avortement des cités naissantes, c’est de lui que tout le monde dépend.

Voici donc les territoires qui se peuplent et les villes qui se lèvent à sa voix, petites villes qui ne sont jamais des villages, mais de jeunes cités naissantes qui prétendent à se développer tout de suite, à rivaliser au bout d’un demi-siècle avec Saint-Paul ou Chicago. Voyez leur origine : elles ne sont pas l’œuvre d’une population trop dense qui instinctivement se déplace suivant la ligue de moindre résistance. L’Ouest américain ne se peuple pas comme s’est peuplée l’Europe occidentale. Dans le vaste continent que chaque Américain travaille à mettre en valeur comme une carrière, certains points sont des centres d’exploitation : c’est là qu’aboutissent ou qu’aiguillent les wagons chargés de matière brute, c’est de là qu’on les dirige vers les dépôts ou vers les hauts-fourneaux. C’est là que sont les provisions d’outils et de vivres et que campent les ingénieurs et les contremaîtres intéressés au succès de l’entreprise. Les petites villes de l’Ouest sont des magasins flanqués de bureaux, rien de plus. Au cordeau, on a tracé dans la prairie une large voie que l’on ne prend pas la peine de paver. Un hôtel, une banque, un saloon, des chapels, des boutiques alignées le long d’un trottoir de planches, tout de suite, avant les maisons d’habitation, sous une forme rudimentaire d’abord, les principaux organes d’une ville apparaissent. Pour population, un hôtelier allemand, un débitant de bois de construction qui vend des cottages transportables, des portes, des bay-windows, des balcons, des escaliers, toutes les pièces d’une maison, sciées, rabotées à la vapeur, découpées suivant deux ou trois types fixes. À côté, les cinq ou six commerçans qui munissent le colon de charbon, de meubles, d’outils, de voitures, de conserves, de viande, de rocking-chairs, de chemises de flanelle, — tout cela venu de très loin, car ces cultivateurs ne vivent pas des produits de leur terre comme nos paysans, tout cela vendu très cher, avancé à gros intérêts, car ces commerçans sont des spéculateurs comme les prêteurs d’argent, les land-agents, les courtiers qui peuplent la banque et les bureaux. En somme, dans ce coin sauvage de l’Ouest, il n’y a encore que des hommes d’affaires. Point de familles proprement dites. La ville ressemble à ces agglomérations, qui spontanément se forment ça et là dans les champs de diamans de l’Afrique australe. Très souvent, sauf les Chinois et les plus pauvres immigrans, tous les habitans demeurent à l’hôtel[4]. Comme ces Anglais de Middlesborough dont nous parle M. Max Leclercq, ils sont venus de très loin, attirés par les prospectus des chemins de fer, par la réclame des sociétés qui lancent la nouvelle ville, en business-men qui ont flairé une bonne opération, non pas en colons qui viennent s’installer et fonder une famille. « La population d’une cité naissante se renouvelle en quelques semaines[5]. » Son affaire faite, chacun s’en va en entamer une autre à cent lieues de là.

Que sont-ils venus faire ? Presque toujours ils ont spéculé sur les terrains, travaillé à hausser la valeur de la terre. Là est la source de richesse la plus facile à faire jaillir et à capter. À l’origine, il y a un an, dix-huit mois, lorsque le territoire fut ouvert, l’hectare ne valait rien ; tout de suite, en payant un droit insignifiant, chacun pouvait devenir possesseur incontesté d’une vaste bande de terre. Voici qu’un travail d’organisation commençante paraît indiquer la formation d’une grande cité ; là-dessus les têtes s’échauffent ; on dessine le plan de la ville à venir. Dans la prairie rase, à un mille de la dernière baraque, on marque le lieu où s’élèvera le Capitole ; on le désigne comme centre futur de cette ville qui ne compte en ce moment que dix maisons. A New-York où les émigrans débarquent, dans les chambres d’hôtel, dans les gares, on affiche ce plan ; la foi qui l’a dressé se propage, les spéculateurs arrivent, la ville se peuple, et les terrains de monter. A Guthrie, dans l’Oklohama, moins d’un an après l’ouverture du territoire, ils valaient 19 francs le mètre carré, on s’attendait à les voir atteindre 41 francs l’année suivante. Aussitôt que la ville compte cinq ou six mille habitans, à Grand-Forks dans le Dakota, à Fremont dans le Nebraska, à Moorhead dans le Minnesota, le pied front se vend 100 et jusqu’à 200 dollars. — Naturellement, les habitans n’ont qu’une occupation : acheter des terrains pour les revendre ; déplacer leur maison roulante à mesure que se succèdent leurs opérations, aider à l’entreprise commune en lui faisant de la réclame. En chemin de fer, à l’hôtel, on vante la fécondité des terres, la salubrité de l’air, la profondeur et la tranquillité du fleuve, on répète ce que disent les prospectus. Nouvel Éden, pays de Chanaan, crème de la terre, avec une exagération demi-naïve et demi-humoristique, chacun travaille par ces termes de grosse poésie à glorifier le territoire. On tire l’horoscope de la nouvelle ville : fatalement, elle deviendra le centre du monde, capitale du plus riche de ces trente-six États qui doivent régner sur le globe.

Le plus étrange est qu’ils finissent par le croire. Excités par leur espoir enthousiaste, ils deviennent capables d’efforts extraordinaires ; avec un optimisme superbe, avec une audace admirable et folle, ils construisent tout de suite des bâtimens de grande industrie, des hôtels et des clubs dignes d’une capitale. Que leur ville brûle comme Chicago en 1871, ils n’attendront pas la fin de l’incendie pour commencer à la rebâtir. Peu à peu, par une élaboration des sentimens égoïstes, la confiance se change en loi et la loi engendre le dévoûment. Imaginez un commis-voyageur qui, à force de vanter sa marchandise, arriverait à se persuader de sa supériorité. Il jouit de cette supériorité, si bien qu’ayant commencé par la proclamer par intérêt, il finit par sacrifier son intérêt pour l’assurer et la faire reconnaître. Ainsi naît cet étrange patriotisme local des Américains, fait d’abord de réclame et de vantardise méridionale, puis de conviction et d’amour[6]. On commence par un tramway vide et allumer un globe électrique pour attirer l’attention, pour copier les gros traits saillans d’une capitale, à la façon d’un commerçant qui donne à sa petite boutique les allures d’un grand magasin. Voici que la ville a boomé ; les habitans se cotisent pour embellir les parcs, les grands capitalistes, un Pullman, un Pilseney, un Carneggie, la dotent d’une église, d’une université, d’un hôpital. Ils aiment leur cité comme un industriel son usine ; autrefois, parce qu’ils croyaient à son avenir, aujourd’hui, parce qu’ils participent à sa grandeur.

