Aller au contenu

Les États-Unis pendant la guerre/01

La bibliothèque libre.
Les États-Unis pendant la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 777-801).
II  ►
LES ETATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE

I.
L'ELECTION PRESIDENTIELLE DE 1864.


I

Le 7 septembre, le steamer Scotia, sur lequel je m’étais embarqué pour les États-Unis, arrivait en vue de la côte basse de Long-Island ; mêlé aux autres passagers, je regardais avec attention ces rives pour moi nouvelles. Les collines bleuâtres du New-Jersey se montrèrent bientôt, et nous vîmes se détacher sur le fond sombre et agité de la mer la voile triangulaire du bateau-pilote. Une petite nacelle menée par deux rameurs vint, comme portée par la vague, se ranger auprès du gigantesque vapeur. En un moment, le pilote fut sur le pont ; il communiqua les nouvelles au capitaine, qui monta pour les annoncer sur la légère passerelle qui joint les deux tambours des roues. « Atlanta était prise, — la convention démocratique de Chicago avait choisi pour candidat à la présidence le général Mac-Clellan. » La nouvelle de la grande victoire qui avait couronné la campagne de Sherman en Géorgie fut accueillie par une triple salve de hourrahs : les sécessionistes et les blockade-runners (c’est le nom qu’on donne à ceux qui commercent malgré le blocus avec les ports du sud) n’essayèrent pas de protester contre l’enthousiasme général. À la joie causée par la prise d’Atlanta se mêlèrent bientôt des sentimens plus complexes ; on se mit à discuter les chances de Mac-Clellan. Le choix du général n’étonnait personne, mais la nouvelle n’en fut pas reçue par tous avec une égale faveur. Si pendant les dix jours de la monotone traversée je n’avais entendu que peu de discussions politiques, l’esprit de parti se réveilla comme en sursaut, et avant de quitter le pont de la Scotia je commençai à me sentir en Amérique.

Le spectacle politique auquel je venais assister avait quelque chose de tout nouveau ; il était bien digne d’attirer l’attention. On a vu, en Angleterre et dans d’autres pays constitutionnels, des ministères tomber au milieu d’une guerre : le patriotisme des peuples libres n’est pas toujours si aveugle qu’il ne permette à une opposition loyale de demander la paix quand elle croit une guerre injuste et fatale au pays. Néanmoins, là même où les habitudes de la libre discussion sont le mieux établies, il est difficile et souvent périlleux de lutter contre cet instinct puissant et légitime qui unit l’honneur du citoyen à l’honneur de la nation, contre cet amour naturel de la gloire qui, mêlant toutes les forces et toutes les volontés sous un même signe, fait du drapeau comme le symbole vivant de la patrie. Aussi la plupart du temps le pouvoir exécutif puise-t-il une force nouvelle dans la guerre. Dans les monarchies constitutionnelles d’ailleurs, quelque chose reste debout quand un ministère est renversé : le souverain, l’armée, les administrations publiques. Aux États-Unis, le changement du pouvoir exécutif est une révolution bien plus profonde : le président est suivi dans sa retraite par tous les fonctionnaires qu’il a nommés ; un reflux s’opère dans tous les courans de la vie publique, pareil au reflux irrésistible de la mer, qui se fait sentir dans les moindres interstices des rochers d’une côte comme sur les plus vastes plages. Le changement du pouvoir exécutif tout entier au milieu d’une guerre peut déjà sembler une expérience périlleuse ; l’expérience n’offre-t-elle pas des dangers autrement redoutables lorsque la guerre est une guerre civile ? Les principes sont alors en lutte comme les armées ; l’esprit de discorde entre dans chaque province, chaque ville, chaque bourgade, chaque foyer ; les passions s’exaltent ; les plus vils comme les plus nobles instincts de l’humanité sont surexcités pendant ces époques de trouble et de décomposition ; la trahison se glisse derrière l’héroïsme, la lâcheté derrière le courage, la haine derrière la générosité.

Au début de la guerre, quand le canon fut tiré contre le fort Sumter, l’esprit de parti avait un moment paru abdiquer devant l’esprit de patriotisme ; un souffle d’enthousiasme avait couru sur toute la nation ; on se flatta de pouvoir réduire en quelques mois la rébellion. Les échecs, les lenteurs inévitables de la guerre, les incertitudes du gouvernement permirent à l’ancien parti démocratique j renversé par l’avènement de M. Lincoln, de se reconstituer par degrés, de choisir de nouveaux chefs à la place de ceux qui s’étaient spontanément et loyalement rangés parmi les défenseurs du pouvoir, de chercher de nouveaux points de ralliement et de reformer leurs cadres, qui pendant si longtemps avaient été remplis par la majorité de la nation, La guerre avait paru d’abord porter un coup fatal au parti démocratique du nord, qui depuis cinquante ans s’était montré rallié fidèle et, complaisant de l’oligarchie des maîtres d’esclaves ; mais elle se prolongea si longtemps que le parti reprit courage. Tout le servit comme à souhait : la modération politique de M. Lincoln, qui, arrivé au pouvoir dans les circonstances les plus critiques, fit appel à tous et montra aux démocrates, surtout dans les états frontières, une complaisance bien faite pour inquiéter et irriter ceux qui l’avaient porté à la présidence ; l’attitude et les sentimens politiques de Mac-Clellan, attaché, comme la plupart des anciens élèves de Westpoint, aux traditions du parti démocratique ; l’hostilité, longtemps sourde et bientôt ouverte, entre le jeune général et le pouvoir exécutif, son opposition à la politique d’émancipation, et au recrutement des régimens noirs, les échecs subis en Virginie par les généraux qu’on lui donna comme successeurs dans le commandement de l’armée du Potomac. Depuis la mort de Douglas, qu’on nommait familièrement « le petit géant de l’ouest, » les démocrates n’avaient plus de chef : ils en trouvèrent un dans le général Mac-Clellan. Sa campagne dans la péninsule virginienne n’avait pas été heureuse ; mais il avait remporté à Antietam une victoire qui avait assez relevé son prestige militaire pour que son nom pût encore regagner quelque popularité parmi les masses. On le savait disposé à rétablir l’Union par un compromis politique, et sa réserve un peu énigmatique donnait même à penser à quelques-uns qu’il avait reçu des chefs de la rébellion d’éventuelles promesses.

Les partis ont parfois une singulière clairvoyance : longtemps avant que le général Mac-Clellan se fût jeté dans l’opposition, avant qu’il écrivît de Harrison’s-Landing, sur les bords du James-River, alors qu’il commandait encore l’armée du Potomac, une lettre rendue publique, qui était une censure de la politique émancipatrice et des principes qui animaient le gouvernement dans la conduite de la guerre, les meneurs démocrates avaient jeté les yeux. sur lui pour la prochaine élection présidentielle. Quelques-uns même faisaient injure à son caractère, et, habitués à considérer M. Lincoln comme un intrus dans la Maison-Blanche, ils allaient jusqu’à voir dans le commandant de l’armée du Potomac une sorte de Monck républicain dont la mission était de rétablir ce qu’ils nommaient l’ancienne Union et de faire régner la paix sur le continent. On pourrait presque dire que le parti démocratique trouva un général avant de retrouver des soldats ; bientôt pourtant ses cadres se remplirent de nouveau, les mécontens se rallièrent. Les lenteurs de la guerre, les appels successifs, la conscription, le trouble causé par les émissions continuelles de papier-monnaie, devaient nécessairement semer de nombreux germes d’opposition dans le pays. Néanmoins, pendant comme avant la guerre, les démocrates et les républicains se divisèrent principalement sur la question de l’esclavage. Je ne connais pas de phénomène politique plus étrange que l’attachement, le dévouement aveugle d’un grand parti à une institution dont il ne tire aucun profit direct. Que dans les états où l’esclavage a été aboli, comme il vient de l’être dans le Maryland, les maîtres d’esclaves dépossédés regrettent l’ancien régime, les préjugés de l’éducation et l’amour naturel de l’homme pour une autorité sans contrôle l’expliquent jusqu’à un certain point ; mais on ne comprend pas sans peine par quelle puissance secrète l’esclavage a su entrer comme une sorte de religion dans le cœur de tant de démocrates du nord qui n’ont jamais vécu qu’au milieu d’hommes libres. Chez les Irlandais ignorans et demi-sauvages que l’émigration a jetés sur le continent, la haine pour la race noire s’explique par une jalousie naturelle : l’Irlandais ne verrait rien au-dessous de lui sur l’échelle sociale, si la loi n’avilissait le noir et ne lui ôtait les droits de citoyen. Le parti démocratique, qui trouve dans la population des villes, notamment chez les Irlandais, ses adhérens les plus fidèles et les plus bruyans, flatte les préjugés de la multitude pour s’en faire une arme contre ses adversaires. Il y a cependant, si je ne me trompe, autre chose que l’ambition, autre chose que l’amour du pouvoir dans le sentiment qui attache les meneurs de ce grand parti à l’institution de l’esclavage ; il s’y mêle je ne sais quelle bassesse démagogique qui confond les idées d’indépendance et de servitude, d’égalité et d’oppression. Le démocrate américain offre de la même main à ses adhérens les joies de la liberté, les plaisirs de la tyrannie.

