Les États-Unis pendant la guerre/03

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Les États-Unis pendant la guerre
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 382-412).
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LES ETATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE

III.
UN BORDER-STATE. - LES ETATS DU CENTRE.


I

Sous l’empire de l’émotion causée par la mort de M. Lincoln, j’ai dû interrompre un moment les études commencées ici sur les États-Unis[1]. Qui aurait consenti à suivre, au lendemain de ce déplorable événement, un long itinéraire à travers tant de lointaines provinces, et comment aurais-je pu moi-même échapper à de douloureuses préoccupations pour revenir à loisir sur mes pas et jeter un peu d’ordre au milieu de tant d’impressions fugitives ? Maintenant qu’une dette a été payée dans la Revue à cette grande mémoire, rien n’empêche plus de reprendre et de terminer le récit commencé. Après avoir conduit le lecteur, par les états du nord et de l’ouest, de l’Atlantique au Haut-Mississipi, je n’ai plus à le mener que dans les états du centre, en traversant un de ces états-frontières où les discordes civiles ont laissé des traces si profondes. Le temps viendra où cette dénomination d’état-frontière, de border-state, si fréquemment employée encore en Amérique, n’aura plus de sens. L’esclavage seul avait tracé au cœur même du vaste territoire de l’Union une ligne de frontières idéale ; la guerre l’a déjà effacée à demi, et la reconstitution des états reconquis la fera totalement disparaître. Les frontières véritables de la république américaine ne seront plus cherchées au nord que le long du Canada, au sud le long du Mexique ; mais, il y a quelques mois encore, à l’époque où je visitais les États-Unis, le mot de border-state avait gardé toute sa signification, que la guerre civile avait même rendue plus apparente et plus sinistre.

Le border-state que je me proposais de visiter était le Missouri, et c’est à Quincy, petite ville de l’Illinois, que je comptais m’embarquer pour me rendre par le fleuve à Saint-Louis. J’arrivai de nuit à Quincy, et descendis aussitôt dans l’unique hôtel de la ville. Toute la journée, j’avais entendu parler autour de moi de l’invasion du Missouri, où les confédérés étaient entrés et commettaient de grands excès. Comme il arrive toujours en pareil cas, mille rumeurs trouvaient cours, et l’alarme s’était répandue jusque Quincy. En arrivant à l’hôtel, j’appris que pendant la soirée le gaz avait été subitement éteint dans la ville et à la gare du chemin de fer par une main inconnue. Le portier de l’hôtel avait fait patrouille avec d’autres habitans ; mais, à voir sa mine blême, il me parut qu’au cas où les confédérés passeraient le fleuve et attaqueraient Quincy, il n’y aurait pas lieu de compter beaucoup sur ce défenseur. Dans la chambre commune, où rougissait un fourneau chargé jusqu’à la gueule, se tenaient des groupes d’hommes aux longs cheveux, à la barbe hérissée, sombres et presque tous occupés à lire les journaux en lançant de temps à autre un jet de salive jaunie par le tabac. Certains visages avaient une expression tout à fait farouche. Je vois encore entrer un pauvre soldat boiteux, appuyé sur sa canne et amaigri par les fièvres. Un officier coiffé de son chapeau de feutre noir orné d’une torsade à petits glands où brillent quelques brins dorés s’assoit à une table, et dépouille avec solennité une correspondance que le train du chemin de fer venait de lui apporter. Le maître d’hôtel vient m’annoncer qu’on ne peut pas me donner à souper, parce qu’il est plus de onze heures, il semble étonné que j’insiste, ayant grand’faim, pour obtenir du moins un morceau de pain : les voyageurs américains ont en pareil cas une sorte de résignation et d’indifférence passive qui m’a toujours étonné chez un peuple si libre, si volontaire, si ennemi de toute entrave. Hommes et femmes acceptent sans mot dire les petites misères du voyage avec un fatalisme où se mêle quelque dédain. Les compagnies de chemin de fer ont singulièrement abusé de cette patience ; je ne crois pas m’être jamais trouvé dans un train qui arrivât à destination à l’heure indiquée. Jamais pourtant on ne fit dans les journaux des États-Unis, ces réclamations qu’à tout propos les Anglais adressent aux leurs : l’ennui passé, l’Américain a hâte de l’oublier.

Placé sur la limite des états libres et des états à esclaves, le Missouri, où se rencontrent les deux plus grands fleuves du continent américain, devait nécessairement devenir un des champs de bataille de la guerre civile, — champ de bataille excentrique, placé loin des provinces où devait se porter l’effort principal des combattans, mais par là même condamné à servir de théâtre à des scènes plus désolantes, à des passions plus ardentes, plus farouches, moins soumises au frein de l’honneur et de la discipline militaire. Au moment des premiers troubles, la plupart des Missouriens ne cachaient point leurs sympathies pour les rebelles. Les partisans de l’Union ne comptaient guère que pour un tiers dans un état que les relations commerciales, les traditions politiques et surtout l’institution de l’esclavage rattachaient par tant de liens à la nouvelle confédération. Après la première élection de M. Lincoln, il ne tint qu’à peu de chose que Saint-Louis et avec cette ville le Missouri tout entier ne fussent perdus pour la cause du nord. Déjà les partisans de la révolte s’étaient armés, avaient formé un camp à la porte de Saint-Louis et se préparaient à passer une ordonnance de sécession. Quelques unionistes courageux et dévoués organisèrent silencieusement les forces du parti républicain et recrutèrent surtout des alliés dans la population allemande. Le 10 mai 1861, un peu avant le terme désigné pour la publication de l’ordonnance de sécession, le capitaine Lyon, à la tête d’une poignée de volontaires, se rendit au camp Jackson, y entra sans coup férir, et dispersa ceux qui s’y étaient réunis. Une heure d’audace empêcha une vaste province d’unir sa cause à celle des rebelles, et épargna peut-être au nord des années d’efforts et d’immenses sacrifices. A plusieurs reprises, les confédérés essayèrent cependant d’arracher le Missouri à l’Union. Le sang coula dans les rues de Saint-Louis, qui devint le chef-lieu d’une circonscription militaire ; plus de quarante mille Missouriens s’enrôlèrent dans les armées du sud. Un ancien gouverneur de l’état, Sterling Price, qui jouissait encore d’un grand prestige, surtout parmi les populations rurales, fut nommé général par M. Jefferson Davis, et envahit une première fois le Missouri à l’époque où le général Fremont exerçait le commandement à Saint-Louis. L’invasion fut repoussée ; les unionistes, qui avaient fui devant les régimens de Price, purent rentrer dans leurs foyers. Cependant la sécurité ne fut jamais parfaitement rétablie : des bandes armées parcoururent longtemps le pays en tous sens ; la fidélité de ceux mêmes qui avaient servi la cause fédérale fut mise à l’épreuve, quand ils ne purent plus douter que l’esclavage ne survivrait pas à la guerre civile. Le sentiment unioniste n’avait jamais été tout à fait pur dans le Missouri : chez beaucoup d’habitans, il était resté subordonné à leur attachement invétéré à l’institution servile. Plus cette institution fatale semblait près de la ruine, plus obstinés étaient les efforts de ceux qui voulaient encore la sauver. Quelque temps avant l’élection présidentielle de 1864, et pendant que les partisans et les ennemis de l’esclavage étaient partout aux prises, le général Price annonça d’avance qu’il allait envahir de nouveau le Missouri : il acheva tranquillement ses préparatifs, fit des enrôlemens dans les comtés méridionaux de l’état, et sa troupe atteignit bientôt le chiffre de vingt mille hommes. La conscription, l’enrôlement des noirs dans les armées de la république, la politique émancipatrice, la longue interruption du commerce du Mississipi, avaient contribué à augmenter le nombre des mécontens, qui n’attendaient qu’un chef pour se déclarer en faveur de la sécession. Le général Rosencranz commandait à Saint-Louis, mais pendant longtemps il ne fit point mine de vouloir gêner les mouvemens de Price. Son inaction permit à la cavalerie rebelle de se montrer à Hermann, à très petite distance de Saint-Louis, sur le chemin de fer du Pacifique, et à Pilot-Knob, qui est également très rapproché de cette ville. Le gouvernement avait envoyé Rosencranz à Saint-Louis, bien qu’il eût commis quelques fautes militaires dans le Tennessee : on l’avait choisi en qualité de catholique, pour donner une sorte de gage à ses coreligionnaires allemands de Saint-Louis. Pendant les premières campagnes de la guerre, il avait acquis une grande réputation ; les correspondans des journaux s’étaient plu à le représenter comme une sorte de héros chrétien, passant de la prière au combat et du combat à la prière ; mais à Saint-Louis comme dans le Tennessee Rosencranz se montra inférieur à sa tâche. Il permit à Price de traverser à l’aise tout le Missouri : au moment où j’étais à Quincy, le général confédéré avait fait couper les ponts du chemin de fer du Pacifique et dispersé les ouvriers occupés aux travaux de cette ligne, appelée à un si grand avenir et aujourd’hui déjà terminée jusqu’à Warrensburg. Ses maraudeurs paraissaient fréquemment sur le chemin de fer d’Hannibal à Saint-Joseph, qui va de la vallée mississipienne à celle du Missouri. Pendant que Price se dirigeait dans la direction du Kansas pour aller frapper un grand coup parmi la population de ce jeune état, tout dévoué à l’Union, des chefs de partisans opéraient autour de lui, notamment deux bandits nommés Bill Anderson et Quantrell, ce dernier déjà célèbre pour avoir l’année précédente surpris la ville de Lawrence dans le Kansas, et pour y avoir fait massacrer deux cents personnes désarmées. Anderson et Quantrell avaient des commissions régulières du gouvernement confédéré, mais ils agissaient en véritables voleurs de grand chemin ; ils rançonnaient les amis comme les ennemis, et leur nom répandait la terreur sur toute la rive droite du Mississipi.