Voyons quelques-unes de ces villes qui ont boomê, celles dont leurs citoyens sont le plus fiers, Chicago, — la Porcopolis, — Reine des Prairies, — Saint-Paul, Minneapolis, Omaha, Kansas-City, Denver. Elles sont les organes spéciaux aux contours précis qui apparaissent peu à peu et auxquels aboutit tout le travail dispersé dans ce monde en formation. Le vaste damier qu’on avait dessiné dans la Prairie d’herbes s’est couvert de maisons de brique : la ville compte 200,000 habitans comme Minneapolis, 1,200,000 comme Chicago. Elle a pourtant gardé son caractère initial ; elle est toujours un entrepôt local où viennent converger les produits de la région, le minerai à Denver, les bestiaux des ranches à Chicago, à Omaha, à Kansas-City, le blé des fermes à Minneapolis et à Saint-Paul. On spécule toujours sur les terrains. Le flot noir et rapide qui se presse le matin dans les rues est plus dense, mais c’est toujours le même peuple, les mêmes figures d’hommes d’affaires, le même élan, dès sept heures, vers les bureaux. La ville a changé en devenant une usine où l’on travaille le blé ou la viande, mais elle est aussi restée un magasin. Usine et magasin, l’essentiel est qu’on y soit commodément pour travailler, que l’on y trouve beaucoup de horse-cars, de téléphones, de télégraphes, de bars, d’hôtels, d’ascenseurs, de gares de chemins de fer, beaucoup d’annonces tendues sur deux fils à travers la largeur des rues. En dépit de ces hôtels géans, de ces maisons de dix étages, et du flamboiement cru de l’électricité, la ville est restée grossièrement pavée, non finie, d’aspect misérable. Qu’importe, pourvu que l’homme puisse se transporter au loin sans perdre de temps, transmettre instantanément ses ordres de vente et d’achat ? Nous sommes ici dans un vaste business-building dont tous les bureaux communiquent, munis de sonneries, de tuyaux acoustiques, de téléphones, d’ascenseurs, de tubes pneumatiques, de buvettes et de restaurans : un tel bâtiment n’est qu’un instrument de travail très perfectionné et très spécial. Le dilettante, le flâneur, le rentier, n’y habitent point, on y étouffe si l’on n’y fait pas d’affaires. Point de villes où le voyageur soit plus isolé que dans ces cités de l’Ouest américain. A New-York, quand il a couru sur l’Elevaled, quand il a battu l’asphalte de Broadway et de Wall-Street, quand il s’est égaré dans les rues numérotées où l’on suffoque sous l’écrasante carcasse du chemin de fer qui recouvre leur longueur, quand il s’est embourbé dans la boue des quais, dans l’inextricable cohue des camions qui déchargent les bateaux, il peut se réfugier dans des clubs et des salons où il trouve une société cosmopolite, des peintres qui ont travaillé à Paris, des lords anglais en quête de dots américaines, des femmes et des jeunes filles qui ont fait le tour d’Europe, des médecins et des avocats qui ont passé par des universités allemandes, des professeurs qui ont visité l’Egypte et l’Italie. Que faire à Saint-Paul ou même à Chicago, sinon se laisser emporter dans les rues par ce peuple d’hommes d’affaires, anciens élèves de l’école primaire, qui, à sept heures et demie du matin, ayant avalé leur thé et leurs rôties, se précipitent muets vers leurs bureaux ? À passer du trottoir dans un bar où l’on vous sert à la fois tous les plats d’un quick-lunch, à sauter du bar dans un horse-car où les hommes s’accrochent, collés à la plate-forme comme des grappes d’abeilles, à quitter le car pour l’ascenseur qui vous dépose dans la chambre numéro 1500 d’un hôtel mammouth où le service est fait automatiquement par des nègres et des machines, on se sent pris dans un engrenage violent : il faut tourner avec lui, travailler avec lui, contribuer pour sa part, comme la dent d’une roue, au rendement total de l’appareil, sinon on s’affole, on est pris de vertige devant le bruissement continu, devant l’indifférence tranquille, la vitesse monotone, les lignes éblouissantes de sa rotation d’acier.

Remercions donc les voyageurs dont les descriptions et les photographies nous permettent de prendre une idée de ces machines en nous épargnant de les visiter. Pour comprendre leur agencement et leur fin, il vaut mieux en regarder les dessins et les plans dressés par un homme compétent que d’aller respirer leur odeur d’huile et s’assourdir entre leurs parois de métal. À quoi sert Chicago, par exemple ? Chicago sert à transformer de la viande vivante en viande de conserve et de boucherie. À Chicago, dit énergiquement M. de Rousiers, quand la viande va, tout va. C’est que la ville se trouve à l’entrée des grands États producteurs de maïs, c’est-à-dire des pays d’élevage et d’engraissement. Elle est la porte par laquelle passent tous leurs produits pour se répartir dans l’Est, dans l’Amérique populeuse et civilisée, pour arriver aux ports d’embarquement qui doivent la diriger sur l’Europe. Reliée au Mississipi par un canal, elle est maîtresse d’une large voie fluviale qui traverse l’Amérique du Nord des grands lacs au golfe du Mexique. Le lac Michigan la fait communiquer avec les grands États du nord-ouest, avec Milwaukee, Duluth, Détroit, le Canada, Montréal, le Saint-Laurent. Elle est le centre d’où s’irradie le réseau serré des chemins de fer américains, les cinquante et une lignes qui appartiennent à trente-deux compagnies différentes. Certainement, ainsi située, elle sera bientôt la capitale américaine des États-Unis dont New-York n’est que le port principal où s’attardent les immigrans d’Europe. En attendant, elle garde son caractère spécial et simple. Elle n’a pas d’industries multiples, fonderies, filatures, tissages. Elle est le centre des chemins de fer et ne fabrique point de locomotives. Comme une ville naissante de l’Ouest, elle ne se suffit pas encore ; elle reste la principale, cliente des grandes industries de l’est. Elle n’est qu’une ville de viande : on peut dire qu’au bout de chaque année le résidu visible, le produit palpable auquel aboutissent l’énergie, la pensée, la vie, brûlées pendant douze mois par ses trois cent mille adultes, c’est telle quantité de viande abattue, emballée et expédiée.

En somme, trois visites suffisent à comprendre Chicago. Regardez d’abord les stock-yards, les vastes parcs à bestiaux qui s’étendent autour des gares. Ils ont tout précédé ; c’est par eux que commencent les villes de viande, comme les villes de blé commencent par les elevators. Allez voir ces étendues de terre nue et boueuse qui s’étalent à perte de vue sous un réseau de fils télégraphiques dont les poteaux géans se dressent et s’enfoncent au loin dans l’espace brumeux, serrés comme les mâts des navires dans un grand port. Là-dedans un entrecroisement de palissades qui découpent les carrés où grouillent les bestiaux, des passerelles qui enjambent pardessus les enclos, tout cela truste, grossier, rudimentaire, fait de planches brutes, de pieux à peine équarris, mais immense à tel point qu’on ne voit rien d’autre sous le grand ciel, à la fois barbare et grandiose comme les docks de Londres. À présent, si votre cœur est solide, entrez dans un packing-house ; longez ces murailles noircies par la fumée, traversez ces voies ferrées, ces chemins défoncés, ces parcs en planches, ces usines accessoires où l’on fabrique les tonneaux et les caisses de fer-blanc, ces bureaux qui entourent les abattoirs. Raidissez-vous contre cette fade odeur de cuisine, d’étable, de tuerie dont les bouffées montent de partout. Prenez garde à ces bœufs que, pêle-mêle, à grands coups de fouet, on pousse dans l’étroit couloir au bout duquel les attend le coup de maillet. Voyez-les plonger dans les piscines bouillantes, brosser, dépecer, écorcher, débiter, cuire, fumer, mettre en boîtes. Voyez ces cours où se confondent dans le désordre les ponts de bois superposés, les poteaux télégraphiques, les échafaudages, les hangars, les structures grossières de bois, les salles où l’on patauge dans une boue sanglante, ces corridors où le long d’une tringle circule la lamentable et grotesque procession des porcs, qui glissent accrochés par la patte à une poulie, tour à tour égorgés, baignés, découpés, raclés, à chaque étape de leur épouvantable voyage. Observez ce peuple d’ouvriers nègres et blancs qui, dans l’acre fumée des cuves, manient les treuils, les haches, les scies circulaires, chacun d’eux d’un bout à l’autre de la journée, accomplissant les trois ou quatre mouvemens uniformes, qu’il a appris en une heure et qui forment toute sa part dans le travail total. Une troisième visite, et vous connaîtrez Chicago : voyez construire le matériel roulant qui va transporter toute cette viande ; allez chez Pullman dont l’usine fabrique un wagon de marchandises tous les quarts d’heure et concluez au caractère énorme et simple de tout ce monde. Énormes, les stock-yards, les packing-houses, les manufactures Pullman, mais simples ces bâtimens élevés à la hâte, ces constructions grossières et commodes, cette industrie brutale, rapide, fruste, féconde en gros profits et qui ne demande ni science théorique à l’ingénieur, ni éducation technique à l’ouvrier. Telle est aussi cette vaste ville qui a poussé en vingt ans comme un champignon monstrueux et de structure rudimentaire surgirait en quelques heures. Hautes maisons carrées, larges rues rectangulaires, banques et hôtels de dix étages dont la façade étale la richesse, population dénuée de spécialistes et d’originaux, tout entière faite de dollar-hunters semblables par l’éducation, le costume et les intérêts, tout cela est grossier et grand comme les deux ou trois industries qui sont la seule raison d’être de cette ville qui a poussé à l’entrée des grandes prairies. Énorme et simple, il faut répéter les deux mots, ce sont ceux qui reviennent le plus souvent à l’esprit en Amérique, devant telle spéculation de Bourse, telle entreprise industrielle, devant tel bâtiment, hôtel, wagon, bateau monstre ou ferry-boat de l’Hudson. Ces deux adjectifs, il me semble qu’on les prononcerait assez volontiers à la vue d’une exposition moderne. Avec son luxe d’appareils mécaniques, son opulence voyante, sa grosse richesse, ses monumens sortis soudain du sol, Chicago ressemble justement à une vieille capitale d’Europe comme une exposition, avec ses lignes géométriques, ses bâtimens en fer, ses galeries spacieuses, ses ornemens de commande, ses affiches, ses casinos et ses restaurans, ressemble à une cathédrale où les siècles ont enchevêtré les piliers, les niches obscures, les grands vaisseaux brumeux, les sombres et rayonnantes chapelles, et dont la beauté confuse dit le travail humble des générations qui ont ciselé ses trèfles délicats et joint les mains de ses chevaliers de pierre. Je sais bien que Chicago prétend à un avenir artistique et que ses millionnaires l’enrichissent de tableaux. Mais depuis quand une exposition n’est-elle plus une exposition parce qu’on y ouvre une section de peinture ?