À mesure que l’administration, subissant la pression impérieuse de l’opinion libérale, entra de plus en plus franchement dans les voies de la politique émancipatrice, l’opposition du parti démocrate devint plus ardente, plus impatiente. Avec un peu plus de clairvoyance, les chefs du parti auraient vu qu’ils se trompaient et luttaient contre un courant irrésistible. Le seul avantage de la guerre et de la force est de résoudre rapidement les questions que le temps et la discussion ne peuvent résoudre que lentement. En vain les démocrates, et au début beaucoup de républicains eux-mêmes, ont-ils répété qu’il n’y avait aucune connexion entre la guerre civile et l’esclavage, que la guerre n’avait d’autre objet que le rétablissement de l’Union. Le jour où les hommes d’état du sud prirent les armes contre la constitution des états, ils coupèrent un nœud gordien dont chaque année les entrelacemens devenaient plus serrés. Le bon sens public ne s’y trompa point : ce ne fut pas M. Lincoln qui jeta la nation dans les voies de la politique émancipatrice ; la nation l’y entraîna, l’y précipita en quelque sorte. La proclamation émancipatrice du 1er janvier 1863, qui donna la liberté à tous les esclaves des états rebelles, ne fut point dictée par la fantaisie d’une volonté solitaire ; elle était en harmonie avec les vœux de la nation et avec l’ensemble des actes du pouvoir législatif. On n’a peut-être pas fait assez attention en Europe aux efforts du sénat, du congrès, des législatures, pour effacer les dernières traces de l’esclavage. Je rappellerai ici toutes ces mesures : l’abrogation de toutes les lois relatives aux esclaves fugitifs, — la traite intérieure (ou d’état à état) prohibée, — l’admission du témoignage des noirs dans les cours de justice des États-Unis, — le travail libre organisé sur un grand nombre de plantations, dans la Caroline du sud, la Louisiane, le Mississipi, le Tennessee, l’Arkansas, — l’établissement d’écoles pour les esclaves libérés de la Caroline du sud, de la Louisiane, du Tennessee et de la Virginie occidentale, — l’enrôlement de deux cent mille noirs sous les drapeaux de l’Union, — la défense faite par le congrès au gouvernement fédéral d’employer aucun noir non affranchi, — le nouveau traité avec l’Angleterre pour l’abolition de la traite, — l’abolition de l’esclavage dans le district de Columbia, — l’abolition graduelle, mais rapide, de l’esclavage dans l’état du Missouri, — la nouvelle constitution votée par le Maryland qui émancipe tous les esclaves de cet état, — l’amendement à la constitution qui propose d’abolir l’esclavage dans tous les États-Unis, voté par une majorité des deux tiers dans le sénat et obtenant près des deux tiers des voix dans le congrès. Cette nomenclature n’est-elle pas assez éloquente ? et permet-elle de croire que la politique d’émancipation n’a été imposée au président que par une poignée de fanatiques ?

La question de l’esclavage redevint donc, comme avant la guerre, la champ de bataille des partis : le parti républicain, réuni le premier en convention à Baltimore pour choisir un candidat à la présidence, annonça ouvertement dans son programmé qu’il poursuivait l’abolition de l’esclavage en même temps que le rétablissement de l’Union. La convention de Baltimore, en appuyant la réélection de M. Lincoln et en lui promettant l’appui du parti républicain, se déclara pour un amendement à la constitution qui prohiberait à jamais l’esclavage non-seulement dans tous les territoires, mais encore dans tous les états de la république. Le langage de la plateforme de Baltimore était simple et catégorique : la guerre devait être continuée jusqu’à la soumission complète des rebelles, l’esclavage ne devait point survivre à la guerre. Il n’y eut pas plus d’hésitation à Baltimore pour le choix du candidat à la présidence : M. Lincoln fut nommé unanimement, et aucun autre nom ne fut soumis à la discussion. Ce n’est pas que tous les chefs du parti professassent un vif enthousiasme pour M. Lincoln. Les uns étaient mécontens de ses lenteurs, de ses tergiversations ; les autres lui reprochaient sa complaisance extrême pour des conseillers favoris, son inhabileté à former un ministère dont tous les membres fussent unis par de communes sympathies et par les blêmes principes ; quelques-uns lui faisaient un grief de son ignorance des choses diplomatiques ; d’autres enfin le représentaient tout bas comme un homme politique d’ordre inférieur, privé des qualités et des hautes vues de l’homme d’état, habitué à mettre les questions de personnes avant les questions de principes, essayant toujours de concilier les ennemis du jour au risque de mécontenter les amis de la veille. Toutefois ces critiques n’étaient jamais sorties du huis clos du parti : les républicains les plus frondeurs avaient toujours senti le besoin de fortifier l’autorité morale du président, et leur mécontentement avait plus d’une fois été étouffé par leur patriotisme. La popularité de M. Lincoln n’avait point été exposée à ce travail de dénigrement qui dans les démocraties use les plus grandes renommées : sa figure était restée la même aux yeux de la nation. Les grandes émotions des dernières années l’avaient rendue plus chère au peuple. L’instinct des masses avait peut-être mieux que la sagacité jalouse des hommes politiques pénétré ce caractère un peu étrange, où tant de finesse se mêle à tant de bonhomie, tant de bonté à tant d’ironie, mais où respirent surtout l’honnêteté, le patriotisme et le désintéressement. Une petite fraction cependant du parti républicain avait rompu ouvertement avec M. Lincoln ; elle avait tenu sa convention à Cleveland, et choisi pour candidat le général Fremont. La minorité radicale qui se réunit au mois de mai à Cleveland n’éleva contre l’administration de M. Lincoln que des reproches assez vagues : elle lui reprocha d’avoir paralysé l’enthousiasme soulevé dans le pays par la prise du fort Sumter, d’avoir divisé le nord, d’avoir porté atteinte aux libertés du pays ; elle déclara qu’au point de vue administratif, militaire et financier, la présidence de M. Lincoln n’avait été qu’une série de fautes et d’erreurs. Cependant le général Fremont ne réussit pas à constituer un parti : son état-major était formé d’un ou deux abolitionistes ardens et d’anciens démocrates ; derrière cet état-major, il n’y avait point d’armée. M. Fremont conservait encore un reste d’influence parmi les populations allemandes de l’ouest ; mais la popularité s’était peu à peu retirée de lui, et il essayait en vain de la ressaisir : elle n’avait pu se fixer longtemps sur cette figure sympathique, mais inquiète et toujours changeante. Quand il se vit abandonné, M. Fremont retira sa candidature, et la plupart de ceux qui s’étaient un moment groupés autour de lui se hâtèrent de se ranger parmi les partisans de M. Lincoln.