A Quincy, le fleuve a déjà une grande largeur. La ville est de construction très récente, mais elle ne peut que grandir rapidement, car elle est située sur l’un des chemins de fer qui servent aux communications des deux rives du Mississipi. La grande place, plantée d’ormes, est entourée de boutiques où les fermiers de tout le pays voisin viennent faire leurs achats. Le port est encombré de sacs, de barriques, de caisses ; de toutes parts on amène des troupeaux qui montent sur les bateaux à vapeur du fleuve. Ces steamers ne ressemblent en rien à ceux qu’on voit sur les lacs et sur les rivières de l’Europe. Les Américains n’ont point conservé dans les bateaux qu’ils destinent à la navigation fluviale les formes des navires qui doivent tenir la mer : le Mississipi, lors des basses eaux, a une très faible profondeur, et son lit est partout rempli de bancs de sable qui sans cesse changent de place ; aussi le bateau qui de tout temps a été propre à ce grand fleuve est ce que l’on nomme un flat-boat à bateau plat et rectangulaire, qui n’a qu’un très faible tirant d’eau, et où le fret s’étale sur une grande surface. Le steamer du Mississipi n’est lui-même en réalité qu’un flat-boat à vapeur surmonté d’une maison. Sur le plancher principal, placé un peu au-dessus du niveau de l’eau, on loge les chaudières du côté de l’avant : elles ne sont point ensevelies, comme sur nos bateaux, dans une cale profonde, et la nuit les portes ouvertes où l’on jette le charbon luisent de loin sur le fleuve comme de grands yeux enflammés. Derrière les générateurs de vapeur est la machine ; les cylindres sont presque toujours horizontaux, et d’immenses bielles horizontales communiquent directement l’impulsion aux manivelles des roues motrices, qui sont fort étroites et logées à l’arrière. Entre la machine et l’extrémité du flat-boat reste un grand espace où s’accumule le fret. Sur le bateau où je m’étais embarqué, on avait entassé des bœufs, des chevaux et des mulets, envoyés à l’armée du Bas-Mississipi, Bien que ce bateau, le Sucker-State, ne tirât que trois pieds d’eau, le volume du fleuve était si bas, par suite de longues sécheresses, qu’on avait chargé presque tout le fret sur deux bateaux plats ordinaires, allèges attachées à ses flancs. Un escalier conduit de ce que l’on pourrait appeler le rez-de-chaussée du bateau au premier étage, qui n’est qu’un grand salon en forme de couloir tout le long duquel s’ouvrent les portes numérotées des cabines. Celles-ci ont une seconde porte extérieure sur un balcon qui court le long du bateau. Aux heures des repas, le salon intérieur est converti en salle à manger. A l’une des extrémités est un bar où toute la journée on. voit préparer des liqueurs de toute espèce, dont le whisky forme presque toujours l’élément principal. Le salon et les cabines sont recouverts d’un toit plat, enduit de bitume, qui porte un second étage en retrait, et beaucoup plus petit, où sont logés les agens et les officiers du flat-boat. Cet étage est surmonté d’une sorte de petit observatoire carré qui domine tout le navire, et où le pilote se tient à la roue du gouvernail.

Les eaux étaient si basses que l’on dut s’arrêter la première nuit un peu au-dessous d’Hannibal, sur la rive missourienne. On embarqua à la lueur des torches un grand troupeau de bœufs à demi sauvages. Ils n’avançaient qu’à force de cris et de coups sur le plancher de bois qui conduisait au pont. Les matelots noirs, les bouviers, armés d’immenses bâtons, s’agitaient en tous sens : les bœufs effarés poussaient de sourds beuglemens ; quelques-uns, pris de terreur, se précipitaient dans le fleuve. On voyait des lueurs courir à travers le bois. L’affreux vacarme dura près de deux heures, puis tout rentra dans le silence et l’obscurité. À cette latitude, les nuits sont déjà d’une admirable splendeur. Orion brillait d’un éclat merveilleux ; la Grande-Ourse, penchée sur l’horizon, se reflétait dans le fleuve, et, renversée, paraissait presque aussi brillante. Dans le salon des passagers, les hommes, le cigare à la bouche, se tiennent du côté de l’avant, groupés autour d’un poêle de fer où un nègre vient de temps à autre mettre du charbon. Quelques rôdeurs de rivière à mine sauvage jouent aux cartes, quelques-uns lisent les derniers journaux de Quincy ou de Saint-Louis, d’autres causent à voix basse, et de temps à autre on entend les noms de Price, de Lincoln, de Mac-Clellan. Il y a là des figures qui ne dépareraient pas les hordes du Missouri : les cheveux incultes, les barbes hérissées, les regards obliques, les habits usés, les chapeaux mous enfoncés sur les yeux, font penser involontairement aux bandits qui suivent Quantrell et Bill Anderson. A l’autre extrémité se tiennent les femmes, les enfans, les hommes qui les accompagnent ou qui sont admis à l’honneur de leur conversation. Les Missouriens réfugiés à bord du bateau à vapeur s’entretiennent des atrocités commises par les guérillas. Je rapporterai seulement un de leurs récits, parce que j’eus l’occasion d’en vérifier l’authenticité à Saint-Louis. Après que le général Price eut quitté la petite ville de Glasgow, Quantrell et Anderson y entrèrent. Anderson, accompagné d’un capitaine, se rendit à la maison d’un vieux propriétaire unioniste très riche et très respecté, M. Benjamin Lewis. Il demanda à voir M. Lewis : on lui répondit que celui-ci était sorti, sur quoi il menaça de mettre le feu à la maison. Mme Lewis envoya chercher son mari. Elle avait à ce moment chez elle Mme Clark, mère du général confédéré Clark, et M. Yorth, beau-frère du général Price ; mais Anderson ne voulut point écouter leurs supplications. Quand M. Lewis parut, Anderson lui dit : « J’ai entendu parler de vous ; vous avez fait plus de mal à notre cause qu’aucun autre homme dans cet état. » Là-dessus, il lui demanda tout ce qu’il avait d’argent. M. Lewis apporta environ 1,000 dollars, ajoutant que c’était tout ce qui lui restait ; mais Anderson ne se déclara point satisfait. Resté seul avec M. Lewis (Mme Lewis était sortie avec Mme Clark et M. Yorth, pour chercher de l’argent chez ses voisins et ses amis), il frappa le vieillard à la tête avec la crosse de son pistolet, le renversa, et continua de le frapper à terre avec l’aide de son compagnon. Ils mirent l’un après l’autre le canon de leur revolver dans sa bouche en le menaçant de lâcher la détente. Anderson lui ordonna ensuite de se relever, et continua de le menacer avec son pistolet. Quatre heures se passèrent ainsi pendant lesquelles le malheureux vieillard resta exposé à la furie d’Anderson. A deux heures du matin, une cousine de M. Lewis arriva et demanda au capitaine qui accompagnait Anderson combien il faudrait donner pour obtenir sa délivrance. Anderson exigea 6,000 dollars : ils lui furent comptés, 5,000 en papier et 1,000 en or. Alors seulement le bandit consentit à se retirer. Quelques jours après, M. Lewis se réfugiait à Saint-Louis ; son état était encore déplorable : il était couvert de contusions, et l’anxiété qu’il avait éprouvée lorsque, quatre heures durant, il avait été menacé de mort avait profondément ébranlé sa santé.

On m’avait donné pour compagnon de cabine un jeune fermier du Kansas qui conduisait son neveu, un enfant de dix ans, à Saint-Louis. Il lisait assidûment la Démocratie en Amérique de M. de Tocqueville dans la traduction anglaise. L’exemplaire portait la marque de là « bibliothèque publique de Leavenworth. » Sa conversation m’intéressa vivement. Depuis dix ans établi au Kansas, il avait vu fonder et s’agrandir Leavenworth, qui a aujourd’hui 20,000 habitans, Lawrence et Atchison, qui n’en ont encore que 3,000. Ces trois villes sont les plus importantes du Kansas, où la population est surtout disséminée dans des fermes et de petits villages. Il n’est pas une province où l’amour de l’Union soit plus énergique et plus passionné. Le Kansas a connu la guerre civile avant qu’elle éclatât dans le reste du pays. Là s’alluma l’étincelle qui depuis a tout embrasé. Le souvenir de John Brown y est encore vivant, et la figure héroïque de ce rude fermier qui faisait la guerre avec ses fils à la façon des Macchabées est déjà comme enveloppée dans la légende. « Elle marche, l’âme de John Brown (his soul is marching on ! » dit le refrain de la plus belle chanson que la muse de la guerre ait trouvée, chanson qu’on entend presque partout où l’on rencontre un groupe de soldats de l’Union ; elle marche ! mais c’est aux solitudes du Kansas qu’elle a d’abord vu la liberté aux prises avec la tyrannie et qu’elle s’est préparée à la lutte suprême. De l’état du Kansas sont partis depuis le commencement de la guerre 30,000 volontaires ; 10,000 fermiers, organisés en milices et habitués à manier les armes, attendaient l’armée de Price, bien déterminés à défendre leurs champs et leurs foyers. Avec 1,000 soldats fédéraux, commandés par Curtis et en garnison au fort Leavenworth, le Kansas n’avait pas d’autres défenseurs au moment où je descendais le Mississipi.

La fidélité ardente et exaltée de cet état à la cause de l’Union ne s’inspire point de motifs vulgaires, car l’intérêt le relie à peine aujourd’hui aux provinces de l’Atlantique ou même à celles de l’ouest. Placé sur la rive droite du Mississipi, le Kansas est déjà, qu’on me permette le mot, sur le versant du Pacifique, bien que les Montagnes-Rocheuses élèvent leur muraille entre son territoire et la rive californienne. Ses communications principales sont ouvertes avec les régions que traversent les grandes chaînes de l’intérieur : pourquoi enverrait-il ses blés dans l’Illinois, qui en regorge ? Placé aux confins des pays cultivés, il expédie ses céréales dans le district de Colorado, à Santa-Fé, aux mines argentifères de Virginia-City, dans le district de Nevada, aux mines d’or d’Idaho. Son commerce est un commerce de caravanes : bestiaux, farines, lavoirs pour les sables aurifères, tout part maintenant du Kansas ou du pays des mormons pour arriver à ces oasis métallurgiques longtemps ignorées, et où la fièvre des mines a pourtant attiré une population très nombreuse.

Le second jour, le bateau à vapeur s’amarra encore le soir sur la rive missourienne, à une petite distance de l’embouchure de la rivière Illinois. Le lendemain matin, nous arrivâmes en vue d’Alton ; le promontoire rocheux sur lequel est bâtie cette ville est dominé par un vaste pénitencier qui servait de prison pour les soldats confédérés. Les baïonnettes des sentinelles étincelaient aux rayons du soleil matinal, et des soldats désœuvrés se promenaient sur le quai de débarquement. Peu de temps avant notre arrivée à Alton, un jeune homme qui m’avait vu dessiner sur le pont vint me demander en rougissant si je ne consentirais point à lui faire un croquis de la prison d’Alton. Malgré sa barbe rousse inculte, ses yeux brillans et ses cheveux en désordre, il avait un air si naïf et si candide que je cédai à son désir. Je lui demandai cependant pourquoi il avait choisi ce point de préférence à tout autre. Il rougit encore plus, et me dit que beaucoup de ses amis au village connaissaient Alton et seraient bien aises d’en avoir un dessin. J’appris quelques jours après à Saint-Louis que les bandes confédérées avaient eu la pensée de surprendre Alton pour y délivrer les prisonniers. Le projet ne fut point mis à exécution : mon dessin de la prison ne servit donc à rien, s’il sortit des mains de mon jeune inconnu, que j’ai depuis soupçonné d’avoir servi dans les armées de la rébellion.