Au reste, pourquoi comparer ce qui est terminé à ce qui est gros de vie future, le cycle achevé et le développement dont on ne sait que le point de départ ? On ne peut que choisir et que préférer. Heureusement que les Américains regardent l’avenir avec une insolence joyeuse et s’enorgueillissent d’avoir leur vie devant eux ; notre Europe leur parait un vieux monde fini qui va rejoindre l’Orient dans son immobilité chinoise. Heureusement aussi que beaucoup d’entre nous sont ainsi faits qu’ils aiment mieux rêver de l’autrefois que de se préparer pour l’avenir, et qu’il nous est moins cher de découvrir que de revoir ce qui n’est plus.


III

Aux États-Unis, l’homme seul est intéressant, et si l’on visite les territoires neufs et les jeunes cités, ce n’est guère que pour connaître l’ouvrier de cette Amérique commençante. Dans ce monde nouveau, une nouvelle variété humaine est maintenant visible. Quel est son point de départ et sa formation ?


Nous sommes en automne, sur un transatlantique qui vient de se démancher, de laisser à l’est les rudes pointes occidentales de l’Angleterre et de la France. Nous courons maintenant sur les grands fonds, sur cette surface libre de l’astre où les nations n’ont plus de domaines et qui nous parle des grandes périodes de la durée. Mer brumeuse et froide, ciel morne et gris, avec çà et là de petites nuées noires qui sont les seuls êtres distincts dans cette solitude.

L’ennui nous prend, une torpeur qui s’exhale de toute cette grisaille engourdie. Descendons sur le pont des troisièmes, qu’encombre la multitude émigrante. Mêlons-nous à cette foule humaine ; faisons-nous coudoyer par elle, chassons la vision des grandes choses durables qui stupéfient. Population hétérogène d’Irlandais, de Bavarois, de Scandinaves, d’Allemands du Nord, de Suisses, dont beaucoup portent encore au chapeau l’edelweiss, l’étoile blanche des glaciers. Hommes et femmes, pâles de froid, serres les uns contre les autres, ils regardent, les prunelles vagues, la fuite tremblante de toute la Mer ; le soir, dans la rougeur glacée des grandes eaux, ondoient bien des images de choses familières qui sont là-bas au pied des grandes Alpes ou au bord des lacs plombés d’Irlande. Les Italiens jouent aux cartes, se distraient en pressant lentement des accordéons nasillards ; les Allemands du Nord chantent en chœur. Le dimanche, dans le grand déchirement de l’eau pesante, au rythme de ses grands soupirs réguliers, rien n’est saisissant et doux comme les hymnes qu’ils modulent. En général, tout ce monde est tranquille, satisfait ; ils restent assis, parqués en troupeaux serrés, ne se tourmentant pas beaucoup de l’incertain avenir, contens de rêver avec une résignation passive, — quelquefois, lorsque la mer grossit, avec une inquiétude vague d’animaux effarés. — Et pourtant quel événement ! En ce moment chacun d’eux interrompt une lignée humaine qui depuis les temps primitifs se poursuivait sur le vieux continent d’Europe. Chacun d’eux se fait premier ancêtre d’une race nouvelle dont les destinées vont se déployer dans la suite des siècles. Chacun d’eux porte en lui le germe d’un monde futur comme ces vieux Saxons dont parle Carlyle et qui dans leurs barques grossières amenaient les Shakspeare, les Cromwell, les héros et les multitudes obscures de l’Angleterre à venir.

Germes imperceptibles en ce moment. Dans cette population loqueteuse, souffrante, disparate, on voit moins un jeune Monde en puissance que le déchet stérile de l’Europe. On se répète qu’ils affluent aux États-Unis à raison de deux mille par jour et l’on se demande avec inquiétude si, au lieu de se fondre, de s’amalgamer dans le grand pays occidental, cette matière hétérogène, si pleine d’impuretés, ne finira pas de sa masse confuse par en étouffer le vieux levain yankee. Est-ce que l’Amérique anglo-saxonne peut assimiler les huit cent mille émigrans, la multitude misérable et naïve qui lui arrive chaque année de tous les coins de l’Europe ? — Là-dessus on monte sur le pont des premières et l’on regarde un autre public qui ne ressemble guère à un troupeau, où l’individu au contraire semble singulièrement isolé, seul juge de ses actes et de ses caprices. Observons ces touristes qui rentrent de vacances, qui lisent ou fument chacun de son côté, étendus sans gêne dans leurs chaises longues, grands corps osseux, figures tout en traits, maigres et mobiles. À part quelques Yankees qui ne sont guère qu’une variété locale, propre à la nouvelle Angleterre, le type national n’est pas encore très visible en eux. Cependant, à coup sûr, ils ne sont ni Anglais, ni Français, ni Allemands ; les femmes surtout par leur pâleur, leur grâce frêle, leur beauté expressive, annoncent une espèce à part. — Espèce toute récente, car, sauf nos Yankees, tout ce monde n’est américain que depuis une ou deux générations. En quarante ou cinquante ans, le germe actif qui façonne la race a été assez puissant pour altérer les corps. Une génération lui suffit pour modifier les âmes. Tout de suite il travaille sur l’émigrant débarqué, effaçant les marques antiques enfoncées par la caste et la nationalité, donnant une forme à cette foule, l’organisant suivant un type, en vingt ans la faisant américaine.

Deux causes concourent à cette transformation. La première est celle qui partout a pétri les races, je veux dire le milieu naturel, l’action du climat, ici l’abondance d’électricité, l’extrême sécheresse de l’air, les invisibles influences qui après plusieurs générations ont affiné les corps, allongé les crânes, aminci les mains, rapproché l’homme du type indien, celles dont le voyageur sent en trois mois l’étrange excitation et qui au bout de quelques années affinent et tendent le système nerveux, exaltent la sensibilité, augmentent l’intensité de la vie. — Plus puissante est la seconde cause, plus rapide l’action du milieu humain dans lequel tombent nos émigrans. Car les caractéristiques américaines ne tiennent pas encore à une originalité de race : entre un Yankee et un Anglais, la différence n’est pas du même genre qu’entre un Anglais et un Français. La preuve en est justement la rapidité avec laquelle l’émigrant se fait Américain. Pour comprendre l’altération que subit un Suisse de Berne, qui devient citoyen de Chicago, pensez plutôt à un provincial qui se fait Parisien. En dix-huit mois, s’il est jeune, ses allures ont changé ; il s’occupe moins des faits et gestes de son voisin, il se soucie moins de l’opinion publique, il change plus souvent d’idées, non-seulement parce que ses occupations sont plus variées, mais aussi par l’effet d’une adaptation spontanée, d’une suggestion exercée sur lui par la multitude qui l’environne, parce qu’il est entraîné par le mouvement de ce tourbillon humain plus actif et plus rapide. Dans ce nouveau milieu chacun pense davantage et plus vite, les visages sont plus expressifs, la tension de la vie est plus grande ; par une sorte d’induction, des courans de pensée, d’émotion, de volonté, rayonnent de l’un à l’autre. Dans cette atmosphère l’homme est bien vite entraîné, c’est-à-dire que, soustrait aux influences naturelles, soumis à un traitement spécial, certaines facultés s’aiguisent en lui. Entre ce Parisien et un paysan de Bretagne, la différence est du même ordre qu’entre un puissant charretier et un athlète de profession, qui, par un régime savant, par une éducation de tout le corps, a réduit sa graisse, durci sa peau, fortifié certains muscles.