Les démocrates n’avaient point, comme les républicains, réuni leur convention au printemps ; ils attendaient les événemens, et se tenaient prêts à profiter de toutes les fautes, de toutes les défaites du gouvernement. Enfin ils crurent le moment venu, et ils choisirent en quelque sorte l’heure la plus sombre de l’année, lorsque le général Grant, parti du Potomac avec une magnifique armée, traversa toute la Virginie, livrant presque chaque jour une sanglante bataille, et vit enfin, malgré son indomptable énergie, ses efforts expirer devant les fortifications de Richmond. Le héros de Vicksburg avait rencontré en Virginie des ennemis plus disciplinés, plus redoutables que ceux qu’il avait eu à combattre dans l’ouest. Il avait cru pouvoir accabler ses adversaires par la masse de ses bataillons et se frayer dans le sang un droit chemin sur la capitale qui depuis si longtemps défiait tous les efforts des États-Unis ; mais les batailles avaient seulement décimé son armée, et il avait été contraint de se replier sur les bords du James-River et de commencer devant Petersburg et Richmond la lente guerre des sièges. Le président avait fait un nouvel appel de 500,0,00 hommes, et les rangs devaient être remplis par la conscription, s’ils ne pouvaient l’être par les enrôlemens volontaires. En Géorgie, la position du général Sherman inspirait les plus vives inquiétudes : sans autres communications qu’une ligne de chemin de fer de deux cents lieues de longueur, Sherman s’était aventuré jusque dans le centre de la Géorgie ; il avait engagé une partie où il pouvait tout gagner, mais où il pouvait aussi tout perdre. Les journaux du sud se réjouissaient en le voyant approcher d’Atlanta ; ils prédisaient que son armée serait tout entière faite prisonnière, et ne pourrait plus jamais reprendre la route de Chattanoga. Le doute, l’inquiétude, la défiance, avaient jeté leurs ombres sinistres sur la nation ; la lassitude avait un moment accablé les plus fermes courages.

Pendant ce temps, les démocrates étaient à l’œuvre, et les circonstances conspiraient surtout à faciliter les efforts de ceux qu’on nomme les peace-democrats ou démocrates de la paix par opposition aux war-democrats ou démocrates de la guerre, prêts à maintenir l’Union par les armes, si les compromis politiques ne pouvaient ramener les états rebelles. Les premiers étaient les moins nombreux, et l’opinion publique les avait flétris du nom de copperheads (nom d’un serpent d’Amérique) ; mais ils étaient remuans, actifs, logiques. Ils professaient ouvertement la doctrine des states-rights, c’est-à-dire de la souveraineté des états, doctrine qui, portée à ses dernières limites, aboutit au droit de sécession. Leurs sympathies étaient pour M. Jefferson Davis et pour l’esclavage, et s’ils n’avaient pas ouvertement joint les rebelles, c’est qu’ils conservaient l’espoir de détacher du nord les états frontières, ceux de l’ouest, et jusqu’à la Pensylvanie et New-York ; ils auraient reformé ainsi une confédération nouvelle qui n’eût exclu que les états abolitionistes de la Nouvelle-Angleterre. On ne peut douter que ces projets n’aient été le rêve favori de quelques démocrates ; le Mississipi avait été rendu aux fédéraux par la prise de Vicksburg ; les rebelles ne pouvaient dès lors conserver l’espoir de fonder un gouvernement indépendant que s’ils réussissaient à obtenir l’annexion spontanée et volontaire des vastes états de l’ouest et de la vallée mississipienne à leur confédération. Et si ce nouveau déchirement avait lieu dans le nord, ne pouvait-on détacher, aussi les deux grands états de New-York et de la Pensylvanie, où de tout temps le parti démocratique a eu tant de puissance ? Les copperheads avaient fortement organisé l’opposition dans tous les états frontières où, pendant si longtemps, l’influence des maîtres d’esclaves avait été prépondérante ; ils couvrirent tous ces états et ceux de l’ouest de sociétés secrètes, recrutées parmi tous les mécontens ; le général Price, ancien gouverneur du Missouri, qui avait déjà envahi son état natal en 1862, dans l’espérance de le conquérir à la sécession, revint dans cet état à la tête de vingt mille hommes, et annonça ouvertement qu’il venait faire un dernier effort pour arracher le Missouri aux armées fédérales. Dans le Kentucky le gouverneur Bramlette, dans l’état de New-York le gouverneur Seymour, étaient les meneurs de l’opposition la plus ardente et la moins scrupuleuse. Le Tennessee et la Louisiane n’étaient maintenus dans l’obéissance que par la présence des armées fédérales, et les républicains attendaient en vain le réveil de cet élément unioniste sur lequel ils avaient toujours compté pour rétablir dans ces états l’ordre légal. Toutes ces circonstances avaient rendu au parti démocratique son ancienne confiance. M. Vallandigham, de l’Ohio, condamné naguère, pour complicité avec les rebelles, à la prison perpétuelle, et, par ordre de M. Lincoln, simplement conduit au-delà des lignes fédérales, avait réussi à se rendre au Canada. Revenu aux États-Unis, il y donnait libre cours à son amère éloquence, et soulevait contre celui qui lui avait fait grâce toutes les passions démagogiques. À New-York, les deux frères Wood, qui, après les troubles qui ensanglantèrent cette ville presqu’au lendemain de la bataille de Gettysburg, étaient rentrés un moment dans l’obscurité, reformaient les rangs de leur nombreuse armée démocratique, toujours prête pour le désordre. Tels furent les alliés qui s’imposèrent à ces nombreux démocrates restés fidèles à leur pays et à l’Union, et simplement disposés à user de leur droit constitutionnel pour reconquérir le pouvoir.

La convention du parti démocratique eut lieu à Chicago. Le choix de cette ville était une flatterie pour l’ouest, appelé à jouer un rôle de plus en plus prépondérant dans les élections présidentielles et dans la politique générale de l’Union. Dix-huit mille personnes environ se réunirent dans la belle cité, presque née d’hier et aujourd’hui devenue la capitale de la région des grands lacs du nord de l’Amérique. Le gouverneur Seymour fut nommé président de la convention, et M. Vallandigham fut le rédacteur principal de la plateforme du parti. En dépouillant ce document de sa phraséologie, on peut le résumer en deux propositions : — armistice immédiat, puis convention de tous les états tant du sud que du nord pour régler les conditions de la paix. En proposant un armistice immédiat, le parti démocratique affirmait que la guerre continuée pendant trois ans avait été impuissante et stérile. Cette déclaration, faite en termes peu mesurés, qui étaient comme un défi au courage de la nation, souleva une profonde indignation dans le nord. On n’offense pas impunément ce sentiment délicat qui s’appelle l’honneur chez les individus et le patriotisme dans une nation. La plateforme de Chicago fut regardée comme une insulte au pays et à l’armée ; l’injure fut ressentie d’autant plus vivement que la réunion du parti démocratique fut presque immédiatement suivie d’une succession de brillantes victoires : la fortune se reprit à sourire aux armes fédérales. Coup sur coup, on reçut la nouvelle de la prise d’Atlanta, des combats glorieux livrés par le général Sheridan dans la vallée de la Shenandoah, de la capture des forts qui gardaient la rade de Mobile par l’escadre de Farragut. Le général Grant n’avait encore obtenu aucun succès décisif ; mais ses lignes se resserraient et s’étendaient autour de Petersburg et de Richmond, et les recrues venaient chaque jour grossir son armée. Toutes les âmes s’ouvrirent à la joie, à l’espérance ; l’or redescendit à des cours plus bas par des secousses rapides. Au découragement des mois longs et oppressifs de l’été succéda un retour de confiance, d’entrain, de virile et joyeuse résolution. Ainsi les jours de l’automne aux États-Unis ont souvent une splendeur plus vive que les jours caniculaires ; les horizons semblent plus profonds, et la lumière se colore de reflets plus variés dans les bois, que l’approche de l’hiver couvre d’une magnifique livrée, inconnue dans les climats européens.

Malgré leur petit nombre et leur impopularité, les copperheads, profitant du découragement général, avaient réussi à dicter la plateforme de Chicago ; ils choisirent également dans leurs propres rangs le candidat à la vice-présidence, M. Pendleton. Pour la présidence, le choix était fait d’avance : le parti démocratique n’avait d’autre candidat sérieux à présenter au peuple que le général Mac-Clellan. Peu de jours après la réunion de Chicago, un comité se rendit à New-York pour apporter au général les résolutions de la convention démocratique. Celui-ci fit quelque temps attendre sa réponse. Il avait contre l’administration, surtout contre quelques-uns de ses membres, de profonds griefs : il attribuait l’insuccès de sa première campagne en Virginie à l’hostilité du cabinet, qui l’avait privé au moment décisif des troupes auxiliaires sur lesquelles il avait compté ; il s’était vu enlever le commandement de l’armée du Potomac presque au lendemain de sa victoire d’Antietam. Après la convention de Chicago, un des amis et conseillers du président, M. Blair, le père de M. Montgomery Blair, qui fut jusque dans ces derniers temps le directeur des postes du cabinet de Washington, se rendit malgré son grand âge auprès.du général Mac-Clellan, et essaya de le déterminer à repousser les offres du parti démocratique. Il fit appel à son patriotisme, lui montra les dangers que pouvaient entraîner le triomphe de ce parti et le changement du pouvoir exécutif. Si le général Mac-Clellan avait suivi les conseils de M. Blair, il n’est pas douteux qu’il eût été promptement chargé d’un commandement militaire important ; les ombres qui enveloppaient sa popularité se seraient dissipées, et son désintéressement politique eût été infailliblement récompensé par le peuple américain. Il était sans doute trop tard : les délégués de Chicago attendaient leur réponse. Qu’allait-il pourtant leur dire ? La presse attaquait avec une vive indignation la plateforme de Chicago ; M. Seward, si réservé d’ordinaire, était un moment descendu dans l’arène politique, et, dans un discours prononcé à Auburn, dénonçait les rédacteurs de ce programme comme des traîtres en connivence avec le sud. De son camp de Petersburg, le général Grant écrivait une lettre conçue dans le même sens, et s’attachait à montrer qu’il ne restait plus à frapper qu’un coup pour en finir avec la rébellion.