Un peu au-dessous d’Alton, le Missouri et le Mississipi mêlent leurs eaux : celles du Missouri, limoneuses, toutes chargées d’argile, ont le volume le plus puissant. Aussi le Mississipi, jusque-là limpide, prend-il bientôt une couleur grise et terreuse qu’il conserve jusqu’aux méandres de son embouchure. On aperçoit enfin Saint-Louis ; les vastes usines, les hangars, les magasins, les vieilles maisons rouges du port s’allongent le long du quai, où se presse une véritable flotte de blancs steamers. Il y avait peu d’animation sur le port : presque tous les feux des bateaux à vapeur étaient éteints, et sur les talus du quai on ne voyait que peu de ballots et de barriques. La ville, au premier abord, me parut triste et sale. Les maisons de brique qui avoisinent le fleuve sont toutes délabrées. Saint-Louis a déjà, dans quelques parties, l’air d’une vieille ville, bien qu’elle soit entièrement moderne. Le petit poste fondé par Laclède et Chouteau est devenu depuis vingt ans la métropole commerciale du centre du continent. Saint-Louis aspire aujourd’hui à étendre son influence jusque sur la côte californienne : elle a son chemin de fer du Pacifique, déjà terminé jusqu’à Dresden, au-delà de Jefferson-City, la capitale politique du Missouri. Avec les avantages naturels que possède Saint-Louis, maîtresse du plus grand fleuve de l’Amérique du Nord, cette ville aurait fait des progrès bien plus rapides, si elle n’eût été soumise aux énervantes influences de l’esclavage. Le « compromis du Missouri » livra à l’institution fatale un pays que sa latitude aurait dû en préserver, et qui offrait au travail libre un champ d’une admirable fécondité : ce fut le premier triomphe d’une politique envahissante et sans scrupules. Le sud s’engageait alors à ne réclamer pour l’institution favorite aucun autre territoire situé au-delà du 36° degré de latitude. Comment cette promesse fut tenue, quelle suite d’humiliations pour le nord, de victoires pour le sud, les précipita enfin tous deux dans la guerre civile, c’est ce que chacun sait. Pour le Missouri lui-même, l’esclavage n’a jamais été qu’un fléau : il en a écarté l’esprit d’entreprise, l’émigration, le génie industriel. Peut-on comparer les forges et les usines à fer du Missouri à celles de la Pensylvanie ? Pourtant le Missouri a de véritables montagnes de minerai de fer dans les monts Ozark ; les masses métalliques d’Iron-Mountain et de Pilot-Knob rivalisent pour la qualité avec les célèbres gisemens de l’île d’Elbe, de la Suède et de la Norvège.

La population française de Saint-Louis a été de tout temps et reste encore aujourd’hui attachée à l’esclavage ; à sa fidélité aux anciennes traditions coloniales se mêle je ne sais quel dédain instinctif et méfiant pour tout ce qui passionne les faces envahissantes dont elle se trouve enveloppée. C’est, je dois le dire, pour un Français un spectacle douloureux que celui de cette population aimable, riche, estimable, mais, par sa propre faute, presque absolument privée d’influence. Tandis que tout marche autour d’elle, elle reste et veut rester stationnaire. Elle ne descend point dans l’arène politique et n’a pas encore fourni à. la république un seul homme d’état. Le clergé catholique, très riche et par ses vertus très digne de respect, ne laisse guère percer d’autre préoccupation que celle de soustraire les enfans catholiques aux écoles publiques, où l’éducation est gratuite et conserve un caractère tout à fait laïque. Saint-Louis fait involontairement penser à telle ville de province en France à la fois timide et frondeuse, endormie, paresseuse, gouvernée par des gens qu’elle connaît à peine ou qu’elle ne connaît point, insouciante ou ignorante de ses droits municipaux, et politiques, contente d’elle-même sans rien néanmoins attendre d’elle-même. Otez-lui de plus la fierté nationale, l’écho des voix lointaines de la capitale, le sentiment obscur et profond de je ne sais quelle puissante solidarité qui sert de ciment à toutes les âmes, l’assurance enfin d’une grande destinée pour la nation : voilà du moins le Saint-Louis des Français. A côté de celui-là se trouve le Saint-Louis des Américains et des Allemands. Il ne paraît pas dans cette grande ville un seul journal français ; en revanche on y publie un grand nombre de journaux anglais et allemands. C’est peut-être dans la population, germanique qu’il faut chercher les défenseurs les plus exaltés de l’Union, les ennemis les plus résolus de l’esclavage. Moins familiarisés toutefois que les émigrans de race anglo-saxonne avec les habitudes de la vie publique, les Allemands apportent encore dans les luttes politiques un enthousiasme trop irréfléchi, une certaine naïveté qui se repaît facilement, de phrases creuses, un entêtement qui s’use dans de misérables personnalités. En flattant leur passion démagogique et leur vanité, quelques meneurs hostiles à M. Lincoln avaient réussi à leur faire adopter la candidature du général Fremont au commencement de la campagne présidentielle de 1864, et quand le général se retira de la lice, les radicaux missouriens ne prêtèrent au candidat républicain qu’un appui fort tiède. Si le radicalisme d’une partie de la population germanique de l’ouest a pu causer quelques embarras au gouvernement, il est juste de reconnaître que les Allemands ont montré un vif attachement, un grand dévouement pour leur nouvelle patrie. Ayant compris dès l’origine le caractère et le but de la guerre civile, ils ont épousé la cause de l’Union et de l’émancipation avec une ardeur et une passion dont le contre-coup a été ressenti jusqu’en Europe par les populations d’outre-Rhin. La part qu’ils ont prise dans la guerre, le courage qu’ils ont déployé sur les champs de bataille, leur hostilité à l’esclavage et au parti démocratique, leur assurent désormais une place importante dans la politique des États-Unis. L’esprit anglo-saxon, exclusif, envahissant et jaloux, il faut le dire, habitué à tout vaincre, à tout absorber, devra compter avec cette force qui s’est révélée dans les jours de lutte et de danger. En Californie comme en Missouri, les Allemands se sont trouvés aussi Américains, je dirais presque plus Américains que les Yankees ; la guerre civile a signé leurs lettres de grande naturalisation. Les véritables amis des États-Unis ne peuvent que s’en féliciter. Il y a dans la race germanique des qualités et des élémens qui sont destinés à rajeunir la race anglo-saxonne. La haute culture allemande a encore bien peu de représentans au-delà de l’Atlantique, et l’Allemagne n’y envoie guère que les plus ignorans et les plus pauvres de ses enfans ; mais ils portent dans leurs veines et dans leur cerveau les germes mystérieux qui, dans la vieille patrie, ont déjà eu leur plein épanouissement. Dans la patrie nouvelle, ces germes ne resteront pas toujours endormis : à l’audace, à la ténacité, à la raideur anglo-saxonne s’alliera quelque chose de neuf, de plus naïf, de plus poétique. Au point de vue même purement physique, on peut attendre quelque chose du mélange des deux races ; l’une est trop nerveuse et irritable, l’autre trop rustique et trop épaisse ; mais leur mariage intellectuel portera sans doute les fruits les plus précieux.

La situation du Missouri n’était, au moment où je m’y trouvais, rien moins que satisfaisante : depuis la prise de Vicksburg, les canonnières fédérales circulaient librement sur tout le Mississipi, mais les relations commerciales entre Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans étaient à peu près interrompues ; les transports de l’armée continuaient seuls à donner un reste d’animation au fleuve ; les guérillas tiraient encore fréquemment sur les bateaux à vapeur et étaient toute sécurité aux voyageurs. La violence des partis était extrême ; les démocrates reprochaient à M. Lincoln sa politique émancipatrice, et leur candidat aux fonctions de gouverneur de l’état n’était autre qu’un cousin germain de Sterling Price, qui par deux fois avait envahi la province. Ce cousin, du nom de Price aussi, était en 1860 resté fidèle à l’Union, et M. Lincoln, pour l’en récompenser en même temps que pour donner un témoignage de ses dispositions conciliatrices, l’avait nommé d’emblée brigadier-général dans l’armée des volontaires. Cela n’empêchait point, au mois d’octobre 1864, le brigadier Price de soutenir la candidature de Mac-Clellan, et dans une assemblée populaire il osait déclarer que, si M. Lincoln était réélu, le Missouri aurait à examiner s’il ne serait pas conforme à ses intérêts d’unir sa destinée à celle des états de la nouvelle confédération. D’autre part, les républicains se croyaient abandonnés, presque trahis par le gouvernement ; ils reprochaient à M. Lincoln les moindres complaisances pour les démocrates ; ils avaient obtenu dans une convention l’abolition graduelle de l’esclavage, mais ils redoutaient que la mesure émancipatrice ne restât une lettre morte, si leurs ennemis parvenaient à reprendre l’influence. Partout les unionistes étaient exposés aux plus grands dangers ; l’inertie du commandant militaire de la province avait pour la seconde fois livré l’état à des bandes de pillards et d’assassins. Des deux côtés on se plaignait de la conscription. Le Missouri avait déjà donné trente mille soldats à l’armée du nord, près de quarante-cinq mille avaient suivi le drapeau du sud, et l’on demandait encore à l’état un contingent fixé d’après le chiffre de la population en 1860.