L’année dernière, venant d’Europe et passant quelques jours à New-York, je fus justement frappé par un contraste semblable. Dans ces rues numérotées qui coupent les avenues à angle droit, pas une figure naïve ; rien de facile et de tranquille. L’homme s’est éloigné de la nature ici ; on sent qu’il a coupé les racines délicates et profondes qui l’attachent ailleurs au sol natal. Paysan, homme du peuple, enfant, tout a disparu de ce qui chez nous est humble, c’est-à-dire près de la terre, nourri d’une sève paisible où circulent les élémens mêmes de cette terre. Devant ces petits hommes d’affaires de douze ans qui placent de l’argent et fondent des journaux, on pense aux enfans des nurseries anglaises, aux petits liseurs de Kate-Greenaway, aux fleurs calmes de leurs yeux où transparaît leur âme timide, à leur croissance lente dans le jardin familier, dans l’intimité de la grande chambre toute tapissée d’images de Noël. Devant ces agriculteurs de l’Ouest, devant ces ouvriers dégourdis de Pittsburg et de Philadelphie qui veulent bien accepter trois dollars par jour pour surveiller une machine, « en attendant d’être président de la république », on songe à l’ouvrier anglais méfiant, têtu, silencieux, enfoncé dans sa caste, au paysan du Devonshire, fils balourd de la glèbe pesante, aux traits placides, au patois gauche, à l’articulation malhabile. Les Américains sont encore des Anglais pour le fond, mais des Anglais déniaisés, frottés, plus mobiles et plus rapides. Ils diffèrent de leurs cousins comme les Saxons d’Angleterre diffèrent des Saxons de Frise ou d’Allemagne. Ces Anglais qui nous semblent si entreprenans et si volontaires, à coup sûr les plus entraînés de la race germanique, les plus ardens, les plus spirituels, les plus brillans par leur go et par leur dash, les plus capables de verve et d’élan, ils les traitent de peuple lent et tranquille (easy-going), ils admirent son flegme ; et en effet vous ne rencontrerez pas à Chicago le John Bull, l’animal charnu et rose, le policeman géant et paisible, au cou de taureau, aux yeux bleus à fleur de tête. A Londres, dans le torrent des business-men que les gares de l’Underground lâchent tous les matins dans la Cité, on aperçoit souvent des figures de vieux gentlemen dont les prunelles candides, les joues doucement rosées disent la fraîcheur et la naïveté vierge. Cela est très rare à New-York. L’Américain a vraiment brisé le cordon qui, dans nos grandes villes, relie encore l’homme à la grande matrice de la nature. Pensez à la jeunesse de ce petit Anglais, John Brown ou David Grieve, qui grandit près des humides pelouses et des vieux chênes d’un parc, entouré d’un certain cadre de collines ou bien dans un cottage dont le chaume est fleuri d’iris, dans un de ces villages à qui ses traditions, ses légendes, sa dynastie de recteurs et de squires, comme les angles de ses rues tortueuses font une physionomie facile à reconnaître et à aimer. Un tel enfant se pénètre de tout son milieu. En lui se forment un certain sens et une certaine image de la patrie locale. De ce coin de terre où il est né, il restera toujours le fils. Les vieux contes de Noël, les carillons de cloches le dimanche, les petites cartes enluminées où l’on voit des rouges-gorges qui sautillent dans la neige, au seuil d’une vieille chaumière, tout cela est populaire dans la Cité comme à Melbourne, au cœur comme à l’extrémité de l’Angleterre industrielle et commerçante. Comparez l’Américain qui naquit dans un pays plat, monotone et limité au nord comme au sud par des lignes droites, maintenant cowboy dans un ranche ou valet de ferme, et nourri non des produits du sol, mais de viande glacée, qu’on lui envoie toute découpée de Chicago, logé dans une maison dont les pièces lui arrivent par le chemin de fer, — tout à l’heure mécanicien chez Baldwin ou citoyen d’une de ces petites villes improvisées dont les rectangles découpent çà et là la prairie, prêt à vendre son lot de terre et à porter ailleurs sa maison roulante : en quoi ce nomade est-il le fruit d’un certain terroir ? Quels sucs spéciaux ont nourri son enfance qui feront la saveur originale de toute sa vie ?

Ce n’est là qu’un premier trait. En toutes choses l’Américain est plus indépendant que nous. Il ne s’agit pas ici d’une nuance de caractère ou d’un effet de certaines institutions, je veux dire qu’il est véritablement plus isolé, affranchi non-seulement du sol, mais de la vie collective, qu’il a brisé tout cadre de carrière et de caste. Si l’on continue à comparer les Anglo-Saxons des États-Unis aux Anglo-Saxons d’Angleterre, on trouvera qu’ayant gardé le pluck et le goût d’aventure, ils ont perdu l’attache passionnée à la tradition, c’est-à-dire à l’habitude instinctive qui maintient l’ordre du groupe et le défend contre les influences perturbatrices, — non-seulement à la tradition, mais au préjugé, c’est-à-dire à l’opinion instinctive qui consacre la tradition. Préjugés et traditions, à quoi servent-ils, sinon, en astreignant l’individu à certains jugemens et à certaines coutumes, à le cristalliser suivant certains angles nécessaires pour que le groupe tout entier garde ses grandes arêtes rigides et persiste dans sa forme ? Plus cette forme de l’ensemble est originale, plus précis et durables sont les angles de l’individu. Rien d’étonnant si chez l’Américain qui n’est pas façonné, comprimé, enserré par un certain milieu, ces angles sont moins nombreux et moins visibles. Tout le monde sait que dans ses dehors, dans son attitude et son costume, il a perdu la raideur anglaise, qu’il s’est affranchi de l’étiquette, c’est-à-dire d’une règle traditionnelle et d’origine obscure. Même dans l’Est ses dîners ne sont pas comme en Angleterre des cérémonies solennelles, soumises à certains rites spéciaux. Après le sans-gêne pressé des restaurans de New-York et de Philadelphie, on est tout étonné, quand on s’arrête aux cataractes du Niagara, de retrouver, dans les hôtels où passent les touristes anglais, les nappes étincelantes, les doubles services qui se font face aux deux bouts de la table, les plats mystérieux que l’on découvre avec solennité, les convives silencieux et figés, tout l’appareil religieux et lent d’un repas britannique. On comprend qu’en dépit de leur anglomanie croissante les Américains continuent à trouver les Anglais formal, distant, glacés, intimidans par leur silence, par leur parole traînante et monosyllabique.

Au moral, les différences sont les mêmes. N’étant plus le produit original d’un terrain particulier, l’Américain s’adapte à tous les terrains. On trouve étrange de rencontrer des Anglo-Saxons si souples, si alertes, si capables d’imagination sympathique, si prompts à comprendre l’étranger, si intelligens en un mot, c’est-à-dire, encore une fois û indépendans, affranchis d’une forme d’esprit nationale. Je crois bien que parmi cette multitude d’Américains qui deux ou trois fois dans leur vie passent un an à faire le tour d’Europe, beaucoup reviennent ayant appris et compris. Ils partent pour apprendre, dans un élan de curiosité, non simplement comme les Anglais pour se donner du mouvement, pour couvrir du terrain. Ils s’appliquent à étudier. Telles jeunes filles de Boston, avant de monter sur le steamer, se sont préparées par des lectures allemandes et françaises, partent pour la Hollande avec l’ouvrage de Fromentin pour livre de chevet. Un Français se sent bien plus à l’aise qu’en Angleterre dans la société de Boston et de New-York. Nos livres s’y vendent comme on Autriche et en Russie ; on y connaît la France ; on en parle avec intelligence et curiosité, au contraire des Anglais de génie, de miss Brontë, de Carlyle, de George Eliot, de Mrs Ward, qui nous ont traité avec l’étroitesse que l’on sait. Mêmes remarques quand on regarde l’enseignement, c’est-à-dire les idées reconnues, vérifiées, classées, que l’on professe en Amérique. A Oxford, où l’on fait toujours beaucoup de vers grecs et très peu de prose anglaise, on a obtenu à grand’peine, il y a quelques années, la création d’un cours de littérature nationale que personne ne suit ; les littératures étrangères n’y sont point reconnues. Comparez les programmes de Harvard ou de Princeton, si larges, si compréhensifs, si méthodiques, si peu scolastiques, si propres à faire l’éducation d’un esprit.