Accepter sans commentaires la plateforme de Chicago, c’était avouer que la guerre avait été une erreur, et une erreur aussi colossale, aussi féconde en malheurs publics et privés, n’était-elle pas un crime ? Est-ce là pourtant le langage que pouvait tenir un capitaine qui avait souvent conduit les soldats de l’Union au combat et quelquefois à la victoire ? Était-ce à lui de baisser l’épée devant l’ennemi ? Après quelques hésitations, le général accepta la nomination du parti démocratique ; mais il le fit en des termes qui étaient un désaveu indirect de la plateforme du parti. Il prit la fiancée et repoussa la dot. « Je ne pourrais point, dit-il, regarder en face mes braves camarades de l’armée et de la marine qui ont survécu à tant de batailles sanglantes, et leur dire que leurs travaux, que le sacrifice de tant de nos frères ont été vains, que nous avons abandonné l’Union, pour laquelle nos vies ont été si souvent mises en péril. » Ailleurs il disait encore : « L’Union doit être maintenue à tout hasard. » Il se séparait ainsi des peace-democrats et se rendait l’organe fidèle des sentimens des war-democrats. Il savait que ces derniers étaient les plus nombreux, bien que leur influence n’eût pas été prédominante à Chicago. À leurs yeux, la guerre n’avait d’autre objet que le rétablissement de l’Union. Dès que les rebelles se montreraient prêts à traiter sur cette base, les démocrates de la guerre s’empresseraient de leur rendre la pleine et entière garantie de tous les droits constitutionnels, y compris la possession de leurs esclaves. Ils considéraient la proclamation émancipatrice et l’avènement des noirs comme des armes dangereuses et des obstacles au rétablissement de la paix. Ils disaient, comme le général Mac-Clellan : « L’Union est la seule condition de la paix, nous ne demandons pas davantage ; » mais, comme lui, ils subordonnaient tout à la nécessité de rétablir l’Union.

La lettre du général Mac-Clellan mécontenta les peace-democrats, et quelques-uns d’entre eux parlèrent un moment de réunir une nouvelle convention ; mais leur mauvaise humeur fut bientôt dissipée : ils comprirent que le nouveau président ne pourrait jamais se dégager entièrement de ceux qui le porteraient au pouvoir. La plateforme de Chicago demeurait l’expression officielle, si l’on me permet le mot, des opinions du parti : le patriotisme et l’honneur militaire de l’ancien général en chef des armées de l’Union avaient seulement mêlé quelques accens plus fiers au langage de la convention démocratique ; mais, comme le dit fort bien M. Charles Sumner dans un éloquent discours que j’entendis prononcer à Boston, « la rébellion n’est que l’esclavage armé, de façon que se rendre à l’esclavage, c’est se rendre aux rebelles. » La plateforme sacrifie l’Union ; la lettre professe l’amour de l’Union, mais sacrifie l’émancipation, sans laquelle l’Union est désormais impossible. La lettre dit : « L’Union est la seule condition de la paix, nous ne demandons pas davantage. » Si le candidat démocratique ne demande pas davantage, d’autres demandent davantage. Moi, je demande davantage, car, si nous n’obtenons davantage, l’Union reste un vain nom. Je demande davantage au nom de la justice et de l’humanité, et pour que cette épouvantable guerre ait sa justification dans l’histoire. La convention de Baltimore demande davantage, M. Lincoln demande davantage, le peuple américain demande davantage. » Le résultat de l’élection justifie l’assertion de M. Sumner : le peuple américain a choisi entre ceux qui veulent rétablir l’esclavage avec l’Union et ceux qui veulent l’Union sans l’esclavage.


II

On vient de voir dans quelles conditions la lutte électorale était engagée ; je voudrais maintenant essayer de raconter quelques-uns des épisodes de cette lutte pour faire mieux comprendre l’organisation des partis et le jeu des institutions démocratiques aux États-Unis.

J’étais arrivé trop tard pour être témoin de l’une des conventions générales des partis ; mais bientôt j’eus l’occasion d’assister à une convention d’état tenue dans le Massachusetts. Il est impossible d’avoir une idée exacte des institutions politiques des États-Unis, si l’on n’y étudie de près l’organisation des partis, et le système des conventions forme un élément essentiel de cette organisation. Ce système s’applique au gouvernement intérieur des états comme au gouvernement de la confédération, à l’administration des comtés, des districts et des communes comme à celle de l’état. On ne saurait mieux comparer l’organisme des partis américains qu’à celui d’un végétal : les réunions et les comités de la commune représentent la cellule élémentaire ; les conventions d’état, les fibres ; les conventions générales, le tronc. La comparaison est d’autant plus exacte que les comités primaires communaux forment la base de tout l’organisme politique, de même que la cellule est l’origine et la substance de tout l’édifice végétal. Le principe du self-government, apporté d’Angleterre aux États-Unis par les premiers colons, a sans cesse agrandi le cercle de son empire, mais il est toujours resté fixé à son centre primitif, qui est la commune. La vie politique circule incessamment de ce centre à la circonférence et de la circonférence au centre, et entretient sans cesse l’activité de ces grands corps qui se nomment les partis. Jamais cette puissante circulation n’est interrompue, mais elle devient naturellement plus rapide à l’approche des grandes crises politiques. Avant l’élection présidentielle, les membres de chaque parti s’assemblent dans toutes les communes et choisissent des délégués ; ceux-ci se réunissent dans leurs états et désignent des représentans pour la convention générale, qui publie son programme et choisit ses candidats, Alors s’opère comme un mouvement inverse. De nouvelles conventions d’état se réunissent pour ratifier les actes de la convention générale et pour choisir les noms de leurs candidats aux fonctions d’électeurs présidentiels ; à ces noms, la convention d’état ajoute ceux des candidats aux fonctions de l’état qui sont vacantes. Chaque parti forme ainsi ce qu’on nomme un ticket, c’est-à-dire une liste qui comprend les électeurs présidentiels, le gouverneur, les fonctionnaires de l’état et les représentans au congrès dont les sièges sont vacans. Le jour de l’élection présidentielle, chaque citoyen choisit entre les diverses listes et les modifie à son gré. Le mandat d’électeur présidentiel est en fait un mandat impératif, de sorte que le nom de la liste qui triomphe fait connaître le nom du futur président bien avant que les électeurs aient envoyé leur vote cacheté au sénat.