Ma visite la plus intéressante à Saint-Louis fut celle du camp Jefferson, situé à petite distance de la ville. Je m’y rendis par le chemin de fer américain, et aperçus en passant l’un des onze forts, aujourd’hui abandonnés, que le général Fremont fit élever quand il commandait à Saint-Louis, plutôt pour tenir la ville en respect que pour la protéger. Les maisons de bois du camp s’allongent autour de grandes places d’armes, à côté d’un parc autrefois affecté à des expositions agricoles. Parmi les beaux chênes noirs au tronc droit, aux branches anguleuses, s’élèvent quelques bâtimens légers qui ont tous été convertis en hôpitaux ; on a construit en outre beaucoup de maisons de bois pour loger les soldats malades, les familles noires et les réfugiés du sud. L’hôpital de ces derniers, où j’entrai d’abord, offrait un spectacle lamentable : partout des femmes, des enfans émaciés par les longues marches, la fatigue, la faim et la maladie. On me fit voir une pauvre vieille femme qui était venue seule sur un petit cheval depuis le Texas jusqu’à Saint-Louis. Pendant que je passais tristement entre les rangées de lits, un vieillard s’agitait dans les lentes convulsions de l’agonie en soulevant des bras amaigris qui déjà ressemblaient à des ossemens. Une odeur fétide de cuisine et de pharmacie alourdissait l’atmosphère échauffée par les poêles de fer. On voyait encore étendus sur les couvertures de laine grise des couchettes les vêtemens en lambeaux que les fugitifs avaient apportés. Quelques femmes à l’œil hardi riaient tranquillement entre elles, et leur gaîté auprès de ces lits de mort avait quelque chose de cynique et de lugubre. Ont-ils vu souvent de tels tableaux, ceux qui ont donné le signal de la guerre civile ? et s’ils les ont contemplés, ont-ils pu se défendre d’un remords ?

L’hôpital militaire avait un tout autre aspect : les couchettes blanches et propres étaient presque toutes vides ; des guirlandes en papier de couleur pendaient en festons entre les colonnes de bois et sur les plafonds. Au-dessus des portes et des lits de fer étaient accrochés de grands cartons où l’on avait écrit en gros caractères des versets de la Bible, des devises, des sentences patriotiques. La plupart des malades étaient des hommes de couleur. L’un d’entre eux avait eu les pieds gelés pendant les opérations du siège de Vicksburg. Les convalescens étaient assis en groupes ; quelques-uns portaient leurs cheveux tressés en petites queues qui se dressaient sur la tête ; leurs habits bleus reluisaient de propreté.

Après les hôpitaux, je parcourus les cases bâties à la hâte pour les réfugiés, gens de couleur ou petits blancs. Dans le quartier des premiers, les négrillons semblaient sortir de tous les coins. Les femmes faisaient la cuisine. Une vieille femme à mine réjouie passait en portant des patates. « Pourquoi, lui dit mon guide, n’achetez-vous pas des pommes de terre ? Elles coûtent bien moins cher. — Bah ! fit-elle avec un air de tête et un sourire indescriptibles, est-ce que je mange des patates irlandaises ? » Un vieillard à la barbe et aux cheveux blancs se chauffait au soleil sur un escabeau ; il avait au moins quatre-vingts ans, mais il ignorait son âge véritable. « Pourquoi, lui demanda-t-on, ayez-vous fui le sud ? — Pour me reposer : l’oncle Sam ne me fera plus travailler. » Les maisons affectées aux familles blanches réfugiées n’étaient guère remplies que de femmes et d’enfans ; on n’y voyait que peu d’hommes, tous trop vieux ou trop faibles, pour trouver un emploi. Les membres de la même famille restaient réunis ; Ces malheureux nous regardaient avec une curiosité étrange ; les femmes surtout entraient volontiers en conversation : elles ne semblaient connaître ni le sentiment de l’embarras ni celui de la pudeur ; quelques-unes, occupées à se peigner, ne prirent point la peine de renouer leurs cheveux. Mon guide, par les soins duquel avait été récemment ouverte dans le camp une école pour les enfans des réfugiés, demanda à une jeune femme dont le visage délicat et encore enfantin annonçait tout au plus seize ans : « Êtes-vous déjà allée à notre école ? — A l’école ! dit-elle avec surprise et hauteur, en rejetant en arrière ses longues tresses blondes, je suis, monsieur, une dame mariée (I am a married lady). » Toutes ces femmes du sud sont des dames, des ladies, ce qui ne les empêche point de fumer tranquillement dans des pipes en terre, comme des soldats ou des matelots[2]. La jeune dame qui s’était révoltée à la pensée d’aller à l’école fût pourtant obligée d’avouer qu’elle ne savait point lire. Elle n’en parut nullement honteuse : les blancs qui dans les états du sud forment la classe intermédiaire entre les grands propriétaires et les esclaves vivent dans la plus profonde ignorance. C’est dans cette classe rude, grossière et demi-sauvage, dès longtemps habituée à une entière dépendance, que l’oligarchie du sud a recruté ses armées ; elle est parvenue à lui inspirer l’horreur de tout ce qui pourrait la régénérer : ces soldats, dont le sang a coulé sur tant de champs de bataille, croyaient se battre pour l’indépendance, et se battaient en réalité pour avoir des maîtres. Les soldats de l’esclavage étaient eux-mêmes des esclaves.

En sortant du camp, je vis arriver une troupe de cavalerie missourienne qui revenait d’une expédition à Pilot-Knob ; l’escadron fit halte à la porte du camp en attendant qu’on lui assignât ses quartiers. Hommes et chevaux avaient l’air également fatigué, n’ayant pas eu de repos depuis plusieurs jours ; les vestes bleues ornées de quelques passementeries jaunes, les longs manteaux, les chapeaux de feutre noir étaient chargés de poussière, les grandes bottes et les étriers de cuir à la mexicaine couverts d’une épaisse couche de boue desséchée. Tous les hommes avaient des mousquetons pendus à la selle et des revolvers au ceinturon. Ils avaient battu le pays en quête des guérillas, mais eux-mêmes avaient tout l’air de partisans plutôt que de soldats. La plupart étaient si las qu’ils s’étaient assoupis sur leurs chevaux, les uns assis, pour se reposer, dans la posture des amazones, les autres tenant les deux jambes croisées par-dessus le pommeau de leur selle. Il y avait dans le nombre de magnifiques types militaires : je me rappelle notamment un jeune capitaine qui était descendu de cheval ; le bras appuyé sur la selle, avec son sabre traînant, son visage souriant et martial, ses dents qui brillaient sous une belle moustache blonde, il avait l’air aussi gai et aussi dispos que s’il revenait de la parade. A voir les figures hardies de ces Missouriens, on devine qu’ils doivent se battre comme des démons, mais qu’ils préfèrent les expéditions d’aventure à la vie des camps et aux longues opérations d’une guerre régulière.

Les hôpitaux de Saint-Louis et de ses environs sont sans cesse visités par les membres de la commission sanitaire de l’ouest. Ces commissions, indépendantes de l’état, fonctionnent dans toutes les grandes villes de l’Union. Elles ne contrarient en rien l’action du corps médical ni des officiers de l’armée, et s’efforcent seulement d’en rendre la tâche plus aisée. La générosité du peuple américain leur fournit des ressources qui permettent d’ajouter partout un peu de superflu au nécessaire, des fruits, des antiscorbutiques à la ration réglementaire des camps et des hôpitaux, quelques vêtemens plus chauds à l’uniforme d’ordonnance ; ces mêmes ressources ont servi à fonder des écoles pour les noirs, à diminuer les souffrances de tant de malheureux, noirs ou blancs, qui sont les victimes innocentes de la guerre civile. Peu de commissions sanitaires ont eu une tâche plus difficile que celle de l’ouest. Les offrandes et les dons patriotiques se portaient plus naturellement vers la grande commission de Washington et vers ses succursales de Boston, de Philadelphie, de New-York. La commission de Saint-Louis et de la vallée mississipienne eut les débuts les plus modestes ; après les premières batailles livrées dans le Missouri pendant l’été de 1861, rien n’était prêt pour les blessés, on n’avait ni lits, ni fourneaux, ni matelas, ni couvertures, ni remèdes, ni infirmiers. Au moment où j’étais à Saint-Louis, la commission avait déjà reçu 275,000 dollars et des contributions en nature pour une valeur d’environ 1,250,000 dollars. Le président de la commission, M. Yeatman, avait 2,000 dollars à dépenser par jour : de toutes parts de vastes hôpitaux avaient été élevés ; la commission avait fondé dans plusieurs villes des soldier’s homes, établissemens où les soldats en route pour les armées ou pour leur pays recevaient gratuitement le vivre et le couvert ; elle distribuait, par l’intermédiaire des chirurgiens de l’armée, dans les camps et les hôpitaux, des couvertures, des bas, des chemises, des conserves de légumes, du vin, des fruits, des livres, etc., tout ce qui pouvait ajouter au bien-être du soldat. Des caisses arrivaient chaque jour de toutes les parties de l’Union, remplies des objets les plus variés : depuis le Maine jusqu’au Minesota, de Boston à Saint-Louis, il n’est pas un village qui n’ait envoyé son offrande ; mais c’est du Massachusetts que sont venus les secours les plus abondans et les plus précieux. Non-seulement ce petit état a fait des dons plus importans en nature et en argent, il a donné des chirurgiens, des infirmiers, des infirmières, des institutrices. Le ministre unitaire de San-Francisco, Starr King, dont la patriotique éloquence a peut-être empêché la Californie de se détacher de l’Union, et qui a obtenu de cet état jusqu’à 300,000 dollars pour les commissions sanitaires de Washington.et de Saint-Louis, était de Boston. M. Elliott, ministre unitaire de Saint-Louis, qui, avec un ancien propriétaire d’esclaves du Tennessee, M. Yeatman, était l’âme de la commission de Saint-Louis, venait également de la Nouvelle-Angleterre. J’ai vu l’une de ses nièces, qui était arrivée à Saint-Louis pour apprendre l’alphabet à des enfans nègres, passer, à l’âge de vingt ans, toutes ses journées sur les bancs d’une école. Un démocrate s’écriait un jour devant moi avec colère : « La guerre actuelle, c’est la conquête de l’Amérique par le Massachusetts. » Il avait raison, mais cette conquête n’est pas celle de l’épée.