Indépendant de la tradition, du préjugé, l’Américain ne diffère pas encore d’un citadin d’Europe, très assoupli et très frotté. Restent d’autres formes de la vie collective dont il s’est débarrassé et dans lesquelles nous sommes encore enrégimentés. Un Européen trouve en naissant des cadres tout faits, dans lesquels il entre et reste toute sa vie. Le plus souvent il naît et reste riche ou pauvre, homme du peuple ou bourgeois ; dans tous les cas vers vingt ans, il choisit une carrière dans laquelle il demeure jusqu’à la vieillesse ; il se fait industriel, commerçant, professeur, médecin, magistrat. Rien de plus grave qu’une semblable décision ; on la prend en conseil de famille, après avoir appelé le parrain et la grand’mère, noté les indices de vocation militaire ou scientifique que l’enfant a montrés par sa prédilection pour les soldats de plomb ou les petits joujoux électriques. — Au contraire, l’Américain débute à la façon du colon, son ancêtre, qui est arrivé n’ayant que ses deux bras et sa volonté de réussir pour capital, prêt en véritable settler à toute besogne, à bâtir sa cabane, à coudre ses vêtemens, à défricher la forêt à coups de hache, à chercher du minerai d’or à coups de pioche. Coups de pioche ou coups de hache, peu importe son début ; l’essentiel est qu’il sache se retourner et profiter des occasions. Journalisme ou épicerie, peu importe à l’Américain son premier métier ; dans ce monde inachevé, un métier mène à tous les autres : chacun n’est qu’une besogne passagère, celle que l’homme juge la plus fructueuse, la plus opportune ; hier l’ensemencement d’un coin de prairie, aujourd’hui l’installation d’une banque parmi les dix maisons qui ébauchent une jeune cité, demain l’impression d’un journal ou le placement des charrues à vapeur. L’important est d’avoir « l’œil ouvert, » de se tenir en alerte, de ne pas se laisser raidir dans une occupation, de savoir trouver des idées correspondantes aux besoins changeans d’un monde qui se développe. Point d’autre condition nécessaire au succès ; point de spécialités fermées où l’on pénètre péniblement, où l’on se cantonne ensuite pour toute la vie à l’abri de la concurrence. Dans un monde de settlers, de colons, l’intelligence et l’activité sont trop précieuses pour s’appliquer à un labeur improductif de préparation. Tout de suite, telles quelles, on les utilise : les machines sont là pour les transformer en telle besogne particulière. En deux jours, un expéditionnaire fait un bon agriculteur ; il n’est pas besoin d’être boucher pour débiter le bœuf préparé à Chicago, que le chemin de fer apporte tout découpé. Même façon d’arriver aux situations commandantes, aux degrés les plus élevés de cette « échelle à laquelle s’accrochent et grimpent infatigablement tous les Américains. » M. Baldwin, le grand fabricant de locomotives, est un ancien orfèvre qui a eu quelques idées commerciales, puis quelques idées industrielles, qui, s’étant découvert des aptitudes mécaniques, sans avoir été jamais destiné au métier d’ingénieur, « placé dès l’âge de quinze ans, en face des problèmes pratiques que soulèvent les affaires, s’est rendu maître du savoir nécessaire au fur et à mesure qu’il en a eu besoin, » justement comme notre émigrant, qui, débarqué hier en quête d’une besogne, se fait settler, apprend en bâtissant ou en creusant le métier d’architecte ou de mineur. Même origine aux autres chefs de grandes industries, aux Carneggie, aux Burnham, aux Parry, aux Williams, aux Westinghouse. Entre eux et notre expéditionnaire qui, tour à tour cultivateur, épicier, banquier, journaliste, ne s’élève pas au-dessus du médiocre, il n’y a de différence que dans la valeur personnelle, dans les facultés d’intelligence, d’attention, de ténacité, d’adaptation. C’est que l’homme ne tient pas ici par mille attaches à des groupes distincts qui lui prêtent leur force, et font partie intégrante de sa personnalité. — Nom, famille, carrière sont en Europe des appendices de la personne ; ils entrent dans l’idée que chacun de nous se fait de son moi ; nous ne nous en sentons pas entièrement distincts : dans la province française quand on pense à un homme, on pense à sa fonction et à sa fortune, comme on pense à sa taille et à son caractère ; la qualité de millionnaire, de préfet, d’entrepositaire des tabacs, de professeur, lui est invinciblement liée ; elle fait vraiment partie du faisceau de qualités qui est lui-même. Qu’il perde sa fortune ou change de fonctions, il lui semble que quelque chose est altéré dans son être intime ; son métier est une caste dans laquelle, au lieu de naître, il est entré à vingt ans et qui fait sa noblesse ou son humilité. Diplomates, conseillers à la cour des comptes, officiers de hussards, anciens polytechniciens, — mines, ponts et tabacs, — officiers d’artillerie et d’infanterie, receveurs d’enregistrement, préposés aux contributions indirectes, universitaires, — normaliens et anciens élèves des facultés, — s’étagent suivant une hiérarchie savante que consultent les parens de toute jeune fille à marier. Même genre de classification pour les carrières indépendantes, industrielles, ou commerciales. Ici encore l’Américain nous apparaît comme isolé ; son moi est bien plus nettement circonscrit, dépouillé des prolongemens qui relient chacun de nous à certains groupes ; ici encore il nous rappelle son ancêtre le settler, qui débarqua avec un millier d’émigrans, tous armés des mêmes chances dans la course au succès.

Cette absence de castes et de hiérarchie apparaît dès l’abord à l’Européen qui débarque. Sauf les Pullman-cars, qui ne sont que des voitures plus commodes où l’on s’installe la nuit, il n’y a qu’une espèce de wagons. Montez-y et regardez ces voyageurs qui chiquent silencieusement, rangés sur des banquettes de velours, ces jaquettes limées, mais correctes, ces vestons à carreaux, ces chapeaux ronds, ces figures creuses et fatiguées de contremaîtres intelligens qui traversent la vie munis d’un forte instruction primaire, qui pour littérature lisent des journaux bien informés, et vous prendrez une idée de cette humanité moyenne qui peuple les États-Unis, de ce fonds d’où sortent les banquiers millionnaires de Chicago et les rois de chemins de fer. Ces ouvriers de Philadelphie, de Pittsburg, de Pullman-City, de Saint-Louis, de Cincinnati, qui gagnent dix, quinze et vingt francs par jour, possèdent une petite maison, meublée de tapis, de lustres, de poêles, de canapés, de glaces, de rocking-chairs, de tous les produits que les machines fabriquent en gros et à bon marché. Ces bars confortables où ils vont s’asseoir sur de hauts tabourets, pour boire du thé et manger de l’agneau rôti, ne diffèrent pas des eating-rooms que fréquentent les hommes d’affaires de New-York ; ils ont un ménage, une vie d’intérieur ; leurs femmes ne sont pas prises par l’usine ; une telle existence précise et développe en chacun l’individu. Car ils ne doivent rien qu’à eux-mêmes, à leurs qualités d’entreprise et de prévoyance ; ils ont traité librement avec une building-society ; ils ont contracté des emprunts ; ils ne sont pas les obligés d’un patron ou d’une association philanthropique. Rien de plus rare en Amérique que le patron bienfaiteur. Pullman lui-même, qui a créé un modèle de cité ouvrière, se détend bien d’avoir fait œuvre charitable, de contribuer pour cinquante cents au bien-être de la population. Point de barrière infranchissable entre l’ouvrier et le patron. Dans ce pays où l’on manque encore de bras pour exploiter la matière première trop abondante, la principale valeur est encore le service humain ; c’est pourquoi les facilités d’emprunt sont telles « qu’avec un peu d’audace et de chance l’ouvrier s’établira à son compte plus aisément que le fils du patron, si celui-ci est moins bien doué. » Avec un tel espoir devant soi, nul ne consent à se reconnaître pour inférieur ; chacun fait contrat pour un certain service qu’il promet de fournir. Rien de plus ; on n’engage pas sa personne ; on ne la soumet pas à l’autorité d’autrui ; un domestique n’est pas un dependent ; moyennant trois cents francs par mois, il entreprend de vous servir à table, de telle heure à telle heure, comme le forgeron s’engage à vous livrer telle pièce d’acier : le jour où il s’ennuiera chez vous, il n’a qu’à partir pour l’Ouest et à choisir les cent soixante acres de terre auxquels il a droit gratuitement. De même une servante travaille à la tâche ; cette tâche fournie, la servante est libre ; vous n’avez pas à la surveiller. Ainsi entendu, son travail reste déplaisant ; elle n’en fait pas son métier ; elle l’accepte faute de mieux, en attendant, comme une besogne désagréable, mais non pas humiliante. Dans la nouvelle Angleterre, des jeunes filles instruites, qui veulent gagner un peu d’argent pour acheter des livres, vont quelquefois servir pendant la saison dans les restaurans des plages. Dans les journaux de New-York, vous verrez souvent qu’un gentleman, qui vient de manquer sa dernière affaire, cherche une place de domestique pour reconstituer le petit capital de cinq cents dollars dont il a besoin pour recommencer. D’autre part, un millionnaire qui a mis des capitaux dans une pharmacie place son fils de treize ans comme commis chez le pharmacien pour lui faire surveiller l’affaire, et M. Max Leclerq nous parle d’un grand industriel du Maine qui, partant de Middlesborough où il vient de lancer une mine, laisse derrière lui ses enfans âgés de onze et de douze ans pour vendre des cigares et des journaux. — En somme, l’échec ou la réussite d’une génération ont peu d’effet sur la suivante. Fils de millionnaires ou d’ouvriers débutent ainsi de même, isolés tous les deux, livrés à leurs propres forces ; leur succès ne dépend que de leur énergie, que de la façon dont chacun profitera de son expérience. Là est le seul élément que consultent ceux qui ont intérêt à connaître ses chances de succès, le banquier qui lui prête de l’argent, la jeune fille qui l’épouse. « Pour prêter sur hypothèque, dit M. de Rousiers, il faut connaître personnellement le propriétaire du domaine : au fond, le vrai gage ce n’est pas la terre, c’est l’homme ; ce qu’on doit apprécier, c’est son énergie et son savoir-faire ; quant au domaine, il ne vaut rien par lui-même, ou plutôt, il vaut seize francs cinquante l’hectare. » De même une jeune fille qui examine les titres d’un prétendant n’a pas à s’enquérir de sa dot qui est nulle, de sa carrière qui ne se déploie pas dans l’avenir suivant une courbe connue, de la fortune ou de l’âge de son père, qui se soucie beaucoup moins de lui laisser un héritage que de se procurer, en lançant toujours de nouvelles affaires, les plus grandes jouissances possibles d’orgueil et d’activité. Parmi ses amis, ses quinze ou vingt men-friends qui lui font visite à son jour et attellent leurs trotteurs pour la promener dans leurs buggies, celui qu’une jeune fille cherche à reconnaître, c’est le plus fort, le plus souple et le plus intelligent, l’homme à l’œil brillant, au geste rapide et sûr, à la décision prompte, qui promettent le succès[7].