Ces explications étaient nécessaires pour faire comprendre le caractère de la convention d’état à laquelle j’assistai dans le Massachusetts, quand tous les partis avaient déjà choisi leurs candidats à la présidence en convention générale. Des trains spéciaux amenaient à Worcester, dans, la matinée du 14 septembre 1864, 1,625 délégués républicains envoyés par les communes du Massachusetts. La ville manufacturière de Worcester, placée au cœur de l’état, doit à sa position centrale d’être toujours choisie comme le lieu de réunion des partis, de préférence à Boston. Les délégués, comme je l’ai expliqué, avaient été élus par leurs coreligionnaires politiques dans des assemblées primaires, et apportaient tous des lettres de créance des comités communaux. Arrivés à Worcester, ils se dirigèrent vers un grand bâtiment nommé Mechanic’s-Hall, spécialement affecté aux meetings populaires. La salle principale est très vaste et pourrait sans difficulté contenir trois mille personnes. Une estrade s’élève au fond pour le bureau et pour les orateurs. Elle était remplie par les délégués. Les auditeurs entraient librement et prenaient place dans une large galerie qui court sur trois côtés de la salle. Un bureau provisoire fut constitué, et, sur la proposition d’un délégué, on nomma un premier comité, composé d’autant de membres qu’il y a de districts électoraux dans l’état, pour organiser d’une manière définitive le bureau de la convention. Un second comité fut chargé d’examiner les lettres de créance. Ces comités se réunirent dans des bureaux au fond de la salle et firent promptement leur rapport. On porta un membre du congrès à la présidence, et l’assemblée accepta une liste de vice-présidens et de secrétaires. Après s’être donné un bureau permanent, la convention fit choix de candidats pour les magistratures politiques de l’état du Massachusetts, c’est-à-dire pour les fonctions de gouverneur, de lieutenant-gouverneur, de secrétaire d’état, de trésorier d’état, d’auditeur (auditor) et d’attomey-general. Autrefois le gouverneur du Massachusetts, assisté de son conseil, choisissait lui-même les magistrats qui devaient le seconder. Les démocrates parvinrent, il y a quelques années, à lui enlever cette prérogative ; mais ce parti du moins n’a jamais réussi à livrer le choix des juges de tribunaux au suffrage populaire, comme dans les états de New-York, de Pensylvanie et dans les états de l’ouest. les nominations aux fonctions de l’état se firent sans discussion. Le choix seulement de l’attorney-general demeura longtemps indécis, et on fut obligé de recourir à un scrutin régulier.

Après les officiers ministériels de l’état, la convention nomma deux électeurs présidentiels, dits at large. Ce mot demande une explication. Le président des États-Unis, on le sait, n’est point l’élu du suffrage direct et universel. Les électeurs au second degré, choisis par le peuple dans ses comices, ne représentent pas seulement la masse des citoyens, ils représentent aussi le principe fédéral. En conséquence, le corps électoral est calqué exactement sur le congrès, où chaque état envoie invariablement deux sénateurs et un nombre plus ou moins grand de représentans, suivant le chiffre de la population. Aux représentans correspondent des électeurs nommés dans les mêmes districts, aux sénateurs des électeurs at large, c’est-à-dire élus par l’état tout entier. Outre les voix auxquelles lui donne droit le chiffre de sa population, chaque état jette ainsi dans la balance électorale deux voix supplémentaires qui représentent en quelque sorte le principe abstrait de son individualité.

La convention d’état de Worcester n’avait point à choisir les électeurs de districts, qui sont nommés dans les districts électoraux ; elle choisit seulement les deux électeurs sénatoriaux. L’un d’eux, qui fut nommé au milieu d’enthousiastes acclamations, était M. Edward Everett, ancien ministre des États-Unis en Angleterre et candidat à la vice-présidence aux élections de 1860. Attaché toute sa vie aux principes conservateurs de l’ancien parti whig, M. Everett se lia temporairement à la fraction du parti démocratique qui voulait porter M. Bell au fauteuil présidentiel, dans l’espérance d’empêcher le triomphe de cette démocratie exaltée et sans scrupules qui avait choisi pour candidats Breckenridge et Douglas. Le parti dit Bell-Everett ne survécut pas à la campagne présidentielle de 1860. La guerre civile suivit de près la nomination de M. Lincoln, et M. Bell s’attacha temporairement à la fortune du sud ; M. Everett au contraire resta fidèle à cette Union dont il avait si souvent et dans un si magnifique langage célébré les glorieux fondateurs. Il y eut comme un rajeunissement chez ce vieillard. L’astuce et la violence des partis l’avaient quelque temps entraîné et comme plié en des sens divers ; mais en face de la guerre civile il se redressa, et son noble patriotisme trouva des accens que l’éloquence politique a rarement surpassés.

Un comité rédigea et soumit à l’approbation de l’assemblée ce qu’on appelle les résolutions ; c’est le nom qu’on donne dans tous les meetings à l’exposé des sentimens de ceux qui en font partie sur les questions qu’on y traite. Les résolutions de la convention de Worcester, très longuement motivées, se résumaient en ces termes : continuation énergique de la guerre, abolition de l’esclavage, réélection de M. Lincoln, nul armistice sur d’autres bases que la soumission des rebelles à l’autorité fédérale. Elles furent appuyées par plusieurs discours qui captivèrent assez peu mon attention. Une seule figure reste dans mes souvenirs, celle du ministre qui récita, suivant l’usage, une prière au moment où la convention fut ouverte. Jeune encore, avec de longs cheveux flottans et une barbe fine comme on représente celle du Christ, je le vois immobile et les yeux baissés ; j’entends sa voix grave et traînante résonner dans l’immense salle au milieu de l’universel silence. Son éloquence avait quelque chose à la fois de doux et de farouche : il appelait la merci céleste sur son peuple, puni pour avoir opprimé une race malheureuse ; mais il offrait à Dieu, s’il les exigeait, de nouveaux holocaustes avec un empressement où il y avait plus de fierté que de résignation. Avec son front sans rides et pourtant soucieux, ce visage prophétique d’où la force avait exclu la grâce m’apparut comme une image vivante de la Nouvelle-Angleterre du temps passé, pieuse, austère, laborieuse, qui dans ses chaumières de bois se préparait à ses hautes destinées. N’avais-je point devant moi les descendans directs de ces émigrans qui sur le nouveau continent apportèrent les premiers la liberté avec la foi ? Je ne connaissais pas un seul des seize cents délégués, venus de tous les points du Massachusetts. Aux simples habits, aux lourdes chaussures, aux mains hâlées, je reconnaissais partout autour de moi les artisans, les fermiers, les pêcheurs de la côte. Tous paraissaient parfaitement familiers avec les usages parlementaires ; ils se levaient, parlaient sans embarras, sans emphase. Je n’ai jamais vu régner un ordre plus parfait dans une assemblée aussi nombreuse. Chacun apportait dans la convention générale de l’état des habitudes depuis longtemps contractées dans les réunions des communes, des villes, des districts électoraux.

Rentrés dans leurs communes, les délégués à la convention générale convoquent leurs partisans, et leur rendent compte de leur mission dans des réunions qui portent le nom bizarre de caucus. J’assistai, quelque temps après la convention de Worcester, au caucus républicain d’une petite ville du Massachusetts, La réunion avait lieu le soir dans la maison commune. Je m’y rendis à la lueur d’une faible aurore boréale. L’arche surbaissée d’où partaient des rayons mobiles qui parfois montaient jusqu’au zénith jetait une lumière pâle et troublée sur les petites collines couvertes de cèdres nains, sur les blanches maisons, sur les murs de pierres amoncelées qui forment toutes les clôtures dans le Massachusetts. Le caucus n’était ni nombreux ni animé. On s’occupa des préparatifs d’un meeting populaire où se réuniraient tous les partisans de M. Lincoln, et l’on nomma ensuite des candidats aux fonctions de conseiller municipal. On désigna un candidat par district scolaire (school-district). La commune n’avait pas moins de huit écoles pour une population de huit mille habitans, répandus, il est vrai, sur une grande superficie de terrain. L’école est dans toute la Nouvelle-Angleterre l’agglomération élémentaire qui sert de base et d’appui à la commune. Elle est ainsi le berceau des institutions civiles, et l’éducation primaire est la source de l’éducation politique ?

