Les États de Bretagne/02

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Les États de Bretagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 71 (p. 689-724).
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LES
ETATS DE BRETAGNE

II.
LA LIGUE EN BRETAGNE.

Lorsqu’en 1579 Henri III procurait au duc de Mercœur la main de Marie de Luxembourg-Martigues, c’était afin d’assurer à son jeune beau-frère le gouvernement de la Bretagne[1]. Déjà menacé par la ligue et bientôt conduit à la sanctionner faute de se sentir assez fort pour la combattre, il mettait une grande province à la discrétion d’un prince lorrain qui pouvait à un double titre s’y présenter comme prétendant. Par sa propre descendance de la maison de Châtillon comme parcelle de sa femme, Philippe-Emmanuel de Lorraine se trouvait en effet réunir et confondre sur sa tête tous les droits des comtes de Blois et de Penthièvre[2] ; mais.des considérations de prévoyance n’étaient pas de nature à retenir un monarque insouciant qui jouissait du présent sans rien attendre de l’avenir.

Durant les premières années de sa résidence en Bretagne, l’attitude du duc de Mercœur fut irréprochable. Pendant que le chef de la maison de Guise imposait les armes à la main à la faiblesse de Henri III le traité de Nemours, son parent protestait au sein des états de Bretagne de son dévouement pour le monarque aux ordres duquel il continuait à déférer[3]. L’attitude réservée de Mercœur vis-à-vis du duc de Guise et de la ligue aurait-elle contrarié sa pensée secrète, qu’elle lui eût été imposée par le sentiment général de la province. Depuis le commencement des guerres de religion et des intrigues princières développées à leur ombre, la Bretagne s’était trop bien trouvée de sa circonspection pour y renoncer au profit d’une ambition particulière. Si elle changea soudainement d’attitude, ce fut sous l’empire d’un intérêt moins égoïste et sous le coup d’une sorte de nécessité.

Le nouveau gouverneur arrivait-il dans cette province avec la résolution déjà arrêtée de profiter des chances de la guerre civile pour faire valoir ses prétentions à la couronne ducale, dès que la mort de Henri III lui en fournirait l’occasion ? La plupart des historiens contemporains l’affirment. De Thou le pense comme d’Aubigné, Davila semble le croire comme Mathieu. Cette opinion a été adoptée par les auteurs de l’histoire bénédictine, ardemment dévoués à l’autorité royale et très opposés à la ligue ; elle est donc consacrée par une tradition à peu près générale. Les écrivains modernes sont allés plus loin, car ils ont prétendu faire entrer toute la population bretonne dans le complot tramé par le duc de Mercœur, et pour eux la guerre acharnée qui commença en Bretagne en 1589 pour ne finir qu’en 1598 s’est résumée dans une tentative avortée de séparation[4].

Si autorisée que soit cette opinion, on est pourtant conduit à reconnaître, lorsqu’on serre les faits de plus près, qu’elle ne repose sur aucune base solide, et qu’en résistant à Henri IV personne en Bretagne ne songeait à déchirer le contrat de mariage de la duchesse Anne. Le duc et plus encore la duchesse de Mercœur auraient été fort heureux sans nul doute de voir s’accomplir le beau rêve d’une restauration ducale, lorsqu’il leur naquit un fils qui reçut le nom de Bretagne, ils aimaient peut-être à penser que ce nom cesserait un jour d’être un vain titre[5] ; mais rien ne constate même chez eux la ferme volonté de donner à ce rêve le caractère d’un projet sérieux, et quand on étudie dans ses manifestations les plus vives le sentiment public, il faut bien reconnaître que, si la Bretagne suivit son gouverneur dans la lutte commencée en 1589, elle l’aurait vite abandonné, si d’une lutte engagée contre un roi protestant il avait prétendu passer à une guerre contre la monarchie française.

La duchesse de Mercœur, la belle Nantaise, mettait une grâce charmante à rappeler son origine bretonne au peuple de sa ville natale ; elle se mêlait à ses fêtes et à ses jeux, s’associant à toutes les manifestations de sa haine contre les protestans ; elle ne déployait pas moins d’habileté pour se concilier la rude noblesse, demeurée ardemment catholique malgré la défection des grandes maisons féodales, passées au calvinisme. Dans sa cour prude et pédante, qui laissait pressentir l’hôtel de Rambouillet, on célébrait en vers et en prose sa beauté et sa vertu, pendant que des historiographes dévoués révélaient à la Bretagne l’origine carlovingienne de la maison de Lorraine. Pierre Biré, Julien Guesdon, emphatique auteur des Loisirs de Rodope, Nicolas de Montreux, bel esprit qu’aurait jalousé Voiture et qui portait sur ce Parnasse le nom d’Olénix du Mont-Sacré, d’autres écrivains dont les ouvrages imprimés à Nantes de 1589 à 1598 dorment aujourd’hui sous la poussière des bibliothèques, avaient entrepris en faveur de leur protectrice une sorte de croisade littéraire. Il n’était pas de couronne qui pût rehausser l’éclat de son beau front, et le premier trône du monde aurait été un escabeau peu digne de ses pieds. Son illustre époux, issu du sang impérial, réunissait les qualités d’Alexandre et de César, et la victoire de Craon n’était pas moins glorieuse que celle d’Arbelles. Lorsque la guerre civile fut engagée, la pléiade lutta de violence avec le célèbre Le Bossu, le théologal Christi, le jacobin Lemaistre et tous les prédicateurs de Nantes, fort dignes à tous égards de figurer à côté de ceux de Paris ; mais ni dans ces nuages d’encens ni dans ces débordemens de fureur il n’est possible de surprendre d’invitation à séparer la Bretagne de la France et à relever le trône des anciens ducs au profit de leur noble fille. Aucune allusion précise ne s’applique à ces ambitieuses espérances, lesquelles pouvaient cependant se produire en toute sûreté au sein de la ville de Nantes, demeurée près de dix ans sans rapport avec l’autorité royale. Personne n’osait sans doute, puisque les poètes eux-mêmes n’osaient pas. C’est que de tels vœux, probablement fort agréables au duc et à la duchesse de Mercœur, ne correspondaient point au sentiment qui avait mis les armes à la main de ce peuple sincère et loyal. Les états de la ligue assemblés à Nantes par Mercœur en 1592 étaient les véritables organes de l’opinion lorsqu’ils affirmaient « vouloir vivre et mourir inviolablement dévoués à la monarchie, dont ils demeuraient avec regret séparés en attendant qu’il plût à Dieu de donner à la France, un roi catholique. » Telle est la vérité, et bien loin que Mercœur par ses hésitations ait manqué à la Bretagne, c’est au contraire la Bretagne qui a manqué à Mercœur.

S’il avait convenu à ce pays de relever son étendard semé d’hermines, jamais circonstances n’auraient été plus favorables, car l’héritier de la maison de Penthièvre avait à faire valoir des titres très spécieux au moment même où la province prenait les armes sous une impulsion irrésistible. La mort du duc d’Anjou, survenue en 1584, avait imprimé à l’opinion publique un cours nouveau. Cette mort enlevait au royaume toute perspective d’une succession catholique, puisque la précoce sénilité de Henri III ne laissait plus attendre d’héritier du trône, et que la loi fondamentale appelait à la couronne le roi de Navarre, chef reconnu du parti protestant. Aussi plusieurs villes importantes adhérèrent-elles à l’union, et le parti de la ligue se trouva-t-il constitué en Bretagne, non pas, comme le disent la plupart des historiens, par le travail et l’habileté du gouverneur, mais par la pression qu’exerça sur les esprits un avenir inévitable et prochain.

Bientôt Henri III, chassé de sa capitale par un prince devenu l’expression vivante des passions populaires, dédaigneusement éconduit par les états-généraux réunis à Blois, recourait à l’assassinat pour se débarrasser d’un ennemi non moins puissant au sein des trois ordres que dans les rues de Paris, et la France se soulevait presque tout entière contre lui. Quelques mois plus tard, le coup de poignard de Jacques Clément répondait au coup de dague de Lognac, et dans la nuit du 2 août 1589 le camp de Saint-Cloud, plein de tumulte et d’anxiété, avait soudainement à résoudre le formidable problème que le droit héréditaire de Henri de Navarre venait poser pour le royaume très chrétien.

L’immolation du duc de Guise et du cardinal de Lorraine, qui avait séparé du roi la plus grande partie du royaume, eut en Bretagne un effet rapide et décisif. Cette province, jusqu’alors paisible, parut se repentir tout à coup de sa longanimité, et si elle s’engagea la dernière dans la lutte, ce fut avec la résolution d’y persévérer jusqu’au bout. A Nantes, la population courut aux armes, et des prédicateurs habiles à remuer la fibre religieuse devinrent les chefs d’un mouvement irrésistible, à la tête duquel Mercœur se vit naturellement placé. Toutes les villes de quelque importance constituèrent, sous le nom de corps politiques, des assemblées paroissiales délibérantes où l’ardeur populaire triompha sans peine des hésitations de la bourgeoisie. Ces assemblées ne refusèrent rien au duc de Mercœur, consacré à leurs yeux par le sang du chef de sa maison, et ce prince, non pas sans le vouloir, mais sans avoir personnellement agi, fut proclamé tout d’une voix chef et gouverneur de la Bretagne pour le maintien et tuition de la religion catholique, apostolique et romaine, la conservation et liberté de la province, en attendant l’assemblée des états[6]. Ce mouvement démocratique précéda la dernière résolution de Mercœur, et l’on pouvait juger qu’il serait irrésistible avant même que ce prince eût congédié M. de Gesvres, que lui avait expédié Henri III à la suite du meurtre de son cousin, afin de lui offrir des garanties pour sa sûreté personnelle. Après le départ de cet agent confidentiel, le duc ne garda plus aucun ménagement avec le monarque. La duchesse de son côté entra dans la lutte avec la fermeté de son caractère et l’ardeur d’une ambition longtemps contenue. Elle pratiqua le capitaine Gassion, ancien serviteur de la maison de Penthièvre, qui commandait pour le roi le château de Nantes, et cet officier n’opposa nulle résistance au peuple, qui eut bientôt enlevé cette puissante forteresse. Remise aux mains d’un ligueur dévoué, elle servit de prison aux magistrats royalistes qu’envoyaient chaque jour à Mercœur les diverses villes de la province, à mesure qu’elles s’engageaient dans l’insurrection. Sous l’impulsion que lui imprimait la commune de Nantes, le flot montait en effet d’heure en heure. Il couvrit bientôt la péninsule entière. Dans cette vaste province, l’autorité du roi ne fut plus reconnue que dans quelques villes de guerre munies de garnisons françaises et dans un certain nombre de châteaux fortifiés appartenant pour la plupart aux maisons de Rohan, de Laval et de Rieux, alors engagées dans le parti protestant.

Rennes avait suivi l’exemple des autres cités bretonnes et s’était ralliée à la ligue. Le sire de Talhouët, ardemment dévoué à ce parti, s’étant fait assister par une troupe de bourgeois et par quelques chanoines, avait ameuté le peuple en annonçant l’entrée prochaine dans la ville d’une bande de huguenots commandée par l’un des principaux gentilshommes de cette religion, le sire de Montboucher, seigneur du Bordage. Sur ce bruit, d’ailleurs mal fondé, des barricades avaient été dressées, et MM. de La Hunaudaye et de Montbarot, le premier lieutenant-général pour le roi dans la Haute-Bretagne, le second gouverneur de Rennes, avaient dû se retirer dans la citadelle avec toute la garnison. Promptement informé du mouvement populaire qui semblait devoir lui assurer la possession de cette importante cité, Mercœur était accouru pour sanctionner le mouvement par sa présence. Ce prince parut à l’hôtel de ville, où il fut chaleureusement acclamé. Le lendemain, il vint au parlement, quoiqu’il n’ignorât pas l’attachement profond de ce grand corps pour l’autorité royale ; mais un silence glacial accueillit sa déclaration de ne plus déférer aux ordres d’un roi auquel il imputait tous les crimes, à commencer par le plus invraisemblable de tous, le dessein arrêté de détruire la religion catholique. Un avis mystérieux reçu pendant la séance le détermina à quitter tout à coup la salle[7] et bientôt après la ville elle-même.

Sans s’inquiéter des forces militaires dont disposaient encore les serviteurs de l’autorité royale enfermés dans la citadelle, sans se rendre compte de l’immense autorité morale assurée à une compagnie aussi puissante que l’était le parlement de Bretagne dans la ville où il siégeait, Mercœur commit la faute de s’éloigner en concentrant tous ses efforts et toutes ses pensées sur le siège de Vitré, forte place qui, au milieu de l’insurrection générale de la Haute-Bretagne, restait désormais la seule porte par où les forces françaises pussent encore pénétrer dans la province. Pendant qu’il attaquait ce boulevard inexpugnable de l’hérésie, fief de la maison de Laval, avec l’assistance de toutes les populations rurales, Mercœur fut surpris par une nouvelle fort inattendue ; son imprévoyance venait de recevoir un châtiment mérité : Rennes avait pour jamais échappé au parti de l’union catholique, et la ville parlementaire allait demeurer inébranlablement fidèle à la cause royale au milieu d’une contrée où Mercœur exerça durant plusieurs années une autorité à peu près souveraine.