Quand je quittai le Missouri, tout y était confus et incertain ; mais peu de temps après mon départ le général Price fut battu par les rudes milices du Kansas, soutenues par quelques troupes fédérales et par la cavalerie de Stoneman. Au premier échec, l’armée d’invasion, démoralisée par ses propres excès, se fondit en quelque sorte : le général Price n’en ramena que quelques débris dans les. solitudes de l’intérieur du continent. Son deuxième appel aux populations du Missouri avait été aussi vain que le premier. Il était venu, disait-il dans ses proclamations, les soustraire à la tyrannie de M, Lincoln et leur donner pour la dernière fois l’occasion de se soulever contre le gouvernement de Washington ; mais il n’avait trouvé d’autres recrues que des pillards et des bandits. Le général Rosencranz, malgré la faiblesse qu’il avait montrée, conserva encore son commandement jusqu’à l’élection présidentielle du 4 novembre, après quoi il lui fut retiré. Le Missouri donna ses voix à M. Lincoln ; du même coup les électeurs choisirent dans la fraction la plus radicale du parti républicain leur gouverneur, les membres d’une nouvelle législature et ceux d’une convention chargée de refaire la constitution de l’état. Les terribles leçons de la guerre civile n’avaient pas été perdues pour les habitans de cette malheureuse province, ravagée en tous sens et deux fois condamnée à toutes les horreurs de l’invasion. La nouvelle convention commença vaillamment son œuvre : elle ne voulut pas laisser vivre un jour de plus la fatale institution, considérée à bon droit comme la cause de la guerre civile, et on effaça de la nouvelle charte politique tout ce qui pouvait la rappeler.


II.

Le Missouri m’avait montré dans toute leur âpreté les passions politiques qui avaient compromis la cause de l’Union. Dans les états du centre, où allait se continuer mon voyage, je devais observer la société américaine sous un aspect plus calme. C’est vers Cincinnati que je me dirigeai d’abord en quittant Saint-Louis. Je traversai le fleuve de grand matin en bateau à vapeur pour aller prendre le chemin de fer sur la rive gauche. La ville était enveloppée dans une légère brume qui dormait sur le fleuve ; à travers ce voile, les grands steamers peints en blanc semblaient comme des flocons cotonneux. De Saint-Louis à Vincennes, on traverse la pointe méridionale de l’état de l’Illinois : cette région, entièrement peuplée par des émigrans du sud, Missouriens ou Kentuckiens, s’appelle familièrement l’Égypte ; c’est la tache noire de l’Illinois, le pays d’ignorance, de sauvagerie, de pauvreté. On traverse de belles forêts où les arbres du midi se mêlent déjà aux arbres du nord ; jamais, je crois, je ne vis nulle part autant d’essences mélangées dans un si pittoresque désordre. On aperçoit de temps à autre dans la solitude des fourrés quelque cabane de bûcheron ou une pauvre ferme qui s’entoure de riches cultures. A toutes les stations se tiennent des groupes désœuvrés attendant les journaux. Arrivé à l’une d’elles, je descends un moment, et j’entends une violente discussion entre un unioniste et des démocrates qui lui parlent d’un ton de menace. A la mine farouche des interlocuteurs, on devine qu’il ne doit pas y avoir loin dans ce pays de la parole à l’action. « Si Lincoln est nommé, s’écrie l’un d’eux avec d’horribles jurons, on verra du nouveau ici. » Le train repart au milieu des étincelles et suit sa ligne droite à travers les chênes noirs, les ormes, les érables, les acacias, les cerisiers, les noyers sauvages, les charmes, les bouleaux et les troncs morts que les vignes vierges couvrent de pampres jaunis ou pourprés. Sur le Wabash, l’un des nombreux affluens de l’Ohio, est Vincennes, un des anciens établissemens des Français au Canada ; c’est encore aujourd’hui le siège d’un évêché catholique. Dans tout autre pays, le Wabash passerait pour un grand fleuve, mais en Amérique on n’en parle pas. Au-delà de Vincennes, on est dans l’Indiana. Le pays conserve le même caractère. On n’aperçoit que des loghouses dans les clairières de la forêt ; quelques troncs d’arbres dont les interstices ont été bouchés avec du limon, une cheminée grossière en pierres mal jointes ou en bois noyé dans le pisé, une petite fenêtre et une porte basse, voilà le loghouse. Les porcs errent alentour en liberté parmi les ronces, les herbes et les mousses sur l’humus formé par les débris accumulés des végétaux. Quelquefois un enfant demi-nu, aux longs cheveux blonds, se tient sur le seuil du loghouse et suit des yeux la bruyante locomotive. Dans les villages, traversés de rues boueuses, passent les lourdes voitures allemandes. Presque à chaque station j’aperçois les manteaux bleus de quelques cavaliers fédéraux qui ont attaché leurs chevaux aux clôtures de bois. Après une journée entière passée dans les splendides forêts de l’Indiana, on atteint l’Ohio ou Belle-Rivière, et le chemin de fer en suit les bords sinueux depuis Aurore jusqu’à Cincinnati.

Cincinnati est la ville la plus populeuse et la plus importante de la magnifique vallée de l’Ohio ; elle est depuis longtemps déjà florissante, mais la guerre a encore donné une impulsion plus vive à son principal commerce, qui est la salaison et la vente des porcs. Chicago commence pourtant, je l’ai dit, à lui disputer le nom de Porcopolis sous lequel elle a été longtemps désignée familièrement. Dans les rues principales et sur le port règne une grande activité ; les deux gigantesques piles d’un pont suspendu s’élèvent déjà sur les bords opposés du fleuve, et bientôt les trains des chemins de fer passeront au-dessus des bateaux à voiles et des bateaux à vapeur. Partout se dressent d’énormes constructions où l’on emploie les matériaux.les plus variés, les calcaires siluriens qui miroitent au soleil, les grès verdâtres du terrain carbonifère qui ont les délicates nuances de la molasse suisse. La fantaisie des architectes se donne libre carrière ; on ne peut reprocher aux maisons la monotonie, si l’on n’en peut toujours louer le dessin et les proportions. Tous les styles se mêlent, ou plutôt, au milieu de ces formes moresques, gothiques, italiennes, françaises, il n’y a plus aucun style. Les environs sont charmans. Par des faubourgs escarpés, je montai jusqu’au sommet du Mont-Auburn, éminence qui domine la ville au nord. Les versans du côté de Cincinnati sont arides, et sur les pentes supérieures quelques maisons délabrées y pendent sur les couches schisteuses du rocher. Dans ces schistes mis à nu, le géologue peut faire une riche moisson de coquilles siluriennes d’une extrême délicatesse. Au sommet, on domine toute la vallée, et l’on voit la ville étendue autour du fleuve comme un vaste croissant. De toutes parts, la masse confuse des toits, des clochers, des usines, des cheminées, est enceinte par des collines, où çà et là de coquettes habitations sont semées à toute hauteur au milieu des arbres. Le ruban du fleuve trace sa courbe majestueuse au centre de ce vaste tableau. Quand on s’éloigne de l’escarpement du Mont-Auburn, on entre dans un pays pastoral, traversé de molles ondulations, où Mes arbres magnifiques jetés çà et là au milieu des pâturages forment comme un parc sans limites. Les érables à sucre se mêlent à quatre espèces de chênes, aux noyers, aux frênes, aux pâles bouleaux. Quelques maisons de campagne, que j’aperçus d’une belle avenue, nommée Clifton-Avenue, me rappelèrent les plus belles résidences de l’Angleterre par la douceur veloutée des pelouses, l’heureuse distribution des grands arbres en bouquets et en massifs ; mais où trouverait-on en Angleterre ce ciel d’une admirable pureté, cette lumière légère et transparente qui donne à toute chose un relief si puissant, des nuances si riches, si éclatantes ?

Revenu vers la vallée, j’admirai longtemps la position de Cincinnati, étendue au fond d’une coupe de verdure. En 1812, tout était encore silencieux et désert dans ces lieux où s’agite maintenant une multitude humaine. J’entendais de loin les cris de quelques soldats à cheval qui conduisaient un grand troupeau de mulets à un petit ruisseau qui descend au fond d’un pli dans l’Ohio. La fumée des bateaux marquait d’une traînée noire la courbe du grand fleuve. Au loin, parmi de sombres conifères, quelques taches blanches indiquaient la place d’un cimetière, ville des morts presque aussi peuplée déjà que la ville des vivans. La brume du soir commençait à ramper sur l’Ohio, et, montant avec lenteur, adoucissait les angles des. toits rougeâtres. Je quittai à regret les hauteurs et ne rentrai qu’à la nuit tombante dans le tumulte des rues.

Le chemin de fer que j’allais suivre de Cincinnati à Pittsburg me fît traverser tout l’état d’Ohio. Aux environs de la ville, je vis passer les longues maisons de bois du camp Denison, les champs de manœuvres, les villas converties en hôpitaux, éparses parmi des champs et des bouquets de bois. Le chemin de fer serpente longtemps dans la riante vallée du Petit-Miami, parmi de belles fermes, d’immenses champs de maïs, des prés où restent encore debout les plus beaux arbres, de petits bois dorés par l’automne. On franchit la rivière Scioto à Columbus, ville grande, visiblement florissante, traversée de larges rues où roulent sur des rails les lourds omnibus américains ; des maisons neuves et bien bâties portent des combles à la Mansard. Au-delà de Hanover, on entre dans la fertile vallée de la rivière Miskatung ; des champs de maïs interminables s’étendent entre des collines violettes couvertes de bois ; le chemin de fer suit longtemps un canal qui du fleuve Ohio va jusqu’à Cleveland, sur le lac Érié. Aux approches des Alleghanys, le paysage prend un aspect plus agreste : aux arbres verts se mêlent les conifères ; des ruisseaux bruyans coulent au fond de vallons sauvages.

A quelque distance de Steubenville, un train de marchandises déraillé intercepte quelque temps la voie, et pour retrouver à Steubenville le train qui arrive de Cleveland et auquel le nôtre doit s’atteler, la locomotive descend avec une vitesse effrayante les courbes sinueuses d’une petite vallée où un torrent écumeux court entre des forêts de pins. Nous regagnons le temps perdu au risque d’être jetés par la force centrifuge hors de la voie, qui suit les méandres capricieux du cours d’eau. Le train, lancé à toute vitesse, ne s’arrête qu’à grand’peine dans la gare de Steubenville, et arrache aux freins les grincemens les plus affreux. Sans descendre même un instant à Steubenville, on repart pour Pittsburg : au bout de quelque temps, nouvel arrêt en pleine campagne ; tout le monde descend sur la voie et court aux informations. Dans une tranchée voisine, un train de marchandises avait heurté une vache et déraillé. Toutes les locomotives américaines portent à l’avant ce qu’on nomme un cow-catcher, espèce de double soc qui peut jeter adroite ou à gauche les vaches qui souvent s’aventurent sur la voie ; mais dans une tranchée étroite, ouverte pour une seule voie, le cow-catcher rejette seulement l’obstacle d’un côté à l’autre, et le train peut facilement sortir des rails. Nous attendîmes longtemps que la voie redevînt libre ; j’étais sorti du wagon et regardais les croupes assombries des premières chaînes alléghaniennes, pareilles à de longs murs horizontaux. On désespéra bientôt de débarrasser assez rapidement la voie, et il fallut prendre un parti héroïque : de l’autre côté du train déraillé était un convoi qui se trouvait, comme le nôtre, arrêté. On changea la destination des deux trains ; les voyageurs qui descendaient la voie vinrent prendre nos places, et nous allâmes nous-mêmes nous installer dans les wagons qu’ils laissaient vides. L’opération ne fut point des plus faciles ; quand l’échange des bagages et des voyageurs fut complet, il était déjà très tard : aussi nous n’arrivâmes à Pittsburg que vers une heure du matin.