Pendant que les républicains avaient leur caucus dans une chambre de la maison commune, les démocrates étaient réunis en comité dans une autre salle. Jamais l’entrée de l’édifice municipal n’est refusée à une réunion de citoyens pour un motif politique. Tous les partis ont besoin de la liberté : triomphans, ils ne songent pas à priver leurs adversaires des droits qu’ils ont invoqués hors du pouvoir. Quelques jours avant que la convention républicaine se réunît à Worcester dans la belle salle de Mechanic’s-Hall, les démocrates de l’état y avaient tenu leur convention générale. À Boston, un Français nommé Faneuil légua, longtemps avant la guerre de l’indépendance, à la municipalité de la ville une somme d’argent considérable avec laquelle fut bâti Faneuil-Hall, qu’on a souvent appelé le berceau de la liberté américaine. Là se firent entendre les premières voix qui protestèrent contre les actes tyranniques du gouvernement anglais ; de là, les premiers abolitionistes purent parler au peuple américain, quand leur voix était partout ailleurs étouffée. Pendant la période de la campagne présidentielle, il se passait à peine une soirée sans que Faneuil-Hall ouvrît ses portes, tantôt aux républicains, tantôt aux démocrates. À la faveur des libertés illimitées dont ils jouissent, les partis politiques peuvent se donner aux États-Unis une très puissante organisation : les assemblées primaires, les conventions de district, les conventions d’état, les conventions générales, forment une sorte d’organisme soutenu et réglé par l’esprit de parti, comme le système solaire est gouverné par la gravitation. L’esprit de parti, au lieu de se montrer destructeur comme dans les pays où il n’est point réglé, devient au contraire une garantie de conservation. On conçoit en effet qu’il ne soit point facile de changer ni de créer en un jour ces organismes politiques qui embrassent depuis la moindre commune jusqu’à l’ensemble de la confédération ; ce n’est point chose aisée que de former ni de remplir des cadres aussi étendus. Le parti démocratique, qui a occupé le pouvoir depuis Jefferson jusqu’à l’avènement de M. Lincoln, conserve encore aujourd’hui une large part de la puissance qu’il avait acquise pendant cette longue période. Le parti républicain actuel n’est pas né en 1860, il n’est que la transformation dernière de l’ancien parti whig, qui, à travers beaucoup de vicissitudes, n’a jamais entièrement perdu de vue deux objets : la consolidation du pouvoir exécutif et la limitation, sinon l’abolition de l’esclavage. Les traditions politiques ne pourraient se transmettre de génération en génération dans une démocratie sans ces grands gouvernemens d’opinion qui règnent dans le pacifique domaine des idées.

Dans les pays où le corps électoral est peu nombreux et où il existe des classes privilégiées, la communauté des intérêts impose en quelque sorte d’elle-même l’unité, la logique à l’action politique ; mais aux États-Unis, où le suffrage est universel, où la division des classes est à peine marquée, où règne l’égalité la plus parfaite en même temps que la plus complète liberté, le corps électoral, s’il n’était guidé par les traditions des partis, deviendrait je ne sais quelle poussière sans consistance, emportée au gré des courans les plus capricieux. Dans une telle société, on n’aperçoit rien, en dehors de l’action morale des partis, toujours vigilans et toujours actifs, qui puisse servir de défense ou contre l’anarchie ou contre le despotisme. Il est singulier d’ailleurs de voir combien l’esprit de parti perd de son aigreur et de sa vivacité quand il trouve chaque jour une occasion de se manifester, quand il se mêle à toutes les relations de la vie publique, quand il n’a pas besoin d’attendre, pour faire preuve de son ardeur, des occasions rares et solennelles. L’élection présidentielle, qui se renouvelle tous les quatre ans, agite, il est vrai, le pays jusque dans ses profondeurs ; mais cette émotion ne s’exprime pas autrement que les émotions ordinaires et locales, qui n’ont pour théâtre que l’état, la ville et la commune. Personne ne s’en effraie ; on n’y voit rien que de naturel, et les règles de ces grands duels des partis sont toutes tracées d’avance.

Si l’organisation des partis aux États-Unis doit être considérée comme une nécessité politique et comme une garantie d’ordre et de stabilité, elle a pourtant aussi quelques inconvéniens. On peut lui reprocher par exemple d’avoir faussé les élections présidentielles en livrant le choix du premier magistrat de la république, non pas, comme le voulait la constitution, à un corps électoral indépendant, mais à une convention qui impose ses arrêts aux électeurs présidentiels. On peut lui reprocher encore d’avoir grandi outre mesure l’importance de ces hommes qu’on nomme ici les politicians, et qui sont les meneurs actifs des partis. Le politicien n’a rien de commun avec l’homme d’état proprement dit ; ce qui fut est nécessaire, ce n’est ni une profonde instruction, ni un caractère élevé, ni même une grande éloquence : c’est l’art de comprendre et de diriger les hommes, la connaissance approfondie des vices et des qualités du cœur humain, avec un goût naturel pour l’action, pour l’intrigue, pour le patronage. Le nom de politicien dans la bouche de beaucoup d’Américains est devenu presque une injure ; mais on ne voit pas comment les partis pourraient se dispenser de ces instrumens quotidiens : on n’a jamais vu d’armée sans état-major. Je ne fus pas sans m’apercevoir, à la convention de Worcester, que la besogne de la réunion était en quelque sorte préparée d’avance ; les listes des comités, les résolutions, les noms des candidats, tout cela n’était pas et ne pouvait pas être tout à fait improvisé. Cependant les meneurs ne peuvent rien faire sans consulter ni connaître les sentimens populaires ; ils sont comme des girouettes politiques qui marquent sans cesse la direction des grands courans de l’opinion. Le véritable homme d’état peut toujours parler directement au pays au-dessus de la tête des politiciens, bien sûr que, s’il se fait écouter et suivre par la nation, il n’a rien à craindre des parasites, qui ne vivent que par la popularité.

Quand le travail des partis est terminé, quand les listes électorales sont complètes, il reste encore une autre tâche à remplir : c’est alors qu’on commence à se disputer la faveur populaire, qu’on cherche à émouvoir l’opinion publique par les mille voix de la presse, de la tribune, même de la chaire. Les orateurs populaires, les députés au congrès, les sénateurs, les gouverneurs, commencent le canvass, c’est-à-dire la croisade électorale. Ils vont de ville en ville, prêchant le peuple, comparant les programmes, discutant les titres des candidats rivaux. Les meetings se succèdent de jour en jour : le plus imposant auquel j’aie assisté est celui de Faneuil-Hall à Boston, le 28 septembre. Les républicains, qui s’étaient donné rendez-vous dans les clubs des divers arrondissemens, traversèrent la ville à la lueur des torches, avec des bannières et des transparens où se lisaient leurs devises favorites. Quand j’arrivai dans la grande salle, trois mille personnes environ y avaient trouvé place, et aux abords de Faneuil-Hall on avait élevé deux estrades en bois pour les orateurs chargés de haranguer ceux qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur. De la plate-forme, où j’étais mêlé aux membres du bureau et aux orateurs de la soirée, la salle réapparaissait comme une mer de têtes mouvantes. Tous les assistans étaient debout, serrés les uns contre les autres, et quelquefois des courans irrésistibles balançaient en sens divers cette masse animée, comme le vent incline les épis. Pendant quatre heures, les orateurs gardèrent la foule attentive. L’un d’eux, venu du Maryland, porta au comble l’enthousiasme de l’auditoire en évoquant le souvenir des soldats du Massachusetts tués au commencement de la guerre dans les rues de Baltimore, qu’ils traversaient pour aller protéger Washington. « Je viens, s’écria-t-il, vous apporter le prix de ce sang ; c’est la nouvelle constitution du Maryland qui abolit l’esclavage. « Il y avait chez ce jeune orateur, qui courait d’un bout à l’autre de la plate-forme et gesticulait avec violence, une faconde, une verve toute méridionale, qui étonnaient et charmaient les habitans de Boston, habitués à une éloquence moins démonstrative. M. Charles Sumner prononça le discours principal de la soirée ; sa voix grave et retentissante dominait tous les bruits de cette grande foule. Pendant qu’il développait avec une inflexible logique les deux programmes du parti démocratique et du parti républicain, j’observais attentivement les hommes de couleur mêlés à l’auditoire. Leurs yeux, brillans comme la porcelaine, suivaient les moindres mouvemens de celui qui depuis si longtemps s’était constitué leur défenseur, et sur ces humbles visages je pouvais lire des sentimens plus purs, plus vrais que ceux où les popularités vulgaires croient bien souvent trouver leur consécration.