Le complot qui enleva Rennes à la ligue est probablement le seul qui ait jamais été tramé dans une chambre de notaires et exécuté par des gens de loi la hallebarde à la main. Quelques jours après le départ de Mercœur, le sénéchal et plusieurs notables de la ville, voulant la soustraire aux séditieux, « conférèrent ensemble de le faire et regardèrent comme ils y mettraient ordre. Ils conclurent que ledit jour de mercredi que les notaires étaient de garde, ils se saisiraient des clés de la ville et avertiraient les principaux des nôtres, qu’ils savaient tous être bons serviteurs du roi. Et de fait le mardi au soir, comme on était à bailler le mot d’ordre et à asseoir les gardes, ils commencèrent à mettre des hommes à eux en la tour aux foulons… La compagnie des notaires se saisit donc au matin de ladite tour, et allèrent criant par la ville vive le roi !… L’on était près d’entrer à l’église lorsque l’alarme arriva. Cela fit au prédicateur oublier son sermon, encore qu’il eût dit les jours précédens qu’il était prêt à mourir plutôt que jamais tenir le parti du roi[8]. » D’autres mémoires contemporains complètent les détails relatifs à cette surprise. Dans ceux du capitaine de Montmartin, ardent calviniste, nous voyons le sénéchal de Rennes, Me Guy Le Menneust, et les présidens Barin et Harpin courir fort vertueusement les rues armés d’une hallebarde, ameutant au cri de vive le roi, « qui semblait venir du ciel, » tous les suppôts de la justice dont foisonnait la ville, et procédant eux-mêmes à l’arrestation des principaux ligueurs surpris et confondus. Le succès de cette journée paraît à Montmartin tenir du miracle, « Dieu ayant manifestement jeté l’œil de sa miséricorde sur la malheureuse Bretagne, qui semblait entièrement perdue, de telle sorte que tout se trouva réduit sous l’autorité du roi en son pristin état et ordre[9]. »

Lorsque les membres du parlement se sentirent raffermis sur leurs sièges, leur premier soin fut de décréter le duc de Mercœur rebelle et criminel de lèse-majesté. D’autres arrêtés ne tardèrent pas à atteindre tous ses partisans, et autorisèrent les fidèles sujets du roi à saisir, même sans le ministère de la justice, leurs personnes, biens, terres et maisons. Le parlement fit injonction à la chambre des comptes siégeant à Nantes d’avoir à se transporter immédiatement à Rennes sous peine de forfaiture ; enfin il défendit, sous peine de mort, d’obéir à d’autres ordres que ceux qui seraient donnés par les deux lieutenans-généraux, MM. de La Hunaudaye et de Fontaines, et pour la ville par M. de Montbarot[10]. Afin de défendre cette vieille place, entourée de campagnes soulevées, Montbarot dut déployer les dons les plus rares de l’esprit militaire. Les magistrats, soutenus par leur foi inébranlable dans l’autorité monarchique, acceptèrent sans hésiter les périls d’une lutte où il y allait pour chacun d’eux de la fortune et de la vie. De tels hasards ne s’affrontent pas sans surexciter les passions chez les plus honnêtes. Aux fureurs de la guerre par les armes ne tardèrent pas à répondre les violences de la guerre par les arrêts. Le parlement de Rennes et celui que Mercœur s’était hâté d’instituer à Nantes rendirent bientôt l’un contre l’autre des sentences infamantes, conviant les citoyens au meurtre et à la spoliation, les provoquant à courir sus d’une part aux ennemis de la monarchie, de l’autre aux ennemis de la religion.

Un jour, c’était au commencement du mois d’août 1589, le parlement, aux mains duquel ont passé tous les pouvoirs, est informé que le sénéchal de Fougères vient d’arriver à Rennes porteur d’une communication du duc de Mercœur. Ce prince fait savoir aux magistrats et aux bourgeois de cette ville que Henri III a été assassiné et que le roi expirant a désigné pour son successeur le roi de Navarre ; il ajoute, comme une conséquence nécessaire de cette situation nouvelle, qu’il faut ou adhérer à l’union catholique dont il est le chef, ou reconnaître un roi protestant. Les magistrats se raidissent contre l’alternative qui les trouble. Au lieu de s’assurer de la vérité d’une pareille nouvelle, ils n’hésitent pas à y voir une odieuse machination ; en vain le malheureux sénéchal prend-il Dieu à témoin de sa parfaite sincérité, il est jugé, condamné à mort séance tenante et immédiatement exécuté. « Ce factieux, nous dit Montmartin avec un sauvage laconisme, fut pris, pendu et étranglé à l’instant. Le président Barin, bon serviteur du roi, y mit la main[11]. » C’est à se demander si ce fut à la sentence ou à la corde ! Quoi qu’il en soit de ce meurtre juridique, le fait de la mort de Henri III n’était plus contesté le lendemain, et deux jours plus tard le duc de Mercœur faisait pendre à Nantes par représailles un magistrat royaliste fortuitement tombé entre ses mains[12]. Ces respectables magistrats, rapprochés la veille par une estime mutuelle et qui s’excommuniaient réciproquement, n’étaient pas cependant séparés par un abîme. Royalistes et Français, ils souhaitaient le triomphe de la royauté française ; catholiques, ils voulaient cette royauté catholique, et la fatalité des circonstances les conduisait à s’entr’égorger malgré la communauté de leurs croyances et l’identité de leurs aspirations politiques. Dans les discordes civiles, les questions de conduite entretiennent presque toujours des inimitiés plus implacables que les questions de principe, car l’on pardonne plus facilement à ses adversaires qu’à ses amis.

A Rennes, on pensait au fond comme à Nantes, car au parlement royaliste aucun magistrat n’estimait possible de constituer en France une royauté protestante, et au parlement de la ligue nul ne désirait remplacer la dynastie capétienne par une dynastie espagnole ou lorraine. Une pareille pensée ne se produisit jamais au sein des états convoqués à Nantes par le duc de Mercœur. La ligue conserva donc à Nantes, malgré la violence des attaques à la personne du roi, une modération politique qu’elle perdit vite à Paris sous l’impulsion des agens espagnols. S’il exista jamais aux états de Bretagne un parti lorrain à proprement parler, il y garda un silence prudent malgré les agaceries de la duchesse de Mercœur. Pour ce qui touche l’Espagne, on était si loin de vouloir livrer à Philippe II la monarchie de saint Louis ou l’héritage d’Anne de Bretagne, qu’au moment même où les ligueurs, menacés par les premières opérations du maréchal d’Aumont, appelaient avec le plus d’insistance les secours du roi catholique, ils prenaient contre leurs suspects alliés les mesures de méfiance les moins équivoques et les plus blessantes.

Constituée en France dès l’année 1577 dans un pur intérêt d’influence, et lorsqu’il n’y avait pas encore à se préoccuper de l’éventualité d’une succession protestante, la ligue était parvenue à enrôler les consciences au service de hautes ambitions ; on comprend fort bien dès lors que cette grande faction s’y soit divisée en parti guisard, en parti espagnol et en parti politique, selon la diversité des résultats que chacun se proposait d’atteindre. En Bretagne au contraire, la ligue, organisée plus tard et dans la seule pensée de combattre un péril nettement défini, ne permit ni à Mercœur, quoiqu’il dirigeât les forces bretonnes, ni à Philippe II, quoiqu’il occupât le pays par un corps d’armée, de substituer un intérêt politique à une question toute religieuse. L’honnêteté publique découragea les plus persévérantes ambitions, et cette malheureuse péninsule, envahie à la fois par les Espagnols et par les Anglais, éleva une barrière d’airain contre les uns et contre les autres.

Les magistrats de Rennes, demeurés fidèles au nouveau roi, détestaient aussi cordialement les Anglais, qui servaient alors la cause de ce prince, que les magistrats de Nantes redoutaient les Espagnols, dont ils étaient contraints de réclamer les secours. Les parlementaires royalistes étaient des catholiques fort ardens, qui n’avaient jamais eu de goût pour la messe du chancelier. Ils étaient même ennemis si prononcés de la réforme et si peu disposés à la tolérance religieuse, que les huguenots étaient beaucoup plus maltraités à Rennes sous le gouvernement royaliste qu’ils ne le furent à Nantes sous la domination des ligueurs[13]. C’est que le duc de Mercœur pouvait rester modéré, parce qu’en matière d’orthodoxie il n’était suspect à personne, tandis que le prince de Dombes et tous les serviteurs catholiques du roi protestant exagéraient à tout propos la répression religieuse, appliquant avec une rigueur calculée les édits du règne précédent, afin de détourner les suspicions populaires, toujours en éveil contre eux. Ils avaient reconnu le nouveau souverain pour deux motifs : d’une part, ils professaient la doctrine de l’inamissibilité du droit royal, qui depuis Louis IX jusqu’à Louis XIV constitua la foi politique de la magistrature française ; de l’autre, ces magistrats étaient si parfaitement convaincus de l’impossibilité où serait Henri IV de gouverner son royaume sans embrasser la religion des neuf dixièmes de ses sujets, qu’ils ne mettaient point en doute sa conversion prochaine, se refusant dès lors à sacrifier une loi fondamentale à un embarras momentané. Jusqu’à son abjuration de Saint-Denis, attendue quatre ans, le parlement et les états de Bretagne rappelèrent chaque année au roi en termes respectueux, mais fort nets, sa promesse de se faire prochainement instruire, promesse sans laquelle il aurait été abandonné au camp de Saint-Cloud par la presque totalité de la noblesse catholique, et qui lui avait concilié, dès le jour de son avènement, l’adhésion des cinq sixièmes de l’épiscopat français.

Lorsqu’en s’isolant du milieu dans lequel nous vivons aujourd’hui on se replace par la pensée dans l’atmosphère de ce temps, on comprend quelles angoisses le problème posé par l’avènement du roi de Navarre dut susciter alors dans les consciences. Violer la loi fondamentale de l’hérédité monarchique au détriment du chef de la maison de Bourbon, c’était livrer la France à des perturbations sans fin et provoquer les prétentions très périlleuses de l’Espagne, qui se prévalait du droit des femmes ; mais quelles perspectives ne présentait pas d’un autre côté le parti contraire ! La proclamation d’un prince protestant dans une monarchie catholique constituait dans l’ordre politique comme dans l’ordre religieux une révolution immense à laquelle rien n’avait encore préparé la conscience publique. Je m’étonne que le savant historien de Henri IV ait pu assimiler sérieusement, en matière de liberté religieuse et d’organisation sociale, la France de 1589 à la Belgique de 1831, et croire qu’un pareil changement aurait été sans conséquence au XVIe siècle parce qu’il n’a eu nulle importance au XIXe[14]. Dans une société où les décisions des conciles avaient le caractère de lois de l’état, où le souverain, se qualifiant d’évêque du dehors, recevait à Reims le sacrement de la royauté, substituer à l’union intime des deux puissances une séparation dont aucun esprit n’avait encore conçu l’idée, c’était provoquer un bouleversement tout aussi radical que pourrait l’être de nos jours la substitution du droit canon au code civil et de la législation criminelle de saint Louis à celle du code pénal. Henri IV aspira de bonne heure sans doute à devenir un jour le roi d’une transaction, mais il ne pouvait remplir ce rôle que dans la plénitude de sa force et après l’avoir conquise en se mettant d’accord avec la majorité de ses sujets. Quelle autorité morale aurait de nos jours dans une monarchie constitutionnelle un souverain qui nierait la constitution ? La haute raison de ce prince lui avait fait comprendre tout cela bien avant son avènement au trône. Sa correspondance ne laisse aucun doute sur ce point[15]. Ce qui résulte également des faits les mieux établis, c’est qu’au mois, d’août 1593 les affaires du roi, d’abord prospères, étaient retombées dans une situation si périlleuse qu’il lui fallait ou désespérer du succès ou donner suite sans plus de retard à sa promesse de se faire instruire. L’abjuration de Saint-Denis fut imposée au monarque par une impérieuse nécessité, et c’est la première victoire constatée de la souveraineté populaire sur le droit héréditaire.