La ville de Pittsburg est bâtie sur le cap où se rencontrent les deux rivières Alleghany et Monongahela, qui en se mêlant forment l’Hudson. Les Français, dès 1754, y avaient élevé un fort qui reçut le nom de Duquesne. Avant la guerre de l’indépendance, et pendant la lutte entre les colonies anglaises et les Français du Canada, Washington, alors jeune officier de milice, déclarait que le fort Duquesne était la clé de tous les domaines de l’ouest. Le 25 novembre 1758, le général anglais Forbes prit le fort, auquel ses troupes donnèrent par acclamation le nom de Pitt. En 1845, Pittsburg fut presque entièrement brûlée ; mais elle fut promptement rebâtie, et les noires fumées du charbon y tombent aujourd’hui sur un court house en style dorique, qui a coûté 1 million, et sur plus de cent églises. Sur la rive gauche de la rivière Alleghany est Alleghany-City, reliée par plusieurs ponts à Pittsburg, et où l’on a bâti à grands frais un magnifique pénitencier. À Lawrenceville, un des faubourgs de Pittsburg, les États-Unis ont un arsenal. Il suffit de lever la tête pour reconnaître qu’on est au centre d’un grand district industriel : un nuage épais flotte sans cesse -au-dessus des innombrables usines de Pittsburg et des environs. De toutes parts s’élèvent des collines où les couches de charbon tracent leurs noirs affleuremens : les tranchées du chemin de fer les montrent à nu ; le mineur n’a pas besoin de chercher le combustible au fond de puits creusés à grands frais ; il lui suffit d’entrer dans la montagne en y perçant des galeries. Sur tous les flancs des vallées, on aperçoit les ouvertures d’où sortent les wagons qui, descendant sur de frêles plans inclinés de bois, vont déverser le charbon au niveau des chemins de fer ou des cours d’eau. Le sol recèle trop de richesses pour qu’on se donne la peine de le cultiver, et l’aspect sauvage qu’il conserve ne révèle que trop cette insouciance des habitans. Les bois sont coupés sans merci pour construire les revêtemens des galeries de mines. Çà et là seulement restent quelques bouquets épargnés par la hache, et dont la beauté fait regretter que l’homme ait été obligé de ravager la surface pour extraire de cette terre privilégiée les trésors qu’elle recèle.

Dans toute la chaîne alléghanienne, les minerais de fer accompagnent les couches de combustible. En 1864, les divers districts houillers de cet état ont fourni 12 millions de tonnes de charbon minéral[3]. Le prix moyen du charbon a été, pendant la même année, de 6,50 par tonne ; la valeur de la production houillère peut donc être estimée à environ 78 millions de dollars, ce qui en or, au cours de 200 (et pendant toute l’année 1864 l’or s’est tenu le plus souvent au-dessus de ce cours), représente 39 millions de dollars. La houille extraite en 1860 valait environ 15 millions de dollars. On peut juger par ces chiffres quelle impulsion fébrile la guerre et les nouveaux tarifs mis en vigueur en 1860 ont donnée à l’industrie pensylvanienne. On évalue à 700,000 tonnes environ la quantité de fonte produite en 1864 en Pensylvanie. Les prix de la fonte ont subi d’étranges fluctuations : ils se sont élevés de 30 dollars la tonne à 70, et puis sont retombés à 60. Le prix moyen de l’année 1864 a été de 53 dollars, ce qui donne pour la production totale 37,1,00,000 dollars en papier-monnaie, ou environ 18,500,000 dollars en or ; mais cette fonte se transforme en fer, en rails, en canons, en machines, en instrumens aratoires. Quand elle a subi toutes ces transformations, elle représente au moins un capital de 80 millions de dollars en or[4].

Conemaugh est un centre industriel placé au cœur même des Alleghanys. Les vastes usines à fer s’y adossent à des collines en exploitation de remblais extraits des galeries. Les panaches épais vomis par les cheminées traînent sur toute la ville. Les habitations ouvrières, toutes construites sur le même plan, sont assez semblables aux petites maisons qu’on voit dans les faubourgs de Londres ; seulement elles restent isolées, tandis qu’à Londres, appuyées les unes contre les autres, elles forment de longs et monotones massifs de brique. On est heureux de sortir de la fumée de ces usines de Conemaugh et de rentrer dans la solitude des bois. Des sapins foncés et des pins bleuâtres bordent les torrens, et presque partout les rochers se recouvrent du manteau luisant des rhododendrons. Les formes des vallées alléghaniennes sont très saisissantes : par momens, on peut se croire transporté dans les montagnes du Jura, tant il y a de ressemblance entre les deux chaînes. Seulement en Amérique ce n’est point le terrain du jurassique, c’est le terrain carbonifère qui se trouve replié en larges ondulations. Comme dans notre Jura, ces plis grandioses forment de grandes chaînes parallèles, droites, et séparées par des vallées longitudinales quelquefois fort élevées. Ces murailles de forêts sont interrompues par des vallées transversales pareilles aux combes du Jura français où aux cluses de la Suisse. De la sorte, chaque chaînon, aux deux bouts terminé sur deux combes, ressemble à une chenille, et l’ensemble de la vaste chaîne qui va de la Pensylvanie au Tennessee ne saurait mieux se comparer qu’à un peuple de chenilles rangées les unes au bout des autres sur plusieurs lignes parallèles. Les grands fleuves ne descendent point les vallées longitudinales, ils serpentent de combe en combe, ajoutant ainsi à la sauvage majesté de ces gigantesques coupures, De toutes parts, quand on en suit le cours tortueux, on voit les couches terrestres repliées en immenses arceaux, en berceaux symétriques ; les joints tracent des courbes majestueuses qui témoignent de l’écrasement formidable dont fut accompagné le soulèvement de l’Alleghany. Les combes sont de véritables défilés, mais les vallées longitudinales sont ordinairement larges, et l’on y rencontre de petites plaines où les cours d’eau n’ont qu’une pente peu rapide.

La topographie de la chaîne alléghanienne mérite d’autant plus d’exciter l’intérêt que cette région montagneuse a joué dans la guerre un rôle des plus importans. Le fleuve du Potomac suit dans sa partie supérieure les profondes coupures des combes de la Virginie occidentale ; à Harper’s-Ferry, il se mêle aux eaux de la Shenandoah, qui descendent d’une belle vallée longitudinale large et fertile. Cette intéressante région est comme enfermée entre deux longs murs parallèles : à l’ouest s’élèvent de hautes chaînes où n’entre aucun chemin de fer et où une armée considérable ne peut s’engager ; à l’est court la chaîne basse des Montagnes-Bleues, dernier contre-fort du massif de l’Alleghany. Au-delà s’étendent les grandes plaines boisées de la Virginie occidentale, qui pendant quatre ans ont servi de champ de bataille aux armées principales du nord et du sud. Sur quelques points, le mur qui sépare ces plaines de la vallée de la Shenandoah est interrompu ; plusieurs combes (les Américains se servent du mot gap, qui littéralement veut dire bâillement) sont comme autant de portes naturelles par où l’on peut jeter des troupes dans la grande vallée. Masquée par le rideau des Montagnes-Bleues, une armée peut rapidement se porter sur le Potomac, inquiéter à son gré les derrières des corps placés entre ce fleuve et Richmond, ou, franchissant les gués du Haut-Potomac, se jeter dans le Maryland et la Pensylvanie. La grande vallée (c’est le nom qui désigne ordinairement la vallée de la Shenandoah) était la route favorite de ce général Jackson qui a joué un si grand rôle pendant les deux premières campagnes de Virginie. Au printemps de 1862, lorsque le général Mac-Clellan menaçait Richmond, Jackson, profitant de ce que Banks, laissé dans la vallée avec quelques milliers d’hommes, s’amusait à y fortifier Strasbourg, se jeta hardiment dans le gap de Front-Royal. Banks, menacé d’être coupé, se replia précipitamment sur Winchester, où Jackson arriva en même temps que lui et d’où il le délogea. Ce mouvement jeta l’alarme dans Washington : toutes les troupes dont on pouvait encore disposer furent opposées à Jackson, qui les battit en détail. Le général Mac-Clellan, ne recevant point les renforts sur lesquels il comptait pour le tirer d’une situation déjà difficile, donna le signal de la retraite, et le fruit de plus d’une année d’efforts se trouva perdu. Deux fois l’armée du sud, descendant par la grande vallée, a pu inquiéter la capitale de l’Union au moment même où Richmond semblait le plus menacé, et ces retours agressifs n’ont été arrêtés la première fois qu’à Antietam, la seconde fois qu’à Gettysburg, Placée au confluent de la Shenandoah et du Potomac, la ville d’Harper’s-Ferry n’a jamais pu arrêter le flot de l’invasion, car cette place, protégée du côté de la vallée par une ligne de hauteurs qui portent le nom de Bolivar, est tout à fait dominée par des collines qui, sur la rive opposée du Potomac, atteignent 500 mètres de haut. On n’a trouvé d’autre moyen de fermer enfin aux armées du sud la voie qui leur avait permis si souvent de déjouer les combinaisons des fédéraux que de brûler les granges, les moulins, et d’enlever tout ce qui pouvait servir à des approvisionnemens. Sheridan a fait payer cher à la grande vallée les privilèges que la nature lui a conférés et la renommée acquise à des noms qui resteront indissolublement liés à l’histoire de la guerre civile.