Ainsi séparé de tout ce qui ailleurs encadre et soutient l’homme, le liant aux générations précédentes, modelant sa vie d’après la leur, l’obligeant à une certaine œuvre, lui fournissant des sujets d’intérêt et d’orgueil, limité à lui-même, l’Américain n’est plus attaché à un certain point de l’espace ; en changeant de place, il ne brise pas les fibres tendres par lesquelles ailleurs chaque homme plonge dans la vie collective, la manifeste et la continue. On commence par s’étonner de la faculté qui lui permet de vivre également dans la solitude des cañons et de la prairie, et dans un hôtel à mille chambres, au milieu du tourbillon de Chicago. On s’étonne moins quand on a remarqué que, dans Chicago et dans son hôtel, il est aussi seul que dans sa prairie ; il n’est pas localisé ; il n’a jamais songé à s’installer à demeure dans une maison qu’il laissera à ses enfans, où se continuera son souvenir, à faire une base solide à sa vie. Dans l’Ouest, il habite une structure de planches numérotées et démontables qu’on agrandit selon les besoins et souvent que l’on déplace. Qu’elle brûle, ce n’est qu’une perte de tant de dollars ; il faut trois jours pour en bâtir une semblable. « Pour un Américain, dit M. de Rousiers, le home, c’est l’endroit quelconque où il se trouve momentanément, mais où il est le maître, » où il aperçoit l’enceinte qui protège sa personnalité contre tout contact. — Rien de plus agréable en rentrant du bureau que de se balancer en bras de chemise dans son rocking, les pieds sur la cheminée, et de chantonner : Home, sweet home ! c’est-à-dire, en Amérique : « Qu’il est bon de ne pas être chez les autres ! »

Que faire dans cette cloche à plongeur, sous laquelle l’Américain traverse la vie, sinon pousser en soi le développement de l’individu, et dans cette exploitation du continent que la race a entreprise, se hausser jusqu’aux premiers rôles, moins pour accumuler des dollars que pour déployer toute son activité, pour imposer ses idées et sa volonté, pour se donner la sensation de la puissance[8]. Un type idéal règne dont la foule parle avec enthousiasme, dont les jeunes filles rêvent : chacun travaille à s’y conformer, à prouver qu’il possède au degré suprême les facultés d’action qui font ici la valeur de l’homme. On ne connaît guère en Amérique le petit épicier de Coppée, les petits employés de Maupassant, les êtres falots, résignés et mélancoliques, qui broutent jusqu’à la vieillesse au bout d’une longe dans le même pré pelé, et trottinent entre les mêmes brancards ; on refuse de tracer à l’avance le cercle dans lequel on enfermera sa vie, de se tailler sa part une fois pour toutes, comme nos fonctionnaires pour qui l’heure décisive fut celle où à vingt ans ils réussirent une certaine « copie » à l’École normale ou à l’École polytechnique. De même, arrivés à la fortune, ils ne placent pas leurs dollars pour en jouir tranquillement, leurs capitaux qui grandissent ne leur servent qu’à pousser de plus grandes affaires. Tel millionnaire malade de la poitrine, qui passe l’hiver dans la Floride, se renseigne, pour s’occuper, sur les ressources du pays. Le soir, il se balance dans son fauteuil sous la vérandah avec ses compagnons de table d’hôte. Tout en causant, il leur vient une idée ; il y a telle mine abandonnée que l’on pourrait racheter, telle ligne de chemin de fer que l’on pourrait créer. Ils s’associent : six mois après on ouvre la nouvelle voie ou les hauts-fourneaux commencent à flamboyer. Voilà leur façon de se distraire. — À côté de cette tension continuelle de l’intelligence et de la volonté, que notre façon de vivre semble douce et facile ! Quand on s’est promené sur le « cours » d’une petite ville de province, dont les habitans vont jouer aux boules le long du canal, ou bien flânent endimanchés autour du kiosque où la musique militaire rythme une polka de Lecocq, on comprend l’impression de l’Américain de M. James à la vue de nos bourgeois parisiens. On conçoit ce qu’il entend par la lenteur et la médiocrité de nos existences. Dans notre vieille Europe, saturée d’humanité, les vies sont cadastrées comme les territoires. Partout, même dans l’industrie et le commerce, les champs d’activité et de production sont aussi connus, aussi nettement circonscrits que les carrières de houille. Les générations s’y succèdent sans qu’ils s’étendent beaucoup. On sait d’avance ce que chacune va léguer à la suivante. A telle minute donnée, il y a en France tant de places vacantes non-seulement de colonels, d’ingénieurs de l’État, de chefs de bureau, mais aussi de fabricans de locomotives et de pianos. A tout le moins, il y a tant de pianos et de locomotives à fabriquer, la même quantité tous les ans ; aux concurrens à se la répartir. En somme, le nombre des cases est déterminé : un jeune homme arrive à se caser comme on arrive à l’Institut, c’est-à-dire lorsqu’une case devient vacante. Quand il s’y est installé, il sait qu’il ne pourra pas beaucoup l’agrandir, qu’elle est bornée de tous côtés par celles de ses voisins. Il s’en contente, il vit comme a fait son prédécesseur. Au contraire, l’Américain travaille dans une mine que tous les jours on découvre plus riche et plus profonde et dont il faudra des siècles pour entrevoir les limites. Il est ivre d’ardeur et d’enthousiasme, son orgueil et son patriotisme consistent à répéter que la veine qu’il suit est la plus profonde de toutes ; il veut le prouver, creuser toujours plus avant ; dans son incessant effort, il oublie qu’il ne peut pas utiliser tout ce qu’il abat, et le travail d’exploitation, lui apparaissant comme une fin en soi, devient sa vraie fonction. Pour l’accomplir, comme il a fait de ses villes des ateliers et des magasins, il se transforme en machine de précision. Le matin, sa façon d’ingurgiter son déjeuner, de tomber dans ses habits et de s’accrocher au car qui l’emmène à son bureau, fait penser à ces chevaux de pompiers que l’on voit à New-York et qui en sept secondes se trouvent réveillés, harnachés, attelés, conduits et partis au galop. Au bureau, à l’atelier, il fournit le rendement maximum. D’après des statistiques, son entraînement, apprécié par la somme de travail qu’il produit à l’heure, dépasse l’entraînement de l’ouvrier anglais, comme la production moyenne de l’Anglais dépasse celle du Belge et du Français. A tous, l’Américain est supérieur par son attention plus soutenue, par ses mouvemens plus rapides et plus précis, en sorte que le prix de la main-d’œuvre étant beaucoup plus élevé qu’en Europe, dès maintenant, dans certaines branches industrielles, ils produisent à meilleur marché que leurs concurrens d’Europe. Un manufacturier de Philadelphie qui exporte en Angleterre, me racontait comment, fabriquant autrefois dans un de ses ateliers quatorze mètres de conduites d’eau par jour, il avait réussi, sans améliorer ses machines, en augmentant les salaires, à faire produire au même nombre d’ouvriers 24, 28, puis 30 mètres par jour, supprimant toutes les minutes vides, toutes les pertes de temps et d’énergie, atteignant cette extrême limite par des économies accumulées. A l’écouter, je pensais à ces constructeurs de bateau qui peu à peu, en augmentant les surfaces de chaude et les tensions, en affinant les coques au-delà du possible, en gagnant là sur les résistances, là sur les pertes de vapeur, par des ajustemens plus exacts, par un effort perpétuel de leur intelligence, sont arrivés à traverser l’Atlantique en douze, en huit, hier en six, aujourd’hui en cinq jours et quelques heures. Une semblable machine est si parfaite qu’elle ne semble plus pressée ; les bielles s’articulent sans bruit, avec un mouvement souple ; les coups de piston n’ébranlent plus le navire, la coque ne frémit plus que d’une pulsation imperceptible et profonde. — Devant ce silence et cette tranquillité, on ne se rend plus compte de la vitesse. On a déjà noté ce sans-hâte apparent de l’Américain. Son travail est trop régulier pour qu’on le voie souffler et transpirer. Devant un obstacle sur lequel il ne peut rien, il s’arrête de lui-même, il attend ; il sait trop bien régler son énergie pour la gaspiller en efforts vains et saccadés. De même, voyez-le au repos, sur un pont de transatlantique ou dans un de ces sanatorium où les surmenés de New-York, vont se détendre : il ne cherche pas à se distraire ; pendant huit jours il s’isole ; à l’hôtel, pendant un mois, il n’ouvre plus ses lettres ni ses journaux ; il ne parle plus ; il s’allonge dans son fauteuil, il ferme les yeux. C’est qu’une machine ne se repose pas en fonctionnant à vide ; elle fait son travail utile ou demeure immobile.