Lorsque la France était généralement résolue à n’obéir qu’à un roi catholique, il n’y a pas à s’étonner que la Bretagne se montrât généralement aussi irréconciliable avec la royauté protestante. Malgré la courageuse attitude du parlement de Rennes, malgré la fidélité des garnisons françaises dans les villes closes, on peut dire que le pays avait échappé à Henri IV sans aucune intention de se détacher de la monarchie. Dans sa durée de sept années, la guerre civile passa dans cette province par deux phases fort distinctes : elle fut soutenue avec ardeur par toutes les classes de la société jusqu’à l’acte religieux qui fit tomber la barrière élevée entre la France et son roi ; mais à la lutte où elle s’était engagée par conscience, par devoir, succéda, de 1593 à 1597, une épreuve terrible. La Bretagne, occupée par les Anglais et les Espagnols et pillée par des brigands, vit renaître pour elle les souffrances des grandes invasions barbares. Le fer, le feu, la famine et jusqu’aux bêtes féroces attirées par le meurtre et la dévastation torturèrent ce malheureux petit peuple. La guerre civile devint enfin dans cette région retirée une lucrative spéculation pour des monstres que le duc de Mercœur dut ménager faute de pouvoir les faire pendre, et que Henri IV se trouva conduit à traiter avec beaucoup plus de faveur qu’il n’en aurait accordé à des belligérans réguliers.

Je ne me propose pas de faire l’histoire de la ligue en Bretagne, et j’ajoute que cette époque attend plutôt un romancier qu’un historien. Les événemens s’y déroulent dans une suite d’épisodes pittoresques auxquels manque la vraisemblance, lors même que la vérité en est le mieux constatée. Le peuple qui occupe cette scène sauvage unit à de naïves et touchantes vertus une sorte d’impassibilité qui le conduit à commettre comme à endurer des atrocités sans exemple. Surprises de places, dans lesquelles la ruse ne joue pas un moindre rôle que la force, défis chevaleresques qu’aurait immortalisés Froissart, insurrections de paysans suivies d’égorgemens sans merci, mise à sac des châteaux, incendie des chaumières, populations affamées et dévorées par les loups, telles sont les scènes fantastiques et sanglantes qui s’accumuleraient dans ces sombres pages, s’il se rencontrait jamais un grand peintre que tenteraient de pareils tableaux. Les témoignages écrits surabondent d’ailleurs, car aucune province n’est aussi riche que la Bretagne en monumens historiques de cette époque. Ni Montmartin le huguenot, ni Pichart le politique, ni d’Aradon l’ardent ligueur, ni La Landelle, ni Piré[16], ne sont assurément des écrivains, et de tous les chroniqueurs bretons de ce temps-là le chanoine Moreau mériterait seul ce titre ; mais en joignant leurs témoignages aux actes réunis par D. Morice et D. Taillandier on obtient un vaste ensemble de documens qui manquait à Walter Scott lorsqu’il jetait à l’avide curiosité de l’Europe les Chroniques de la Canongate et les chefs-d’œuvre qui suivirent. En attendant qu’on la raconte et qu’on la peigne, je voudrais déterminer le vrai caractère de cette lutte d’après la part qu’y prirent en Bretagne les prêtres, les gentilshommes, les bourgeois, et les paysans.

Le clergé presque sans exception s’engagea dans la guerre dès le début. Tandis que, sur les cent dix-huit archevêques et évêques que comptait alors le royaume, cent s’étaient prononcés pour Henri IV dans les trois premiers mois de son avènement, des neuf évêques de Bretagne un seul reconnut les droits de Henri de Navarre. En prenant cette résolution, Philippe du Bec, évêque de Nantes, se mit en opposition avec toute la population de sa ville épiscopale et dut abandonner immédiatement son siège. Par un motif contraire, Aymar Hennequin, évêque de Rennes, avait dû fuir aussitôt après que cette ville fut rentrée, en 1589, sous l’autorité de Henri IV, car il y avait été décrété d’accusation et de prise de corps comme ligueur. Prélat d’une éminente capacité, Hennequin joua durant quatre ans un rôle considérable dans le grand conseil de la ligue à Paris, mais sans s’y livrer pourtant ni au duc de Mayenne ni aux Espagnols. Il importe de remarquer en effet qu’aucun des prélats de la Bretagne, si on excepte le ligueur fougueux George d’Aradon, ne s’inféoda aux factions étrangères. Aussi l’évêque de Rennes n’hésita-t-il pas à rentrer dans son diocèse et à reprendre sa place aux états de la province aussitôt après la conversion du roi ; à la session de 1595, il présidait l’ordre du clergé. On peut donc dire qu’en s’engageant dans la ligue l’épiscopat breton ne dépassa jamais la mesure dans laquelle se maintint constamment le parti dit politique. Il avait reconnu Henri IV bien avant que les négociateurs de ce prince eussent obtenu du saint-siège l’absolution si longtemps retardée à Rome par les efforts des agens espagnols.

L’attitude de la noblesse bretonne fut à peu près celle du clergé. La très grande majorité des gentilshommes suivit le drapeau du duc de Mercœur, et l’hésitation ne pénétra dans ses rangs qu’après l’abjuration de Saint-Denis. Quand le prince de Dombes fut envoyé par Henri IV afin de remplacer le comte de Soissons, prisonnier de la ligue et enfermé au château de Nantes, il n’amena point au roi « plus de la moitié de la noblesse bretonne, » comme le dit M. Poirson, trompé par des témoignages inexacts. Lorsque ce jeune prince se rendit à Laval afin d’y recevoir Henri IV, son escorte était des plus brillantes sans doute, car elle était formée par les membres des trois plus grandes maisons de la province assistés de gentilshommes dont plusieurs avaient poussé le dévouement féodal jusqu’à la profession d’une foi nouvelle ; mais cette escorte était très faible numériquement, et si la noblesse royaliste n’avait été constamment soutenue par les troupes anglaises, qui n’évacuèrent la province qu’en 1595, elle n’aurait résisté dans aucune rencontre à l’arrière-ban des gentilshommes accourus à l’appel du duc de Mercœur des parties les plus reculées de la péninsule. En dehors des places appartenant en propre à MM. de Rohan, de Laval, de Rieux, il y avait très peu de châteaux fortifiés, habités par des gentilshommes, sur lesquels flottât l’étendard fleurdelisé au moment où commença cette longue suite de sièges presque toujours suivis d’effroyables égorgemens. Les garnisons royalistes, bien pourvues d’artillerie, firent, il est vrai, plusieurs entreprises heureuses dans le rayon où elles purent s’étendre ; mais elles perdirent la plupart de ces conquêtes quand les Espagnols eurent débarqué à Blavet des forces suffisantes pour tenir les Anglais en échec. L’armée catholique fut toujours très supérieure en nombre à l’armée royale, qui ne comptait qu’une très faible partie de Bretons. Aussi, quoique Mercœur n’ait pas déployé dans cette guerre les talens d’un grand général, remporta-t-il à Craon, en 1592, contre le prince de Dombes et les Anglais, une éclatante victoire, parce qu’il avait derrière lui toutes les forces vives du pays. Si le prince lorrain n’en recueillit pas le bénéfice, et si sa position militaire ne tarda pas à changer, c’est que la noblesse était devenue plus économe de son sang depuis que par l’abjuration du roi sa conscience avait cessé d’être intéressée dans un débat désormais sans motifs.

Ce fut surtout dans le tiers-état que la ligue provoqua les plus longs et parfois les plus héroïques sacrifices. Elle ne fut jamais pour lui une conspiration d’ambitieux, car en poursuivant la guerre au détriment manifeste de leurs intérêts, ces citoyens obscurs n’aspiraient qu’à la joie désintéressée de combattre pour une idée, comme on dirait de nos jours. Les problèmes agités en 1589 impliquaient, indépendamment de l’importance dogmatique qu’ils présentaient, des questions de souveraineté nationale sur lesquelles on ne saurait fermer aujourd’hui les yeux. La ligue, qui atteignit son but religieux en manquant son but politique, avait donné un incroyable essor à la vie municipale en France ; elle fit descendre le souci des intérêts publics jusqu’aux plus modestes foyers. On peut dire que la ligue fut l’œuvre d’un peuple honnête exploité par des chefs sans moralité. Elle conserva la monarchie catholique, qui malheureusement devint absolue par l’effet même de la victoire du droit royal. Les communautés de Bretagne parvinrent à créer pour résister à l’armée anglo-française des ressources tellement abondantes, que, si l’existence n’en était attestée par d’authentiques témoignages, on serait tenté, en plaçant le présent en regard du passé, de rejeter comme impossibles les faits les mieux constatés. Entre toutes ces villes où les bourgeois passent leur vie sur les remparts, pointant les canons et recevant des arquebusades, il en est une dans laquelle l’esprit municipal se révéla sous un aspect si original et déploya une telle puissance, qu’il convient de s’arrêter tout d’abord devant ce phénomène historique.

La ville de Saint-Malo eut une destinée orageuse comme les flots qui l’enlacent. Sujette des ducs, elle se donne ou s’offre tour à tour au pape, à son évêque, au roi de France, à quiconque consent à l’assister dans ses efforts pour conserver ses franchises et le droit, auquel elle tient par-dessus tout, de veiller elle-même à sa propre sûreté. Depuis la réunion de la Bretagne à la monarchie, le corps de ville malouin, composé des douze conservateurs et des quatorze capitaines des compagnies de la milice, traite directement avec les rois ; il leur procure contre de bonnes sûretés de l’or, des matelots et jusqu’à des flottes ; la ville fait des sièges et des blocus en traitant par entreprise avec le gouverneur de la province[17] ; elle passe des conventions commerciales avec les puissances maritimes, découvre sous des cieux nouveaux des terres nouvelles, et vient à bout des plus périlleuses aventures à l’aide d’une population énergique enrichie par le commerce du Nouveau-Monde ; elle poursuit enfin, et non sans faire de gros profits, les galions de l’Espagne, les riches bâtimens de la Tamise où les navires armés par les huguenots de La Rochelle.

Lors de la mort de Henri III, le gouvernement de Saint-Malo appartenait à Honorât de Beuil, comte de Fontaines, vice-amiral de France et l’un des deux lieutenans-généraux du roi en Bretagne. L’avènement d’un prince protestant produisit dans cette ville le même effet que dans toutes les autres. L’émeute éclate à la proclamation du nouveau souverain et triomphe sans résistance ; les compagnies bourgeoises, déjà maîtresses de la place, organisent le blocus du château, où s’était renfermé le gouverneur avec une faible garnison, les compagnies jurant de ne pas déposer les armes avant que les états-généraux du royaume n’aient donné à la France un roi catholique. Le comte de Fontaines n’était pas l’homme des résolutions héroïques. Une convention tacite intervint entre lui et les bourgeois, par suite de laquelle il continua d’occuper le château au nom du roi, tandis que la ville reconnaissait le gouvernement du duc de Mercœur. Fort inquiet de ne point émarger régulièrement au milieu de la guerre civile, le gouverneur poussa la prévoyance jusqu’à se faire garantir ses appointemens sur les deniers municipaux, avec promesse, cet arrangement conclu, de ne s’opposer en aucune façon au bon plaisir de messieurs de la ville.

Cet accord fut observé durant quelques mois ; mais les calculs personnels ne sont guère compatibles avec les situations violentes, et les passions étaient trop excitées pour que cette neutralité concertée pût protéger bien longtemps la garnison. Le bruit se répandit que le comte avait promis au roi de le recevoir dans le château, lorsqu’après ses premiers succès en Normandie, dans sa brillante campagne de 1589, Henri IV conçut un moment la pensée de venir attaquer Mercœur en Bretagne. La perte du gouverneur fut décidée sur le seul soupçon qu’il pourrait être tenté d’accomplir son devoir. Au commencement de 1590, une escalade fut organisée par cinquante-cinq jeunes gens formés à toutes les manœuvres comme à toutes les audaces de la vie maritime. Profitant des ténèbres d’une nuit épaisse, ils parvinrent à l’aide d’une échelle de corde à gagner la plate-forme d’une des tours qui se dressait au-dessus de la mer comme un mât de cent pieds de hauteur. Surpris dans leur sommeil, les soldats furent égorgés sans avoir pu se défendre ; le comte de Fontaines fut tué d’un coup d’arquebuse,[18] et l’incendie vint éclairer cette victoire, dont le pillage ne tarda pas à devenir le complément.