À quelque temps de là, je revenais d’une excursion dans les Montagnes-Blanches et m’arrêtai dans la ville de Springfield, située dans le Massachusetts, sur les bords du Connecticut. Pendant quelques jours, la géologie et la botanique m’auraient fait oublier complétement l’élection présidentielle, si de temps à autre je n’avais aperçu quelque drapeau électoral flottant sur un village perdu dans les pittoresques vallées du New-Hamsphire et du Vermont. À peine arrivé à Springfield, j’entendis de ma chambre un grand bruit de musique, et, mettant la tête à la fenêtre, je vis apparaître un long cortège précédé de torches. Je m’informai de l’objet de cette manifestation : on m’apprit qu’un des clubs démocratiques de la ville allait tenir un meeting sur la colline où sont les bâtimens de l’arsenal des États-Unis. Je suivis le cortège, qui défila dans la rue principale. De nombreux spectateurs étaient rangés sur les larges trottoirs de briques. J’entendais, en passant devant les groupes, quelques remarques ironiques : « il y a donc encore des démocrates, je les croyais tous morts ; leur procession ressemble à un enterrement. » Rien de plus : pas de cris, pas d’injures, pas de voies de fait. Le cortège se détourna bientôt et monta sur la colline par une large avenue bordée d’ormes magnifiques. Des deux côtés de l’avenue ; j’apercevais de coquettes villas à demi cachées par des arbres et entourées de jardins ; je longeai bientôt la grille massive qui enceint les vastes terrains où s’élèvent les beaux bâtimens de l’arsenal. Entourés de vastes pelouses, on les prendrait plutôt la nuit pour des palais, car on n’aperçoit nulle part ces débris, ces matériaux épars qui s’accumulent d’ordinaire autour des usines. Enfin la foule s’arrête au sommet de la colline, un président improvisé s’élève, je ne sais comment, au-dessus de la multitude ; le meeting commence, et d’abord on procède aux affaires. On nomme des délégués pour une réunion du parti, on choisit un comité pour s’occuper des préparatifs d’un meeting en masse (mass-meeting) des démocrates de Springfield. Une petite fille, à peine âgée de huit ans, est hissée à côté du président, et chante d’une voix aiguë une chanson en l’honneur du général Mac-Clellan. Je me rappelle encore le refrain :

We hâve an other Washington,
Let us vote for little Mac[1].


Un orateur commence ensuite un discours. Ce qu’il y a de plus saillant dans sa longue improvisation, c’est une laborieuse comparaison entre le serpent dit copperhead et un autre serpent dit black snake, qui naturellement représente les black republicans et les abolitionistes. Toute allusion faite aux malheureux noirs est saisie avec transport par l’ignorant et brutal auditoire, composé principalement d’ouvriers irlandais. L’orateur ne dit point negro, il dit nigger, et jamais ne prononce ce terme méprisant sans un air de farouche provocation. Je songeai malgré moi aux scènes affreuses dont New-York était naguère le théâtre, à ces noirs poursuivis dans les rues, égorgés, brûlés, à cet asile des orphelins de couleur saccagé et incendié. La lune était souriante et répandait une clarté enchanteresse sur la foule pressée que j’avais devant moi, sur ces femmes au doux visage mêlées aux ouvriers, sur les ormes qui penchaient leurs branches élégantes. Cette foule paraissait, hormis les momens où elle poussait ses rauques hourrahs, si paisible, si disciplinée, que par instans je ne pouvais plus rien comprendre à ce qui se passait devant moi. Quel abîme que le cœur de l’homme ! Pourquoi tant de haine sous ce ciel clément, parmi tous ces dons de la nature, tous ces triomphes de l’activité et de l’intelligence humaine ? Je regardais d’un côté les murailles de cet arsenal où une armée de deux cent mille hommes trouverait à s’équiper du jour au lendemain, de l’autre cette foule que le seul nom de nègre semblait rendre ivre et furieuse. La foule me fit comprendre l’arsenal. Une nation peut-elle être en paix avec elle-même quand elle n’est pas en paix avec l’humanité ?

Dans les grandes villes comme New-York, Philadelphie, Boston, les processions dans les rues ne servent pas seulement à frapper l’imagination des masses ; beaucoup d’électeurs indécis comparent les armées rivales et se rangent du côté des plus nombreux bataillons. Aussi les comités directeurs ne reculent-ils pas devant de très fortes dépenses pour donner le plus d’éclat possible à ces manifestations. J’étais à Philadelphie lors de la grande procession des démocrates ; elle eut lieu peu de jours avant l’élection, le 29 octobre au soir. La ville de Philadelphie est divisée en vingt-six wards ou arrondissemens. Chaque ward était représenté par une troupe nombreuse de cavaliers, par des porteurs de bannières et de transparens, par un char que traînaient plusieurs chevaux, enfin par une troupe nombreuse de piétons, rangés en ordre comme des soldats. Tous avaient autour de. leur chapeau de larges bandes de papier blanc sur lequel était inscrit le numéro de leur arrondissement. La plupart portaient des torches ou de longs bâtons à l’extrémité desquels étaient suspendues des lampes. Les cavaliers étaient parés de ceintures, d’écharpes, de guirlandes, faites avec du papier de couleur découpé. Les chars étaient pavoises de nombreux drapeaux ; sur l’une de ces énormes voitures, traînée par six chevaux, se tenaient des jeunes filles représentant les divers états de l’Union. Parmi les robes et les draperies blanches, on reconnaissait les états rebelles à de longs voiles noirs et à des robes de deuil. Sur un autre char, on avait mis un petit canon, et de temps à autre le bruit d’une forte détonation se mêlait aux cris et aux hourrahs de la foule. Les pétards partaient de tous côtés, les fusées montaient au-dessus des toits, et retombaient lentement en étoiles de toute couleur. Parfois des feux de Bengale allumés sur l’un des chars remplissaient tout à coup la rue de leur douce lueur, et les longues files mouvantes des cavaliers, les torches, les chars, les drapeaux, s’enveloppaient d’un nuage rouge ou violet. À toutes les fenêtres se pressaient des femmes qui agitaient leurs mouchoirs et qui répondaient par leurs cris aux hourrahs du cortège. Les transparens attiraient surtout l’attention des spectateurs ; illuminés à l’intérieur par une lampe, ils présentaient sur leurs quatre faces des devises, des portraits, des caricatures, et les porteurs les retournaient sans cesse pour en montrer tous les côtés. Ici l’on voyait la longue et maigre silhouette de M. Lincoln avec une grosse négresse à chaque bras ; ailleurs le président, avec un sac de voyage à la main, descendait précipitamment l’escalier de la Maison-Blanche. Je vis sur un autre ces mots : « abolitionisme, le cancer de la nation, » et entre ces deux lignes s’étalait un gigantesque cancer avec ses veines rouges et ses noueuses racines.

L’ordre le plus parfait régnait dans ce long cortège, qui ne devait pas être formé par moins de cinq mille hommes ; j’appris pourtant le lendemain matin que les démocrates avaient pris une attitude menaçante en face d’un club républicain. Ils avaient lancé des briques sur deux immenses transparens fixés aux fenêtres de ce club, et représentant l’un M. Lincoln, l’autre le candidat à la vice-présidence, M. Andrew Johnson. Beaucoup de glaces avaient été brisées dans les beaux magasins environnans, et une brique avait tué un malheureux Irlandais, âgé d’une soixantaine d’années, qui probablement était du même parti que son meurtrier involontaire.

Je vis encore une autre procession démocratique à Boston la veille même de l’élection présidentielle. Il pleuvait fort ; les cavaliers, les transparens mouillés, les drapeaux, étaient enveloppés d’une brume épaisse ; les torches, demi-éteintes et fumeuses, n’éclairaient que faiblement le cortège. Les démocrates portaient en terre l’effigie de M. Lincoln ; mais cette plaisanterie sinistre était par plus d’un témoin retournée contre eux. Ils célébraient en effet les funérailles de leur parti, et cette nuit sombre entendit leurs derniers cris d’espérance et de triomphe. Le lendemain (8 novembre), Boston était si tranquille qu’on aurait pu se croire au dimanche. Je me dirigeai vers l’un des bâtimens où venait de s’ouvrir le scrutin. À la porte, on m’offrit de toutes parts la liste démocratique ; les distributeurs me faisaient en même temps mille recommandations : « voici la seule, la vraie, la bonne liste ; gardez-vous de la liste rouge, c’est la mauvaise. » Au haut de l’escalier, un distributeur silencieux me remit cette liste rouge : je reconnus la liste républicaine. Chaque électeur, en entrant, donnait son nom aux scrutateurs : on cherchait le nom sur une liste ; quand il s’y trouvait, le vote était accepté. Je vis arriver un des avocats les plus éminens de Boston précédé d’un nègre et suivi d’un autre. Les hommes de couleur jouissent dans le Massachusetts des droits de citoyen, et pour être électeurs ils n’ont qu’à payer, comme tout le monde, le poll-tax, taxe électorale qui ne s’élève qu’à 2 dollars pour le terme de deux ans.