Plusieurs causes très puissantes rendent probables la prédominance et la durée de ce type que forme l’entraînement. Chaque Américain compte au moins un ancêtre énergique, qui a eu la volonté et la force de s’arracher à son groupe naturel d’Europe pour chercher aventure en Amérique : — c’est l’hérédité. Privé des liens, qui chez nous, attachant l’homme à une famille, à une carrière, à une paroisse, à une province, à une caste, l’enveloppent et le protègent, il sent plus fortement la concurrence, et la concurrence fait le tri entre les faibles et les forts : — c’est la sélection naturelle. Libres de leur choix, et moins nombreuses que les jeunes gens dans l’Ouest, les jeunes filles refusent les moins bien taillés pour la lutte : — voilà qui ressemble fort à ce mode particulier de sélection qui, selon Darwin, a coloré le plumage brillant des oiseaux mâles. Hérédité, sélection naturelle et sélection sexuelle, ce sont là les causes profondes qui concourent à faire les variétés durables, à établir les types ethniques. L’éducation travaille dans le même sens, dégage et fait saillir les linéamens qui s’ébauchent sous l’action des causes naturelles. Cet être à part, solitaire et personnel qu’est l’Américain, apparaît dès l’enfance. De très bonne heure il est détaché de sa mère. Il ne grandit pas dans une atmosphère tiède de tendresse, enveloppé de sollicitude et de vigilance. Dès l’âge de quatorze ans, il est libre, mais ses parens, qui n’ont sur lui presque pas de droits, n’ont envers lui presque pas de devoirs. Ils ne sont pas tenus de l’établir, de lui choisir un métier, de le doter, de l’aider à se marier. Le fils de l’homme riche apprend donc comme l’enfant pauvre à lutter, à se retourner, à guetter l’occasion favorable ; il se forme au contact direct de l’expérience. L’énergie transmise du père qui fonde une fortune au fils qui l’élargit et la consolide, n’aboutit pas au bout de deux générations à l’efflorescence d’un troisième individu qui n’est plus dans la société qu’un organe atrophié, au mieux, un ornement inerte ; la classe pauvre n’est pas la seule à fournir les jeunes hommes actifs, ils sont donc plus nombreux qu’ailleurs[9]. S’ils héritent, ils ont déjà l’amour et l’habitude de l’entreprise et leur nouveau capital ne leur sert que de levier plus puissant. C’est que, dès l’enfance, on ne leur a pas demandé d’être sages et disciplinés ; ils n’ont pas passé « sous la surveillance d’une nourrice, d’une bonne, d’un pion et d’un caporal. » Ils n’ont pas dépensé le meilleur de leur sève à préparer des concours, à mal digérer de la science théorique. De dix-huit à vingt-cinq ans, à l’âge où l’homme est en plein élan d’invention et de volonté, ils n’ont pas fait queue à l’entrée des carrières ; ils n’ont pas été immobilisés dans un régiment. Dès l’abord, ils ont vu les hommes et les choses directement, non par l’intermédiaire des formules. Ils ne peuvent pas s’endormir dans la routine et la sécurité d’une carrière et d’une spécialité. Toutes les circonstances ont tendu et précisé chez l’adolescent le jet de la volonté, accéléré la détente de la décision, multiplié les connaissances positives, assoupli les facultés d’adaptation. A dix-sept ans, il est un homme d’affaires et d’action, préparé pour le travail entrepris par la race, comme à dix-sept ans une éducation très spéciale avait fait un soldat du jeune Spartiate, et du jeune Indien un chasseur.


IV

Voilà quelques-uns des traits les plus visibles de ce type nouveau dont nous n’apercevons encore que l’ébauche changeante. De ces traits quel est le plus caractéristique, celui dont procèdent tous les autres, sinon cette indépendance de l’individu qui s’est séparé dans la nature, isolé dans la société pour former un système fermé, un empire dans un empire, qui s’est détaché de la localité où, en Europe, il vit encore aggloméré en colonies avec ses semblables ? En cela, l’Américain marque l’étape actuelle d’une évolution dont l’origine est dans ces sociétés primitives, sortes de fourmilières comme l’Egypte et les premières cités antiques, où l’homme ressemblait à l’homme et cohérait à son groupe comme la fourmi ressemble à la fourmi et ne peut être isolée sans mourir. Toutes semblables, les générations se succédaient, enfermées dans des castes, se transmettant des rites, des traditions, des fonctions immuables, nécessaires à la permanence des choses collectives, — société, religion, patrie, cité, tribu, famille, — c’est-à-dire des seules personnes véritables, des seules consciences claires, des seuls individus distincts, puisque les élémens indiscernables qui les composaient n’avaient point d’être propre ni d’autre fonction que de venir contribuer un moment à la durée de ces formes idéales. En Amérique, l’homme ne ressemble plus guère à la feuille qui ne vit que par l’arbre et que pour l’arbre. C’est en lui-même qu’il a sa raison d’être, non dans la société ou la cité, qui ne sont pas des formations spontanées, d’origine obscure et lointaine, mais des œuvres récentes de l’association réfléchie. L’instinct et la tradition ne sont plus ses principaux ressorts d’action. Il n’est plus un instrument pour servir « aux fins mystérieuses de la nature. » Il n’est plus naïf et « divin ; » en Amérique il n’y a pas de peuple, au sens profond que Michelet donne au mot. — Quoi de plus étrange aussi que la stérilité de cette race dont la jeunesse, la santé, la richesse, l’optimisme, n’empêcheraient pas la décroissance sans l’afflux incessant des immigrans ? Véritablement la vie personnelle se poursuit là-bas aux dépens de la vie de l’espèce : elle est trop intéressante, trop fertile en excitations et en soucis, en ambitions et en efforts, trop intense et trop instable. Toute leur énergie leur est remontée dans les grands lobes cérébraux, dans les régions de la pensée lucide et de la volonté consciente. Chez la femme surtout, qui, chez nous, est restée une créature d’instinct et de tradition, ouvrière des desseins de l’espèce, servante des préjugés sociaux, l’individu est trop affranchi, l’instruction poussée trop loin, l’indépendance trop complète, l’être physique et moral trop affiné et trop civilisé.