Sitôt que le duc de Mercœur fut informé de cet événement, il s’empressa d’écrire aux Malouins pour les féliciter à un succès qui portait aux royalistes un coup très sensible. Ils répondirent au prince en termes respectueux, mais calculés, qui faisaient clairement comprendre que, tout en demeurant dévoués à la sainte union, ils entendaient la servir à leur guise et non pas à la sienne. Les Malouins refusèrent nettement d’admettre dans leur ville le renfort que leur envoyait le gouverneur, se déclarant assez forts pour la défendre. Parmi les entreprises militaires pour lesquelles leur concours fut réclamé, ils ne secondèrent que celles dont il leur parut possible de profiter pour eux-mêmes. Tels furent les sièges des châteaux voisins, que la sécurité de Saint-Malo leur commandait de soumettre. Après avoir pris leurs sûretés du côté du prince, les bourgeois s’empressèrent de les prendre vis-à-vis de leur évêque, seigneur temporel de la cité. Arrivé soudainement de Rome sur un navire malouin frété à Civita-Vecchia, le prélat, à peine installé en son palais, fut fort surpris de s’y voir gardé à vue par ordre du corps de ville. En vain se disait-il bon ligueur ; ses protestations n’empêchaient pas qu’il ne fût frère de M. de Cucé, l’un des principaux magistrats du parti royaliste de Rennes, et les Malouins lui appliquèrent la fable de Phèdre. L’évêque dut se résigner : remettant aux mains du procureur-syndic de la communauté l’exercice de tous ses droits seigneuriaux, il accepta la ville pour prison en attendant des jours meilleurs.

Cependant le duc de Mercœur supportait difficilement cette situation. N’ayant pu faire accepter aux habitans de Saint-Malo une garnison choisie par lui, il imagina de leur donner pour gouverneur son fils, qui venait de naître, en leur proposant de nommer eux-mêmes un lieutenant pour le jeune prince. Les Malouins reçurent cet honneur avec une reconnaissance respectueuse tout en remettant à en délibérer jusqu’à ce que l’enfant fût en âge. Atteint dans son autorité, blessé dans son orgueil, Mercœur prit le parti de s’approcher de Saint-Malo et vint s’établir à Dinan, où il manda les députés de la ville. Ceux-ci se rendirent près de lui au nombre de douze ; mais, la discussion ne tardant pas à s’échauffer, ces derniers se retirèrent en espérant une meilleure audience pour le lendemain. Sur un avis qui leur fut adressé dans la nuit et qui était de nature à les inquiéter pour leur sûreté, ils s’esquivèrent très secrètement en s’embarquant sur la Rance à deux heures du matin. Bientôt toute la bourgeoisie fut aux pièces, mèche allumée, et le duc de Mercœur, ne se sentant pas en mesure d’entrer de vive force dans Saint-Malo, se garda bien de pousser à bout des auxiliaires aussi disposés à se transformer en ennemis. Brouillés avec le gouverneur de la province et sachant bien que plus un chef est éloigné, moins il est à craindre, les Malouins envoyèrent à Paris des délégués pour expliquer leur conduite au duc de Mayenne et au conseil supérieur de la ligue. Mayenne, qui n’était aucunement disposé à seconder l’ambition de son cousin, se montra flatté de cet hommage rendu par une cité puissante au lieutenant-général du royaume, et les Malouins, s’étant de la sorte mis en règle avec leur parti religieux, continuèrent à faire leurs propres affaires sous le drapeau de l’union.

Ainsi s’écoula pour Saint-Malo, croissant toujours en importance et en richesse, la première période de la guerre civile, sous des institutions que les contemporains n’hésitent pas à nommer républicaines. Aussitôt après l’abjuration de Henri IV, les habitans ouvrirent une négociation directe avec le prince, qu’ils savaient trop faible encore pour marchander les concessions. Charmé de prendre possession d’une place aussi importante, le roi accorda à Saint-Malo un édit rédigé en termes tellement admiratifs qu’on le dirait destiné à célébrer l’héroïque fidélité d’une ville ruinée de fond en comble pour avoir soutenu la cause royale. Le roi va sur tous les points fort au-delà de ce qui lui est demandé. Il consacre et promet de maintenir à jamais tous les droits, libertés et privilèges de la ville, de quelque nature qu’ils puissent être, et, « d’autant qu’il ne peut commettre la garde de ladite ville entre les mains d’autres qui lui en puissent répondre plus fidèlement que ceux qui parmi tant de troubles et de désordres la lui ont si bien préservée, il ne veut pour garnison et sûreté que la bonne volonté des habitans. Sa majesté s’engage d’ailleurs expressément à ne pourvoir du gouvernement d’icelle ville qu’une personne agréable aux habitans ; enfin, en considération des pertes que ceux-ci ont subies pour son service, elle les exempte pendant six ans consécutifs de toutes tailles, impôts, emprunts, sans qu’ils puissent être taxés ni cotisés durant ce temps en quelque manière que ce soit[19]. » Si accoutumés que fussent les Malouins aux bonnes affaires, ils crurent n’en avoir jamais fait une pareille. Il n’y avait que Henri IV pour procurer de telles aubaines à ses ennemis. Toutes les communautés urbaines participèrent dans la mesure de leur importance à la vie politique qui fut le caractère dominant de cette époque. « Il faudrait, dit un écrivain breton, reproduire dans tous ses détails l’organisation intime des municipalités pour donner une idée exacte de la prodigieuse activité que les guerres de la ligue imprimèrent à nos communautés de ville. Délivrés de la tutelle du pouvoir judiciaire, les bourgeois se livrèrent tout entiers à la vie politique. Les registres municipaux de Saint-Malo, de Morlaix, de Saint-Brieuc, de Quimper, nous offrent des peintures pleines de vie de cette époque des guerres civiles[20]. »

En passant de Saint-Malo à l’extrémité de la péninsule armoricaine, nous recontrons d’abord la capitale de la Cornouaille, Quimper, auquel l’usage a rattaché le nom de son premier pasteur, saint Corentin. Construite aux abords ou sur les ruines d’un grand établissement romain, cette vieille cité, longtemps soumise à l’autorité seigneuriale de ses évêques, lui avait peu à peu échappé, l’établissement d’un siège présidial dans ses murs ayant enlevé la plupart de ses attributions à la juridiction épiscopale des regaires. A la fin du XVIe siècle, la communauté était représentée par un procureur-syndic qu’élisait tous les deux ans l’assemblée des notables également chargée de choisir le député de la ville aux états. Ce conseil nommait les chefs de la milice, qui partageait la garde de la cité avec une très faible garnison placée sous les ordres d’un gouverneur nommé par le roi.

A l’avènement de Henri IV, le poste de sénéchal de Quimper était occupé par le sieur du Laurent. Ce magistrat tenta les derniers efforts pour faire proclamer le nouveau roi de concert avec quelques-uns de ses collègues du présidial, qui comme lui étaient hommes du temps. On doit aux pittoresques mémoires rédigés par un conseiller-clerc à ce siège de curieux détails sur ces délibérations troublées par les agitations de la rue. « Les catholiques remontrèrent le danger que la religion ne fût altérée en France comme en Angleterre, le roi de Navarre ne faisant profession que de calvinisme et tous les pays de son obéissance étant par son moyen calvinistes ; mais le sénéchal enjoignait de se soumettre en disant des paroles d’aigreur hautes et fières, répondant que, quand le roi serait un diable incarné qui aurait les cornes aussi longues que les bras, il serait toujours son serviteur, parole qui ne tomba pas à terre. Enfin l’opinion catholique l’emporta, à quoi ne furent pas inutiles, confesse l’écrivain ligueur, les cordeliers armés de carabines qui se mirent aux portes flanquant la salle d’audience. Ce fut alors au sénéchal et à ceux de son intelligence de se sauver hors de la ville, croyant que ce fût leur dernière peur[21]. »

Une fois engagés dans la guerre civile, les Quimpérois s’y comportèrent en militaires consommés. Moreau les montre réparant leurs vieilles murailles, sur lesquelles ils montent la garde jour et nuit durant cinq ans, et formant avec une population de huit à neuf mille âmes au plus une force armée bien aguerrie d’environ treize cents hommes. Nous les suivons dans les pages animées da chanoine chroniqueur à l’attaque du Pont-l’Abbé, à la reprise de la forte place de Concarneau, un moment enlevée à la ligue par un parti de royaux ; nous assistons enfin à toutes les péripéties du siège en règle que le maréchal d’Aumont, déjà maître de Morlaix, est contraint de venir mettre devant leur ville avec l’assistance d’un gros parti d’Anglais. Irrité par la résistance fort inattendue que lui opposent les bourgeois, le maréchal dit au brave capitaine de Lezonnet, rallié au roi aussitôt après l’abjuration de Saint-Denis : « Vous m’aviez dit qu’il n’y avait dans cette ville que des habitans ; mé Dieu ! — c’est ainsi qu’il jurait, — vous êtes un affronteur, et si me fâchez je vous ferai un mauvais parti. » Lezonnet répond : « Monseigneur, sur ma vie et mon honneur il n’y a autre chose que ce que je vous ai dit. — Mé Dieu ! dit le maréchal, quels habitans ! Ce sont gens de guerre, et en vérité tous arquebusiers. » Bien est vrai qu’ils avaient de la résolution plus qu’on ne pouvait attendre de gens non aguerris devant une mauvaise bicoque. Pas un ne se voyait étonné ni parlait de se rendre, fors ceux de la trahison ou leurs adhérens. Ceux-ci disaient que c’était folie d’entreprendre de tenir une si pauvre place où il n’y avait garnison, que le maréchal était bénin, qu’il nous octroierait une capitulation honorable, et que chacun demeurerait en ses privilèges et libertés[22]. » Moreau nous introduit successivement dans deux assemblées où tout le peuple est convoqué pour prendre une résolution suprême. La première a lieu « en l’église de Saint-Corentin, devant le crucifix, où étaient tous les ordres de la ville. Chacun dit son opinion, et premièrement messieurs de l’église par la bouche de messire Guillaume de Buys, grand-vicaire de l’évêque, qui déclara que les ecclésiastiques étaient d’avis que l’on eût tenu bon, s’offrant tous à la défense de la ville jusqu’au retour du sieur de TaIhouët, qui était allé vers le seigneur duc de Mercœur. Ceux de la justice tenaient pour la plupart l’opinion contraire, comme gens qui ne se souciaient pas tant de la religion que de leurs profits particuliers et de la conservation de leurs ambitions. La jeunesse en corps, réduite à très petit nombre, fait pareilles déclarations et promesses que les ecclésiastiques. Ainsi l’assemblée se départit avec cette résolution, ce qui fit enrager les traîtres. »

Mais la nuit porte conseil, et le jour d’après les principaux marchands se réunirent en secret dans l’église où se tenaient d’ordinaire les assemblées de la ville. Là, les raisons données en faveur de la paix furent reproduites avec beaucoup plus d’effet. Le sieur du Quellennec, gouverneur de la ville, « personnage qui n’était, suivant Moreau, ni chaud ni froid, » mais qui dans cette circonstance se montra plein de bon sens, parvint à faire comprendre qu’il était insensé pour une chétive place sans munitions et sans vivres de prétendre tenir contre un corps d’armée, ajoutant qu’il n’y avait pas de motif de continuer la guerre depuis que le principal intérêt des catholiques avait obtenu satisfaction. Les chefs des compagnies de milice, dépositaires des clés de la ville, prirent donc la résolution de les porter au maréchal d’Aumont, et une capitulation fort honorable, qui garantissait à la ville de Quimper le maintien de tous ses droits, privilèges et libertés, en interdisant toute poursuite contre les citoyens compromis, fut signée dans le camp de cet homme de guerre, disciple brillant de l’école facile de son roi[23].

On peut suivre également dans l’écrit de Moreau les phases dramatiques de la lutte engagée devant Morlaix en septembre 1594 par le maréchal d’Aumont contre le duc de Mercœur, lutte dont l’issue fit perdre à celui-ci la supériorité qu’il avait conservée depuis le commencement de la guerre civile. Cette importante cité, enrichie par le commerce des toiles et le cabotage de la Manche, avait quelque chose des visées ambitieuses de Saint-Malo. Un corps de ville, formé d’un maire électif siégeant aux états l’épée au côté, de douze échevins et de deux jurats, possédait les prérogatives les plus étendues. Indépendamment de la direction de la milice urbaine, qui lui appartenait sans contrôle, il s’était fait concéder par François Ier le droit d’édifier à ses frais sur un rocher, à l’embouchure de la rivière, une forteresse formidable, avec le pouvoir d’en nommer, choisir et appointer à volonté le commandant et la garnison. L’usage prévalut jusqu’au règne de Louis XIV de conférer chaque année le commandement du château du Taureau au maire qui cessait ses fonctions. Cet officier était donc l’homme de la bourgeoisie, il ne prêtait serment qu’à elle, et se trouvait ainsi chargé de surveiller dans l’intérêt de la ville jusqu’au gouverneur de Morlaix, nommé par le roi.