De Pittsburg à Philadelphie, on traverse en biais tout le massif de l’Alleghany. Le premier chaînon important est le Chestnut-Ridge ou la Crête-des-Marronniers, que l’on traverse à Blairsville. La rivière Conemaugh y sort des montagnes par une combe étroite en courant sur des rapides interrompus de distance en distance par des barrages qui fournissent une chute d’eau à des usines. Sur une grande partie de son cours, la rivière a pu être canalisée ; le long des rapides, un canal la suit à petite distance. La gorge est si étroite qu’il y a place à peine en certains endroits pour le canal, la rivière, le chemin de halage et le chemin de fer. Les voitures de chemins de fer et les locomotives ont aux États-Unis l’essieu de devant mobile ; de la sorte, la voie ferrée peut suivre les courbes les plus hardies. Le voyageur y gagne, car on ne s’enfonce pas aussi souvent qu’en Europe dans l’obscurité des tunnels. Après la chaîne dite des Marronniers, on arrive à la chaîne la plus élevée de l’Alleghany proprement dit. Au pied occidental est Cresson, charmant lieu de plaisance où l’on prend les eaux l’été. On n’y aperçoit encore qu’un immense hôtel en bois surmonté du pavillon étoile, quelques jolis chalets, et un parc nouvellement planté. Peu après, on pénètre dans une vallée transversale ; le train s’y élève par degrés, en décrivant des lacets, sur des rampes très inclinées. On frémit à l’idée d’un déraillement quand on laisse ses regards plonger le long du gigantesque talus de la montagne jusqu’au fond de la vallée, où le torrent ne trace plus qu’un mince filet argentin. On l’aperçoit seulement à travers les pointes des sapins. A mesure qu’on s’élève, le paysage grandit en quelque sorte, et à travers les entre-bâillemens des vallées l’on voit monter les plans verts ou bleuâtres des chaînes plus éloignées, dont les sommets horizontaux fuient les uns derrière les autres. Au pied de la chaîne, on arrive à Altoona, petite ville perdue dans une vallée longitudinale solitaire. On entre peu après dans la vallée de la Juniata. La Juniata est une rivière magnifique, qui, après de longs méandres, vient se jeter à Cove dans le Susquehannah, et le voyageur qui suit la rive droite de ces fleuves arrive bientôt à Harrisburg.

Harrisburg est la capitale politique de l’état de Pensylvanie. Un magnifique pont en treillis, appuyé sur dix-huit grandes piles, y traverse le fleuve. Cet admirable ouvrage d’art faillit être détruit pendant la seconde invasion du Maryland et de la Pensylvanie par l’armée confédérée en 1863. L’avant-garde de Lee était le 27 juin 1863 à Kingstown, à treize milles seulement de Harrisburg. Deux jours après, le général Lee portait son quartier général à Carlisle. L’alarme s’était répandue dans toute la Pensylvanie, et déjà l’on travaillait à élever des défenses autour de Pittsburg. La victoire de Gettysburg, remportée par le général Meade, obligea les confédérés à évacuer la Pensylvanie et les rejeta de l’autre côté du Potomac. Pendant cette courte invasion, les populations allemandes qui occupent les vallées de la partie méridionale de la Pensylvanie furent soumises à de nombreuses réquisitions. Les Dutckmen, c’est le nom qu’on donne partout aux Allemands dans les États-Unis, ne songèrent même pas à résister aux envahisseurs ; dans le grand drame auquel ils se trouvaient mêlés par hasard, ils semblaient vouloir conserver le simple rôle de témoins. Certains régimens levés dans la Pensylvanie, surtout au commencement de la guerre, se montrèrent inférieurs à tous les autres en courage, en solidité, en intelligence militaire. De tous les états de l’Union, la Pensylvanie, bien qu’il soit un des plus anciens, est peut-être celui où la population reste encore le moins homogène. On pourrait aisément en faire la carte ethnographique. Les plaines du nord sont occupées par les gens de race anglo-saxonne. Sur les bords de la Juniata s’est jeté un courant d’Écossais, d’irlandais protestans et de Yankees qui se mêlent seulement dans la partie méridionale de la vallée aux Dutchmen. Les Allemands sont les maîtres de toutes les terres fertiles qui séparent Harrisburg de Philadelphie. Économes jusqu’à l’avarice, ils laissent à la race anglaise les soucis et les émotions de la politique ; ils ne songent qu’à étendre leur riche domaine, et d’année en année chassent les Américains proprement dits des terres qui leur restent encore. L’énorme barrière de l’Alleghany les a tenus séparés du grand courant qui porte hommes et idées depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu’aux régions sans limites de l’ouest. L’Allemand de la Pensylvanie vit isolé dans une sorte d’oasis intellectuelle ; il n’a pu être gagné que par la contagion des doctrines qui longtemps ont régné souverainement dans Philadelphie, la cité des amis, et il n’en a pris que ce qui convenait à son égoïsme, à son amour du repos, à sa simplicité, laissant de côté ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé, tout ce qui demande un sacrifice ou impose une lutte à la conscience.

Dans Philadelphie même, l’influence des quakers reste aujourd’hui à peine visible. Cette grande et belle ville, à la fois commerciale et industrielle, diffère peu des autres cités du nord des États-Unis. Peut-être les rues, qui se coupent à angle droit, y sont-elles un peu plus monotones encore et plus régulières, peut-être y a-t-il un peu d’affectation dans la propreté des maisons, dont les petits escaliers de marbre blanc, sans garde-fous, sont lavés tous les jours ; les portes et les fenêtres sont aussi de marbre, et des volets pleins, peints en blanc, remplacent les persiennes vertes qu’on voit partout ailleurs. Dans les maisons en deuil, les volets sont fermés, et à l’entre-bâillement pend un long crêpe noir. Si tout dans cette ville a je ne sais quoi de grave et de décent, on n’y voit cependant pas un seul homme qui porte le costume sévère et traditionnel de Penn, pas une femme dont la tête soit enveloppée des coiffes blanches des quakeresses. A côté des douze églises ou meeting-houses des amis (le mot de meeting-house remplace celui de church dans les villages puritains de la Nouvelle-Angleterre), toutes construites avec une extrême simplicité, les épiscopaliens ont élevé trente et une églises, dont plusieurs ont l’aspect monumental ; les presbytériens en ont jusqu’à cinquante et une, les catholiques quatorze, sans parler d’une grande cathédrale qui vient d’être terminée. Les baptistes sont très nombreux et ont vingt-deux temples, les méthodistes vingt et un, les luthériens huit, sans compter plusieurs autres sectes de moindre importance. Cette énumération démontre du moins que Philadelphie n’a point perdu son caractère religieux ; elle est également restée fidèle à son caractère philanthropique : ses hôpitaux, ses écoles de médecine sont dignes de leur vieille réputation ; elle a des asiles pour les sourds-muets, pour les aveugles, des dispensaires pour les pauvres, des établissemens de toute sorte pour les orphelins, pour les femmes sans ressources, des sociétés sans nombre pour l’éducation des prisonniers, des gens de couleur, etc. Son système pénitentiaire a été copié par beaucoup de pays. La grande prison cellulaire, qui a la forme d’une vaste roue, semble avoir servi de modèle à notre prison de Mazas ; les bâtimens affectés aux détenus forment comme autant de rayons qui vont converger vers un centre commun et qui sont séparés par des préaux angulaires. L’isolement des prisonniers n’est plus aussi complet qu’autrefois ; ils voient plus fréquemment des figures humaines et peuvent échanger quelques paroles avec leurs gardiens, ainsi qu’avec les personnes autorisées à les visiter. C’est du toit du collège de Girard que j’aperçus l’ensemble de cet immense édifice. Le collège de Girard est un temple grec où tout est de marbre, jusqu’au toit. Girard était un Français qui émigra jeune en Pensylvanie, et qui, s’étant enrichi dans la ville des quakers, lui légua sa fortune pour la fondation d’une école d’orphelins. Il spécifia dans son testament qu’aucun prêtre ne serait reçu à l’intérieur du collège, que le terrain serait entouré d’un mur de dix pieds de haut, et que le bâtiment aurait un toit de marbre. Pour appuyer un semblable toit, on n’a trouvé rien de mieux que de faire un temple gigantesque : qu’on se figure la Madeleine remplie à l’intérieur de salles d’études et de dortoirs pour trois cent soixante-dix enfans. Le mur de dix pieds empêche de voir le monument. Enfin l’exclusion des ministres est restée une lettre morte, attendu qu’il n’y a personne qui s’enquière de la profession des visiteurs, et par le fait on m’a assuré que l’administration du collège est entièrement tombée entre les mains de la secte épiscopalienne.

Ce que la ville de Philadelphie offre peut-être de plus intéressant aux philanthropes et aux économistes, ce sont les logemens de la classe ouvrière. Depuis longtemps, on y a résolu les problèmes qui commencent seulement à occuper aujourd’hui l’attention en Europe : presque toutes les rues où se loge la population ouvrière et même la petite bourgeoisie ont été bâties par des associations. Rien de plus simple que le système qu’elles ont adopté. Quelques ouvriers en bâtiment s’associent temporairement ; ils achètent un terrain et le paient en partie au moyen d’un emprunt hypothécaire. Chacun d’eux fournit à l’association son travail spécial, maçonnerie, serrurerie, menuiserie, vitrerie, etc. Les maisons, aussitôt achevées, sont revendues, et les bénéfices sont partagés au prorata des journées de travail. La moitié de Philadelphie a été bâtie de cette façon, et les ouvriers construisent ainsi pour leur propre usage des maisons qui ont très bonne apparence ; elles sont saines, aérées, munies de tout ce qui peut ajouter quelque chose au bien-être et à la salubrité. Le propre des associations ouvrières de Philadelphie est d’être temporaires ; les conventions varient suivant les circonstances, les prix, le nombre des associés. Ce n’est point un conclave d’économistes ou d’administrateurs qui préside à leurs efforts en imposant des programmes, des dessins, un mode de comptabilité. Aux États-Unis, on déteste les entraves permanentes, les systèmes, l’uniformité. Il n’est certainement pas une ville au monde où la population ouvrière soit logée comme elle l’est à Philadelphie, et il faut ajouter qu’elle ne doit cette supériorité qu’à elle-même et à ses efforts intelligens. L’éducation du peuple commence dans les écoles publiques : 56,000 enfans reçoivent l’instruction dans 55 écoles dites écoles de grammaire, dans 48 écoles secondaires et 156 écoles primaires ; de nombreuses bibliothèques sont accessibles à tout le monde ; la presse enfin livre à la population de Philadelphie 8 journaux du matin, 4 journaux du soir, 29 journaux hebdomadaires, sans compter une foule de recueils périodiques, religieux, littéraires ou scientifiques. La ville de Penn n’a point oublié les paroles de son fondateur : « un gouvernement a beau être bon, si les hommes sont mauvais, ils gâteront le gouvernement ; ce qui conserve le gouvernement, c’est la sagesse et la vertu des hommes, lesquelles, n’étant point héréditaires, doivent être propagées par l’éducation de la jeunesse. » Le dirai-je pourtant ? jusque dans ces dernières années, la sagesse et la vertu de Philadelphie ont pu être trop souvent comparées à la piété du pharisien. Sous le manteau de la bigoterie religieuse et philanthropique se sont souvent cachés l’égoïsme, l’esprit de lucre, la dureté ; la ville des quakers a été l’un des derniers asiles du commerce honteux de la traite ; les efforts courageux des abolitioniates de la Nouvelle-Angleterre n’y ont jamais trouvé beaucoup d’encouragement ni d’appui. Le parti démocratique a bien longtemps régné en maître dans une ville où l’émigration lui apportait sans cesse de nouvelles recrues ; mais, depuis que la guerre civile a éclaté, Philadelphie est sortie de sa longue apathie morale : la cause fédérale a réveillé des flammes endormies et y a trouvé des défenseurs nombreux, enthousiastes et résolus. En ce point, Philadelphie ne diffère pas de la plus grande partie de l’Union : dans presque toutes les provinces, la conscience publique s’était endurcie par la prospérité. Complice de l’esclavage, le nord avait fini par confondre les idées de servitude et de liberté ; l’habitude des sophismes, des compromis et des mensonges politiques avait par degrés éteint cette vertu sans laquelle Montesquieu dit que ne peuvent vivre les démocraties. Il arrive souvent qu’un malheur soudain, en troublant les joies d’une jeunesse étourdie et frivole, la prépare mieux que toutes les leçons des moralistes à la : sagesse et aux sévères responsabilités de l’âge mûr. Il est permis de dire aussi que la guerre civile n’a pas été sans profit pour la république américaine, car elle l’a rendue en quelque sorte à elle-même et à ses nobles traditions.