Entre les vieilles ruches d’Orient et ce nouveau monde occidental, nos pays d’Europe tiennent une place moyenne. Quand nous les comparons aux antiques sociétés instinctives, ils ne nous semblent différer que par des nuances de la grande association américaine. Nous aussi nous tendons vers le développement de la conscience personnelle et particulière, vers la stérilité des races, vers la rupture des cadres de familles et déclasses, vers l’instruction générale et moyenne, vers l’instabilité de l’homme par le dépérissement de ses attaches locales. Déjà le besoin de parvenir nous inquiète et nous a tous mis en mouvement. Mais déplacez Ife point de vue, traversez l’Atlantique, et de là-bas vous verrez les groupes d’Europe se rapprocher de ceux d’Orient au point de s’y confondre. Quand un Américain fait son tour d’Europe, il commence par l’Angleterre, qui ressemble assez à son pays pour ne lui donner une impression de contraste qu’à condition qu’il la visite tout de suite, en débarquant. Il continue par la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, l’Egypte et la Syrie. Ce ne sont là pour lui que les provinces d’un même monde, d’un monde antique et oriental dont les caractères s’accentuent à mesure qu’il avance vers l’Est, mais dont le premier port d’Europe est déjà l’entrée. Il ne connaît guère nos petites cités mortes de province, mais lisez ses récits de voyage et vous verrez que les rues de Paris l’enchantent par leur aspect reposé, par l’insouciance et le contentement facile de ses habitans[10]. A la campagne, la petite culture traditionnelle, les instrumens de labour l’intéressent comme des documens historiques, comme telle coutume rurale d’Egypte, comme telle charrue primitive nous rappelle un vers d’Homère ou de Virgile. Il pense aux grands domaines de l’ouest, aux machines agricoles, aux édifices mammouths, aux soixante gares de Chicago, aux bateaux monstres qui remontent la Fall-River, à la jeune industrie qui a lancé sur l’Hudson le pont géant de Brooklyn et qui, près de Pittsburg, incendie la nuit de l’haleine rouge des fonderies, allume les fours à coke, sonde la terre pour en aspirer le gaz, l’enflamme en torchères fumeuses dont les reflets tournoient dans la noirceur mouvante de la rivière Youghiogheny. A côté de ces vastes manufactures où le mouvement aveugle et simple de la machine fabrique à des milliers d’exemplaires tout ce dont l’homme a besoin, ses chaussures et ses maisons, notre mode de production n’a-t-il pas un air asiatique ? Comme l’artisan chinois ou indien, notre ouvrier travaille à bon marché ; comme nous importons des cuivres de Bénarès ou des ivoires du Japon, l’Europe est pour l’Américain le pays d’où l’on fait venir les tableaux, les robes, les gants soignés, c’est-à-dire les produits curieux exécutés à la main, les articles qui veulent l’initiation préalable, l’application, le talent d’un artiste ou la patience d’un ouvrier. Au total, selon lui, l’œuvre de l’homme est mesquine en Europe, et l’homme même est immobile, figé dans une forme héréditaire. Le peuple lui semble une multitude ignorante et confuse et la bourgeoisie ne pouvoir entrer dans la vie que préparée comme pour un sacerdoce par une longue instruction théorique et traditionnelle, qu’après avoir absorbé tout le capital intellectuel, toutes les formules accumulées par la race, comme le jeune brahme dont l’éducation ne finissait qu’à trente-six ans lorsque, véritablement, il savait les Védas et tous les catalogues de syllabes sacrées. Dehors, mœurs, industrie, enseignement, tout annonce à l’Américain qu’il arrive en Orient, dans un pays à castes où les ancêtres sont respectés, les familles fortes, les hautes classes voluptueuses, le bas peuple misérable, l’administration mandarine et paperassière, le cérémonial puissant, l’État omnipotent, l’homme engagé de toutes parts dans son milieu comme dans une gangue, étreint, enrayé dans son développement original par les traditions et les préjugés qui le relient aux générations antérieures auxquelles il doit son rang comme son être.


L’Orient a son charme, auquel l’Américain finit souvent par être assez sensible pour ne pas vouloir retourner à Chicago. Les joies de l’Intelligence y remplacent celles de la Volonté, et elles sont plus délicates et plus profondes. L’homme de l’ouest commence par le dédain pour ces vies limitées et ces sociétés qu’il juge stationnaires ; il finit par l’amour et l’admiration pour ce monde « si riche et si complexe qui n’est pas tout entier l’œuvre des rois de chemins de fer ou des agens de change[11] débrouillards. »

Je voyageais, récemment, du Havre à Paris avec un industriel de l’Ouest dont j’avais fait la connaissance sur le transatlantique. La figure collée à la vitre, avidement, il regardait fuir les fermes normandes, les routes blanches, les pâturages étincelans, réguliers, et comme je lui demandais ce qui le frappait le plus dans ce paysage : Oh the finish of it ! répondit-il. En effet, notre monde est achevé ; pendant une longue succession de siècles l’homme a pu le façonner et s’y adapter, en sorte qu’il y a maintenant une harmonie entre lui et la nature. — Un château qui se mire dans les eaux calmes de la Loire, une chaumière de granit dans les genêts bretons, une ferme de Normandie, ne déparent point l’ample fleuve, la pauvre lande ou la profonde verdure des prés. Nous ne sommes pas posés sur notre terre comme des étrangers et des colons ; nous ne vivons pas dans des maisons de bois ou des villes improvisées. Aux États-Unis, même dans les États de l’Atlantique, les grandes villes finissent misérablement devant le désert : les dernières maisons de brique rouge font face à une solitude inculte que ne traverse d’autre route que la voie ferrée. Du chemin de fer on n’aperçoit que la prairie et la forêt primitives, tantôt intactes, tantôt éventrées, entamées par une usine fumante qu’on a mise là comme un outil meurtrier. Dans la montagne, usines et grands hôtels de touristes se dressent brusquement au milieu du pays sauvage. En dépit des écriteaux poétiques où s’étalent les noms de leurs « sites, » en dépit de leurs Inspiration Points et de leurs Lover’s Walk, les cataractes du Niagara ne servent plus qu’à glorifier certaines pilules et certains savons. Tout cela est laid comme une carrière dans un flanc de montagne que l’on dépèce ; le blanc cru de la- roche taillée à vif et des pierres arrachées blesse les yeux ; là-haut, les sapins, qui s’accrochent à la tranche brune de terre végétale, penchent, jaunis par la poussière, et leurs racines mises à nu pendent lamentablement dans le vide.

Notre civilisation ne nous heurte pas par la brutalité de ces contrastes avec la Nature. Elle en a germé doucement et régulièrement. Nous sommes sortis de cette Nature, nous y tenons encore par notre chair. A nos heures de rêverie, nous souffrons par sympathie devant telle tristesse de la mer ; tel frisson de la forêt sous un petit souffle d’octobre, devant un couchant ensanglanté, passe mystérieusement en nous. Par des fibres aussi obscures nous plongeons dans le passé de notre race. Devant tel vieux village de France nous les sentons qui s’émeuvent, et la lignée d’ancêtres que chacun porte en soi se met sourdement à remuer. Nous ne vivons pas uniquement d’expérience personnelle, enregistrée dans la cervelle lucide. Nous communiquons encore avec « l’Inconscient. » Et c’est peut-être pour cela que l’on trouve toujours dans notre Orient ce que l’Amérique ne produit pas, je veux dire deux ou trois grands poètes, quelques artistes, quelques philosophes supérieurs qui sont la voix de toute une race, — un Ruskin en Angleterre, un Tolstoï en Russie, en France le brahme bienheureux et bien-aimé qui nous disait hier encore des choses ironiques, si profondes et si légères, de la Vie, de l’Amour, et de la Mort.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Paul de Housiers, la Vie américaine. — C. de Varigny, les États-Unis. — Max Leclercq, Choses d’Amérique. — Henri Gaulieur, Études américaines. — De Coubertin, Universités transatlantiques.
  2. The big mudly.
  3. Bryce, The American commonwealth, n, p. 531.
  4. Bryce, II, 697.
  5. Bryce, II, 698.
  6. Sur l’idée de patrie aux États-Unis, voir surtout les études de M. Boutmy dans la Revue bleue. Sur l’idée du bonheur dans l’Ouest (voir Bryce, ch. 113 et spécialement l’admirable citation intitulée Why we should be happy).
  7. Par exemple, moins la malhonnêteté foncière, le type de Bartley dans A Modern Instance, de Howells.
  8. Voyez la belle nouvelle de M. Gaulieur, Pick Jones de Chicago, dans les Études américaines, et le Silas Lapham, de Howells.
  9. Naturellement il y a toujours des oisifs riches, mais ils finissent par se fixer en Europe. D’autre part, les États-Unis ne reçoivent d’Europe que des actifs. Les premiers sont éliminés et les seconds assimilés.
  10. Voyez surtout The American, par H. James.
  11. « It had come back to him that what he had been looking at was a very rich and beautiful world, and that it had not all been made by sharp railroadmen and stock-brokers. » (The American, by H. James.)