Lorsque commença la guerre de la ligue, la population morlaisienne s’y engagea avec ardeur, dépensant de grandes sommes pour remettre sur un bon pied ses fortifications délabrées. À cette époque, le gouvernement de Morlaix fut conféré par Mercœur à François de Carné, seigneur de Rosampoul, ligueur prononcé et caractère indomptable[24]. Le sire de Rosampoul fut l’idole des Morlaisiens tant que l’opinion publique se maintint à la hauteur de ses propres sentimens, et les registres manuscrits de l’hôtel de ville fournissent des preuves irrécusables du concours empressé qu’il rencontrait alors dans la population tout entière ; mais la situation changea lorsque la ligue fut successivement abandonnée par ses principaux adhérens, et quand tout le pays de Léon eut été mis à feu et à sang par le marquis de Sourdéac, alors gouverneur de Brest pour Henri IV. L’effroi pénétra au cœur des bourgeois lorsqu’ils virent se diriger sur Morlaix deux armées, l’une commandée par le maréchal d’Aumont, assisté des Anglais, pour entreprendre le siège de leur ville, l’autre conduite par le duc de Mercœur, accompagné de cinq mille Espagnols, afin de le faire lever. Ils se prirent à penser qu’il était périlleux de se voir à la merci d’un homme assez résolu pour mettre le feu aux poudres et pour faire sauter le château. Contraint de s’enfermer dans la citadelle à cause des dispositions hésitantes des habitans, le gouverneur de Morlaix y soutint le siège mémorable dont Moreau nous a laissé le dramatique récit[25]. Pendant que la garnison souffrait toutes les tortures de la faim, elle vit se disperser sans combattre l’armée du duc de Mercœur, paralysée par l’immobilité de ses auxiliaires espagnols. Fidèle aux instructions secrètes de l’Escurial, don Juan d’Aquila, quoiqu’il en coûtât à son bouillant courage, refusa obstinément de livrer bataille au maréchal d’Aumont, parce qu’il avait reçu du démon du midi l’ordre formel de prendre solidement pied en Bretagne et d’y attiser le plus longtemps possible la guerre civile, sans jamais entreprendre aucune opération assez décisive pour la terminer.

Vannes, Saint-Brieuc, Dinan, toutes les communautés de quelque importance pourraient nous présenter le même spectacle que Saint-Malo, Quimper et Morlaix. Partout les populations s’arment spontanément à la voix de leurs pasteurs, et ceux-ci s’arment avec elles. Les bourgeois discutent et délibèrent aux parloirs des villes, ils montent de nuit comme de jour la garde aux remparts, trouvant une large compensation à leurs souffrances dans les émotions de cette vie publique qu’ils croyaient avoir conquise au moment où elle était si près de leur échapper.

A Nantes surtout, où régnait la duchesse de Mercœur, l’action municipale fut permanente et considérable. Outre le parlement créé dans cette ville en 1590 afin de l’opposer à celui de Rennes, le gouverneur de la province avait organisé dès les premiers momens de l’insurrection un conseil constitué sur le modèle du conseil supérieur de la sainte union formé à Paris par le duc de Mayenne. Les appels de cette espèce de comité de sûreté générale aux états de la province, réunis quatre fois par Mercœur durant le cours de la guerre civile, ses réquisitions aux corps politiques des diverses paroisses sont fréquens, pour ne pas dire quotidiens. A-t-on besoin d’un renfort de volontaires pour s’emparer du château de Blain, vigoureusement défendu par le capitaine du Goust et sa bande de huguenots ? faut-il envoyer de l’artillerie et des hommes au siège de Vitré, fortifier par des recrues et par des vivres l’armée qui va bientôt vaincre à Craon ? s’agit il de conserver au parti de la ligue la ville de Vannes un moment menacée par un détachement de royaux ? C’est toujours au zèle des bourgeois de Nantes que le conseil supérieur s’adresse, et ces appels, réitérés ne se font jamais en vain, qu’il réclame le secours de leurs bras ou celui de leur bourse[26]. A peu près ruinés par la cessation des affaires, mais dévoués à leur cause et confians dans l’avenir, les citoyens de Nantes prêtent sans hésiter cent mille écus au duc de Mercœur, et cautionnent son gouvernement pour des valeurs considérables. Ils passent durant cinq ans la nuit sur les remparts, doublent le périmètre de leurs fortifications, et consacrent à se former au tir de l’arquebuse les momens de loisir que leur laisse l’ennemi.

Quand je reconstruis par la pensée sous le lierre qui les recouvre les remparts écroulés de nos antiques cités, et que j’évoque le souvenir des scènes auxquelles s’associaient les populations tout entières, ce passé m’apparaît comme un rêve, tant les hommes et les choses diffèrent de ce que nous avons sous les yeux ! Sans déprécier le bien-être et la lumière que l’administration moderne se plaît à verser sur nos têtes, il m’arrive parfois de me demander si ces générations douloureusement éprouvées ne trouvaient pas dans ces épreuves mêmes quelque grande et généreuse compensation. « Ce n’est pas tout de vivre tranquille en son coin, a dit le plus illustre Breton de ce temps, quoiqu’il y ait une manière de gens qui indifféremment trouvent toute paix bonne et toute guerre mauvaise, quand on les laisse en patience manger les choux de leur jardin, dussent-ils encore aux quatre fêtes de l’année recevoir quelque demi-douzaine de coups de bâton. Ils ont empaqueté leur honneur et leur conscience au fond d’un coffre. Le bon citoyen doit avoir zèle aux choses publiques et regarder plus loin qu’à vivoter en des servitudes honteuses[27]. » Si les bourgeois se jetèrent résolument dans cette lutte malgré tant d’intérêts qui les rattachaient à la paix, on comprend quelle passion durent y apporter les paysans, stimulés par un clergé sorti de leur sein. Ces pauvres gens pour lesquels la vie était sinon amère, du moins sans douceur, s’engagèrent avec une sorte de frénésie dans une guerre où les soutenaient les impulsions de leur conscience et le stimulant d’une avide curiosité ; mais, incapables de dominer leurs impressions, ces hommes, passés tout à coup de leur somnolence habituelle au spectacle des luttes sanglantes, sentirent s’éveiller des convoitises dont la féroce naïveté ne tarda pas à échapper à tous les freins. Ils partaient en émeute des grèves du pays de Léon et des gorges des Montagnes-Noires, non pas, comme on l’a prétendu, pour chasser les Français du sol de l’Armorique, mais pour repousser l’ennemi du culte, forme immuable à leurs yeux de la nationalité armoricaine. Moitié tristes et moitié joyeux, ces malheureux quittaient pour n’y plus revenir le village qui les avait vus naître ; ils répétaient en chœur des chants de guerre, reliques des aïeux heureusement retrouvées, et s’entrouvraient la veine pour se croiser avec leur propre sang[28].

Ces levées en masse avaient quelquefois un élan irrésistible ; cependant les cultivateurs, armés de fourches et de bâtons, ne tardaient guère à tomber sous la lance et sous le sabre. C’était un pré facile à faucher. Ceux qui survivaient à la première défaite devenaient à l’instant ou des agneaux tendant la gorge au boucher, ou des loups enragés versant le sang avec ivresse, avides surtout de celui des gentilshommes, auxquels ils ne manquaient jamais d’imputer leur défaite. Alors s’éveillaient dans ces hommes aux apparences impassibles des désirs effrénés, comme s’ils aspiraient à des voluptés dont l’imminence de la mort leur envoyait la soudaine révélation. Nullement accessibles à ce que nous appellerions aujourd’hui l’esprit révolutionnaire, ils atteignaient, sous le coup d’excitations trop vives pour leur faiblesse intellectuelle, les sombres profondeurs de ce socialisme dont la racine gît au cœur de tous les enfans d’Adam, et nous retrouverons plus tard dans l’insurrection de 1675 les mêmes instincts et les mêmes fureurs. Deux écrivains bretons, le calviniste Montmartin, qui avait trouvé souvent les paysans devant lui, et le rude ligueur Jérôme d’Aradon, qui les avait commandés, nous ont tracé de la paysantaille un portrait exactement semblable, portrait que le chanoine Moreau a revêtu d’un coloris original. Je choisis presque au hasard quelques détails dans son large tableau des mœurs armoricaines au XVIe siècle, en me Restreignant aux diocèses de la Basse-Bretagne, où la guerre des paysans prit son plus sombre caractère.

Il était au pays de Léon un beau château dont les tours croulantes sont aujourd’hui curieusement visitées par l’étranger. C’était Kerouséré, vaste demeure de Pierre de Boiseon, seigneur de Coëtnisan, l’un des rares gentilshommes qui à la mort de Henri III demeurèrent dans l’obéissance de son successeur. Ce château servant de point d’appui pour toutes les entreprises de la garnison royaliste de Brest, commandée par le marquis de Sourdéac, la noblesse du voisinage résolut de l’attaquer, entendant d’ailleurs respecter les lois de la guerre et de la chevalerie envers le sire de Coëtnisan et tous les membres de sa famille. Le canon ne tarda pas à faire brèche. La capitulation était inévitable, et les choses se seraient bien passées, si les rustiques n’étaient accourus au nombre de plusieurs milliers, et ne s’étaient bientôt trouvés en mesure, sans beaucoup nuire aux assiégés, de faire la loi aux assiégeans. Cela ne manqua point d’arriver. « Ceux du château ne voulurent expérimenter le hasard d’un assaut, et demandèrent à capituler au chef du camp. Les communes ne voulaient y condescendre, mais menaçaient de tout tuer, même la noblesse de leur parti, s’ils faisaient aucune composition, et voulaient que l’on eût tout exterminé. La noblesse le craignait, quoiqu’elle eût grand désir de faire bonne guerre à l’ennemi. Enfin la capitulation fut que les assiégés rendraient la place avec les munitions et vivres y étant et les soldats vie sauve. Cela fait, ils commencent à sortir sous la faveur de la noblesse, qui voulait de point en point garder les conventions ; mais la populace, irritée contre eux de leur parti qui les avaient faites, fit tous ses efforts pour leur ôter les assiégés et les massacrer. On eut bien de la peine, et non sans un extrême danger de vie de la noblesse catholique, à sauver Coëtnisan et Goësbriant. Quant aux autres, cette paysantaille se jette dessus de grande impétuosité et les massacre ; chacun baillait force coups et apportait une pièce qu’il mettait au bout d’une lance, et furent par le camp en faire montre[29]. » Les principaux chefs catholiques reçurent, qui un coup de hache à la tête, qui un coup de fourche dans la gorge, et les autres, d’après le chroniqueur, « ne coururent pas moindre fortune tant cette cruelle bête de paysan était enragée. »

Le sort de cette place fut celui du plus grand nombre des lieux fortifiés de la Basse-Bretagne durant cette période de désolation qui n’a pas laissé une page dans l’histoire, tant les douleurs obscures sont vite oubliées. Il se retrouve toutefois, ce souvenir, attaché aux murailles encore noircies par le feu ; il se dresse tout vivant devant le voyageur au pied du haut clocher de Pont-Croix, qui vit flamber un bûcher colossal, et dans cette cité ensevelie de Penmarch, où la vague gémit triste et bruyante comme le chœur plaintif de six mille victimes impitoyablement immolées.

Entre tant de drames, il en est un que je recommanderais volontiers au romancier qui pourrait avoir un jour la pensée d’interroger ces ruines ensanglantées par la fureur des hommes. Qu’il n’oublie pas les courtes amours et la fin tragique du baron de Kerlech, mis à mort par les paysans au château de Roscannou. Ce noble jeune homme, Claude Du Chastel en son nom, était d’après le chanoine Moreau l’un des plus braves et des plus beaux galans de la Bretagne. Au comble de ses vœux, il venait d’épouser à Rennes, ville du parti du roi, auquel il appartenait lui-même, une fille de grande maison, Jeanne de Coëtquen, gracieuse enfant ayant à peine quinze ans, mais qui portait déjà dans son sein un gage de la tendresse de son époux. C’était en 1590, au plus fort de la guerre civile. Voulant amener sa jeune femme en son beau manoir du Léon, Kerlech partit de Rennes en compagnie d’environ quatre-vingts chevaux, montés, par quelques gentilshommes de ses amis et par leurs serviteurs, afin de pouvoir se défendre contre les paysans qui dans la Basse-Bretagne étaient partout sous les armes, n’obéissant à personne et n’en faisant qu’à leur tête. Cette belle et joyeuse compagnie avait déjà traversé bien des dangers, elle était arrivée, en voyageant le plus souvent de nuit et par des chemins peu fréquentés, au pied des Montagnes-Noires, à cinq lieues de Quimper. Elle alla coucher en une gentilhommière, propriété de la veuve d’un conseiller au présidial de cette ville, parente du sire de Kerlech, laquelle, ayant été avertie de la venue de ces hôtes nombreux, avait fait de grands préparatifs pour les recevoir. Malheureusement ladite dame était seule dans tout le quartier du parti des royaux, et, comme elle parlait avec une liberté dangereuse en certains temps, elle était fort haïe de tous les paysans, chaleureusement dévoués à la sainte union. Le bruit se répandit aussitôt qu’il était arrivé à Roscannou un corps de royaux venus pour soumettre et pour rançonner le pays. — Le tocsin sonna dans les paroisses d’alentour, et les paysans entourèrent de masses profondes la maison où les voyageurs sans défiance ne songeaient qu’à faire bonne chère. Les « rustiques » eurent soin de barricader les avenues de manière à interdire toute sortie aux cavaliers. Les assiégés, l’œil bientôt ouvert sur la gravité du péril, firent pour se dégager une tentative infructueuse dans laquelle plusieurs d’entre eux périrent enfourchés par les paysans. Après avoir cerné la maison et s’être bien assurés qu’elle n’offrait aucune issue, ceux-ci y mirent le feu de plusieurs côtés à la fois. Le baron de Kerlech voulut forcer cet horrible blocus l’épée à la main, et, n’y pouvant parvenir, se rejeta de désespoir dans les flammes afin d’y périr avec son épouse bien-aimée. Cette troupe infortunée mourut ainsi au nombre de quatre-vingt-dix personnes en y comprenant la famille de la malheureuse dame, des propos de laquelle ces barbares s’étaient si cruellement vengés[30].