En parcourant deux fois dans des directions opposées les États-Unis du nord, je trouvai partout l’expression de ces sentimens ; le langage ne changeait point avec la longitude ou la latitude : les différences politiques qu’autrefois il était possible de signaler entre les états de la Nouvelle-Angleterre, entre les états de l’ouest, les border-states, les grands états du centre s’étaient effacées graduellement. Les passions et les doctrines qui jadis n’avaient eu pour foyer que les provinces de la Nouvelle-Angleterre s’étaient répandues, comme une inondation, sur la surface entière du pays ; l’ébranlement causé par la guerre civile s’était communiqué jusqu’aux populations oubliées et comme perdues dans les hautes vallées de la Pensylvanie : dans les plaines sans fin des états centraux et de l’ouest, rien n’avait pu l’arrêter ; la vague court plus lentement d’un bout à l’autre de l’Atlantique. L’esprit provincial avait abdiqué partout devant l’esprit national. Il est permis cependant, même aujourd’hui, de tracer dans la grande confédération certains groupes naturels fondés en même temps sur l’histoire et sur la géographie. Les états de la Nouvelle-Angleterre, groupés autour du Massachusetts, seront bien longtemps encore les inspirateurs politiques, intellectuels et religieux de la nation. La région qui depuis le Maine jusqu’à Washington confine à l’Atlantique restera toujours ouverte aux idées européennes ; ses grandes métropoles commerciales, Boston, New-York, Philadelphie, serviront de lien entre l’ancien et le nouveau monde. Au-delà de la chaîne des Alleghanys s’étendent de vastes provinces où le génie américain, isolé du reste du monde, se montre déjà plus indépendant, plus original. J’ai montré dans les états de l’ouest une population imbue de passions démocratiques, vigoureuse, frère, confiante dans ses destinées, sans autre frein que le travail et le sentiment de sa dignité. Les états centraux remplissent entre les grands lacs du nord du continent et l’Ohio la vaste zone qui sépare du Far-West les États-Unis de l’Atlantique. C’est le propre de ces grands états centraux, l’Indiana, l’Ohio, la Pensylvanie, de servir en quelque sorte d’intermédiaire entre toutes les parties de la république. Leur masse est trop compacte pour qu’on puisse songer à la diviser ; qui pourrait la rattacher à je ne sais quelle confédération du nord-ouest, alors que par la Pensylvanie elle s’étend jusqu’à l’Atlantique ? Au moment même où la fortune des armes semblait sourire à la rébellion, quelqu’un pouvait-il avoir la folle prétention d’annexer à un empire noir des provinces qui ne connaissent point l’esclavage, et dont la population se pénètre chaque jour de toutes les idées, de tous les sentimens, de toutes les passions des états septentrionaux ? La solidarité manifeste, inévitable des états centraux avec les états de l’est d’une part et de l’autre avec ceux du nord-ouest autorise à repousser comme improbable une rupture entre l’Atlantique et le Mississipi, et tant que les vastes ressources d’une zone si riche, si peuplée et si étendue demeureront entre les mêmes mains, on aura le droit de considérer comme chimérique toute tentative faite par les états méridionaux pour échapper à l’Union, qui les domine et les enveloppe de toutes parts.

Les états du centre forment donc, au point de vue politique, une grande masse conservatrice qui sépare les deux ailes extrêmes de la Nouvelle-Angleterre et des états de l’ouest, où le bouillonnement des doctrines nouvelles est toujours le plus tumultueux. La vie politique est, si l’on me permet le mot, plus intense aux extrémités qu’au centre : l’indépendance absolue du pionnier, l’orgueil du Yankee, fondé sur une culture intellectuelle très avancée, sur la longue pratique des" institutions libres, exercent aux deux bouts du territoire de l’Union la même influence. Entre les plus anciens et les plus nouveaux états vit un peuple plus calme, plus ennemi des nouveautés, moins facile à émouvoir et à passionner, excepté lorsqu’il s’agit de ce qui touche à l’existence même de la nation. Les états frontières enfin ont été longtemps un terrain neutre où les idées incompatibles du nord et celles du sud ont pu vivre passagèrement côte à côte. La guerre civile déchaînée, ces provinces sont devenues le champ de bataille des deux confédérations rivales. Elles ont appris récemment, au prix de grandes douleurs et de terribles sacrifices, qu’elles ne pouvaient séparer leur cause de celle du nord : instruites par l’expérience, elles seront bientôt les champions les plus ardens et déjà elles sont devenues les foyers les plus actifs de la propagande émancipatrice. C’est là qu’il faut chercher aujourd’hui les hommes d’état les plus résolus, les plus hardis, ceux qui se préoccupent le plus vivement d’empêcher le retour de la guerre civile et de désarmer les partisans de l’esclavage. Puisse le jour venir bientôt où ce mot de border-state n’aura plus de sens, et où, sous des institutions communes, l’Union régnera dans les cœurs depuis le Maine jusqu’au Rio-Grande, comme elle est maintenant rétablie par les armes !

Si ces souvenirs de voyage ont montré quelle puissante énergie la société américaine déployait encore après quatre ans de guerre civile, j’aurai atteint mon but. Je n’ajoute plus que quelques réflexions. Quand les blessures aujourd’hui encore saignantes seront cicatrisées, on verra que la guerre a fortifié plus qu’elle n’a affaibli l’Union. Elle a révélé au peuple américain toute la profondeur du sentiment qui l’y attache. En lui imposant de terribles sacrifices, en le condamnant à de grandes douleurs, elle l’a porté comme d’un coup de la jeunesse à la maturité. Elle a rendu à la constitution fédérale son caractère primitif, au pouvoir exécutif la force dont l’école démocratique l’avait par degrés dépouillée ; elle a mis fin à la contradiction fatale entre la servitude et la liberté ; elle a donné à la nation plus de confiance en elle-même, dans la grandeur de ses destinées, dans la noblesse de ses idées épurées et désormais sans alliage. Elle a montré que la liberté est assez forte, non-seulement pour soulever un jour les hommes contre une tyrannie, mais pour fonder des institutions, une nation, une patrie. Après tant de sacrifices faits par le peuple américain à l’Union, tant de sang versé, tant de richesses perdues, peut-on redouter que ce peuple ne sache point faire les sacrifices désormais bien plus légers, bien plus faciles, qui seront nécessaires pour consolider son œuvre ? Croit-on qu’il cédera trop facilement aux instigations de la rancune et de la colère, et qu’il se jettera par exemple à plaisir dans les complications de la guerre étrangère ? Il a reconquis tout son territoire, mais il n’a aucune envie de l’étendre. Il sait mieux que personne combien les difficultés qu’il a eu à vaincre ont grandi par l’immensité même de ce territoire. Son ambition ne rêve point l’annexion de provinces nouvelles : il lui importe bien plus d’effacer dans les anciennes toute trace de la guerre civile. Il n’est pas à craindre non plus que dans l’enivrement de son triomphe il se montre sans pitié pour les vaincus ; tout sera pardonné à ceux qui cesseront d’être les ennemis de l’Union. Le nord tirera lui-même le sud de l’abîme de ruine et de misère où il s’est volontairement jeté : il lui offre déjà ses capitaux, ses bras, ses machines, ses écoles, ses institutions municipales, le secours de son intelligence et de son activité. Il ne lui demande qu’une chose en retour : c’est l’abdication de cette puissance sinistre et barbare qui a pour armes non-seulement des fusils, mais des fouets et des poignards, qui a fait répandre des torrens de sang humain et failli amener la ruine de la république. Pour que l’Union vive, il faut que l’esclavage périsse, et que périsse avec lui tout ce qui reste encore de son œuvre politique et sociale.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1864 et du 15 avril 1865.
  2. L’abus du mot lady est au reste très général aux États-Unis dans le nord comme dans le sud. On m’a cité à ce propos cette phrase d’un sermon : « Qui vint d’abord au pied de la croix ? Des dames (ladies). Qui resta le plus longtemps au pied de la croix ? Des dames. »
  3. Ce sont la Pensylvanie, l’Ohio et la Virginie occidentale qui fournissent le plus de charbon dans l’est. En 1860, la Pensylvanie a donné 9,397,332 tonnes d’anthracite évaluées à 11,869,574 dollars, et 66,904,205 boisseaux de charbon bitumineux évalués à 2,833,859 dollars : valeur totale, 14,703,433 dollars pour 7,529,683 dollars, chiffre de la production en 1850. En charbon bitumineux, l’Ohio a donné en 1860 28,339,900 boisseaux estimés 1,539,713 dollars, et la Virginie 222,780 boisseaux estimés 222,780 dollars.
  4. Les quantités de fer a l’anthracite produites en Pensylvanie ont été pendant cinq années :
    tonnes
    1859 286,332
    1860 313,000
    1861 310,000
    1862 381,000
    1863 430,000