Pendant les jours qui précédaient l’élection, il n’était bruit que de conspirations, de désordres qui devaient éclater à New-York et dans quelques grandes villes de l’ouest. Des sécessionistes, venus secrètement du Canada, avaient résolu de s’emparer du camp Jackson, situé aux environs de Chicago, de délivrer les douze mille prisonniers confédérés qu’on y garde, de se jeter avec eux sur la belle capitale des états de l’ouest et de la mettre au pillage. Détroit, situé en face de la côte du Canada occidental, devait aussi être surpris, saccagé et livré aux flammes. Quelques conspirateurs furent découverts et arrêtés. Chicago et la frontière canadienne furent soumis à une active surveillance. À New-York, l’inquiétude n’était pas moins vive : les démocrates, assurés de la connivence de la municipalité et du gouverneur de l’état, M. Seymour, avaient déclaré hautement qu’ils ne permettraient pas qu’on votât pour M. Lincoln. Ils s’étaient organisés en milices, et se tenaient prêts à toutes les violences. Quelques jours avant l’élection, le gouvernement envoya le général Butler à New-York, et lui confia le commandement des troupes fédérales cantonnées dans les environs. Le nom seul de Butler jeta la terreur dans l’armée démocratique. Il annonça dans un manifeste que les opérations électorales auraient lieu comme de coutume et sans le concours de l’autorité militaire, mais que toute tentative de désordre serait immédiatement réprimée par les troupes placées sous son commandement. Dans les meetings démocratiques qui précédèrent son arrivée, des énergumènes avaient déclaré publiquement qu’ils attenteraient à sa vie ; mais on put le voir bientôt traverser lentement New-York à cheval et en grand uniforme, suivi de tout son état-major. La journée de l’élection se passa sans troubles, et les démocrates de New-York n’eurent que la satisfaction de donner une majorité de 37,000 voix à leur candidat.

Dès le lendemain, et bien que les chiffres définitifs ne fussent pas encore connus, on sut d’un bout à l’autre des États-Unis que M. Lincoln était réélu. De chaque village, de chaque ville les chiffres étaient envoyés aux comités des deux partis. Les employés des télégraphes, des postes, des chemins de fer, n’étaient occupés d’autre chose. La victoire des républicains fut bientôt assurée ; elle devint un triomphe éclatant quand aux voix de la Nouvelle-Angleterre et de l’ouest s’ajoutèrent les 26 voix de la Pensylvanie et enfin les 33 voix de l’état de New-York ; il ne restait au parti démocratique que le petit état de New-Jersey et deux états à esclaves, le Delaware et le Kentucky. M. Lincoln avait reçu 213 votes et le général Mac-Clellan 21. Non-seulement les républicains avaient donné à leur candidat une énorme majorité, mais ils avaient réussi à faire entrer assez de députés dans le congrès pour obtenir même cette majorité des deux tiers sans laquelle la constitution ne saurait être amendée. Dans le sénat, aussi bien que dans la chambre des représentans, on peut compter aujourd’hui d’une manière certaine sur les trois quarts des voix. Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif se trouvent donc en parfaite harmonie, et ce dernier, pour la première fois depuis bien des années, se voit armé d’une autorité suffisante pour entreprendre la révision de la constitution nationale et pour en effacer toute trace de l’institution fatale qui a amené sur le pays les fléaux de la guerre civile. Aux émotions, aux inquiétudes, aux agitations qui précédèrent le 8 novembre, succéda presque sans transition un calme absolu. Le triomphe des républicains n’eut rien de bruyant ; leur joie ne fut point la joie fébrile qui salue les victoires obtenues sur les champs de bataille : elle fut muette, intérieure, profonde, la minorité elle-même s’inclina respectueusement devant l’expression de la volonté populaire, et ne resta pas insensible à la grandeur du spectacle que le peuple américain présentait au monde, lorsque au milieu des convulsions de la guerre civile, dans le déchaînement des intérêts hostiles, des passions et des haines, il accomplissait non moins tranquillement qu’aux jours de paix et de prospérité la fonction normale de sa vie constitutionnelle. Les canons aussi s’étaient tus devant Richmond, et les deux armées, pendant la trêve tacite, se livraient aux mêmes préoccupations.

Les premières paroles qui tombèrent des lèvres du président après la réélection furent des paroles de paix et de conciliation. Le général Butler, dans un discours qu’il prononça en quittant New-York, fit aussi entendre que des propositions pacifiques seraient bientôt faites aux états du sud. Les malheurs et les émotions de la guerre n’ont fait germer dans le cœur des habitans du nord aucun sentiment de vengeance ou de haine : ils sont prêts à rendre aux états méridionaux tous leurs droits constitutionnels, à couvrir d’une généreuse amnistie toutes les personnes, à considérer comme une lettre morte tous les décrets de confiscation. Ils ne demandent au sud que le renoncement à une institution désormais considérée comme incompatible avec l’Union. Jamais, depuis le commencement de la guerre, le nord ne s’est senti aussi fort, aussi uni, aussi confiant : tous les doutes, toutes les hésitations, ont disparu ; la guerre a désormais son sens définitif ; toutes les forces de la nation ont trouvé une résultante commune. Cette volonté inconsciente, répandue dans des milliers de volontés individuelles, s’est enfin révélée à elle-même : comme prix de tant de sang versé, de tant de trésors perdus, de tant de larmes, d’efforts et de douleurs, elle ne demande qu’une chose, « l’Union sans l’esclavage. »

Le verdict populaire a déjà jeté un trouble profond dans les rangs des confédérés. M. Jefferson Davis et ses amis espéraient que le parti démocratique obtiendrait la victoire, ils croyaient le nord épuisé, découragé, divisé, et M. Lincoln fût-il élu, ils comptaient du moins que sa majorité serait trop faible pour assurer son autorité morale. Si une nouvelle guerre civile se greffait sur la guerre civile actuelle, si les factions s’armaient les unes contre les autres dans les villes et dans les états du nord, si l’esprit de parti entrait jusque dans les rangs de l’armée, la rébellion regagnait en un moment tout ce qu’elle avait perdu. Un seul jour a mis à néant ces vaines espérances ; la confédération du sud reste en présence de la sinistre réalité ; elle voit son armée décimée, la moitié de son territoire primitif à jamais perdue, ses dernières villes menacées, son trésor vide, son crédit épuisé. Nulle voix libre ne peut se faire entendre dans ces états soumis au gouvernement militaire ; mais les récits des prisonniers et des réfugiés, le ton des rares journaux du sud, qui laisse deviner les regrets et la lassitude sous une assurance et un enthousiasme de commande, les discours prononcés récemment en Géorgie par M. Jefferson Davis lui-même, les messages, de quelques gouverneurs des états rebelles, la disgrâce du vice-président, M. Stephens, qui jadis fit de grands efforts pour empêcher le mouvement de la sécession, tout donne à penser qu’il s’opère à cette heure un lent déchirement dans la confédération. Une lutte sourde a commencé entre ceux qui, satisfaits d’avoir sauvegardé l’honneur militaire, ne veulent pas attirer sur leur pays de plus grands désastres, et ceux qui, désespérés de ne pouvoir vaincre, ne veulent du moins livrer qu’une solitude à leurs ennemis. On pouvait le prévoir dès le commencement de la révolte : la nouvelle confédération portait dans son sein deux germes de mort, l’esclavage et le principe même de la sécession. Le sud se souleva contre le nord, parce qu’il crut son institution favorite menacée, et voilà qu’au bout de quatre ans de lutte on commence à parler à Richmond de donner des armes aux nègres et de leur offrir la liberté comme prix de leur alliance ! — Les esclavagistes prirent les armes au nom de la souveraineté des états, et voilà que le gouverneur de la Géorgie retourne cette souveraineté contre le despotisme de Richmond, et donne à entendre que chacun des états confédérés peut faire sa paix séparément avec le nord ! Jamais la logique qui court sous les événemens de l’histoire n’a été plus impérieuse ni plus visible : rien n’a pu en retarder les arrêts, ni le courage des armées du sud, ni la fermeté de ce soldat-président, organisateur militaire en même temps que civil, dont la figure a je ne sais quelle grandeur tragique à laquelle ne peuvent rester insensibles les ennemis les plus résolus de sa cause. Si la guerre des États-Unis eût été une guerre ordinaire, cette figure altière eût peut-être fixé les faveurs de la fortune ; mais ce grand choc est en réalité une révolution et dans la lutte de principes qui s’est engagée la victoire restera au président-citoyen.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. . « Nous avons un autre Washington, — votons pour le petit Mac. »