Le sac de Roscannou que je rappelle entre cent autres désastres de même nature caractérise cette guerre d’extermination durant laquelle la race armoricaine, dont le cerveau fléchit vite sous les fortes émotions, vécut dans une sorte d’enivrement fébrile. Ces désastres s’étendirent à toute la Basse-Bretagne au point d’en diminuer la population des deux tiers, et dans quelques paroisses de l’anéantir absolument. Ce fut surtout durant la dernière phase des troubles, de 1594 à 1598, lorsque la France tout entière obéissait à Henri IV, que des attentats peut-être sans exemple dans l’histoire furent commis dans ce malheureux pays, le gouvernement de Mercœur et le gouvernement royal se trouvant l’un et l’autre dans l’impuissance de les empêcher et de les punir.

Ces crimes furent en partie la conséquence du droit public qui régnait en Europe à cette époque. Au moyen âge, la guerre n’était pas seulement l’application de la souveraineté des états exerçant l’un contre l’autre le droit de légitime défense, ce fut aussi une sorte de spéculation privée où les risques étaient compensés par les profits. Le principe qui attribuait au vainqueur un droit sur la vie et les propriétés personnelles du vaincu avait pour corollaire la mise à rançon des prisonniers. Cet usage avait entretenu jusque chez les plus nobles chevaliers une pensée que nous comprenons à peine aujourd’hui, celle de faire servir leur courage à leur fortune. Si cela se voyait tous les jours dans les armées les mieux réglées, quel développement ne dut pas prendre une avidité autorisée par les lois de la guerre dans une lutte comme celle où se trouvait alors engagée la Bretagne ! Cette guerre se faisait de ville à ville, de château à château ; elle consistait dans une suite d’entreprises particulières beaucoup plus que dans l’accomplissement d’un plan concerté. Dès lors l’autorité de chaque capitaine y était d’autant plus grande que celle du général était moindre. Cet état de choses, aggravé par la configuration d’un pays inaccessible dans la plupart des localités aux troupes régulières, amena ces sièges nombreux de petits châteaux fortifiés, comme l’étaient alors ceux de toutes les maisons nobles, ces guet-apens perfides et ces coups de main tramés dans un intérêt de cupidité ou de vengeance. Personne n’avait la pensée qu’il fût interdit de faire ses propres affaires en faisant celles de son parti. Attaquer un château pour mettre le propriétaire à rançon, envahir une belle demeure pour la piller, c’étaient là des procédés réputés compatibles avec l’honneur militaire, et qui dans l’un ou l’autre parti ne provoquaient aucun étonnement. Il fallait des faits d’une énormité exceptionnelle, des sacrilèges, des viols, des égorgemens de femmes et d’enfans, faits que les deux parlemens de Rennes et de Nantes se permettaient quelquefois de signaler pour provoquer de timides observations, soit de la part du prince de Dombes, soit de la part du duc de Mercœur, contraint, comme tous les chefs de faction, de se montrer peu difficile.

Le pillage, autorisé pour tous les belligérans, ne tarda pas à devenir, pour quelques hommes de bonne maison unissant des instincts cruels à la brutalité générale des mœurs du temps, un moyen de s’enrichir aux dépens de l’ennemi en même temps que de se faire compter parmi les siens. De là la profession de gentilhomme voleur et l’étrange situation de quelques misérables ménagés par le duc de Mercœur. Ni les condottieri de l’Italie, ni les reîtres de l’Allemagne n’approchent des hideux personnages dont l’historien de la ligue en Bretagne est contraint d’évoquer la mémoire et de rappeler les crimes, afin de faire comprendre toute l’étendue des misères publiques. A l’extrémité sud de la péninsule, on voit le jeune seigneur de Kerhanland, de la maison du Bouëttier, qui, retranché avec une bande de brigandeaux comme lui dans le château fortifié de Guengat, viole, pille et massacre sous le drapeau de la ligue, tant qu’enfin M. de Mercœur est obligé de l’assiéger avec du canon durant trois semaines et de lui faire trancher la tête. Un peu plus loin, c’est Anne de Sanzay, comte de La Magnane, qui, disposant d’une force de six cents chevaux, prend des villes et les met à rançon, traite avec les autorités de la Cornouaille afin d’obtenir à l’amiable passage pour sa troupe, et qui, une fois protégé par le cours d’une rivière difficile à franchir, met le pays à feu et à sang à dix lieues à la ronde. La Magnane ne laisse pas une maison de quelque apparence sans la dévaliser ; il oblige les paysans dépouillés par ses bandits à se cacher comme des bêtes fauves au fond des bois ; il les met hors d’état de relever de longtemps les cornes, et considère, dit Montmartin, comme un petit Pérou les cantons maritimes du sud, épargnés jusqu’alors par la guerre, dont ils vont éprouver les dernières horreurs. Après avoir saigné à blanc ces populations infortunées, le comte se retire à son heure et tout à son aise ; il va en pleine assurance rejoindre le duc de Mercœur, et celui-ci ne paraît pas même remarquer l’énorme butin que La Magnane traîne à sa suite, car ce chef arrive la veille d’un combat à la tête d’une force bien dressée et complètement à lui.

Dans cette sombre galerie, une figure se dessine entre toutes les autres. Du sommet des montagnes d’Arrhès jusqu’à la baie des Trépassés, le Finistère porte encore la marque de la bête féroce qui le ravagea. Fontenelle mérite une place à part dans les annales du crime, car on pourrait dire qu’il en a reculé les limites. Guy Éder, baron de Fontenelle, d’une branche cadette de la maison de Beaumanoir, fit ses études à Paris au collège de Navarre, d’où il s’échappa à l’âge de seize ans pour rentrer en Bretagne à la fin du règne de Henri III. La guerre civile n’était pas encore allumée dans la province, qu’il avait déjà commencé à dévaliser le diocèse de Tréguier à la tête d’une bande recrutée parmi les vassaux de sa famille et renforcée par quelques compagnons de débauche. Il pilla plusieurs villes ouvertes telles que Lannion, Paimpol et Landerneau ; mais il échoua devant Guingamp, défendu par le sire de Kergomard, du parti du roi. Ayant alors arboré le drapeau de la ligue, Fontenelle se rejeta sur Coëtfrec, qu’il fortifia et dont il fit son premier quartier-général. Ce château fut le témoin muet des orgies dont d’inénarrables cruautés formaient, dit-on, l’assaisonnement. Sous l’épais fourré qui en cache les ruines, on voit encore la vaste salle dont les poutres croulèrent dans le tournoiement d’un bal infernal en brisant la jambe de Fontenelle, demeuré boiteux toute sa vie. Ce fut aussi dans ce lieu qu’il conduisit la jeune héritière du Mézarnou, enlevée à l’âge de huit ans et qu’il épousa plus tard. La tradition veut que le monstre lui rendit un peu de rattachement passionné que cette jeune femme conçut et conserva pour lui. Assiégé dans Coëtfrec par le marquis de Sourdéac et la garnison de Brest, Fontenelle capitula, vies et bagues sauves. Quittant avec sa bande l’évêché de Tréguier pour s’abattre sur la Haute-Cornouaille, il prit d’abord Carhaix, dont il transforma l’église paroissiale en une bonne forteresse ; puis il s’empara du Granec, excellent château appartenant au sire de Pratmaria, au moyen d’une infâme supercherie exercée contre un homme du parti de la ligue, que ce brigand prétendait servir. Un détachement de sa bande s’introduisit au Granec en se présentant comme envoyé par le gouverneur de Morlaix, informé par voie sûre qu’un fort parti de royaux se dirigeait sur ce château afin de s’en emparer. Pendant que M. de Pratmaria, dans l’effusion de sa reconnaissance, prodiguait à ses prétendus défenseurs le meilleur vin de ses caves, ceux-ci se jetèrent sur lui, le garrottèrent solidement et s’empressèrent d’abaisser la herse devant Fontenelle, qui attendait avec les siens. Ils eurent facilement raison de quelques vassaux formant la petite garnison du lieu, et jetèrent le trop crédule vieillard dans un cul-de-basse-fosse pour y méditer sur les moyens de se procurer une grosse rançon, Le lendemain, les communes d’alentour exaspérées se ruèrent sur le château avec leur inexpérience ordinaire, et Fontenelle, après avoir laissé leur ardeur s’épuiser contre des murailles inexpugnables, fit une sortie dans laquelle il coucha un millier de paysans sur le carreau. Afin d’imprimer aux populations une terreur plus profonde, il défendit sous peine de mort d’enlever les cadavres, ainsi protégé dans son repaire par l’odeur même du carnage.

Quelque temps après, Fontenelle assiégea Corlay, petite place fermée occupée par un détachement de royaux ; il l’enleva par un coup de main. Demeuré maître des évêchés de Tréguier et de Léon depuis le versant nord des montagnes jusqu’à la Manche, il alla de concert avec La Magnane attaquer la ville maritime de Roscoff, qu’ils mirent à sac. Ces deux brigands ne laissèrent dans ce pays ni une maison aisée sans la dépouiller, ni un village sans le frapper de réquisitions appuyées de menaces d’incendie. Quoique Fontenelle disposât alors d’un millier d’hommes aguerris, il dut quitter au plus vite le nord de la Bretagne pour se rejeter vers le sud en apprenant que le maréchal d’Aumont, ayant suspendu ses opérations contre Mercœur et les Espagnols, marchait sur lui en exprimant très haut la résolution de pendre toute sa compagnie, le capitaine en tête. Comprenant que l’heure était venue de chercher quelque position inexpugnable d’où il pourrait traiter avec le gouvernement royal, il jeta les yeux sur la ville de Douarnenez, située au fond d’une vaste baie à quelques lieues de Quimper. A côté de cette petite ville, enrichie par la pêche, s’élève un îlot dénudé, chaque jour entouré par la mer montante, qui rend impossibles les opérations d’un siège régulier. Les forces rassemblées par le gouverneur de Quimper n’ayant pu l’arrêter au passage, il pénétra dans Douarnenez, où beaucoup de riches propriétaires des environs étaient venus, sur le bruit de sa marche en Cornouaille, se réfugier avec leurs effets les plus précieux. Fontenelle fit un butin immense, ce qui fut la moindre part du malheur des habitans. « Ils furent traités à la turque par tourmens de toute sorte, pour tirer plus grande rançon d’eux que ne montait tout leur bien, et ainsi, les mettant à l’impossible, ils mouraient misérablement dans les cachots et cloaques. Ceux qui pour éviter les tortures avaient, au moyen de leurs amis et parens, pu trouver promptement leur rançon, sortaient demi-morts, semblant des anatomies, n’ayant que la peau et les os, chargés de puanteur et de vermine, lesquels, sitôt qu’ils étaient à changer d’air, mouraient pauvrement d’une enflure….. Enfin la ruine que Fontenelle porta en Cornouaille fut si grande qu’il serait incroyable de la réciter[31]. »

Vers le milieu de 1595, Fontenelle était parvenu à faire de l’île Tristan une place du premier ordre pour le temps, et les fortifications de ce rocher, démolies en 1&99, confondent encore d’étonnement par leur masse et leur habile ordonnance. Dans ce nid de vautour protégé par l’Océan ; il attendit de pied ferme et défit deux fois le marquis de Sourdéac, venu de Brest pour l’assiéger avec du canon et un corps de troupes. Toutes les communes des environs, saccagées par sa bande, se levèrent au son du tocsin, espérant pouvoir pénétrer dans son repaire afin d’en chasser le tigre ; mais en quelques heures il eut égorgé deux mille paysans aussi facilement qu’un boucher abat un troupeau. Maître alors de la campagne, il poussa ses compagnies sur toute la contrée, et s’avança vers Penmarch, ville maritime assez grande, dont les ruines, faites de main d’homme, sont aujourd’hui effrayantes à contempler. La population, ayant crénelé ses deux églises, tenta vainement de s’y défendre ; elle périt dans les flammes sans obtenir quartier, et les survivans furent placés à bord de deux ou trois cents barques de pêcheurs conduites à Douarnenez. Celles-ci devinrent pour Fontenelle le noyau d’une sorte de marine militaire, et le brigand se fit écumeur de mer, Penmarch détruit, il ne restait à prendre que Pont-Croix sur cette côte qui avait vu tant de naufrages, mais où la fureur d’un homme dépassait de si loin celle de la tempête. Fontenelle s’empara de cette ville par les mêmes procédés qu’il avait employés à Penmarch. Une grande partie de la population, ayant tenté dans l’église paroissiale une résistance désespérée, y fut étouffée comme dans une tanière par une épaisse fumée de genêts verts. Un sort plus affreux que la mort fut réservé au sieur de La Ville-Ruault, qui avait présidé à la défense. Ce malheureux fut accroché à une potence où on le laissa vivre jusqu’à ce que sa femme eût été en pleine rue et sous ses yeux livrée aux derniers outrages. « Le reste fut amené prisonnier à l’île Tristan, où leur condition fut beaucoup pire que s’ils eussent été tués comme les autres, car les uns moururent misérablement en des cachots infects comme garde-robes et latrines, et pour les obliger à donner rançon on les faisait tantôt seoir sur un trépied qui les brûlait jusqu’aux os, tantôt dans la plus grande froidure on les mettait tout nus dedans des pipes pleines d’eau gelée, et ceux qui trouvaient quelque moyen de payer ce qui leur était demandé ne pouvaient guère vivre par les grands tourmens qu’ils avaient endurés[32]. »

On dirait un conte fantastique, si Moreau, qui avait connu dans sa jeunesse Fontenelle au collège de Navarre, ne l’avait suivi presque jour par jour dans le cours de sa sanglante carrière. Cet écrivain, très véridique dans l’exposé des faits, quoique fort passionné dans ses jugemens, n’estime pas à moins de trente mille le nombre des victimes égorgées sur la côte sud du Finistère. Suivant lui, dans certaines paroisses où le nombre des communians était de plus de mille avant la guerre, il fut réduit à douze après la paix. Il nous apprend que dans la Basse-Cornouaille la guerre et le pillage, en amenant la presque cessation de la culture, engendrèrent la famine en 1595, que celle-ci fut suivie en 1597 et 1598 d’une sorte de peste noire ; il ajoute que des bandes de loups, parcourant la campagne en plein jour, attaquèrent les restes de cette population infortunée, de manière à changer pour cinquante ans plusieurs cantons, jadis florissans et populeux, en un véritable désert où l’empire des bêtes féroces remplaça celui des hommes.

Si ces faits semblent moins appartenir à l’histoire qu’à la légende, ils sont attestés par tant de ruines accusatrices et par des témoignages si concordans, qu’il n’est pas même possible d’en contester l’authenticité. Je puis indiquer un document irrécusable dans lequel tous les actes hideux imputés à Fontenelle et les souffrances infligées à la Basse-Bretagne par ce bandit sont fixés à leur date et rappelés jusque dans les plus minutieuses circonstances. C’est un long mémoire présenté à Henri IV au nom de plus de quarante communes par le sénéchal de la Cornouaille pour réclamer l’exemption de tous les impôts, tailles, fouages ou autres charges, sous quelque nom que ce puisse être, jusqu’à ce que ces communes aient été repeuplées et les terres de nouveau livrées à la culture. Sous le titre d’Informations des désordres et cruautés dans l’évêché de Cornouaille depuis l’année 1592 jusqu’à la paix, ce mémoire expose année par année les massacres, incendies et pillages qui ont ruiné ce malheureux pays. C’est en présence de Fontenelle vivant, car ce fut deux ans plus tard qu’il paya sa dette à Dieu et aux hommes, que ce magistrat s’exprime en ces termes : « Le sieur de La Fontenelle, faisant la même route que le comte de La Magnane, a usé de pareilles et plus grandes violences, cruautés, exactions et brûlemens, tuant et massacrant au bourg de Saint-Germain deux à trois mille hommes, et par tout ledit évêché violant femmes et filles, tuant les maris pour ce faire, fait loger ses troupes de plus de douze cents hommes ès maisons des gentilshommes, icelles brûlées, démolies et ruinées, les champs demeurés déserts, tout ce qui pouvait être semé ayant été par ledit sieur pris et emporté[33]. » Il n’y a pas probablement dans les annales de la justice un acte d’accusation plus effroyable.

Comment la Bretagne se laissa-t-elle saigner à blanc par quelques centaines de bandits et prolongea-t-elle, malgré l’impuissance de plus en plus manifeste de la ligue, sa résistance à Henri IV plus de deux ans après l’entière soumission du royaume au pouvoir royal ? Comment comprendre que Mercœur ait continué une lutte déjà désertée depuis longtemps par le duc de Mayenne, le duc de Guise et les autres princes de sa maison ? Ce problème aurait mérité l’attention des hommes qui se sont donné la tâche d’écrire l’histoire de cette époque. Comme il ne touche qu’indirectement à l’objet principal de ces études, je ne l’aborderai qu’en passant.

Philippe-Emmanuel de Lorraine avait tous les défauts de ses qualités. Poussant la réserve jusqu’à la timidité et la prudence jusqu’à l’hésitation, il attendit du peuple breton une acclamation qu’il n’osa pas provoquer, espérant se ménager par la guerre ces chances heureuses qu’elle ne prodigue qu’aux chefs assez habiles pour les préparer. Ce prince, qui trois ans plus tard se montra en Hongrie un homme de guerre presque téméraire, fut en Bretagne un général incertain et un politique irrésolu, — heureux, dans l’avortement de toutes ses entreprises, d’avoir par d’admirables vertus privées mérité l’honneur d’être loué par François de Sales[34]. Depuis 1595, Mercœur négociait avec la cour, et ces négociations, dont la reine Louise de Vaudemont, sa sœur, était l’intermédiaire, avaient fait prendre patience à ce malheureux pays par l’espérance d’une pacification toujours promise, mais toujours ajournée. Indépendamment des difficultés d’intérêt personnel, qui avec Henri IV n’étaient jamais fort difficiles à aplanir, Mercœur avait élevé contre lui-même un obstacle qui fut longtemps insurmontable. En appelant les Espagnols en Bretagne, il s’était donné des maîtres plus que des alliés.

Lorsque Philippe II se décidait à envoyer une flotte et des troupes dans cette province, il se proposait un double but. S’il lui fallait renoncer à faire couronner l’infante Claire-Eugénie comme reine de France, et si les états-généraux persistaient, à l’exemple du parlement de Paris, à maintenir la loi salique, le roi d’Espagne considérait comme possible de faire proclamer sa fille duchesse de Bretagne. Il espérait pouvoir faire revivre en faveur de cette princesse, dans un pays où la succession féminine avait été admise dans tous les siècles, le droit que lui donnait sa descendance directe d’Anne de Bretagne et de Claude de France, et ce titre eût été incontestable en effet, si l’édit d’union ne l’avait infirmé. Enfin, si cette perspective devait échapper à son ambition et à sa tendresse, Philippe II considérait encore comme un intérêt du premier ordre une main-mise sur la grande province de l’ouest, dont les ports, s’ouvrant en face de l’Espagne, étaient en mesure d’en abriter toutes les flottes. Fonder en Bretagne un établissement militaire inexpugnable en s’y ménageant les chances que semblait préparer l’incertitude des événemens, servir le duc de Mercœur contre Henri IV sans l’assister dans ses aspirations personnelles, telles furent les instructions données par Philippe II à ses agens[35]. Ce fut dans ce dessein nettement défini qu’il accueillit en 1590 les imprudentes ouvertures de Mercœur, « le premier de ceux de son parti, dit Moreau (ce qui doit être noté), qui ouvrit notre frontière et notre mer aux Espagnols[36]. »

Les vues de la cour de Madrid se portèrent d’abord sur Blavet, aujourd’hui Port-Louis, et Mercœur dut accepter la tâche d’arracher au prix d’un siège meurtrier cette forte position à l’armée royale pour la remettre aux mains des Espagnols. Ceux-ci parurent reconnaître l’année suivante la grandeur de ce service par le concours décisif qu’ils prêtèrent au prince lorrain lors de la bataille de Craon ; mais cette victoire est à peine remportée, qu’au lieu d’en poursuivre les fruits don Juan d’Aquila se retire à Blavet, et ne s’inquiète plus que d’augmenter les fortifications de cette place. L’année suivante, le général espagnol, alarmé des progrès du maréchal d’Aumont, consent à reprendre avec Mercœur la suite des opérations offensives. Ils remportent de concert des succès partiels ; mais lorsqu’il se présente durant le siège de Morlaix une occasion de livrer une bataille décisive à l’armée royale, don Juan, non moins alarmé des périls de la victoire que de ceux de la défaite et motivant son inaction par la situation de ses troupes, dirige son armée sur Brest, sans renoncer à l’établissement de Blavet, où il continue des travaux considérables. Il fonde alors à Crozon, avec la pensée de dominer la plus belle rade de l’Europe, un fort dont la construction rencontre heureusement dans la nature du sol des difficultés à peu près insurmontables. Sitôt qu’il fut maître du château de Morlaix, d’Aumont, comprenant l’urgence d’arrêter l’érection de ces fortifications qu’on disait déjà formidables, se dirigea vers la presqu’île de Crozon, chaleureusement secondé par les Anglais, que le hardi projet des Espagnols alarmait aussi pour eux-mêmes. Le fort fut enlevé après quatre assauts consécutifs livrés et soutenus avec une vaillance égale.

Depuis quatre ans que les Espagnols avaient pris pied en Bretagne, ils avaient suscité à Mercœur plus d’embarras qu’ils ne lui avaient apporté d’avantages. Lorsqu’il avait besoin d’argent, on lui proposait des troupes, et quand il réclamait un plus énergique concours militaire, on lui faisait espérer des subsides. Ce prince s’était placé dans la situation de la plupart des chefs de parti, qui dépendent de leurs auxiliaires beaucoup plus que ceux-ci ne dépendent d’eux. A mesure que la Bretagne échappait à Mercœur, le cabinet de l’Escurial lui devenait un support plus nécessaire. Malgré les mauvais procédés qui firent souvent échouer ses combinaisons les mieux concertées, le prince dut resserrer, à partir de 1595, les liens qui le rattachaient à Philippe II, car l’absolution de Henri IV avait enlevé au chef de la ligue la dernière arme dont il pût user. L’épiscopat de la province lui avait déjà échappé, et chaque jour quelque nouveau capitaine ceignait l’écharpe blanche. Tout en ouvrant une négociation avec Henri IV sous la pression de l’opinion publique, Mercœur s’était formellement engagé à ne rien conclure sans l’approbation du roi d’Espagne, qui avait promis, de son côté, de ne pas déposer les armes sans assurer au gouverneur de la Bretagne une position agréée par celui-ci. Mercœur, qui n’avait pas affiché ses prétentions dans la pleine prospérité de ses affaires, se décida-t-il, au déclin de sa fortune à les confier à Philippe II, et celui-ci, ouvrant enfin les yeux sur l’impossibilité de faire admettre par la France la souveraineté de l’infante, se résigna-t-il à entrer dans les vues secrètes du chef de la maison de Penthièvre pour l’établissement d’un gouvernement indépendant en Bretagne ? C’est ce qu’il est impossible de savoir malgré les détails minutieux que nous a laissés sur la longue négociation d’Ancenis Duplessis-Mornay, qui y joua pour Henri IV un rôle considérable. Mercœur ne se montra pas d’ailleurs plus décidé pour faire la paix qu’il ne l’avait été pour faire la guerre, et les ajournemens multipliés où l’on a cherché la preuve de son habileté diplomatique ne furent que le double résultat d’une situation sans liberté et d’un esprit sans résolution.

L’un des torts les plus sérieux qu’il y ait peut-être à imputer à Henri IV, c’est de n’avoir pas terminé plus tôt la rébellion de la Bretagne. Si le roi, au lieu de se montrer exclusivement préoccupé de vaincre l’Espagnol en Picardie, l’avait attaqué au sein de la province où il s’était cantonné, ainsi que l’en suppliaient les états de Rennes, il aurait rencontré dans l’opinion de ce pays un concours dont le passé lui faisait probablement douter, mais qu’expliquaient fort bien des circonstances toutes différentes. Quelques régimens conduits par le prince héroïque auquel la surprise d’Amiens n’avait encore rien enlevé de son prestige auraient certainement suffi en 1595 pour avoir raison du duc de Mercœur, qui n’était désormais, même pour les plus aveugles, qu’un lieutenant du roi d’Espagne. Nantes, admirablement fortifiée et dominée par l’ascendant personnel de la Nantaise, constituait alors la principale, pour ne pas dire l’unique force du parti lorrain, qui avait cessé d’être le parti catholique ; mais jusque dans cette grande ville des symptômes de lassitude et de mécontentement commençaient à se révéler. Désirant la paix et n’ayant plus à faire à sa conscience le sacrifice de ses intérêts, la bourgeoisie se séparait du menu peuple, demeuré ardemment dévoué au duc et à la duchesse de Mercœur. En 1596, M. Dubat de Launay, maire de Nantes, devenait le chef du parti pacifique, et aux élections municipales de l’année suivante le duc ne parvenait qu’à force d’efforts à faire choisir le nouveau maire parmi ses affidés.

C’étaient là des signes du temps, et personne ne pouvait plus les méconnaître. Ce fut alors que le duc de Mercœur, bien plus au fait qu’on ne l’était à Paris de ses périls véritables, conçut la pensée de se ménager un accommodement en proposant le mariage de César Monsieur avec sa fille, qui était le plus grand parti du royaume. Faible comme père et comme amant, Henri s’empressa d’admettre un projet qu’avait très chaleureusement accueilli la duchesse de Beaufort, parce qu’il assurait à son fils, âgé de quatre ans, la main de l’héritière des maisons de Lorraine, de Luxembourg et de Penthièvre. Aussi souple au déclin de sa fortune qu’elle s’était montrée d’abord résolue, Mme de Mercœur s’empressa de faire remonter jusqu’à Gabrielle d’Estrées tout l’honneur d’une victoire qu’il aurait été facile de payer d’un moindre prix. Philippe-Emmanuel de Lorraine obtint une capitulation plus favorable que s’il avait été encore à redouter, et Sully en fut pour ses observations, assuré d’avance, nous dit-il, de perdre son procès auprès du roi devant la femme qui lui en avait déjà fait perdre tant d’autres. Le 20 mars 1598 fut signé le traité que Mercœur passa avec son roi comme de puissance à puissance. La résistance obstinée du gouverneur de Bretagne est expliquée dans le préambule de cet acte par sa piété et son patriotisme, et les effets de toutes les mesures prises par son gouvernement sont consacrés et ratifiés. Vingt-trois articles secrets, ayant même force et valeur que l’instrument public, contiennent les engagemens pris par Mercœur pour le mariage de sa fille avec le fils naturel du roi et renonciation des sommes énormes qu’au désespoir du surintendant Henri IV s’engage à payer à Philippe-Emmanuel de Lorraine en échange du gouvernement de la Bretagne, auquel celui-ci veut bien renoncer au profit de son futur gendre. Parmi les stipulations particulières annexées à cette convention, aucune n’est plus étrange que celle qui concerne Fontenelle, placé, pour le mode de traitement qui lui est fait et les avantages qui lui sont promis, sur la même ligne que le duc de Mercœur lui-même. Il est entendu en effet que les conditions générales du traité lui seront rendues communes, s’il consent à y adhérer sous quinze jours pour les places qu’il détient encore. Le brigand, ayant fait cette faveur au roi, en est remercié avec une sorte d’effusion. Il est nommé capitaine de cinquante hommes d’armes, et reçoit des lettres générales d’abolition pour tout crime et méfait, Henri IV « l’acceptant d’autant plus libéralement dans ses bonnes grâces qu’il le sait vrai et naturel Français, incapable de vouloir attenter à l’usurpation et démembrement de l’état. Par ces considérations et pour être agréable au sieur de Fontenelle, qui lui en a exprimé le désir, le roi s’engage à ne jamais permettre dans les places pour lesquelles il a traité que l’exercice de la religion catholique, apostolique et romaine, entendant d’ailleurs lui faire toutes les concessions stipulées par son édit en faveur du duc de Mercœur, tout ainsi que s’il y était lui-même compris et reconnu. » Enfin le roi le tient quitte « lui, tous ses officiers et soldats, de tous crimes, maléfices, meurtres, bruslemens, notamment de la prise de Penmarch, de Coëtfrec, de Granec, Guerrand, etc., entendant aussi spécialement l’excuser pour l’enlèvement de sa femme, abolissant la mémoire de tous ces faits. »

Les guerres civiles sont le grand écueil de la morale publique ; ces lettres d’abolition en portent un triste témoignage. Le parlement de Bretagne dut les enregistrer d’ordre royal ; mais ses vives remontrances firent comprendre à Henri IV que la conscience des peuples ne ratifie pas toutes les conventions imposées par les calculs politiques. Aussi trois années ne s’étaient pas écoulées que la justice royale faisait saisir Fontenelle en arguant de sa participation à la conspiration du maréchal de Biron, et, quoique ce crime-là soit demeuré aussi problématique que ses crimes antérieurs étaient avérés, il fut roué vif en place de Grève en 1602, le roi préférant une condamnation peu motivée à une impunité scandaleuse.

La clémence fut pour Henri IV un système dont ce prince s’exagéra plus d’une fois les nécessités ; mais il reprenait vite sur les institutions tout le terrain qu’il avait perdu pour se concilier les personnes. Gardant un souvenir amer des assemblées délibérantes depuis les états de Blois, sur lesquels avaient soufflé les passions de la ligue, jusqu’aux conseils de ville, qui avaient été les principaux instrumens de la résistance à son autorité, il substitua des notables choisis par la couronne aux états-généraux choisis par le pays, et commença contre les libertés municipales une lutte qui souleva en Bretagne des résistances opiniâtres. Quelle influence exercèrent les guerres civiles sur la constitution particulière de ce pays, et quel contre-coup le triomphe de la royauté eut-il sur cette constitution elle-même ? C’est à l’étude.de cette question que je me trouve conduit par le cours des événemens.


Louis DE CARNE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1867.
  2. Alliances de la maison de Lorraine, par Pierre Biré, in-12 ; Nantes 1593.
  3. Registres manuscrits des états de Vannes de 1582, des états de Nantes de 1585. — Actes de Bretagne, t. III, col. 1467 et suiv. — Histoire de dom Taillandier, liv. XIX.
  4. Voyez surtout la Ligue en Bretagne, par M. L. Grégoire, professeur d’histoire au lycée de Nantes, 1 vol, in-8o, 1856 ; Paris, Dumoulin.
  5. Les historiens modernes ont tous attaché une importance qu’elle n’eut jamais à cette qualification attribuée à l’enfant dont la duchesse de Mercœur accoucha en 1589. Malgré l’édit de François Ier qui avait, après la réunion, interdit de prendre à l’avenir le nom et les armes de Bretagne, ce nom continua d’être porté par tous les membres de la maison de Brosse-Penthièvre, et le duc d’Étampes lui-même, gouverneur de la province pour le roi, le prenait dans tous les actes officiels. Voyez Actes de Bretagne, t. III, col. 1205 et suiv.
  6. Les riches archives de Nantes contiennent un très grand nombre de procès-verbaux de ces assemblées paroissiales, qui, durant la guerre de la ligue, fonctionnèrent avec ardeur dans toutes les villes de Bretagne. M. Mellinet a donné plusieurs de ces délibérations intégrales ou par extrait dans la Commune de Nantes, t. III et IV.
  7. C’est ce qui résulte des énigmatiques paroles du notaire royaliste Pichart dans son journal, tenu avec la sécheresse d’un répertoire, à la date du mardi 15 du mois de mars 1589.
  8. Journal de Pichart, col. 1699.
  9. Mémoires de Jean du Matz, seigneur de Terchant et de Montmartin, gouverneur de Vitré, dans le Supplément aux preuves, CCLXXVIII.
  10. Registres du parlement de Rennes, arrêts des 7, 12, 21 avril 1589.
  11. Mémoires de Montmartin, CCLXXXIII.
  12. D. Taillandier, liv. XIX, p. 376.
  13. Les registres du parlement de Rennes du mois d’août 1589 au mois de février 1598, époque de la pacification, contiennent des arrêts nombreux rendus contre divers habitans suspects d’hérésie, emprisonnés ou éloignés pour cette cause ; on y trouve également des interdictions portées contre la circulation de certains livres, etc. Les profanations commises dans les églises par les Anglais, qui constituaient alors la principale force de l’armée royale en Bretagne, sont aussi l’occasion de remontrances fréquentes adressées à Henri IV, même avant sa conversion, par les membres du parlement et par les trois ordres des états.
  14. M. Poirson, Histoire du règne de Henri IV, t. Ier.
  15. On peut voir entre autres, au tome II de la collection des Lettres historiques de Henri IV, la lettre à MM. de la faculté de théologie au collège de Sorbonne, 2 octobre 1585, et la déclaration à MM. du clergé, de la noblesse et du tiers-état, du 1er janv. 1586.
  16. J’ai déjà parlé du capitaine de Montmartin. — Jérôme d’Aradon, seigneur de Quinipily, frère de l’évêque de Vannes, fut un des plus braves lieutenans de Mercœur, dont il suivit jusqu’au bout la fortune. Ses mémoires, qui commencent en juin 1589 pour finir en août 1593, ont été insérés dans le Supplément aux preuves de l’Histoire de Bretagne. Nicolas Frotet, sieur de La Landelle, auteur de la Ligue à Saint-Malo, fut l’un des chefs les plus importans de la grande commune malouine. Rosnyvinen de Piré, conseiller au parlement de Bretagne, a écrit au commencement du XVIIe siècle une Histoire de la ligue en Bretagne, publiée en 1739 sous le nom de Guyot Desfontaines, 2 vol. in-12. La Bibliothèque impériale en possède un manuscrit, fonds Blancs-Mant., n° 176, beaucoup plus complet que l’ouvrage imprimé. Enfin la piquante et spirituelle chronique du chanoine Moreau, conseiller-clerc au présidial de Quimper, s’occupe plus spécialement des diocèses de la Basse-Bretagne. Elle a été imprimée pour la première fois en 1836 par M. Le Bastard de Mesmeur, à Brest.
  17. Vie du duc de Montpensier, par Coutureau de La Faille, p. 85.
  18. Le manuscrit du sieur de La Landelle, qui fut un des acteurs principaux de cette journée, ne peut laisser aucun doute sur les circonstances de la nuit du comte de Fontaines, tué au moment où il sortait de sa chambre, s’étant habillé trop lentement et « comme pour aller aux noces, sans qu’aucune aiguillette manquât d’être attachée ; » mais aux explications les plus naturelles l’esprit de parti préfère toujours celles qui le sont le moins. La Satire Ménippée contient ces paroles : « Il y a de pires saints en Bretagne que le catholique valet de M. de Fontaines, qui coupa la gorge à son maître en son lit moyennant deux mille écus pour notre mère sainte église. »
  19. Édit de Henri IV pour la réduction de Saint-Malo, 4 octobre 1594.
  20. A. de Courson, Études sur la Bretagne armoricaine, p. 367.
  21. Histoire des guerres de la ligue en Bretagne, et particulièrement dans le diocèse de Cornouaille, par le chanoine Moreau, conseiller-clerc au présidial de Quimper, p. 52.
  22. Moreau, chap. XXX, p. 213.
  23. Voyez dans Moreau cette capitulation en 18 articles, signée le 14 octobre 1594.
  24. La Ligue en Bretagne, par M. Grégoire, pages 98 et 114. — Histoire de Brest, par M. Levot, t. Ier, p. 68 a 72. — D. Taillandier, t. III, p. 433.
  25. Moreau, chap. XXVII, p. 194.
  26. M. Grégoire a relevé aux archives de Nantes les nombreuses liasses concernant les emprunts faits ou garantis par la ville de 1589 à 1597, et le total représente une somme énorme.
  27. Lanoue, Mémoires et Discours militaires, p. 196.
  28. Chant des ligueurs composé dans le dialecte de Cornouaille en 1592. Barzas Breiz, par M. de La Villemarqué, t. II.
  29. Moreau, ch. VII, p. 81.
  30. Moreau, ch. X, p. 99.
  31. Moreau, chap. XXXV, p. 270.
  32. Moreau, chap. XXXVI, p. 282.
  33. Ce mémoire, en date du 23 janvier 1599, est signé par Jacques Lorans, sénéchal, et Me Loheac, procureur du roi au présidial de Quimper. J’en dois la communication à l’obligeance de M. Lemen, archiviste du département du Finistère.
  34. Oraison funèbre du duc de Mercœur par saint François de Sales, prononcée en la cathédrale de Paris le 27 avril 1602.
  35. De Thou, Histoire universelle, liv. XCXIX_CII. — Montmartin, CCCXII.
  36. Mémoires de Duplessis-Mornay, t. II, IV et VI.