Les Étoiles filantes (Gill)/Crémazie

La bibliothèque libre.

Crémazie



 

I



Ô Crémazie ! ô sombre destinée !
Ô dur exil ! ô tombe abandonnée !…
Par la Vie et la Mort
Tu fus trahi ; car même dans ta cendre,
Le Canada n’a daigné te défendre
Contre le sort.

Nous te laissions languir aux gémonies
Malgré tes chants, malgré les harmonies
Que ta voix modula ;
Mais une basse et dégradante offense
A cravaché notre reconnaissance,
Et nous voilà !

C’est plus qu’un nom, c’est toute la Patrie
Que le transfuge insulteur a flétrie
Avec ton souvenir ;
C’est sur nos cœurs indignés que retombe
Ce que l’injure a vomi sur ta tombe
Pour l’avilir.

Ô trépassé ! pour toi la Terre est tendre
En te donnant de ne pouvoir entendre
La voix des renégats ;
Mais par delà les vagues en démence,
Le cri d’un peuple, au fond du noir silence
Tu l’entendras !



Ce vers sublime accordé sur ta lyre,
Que le drapeau de Carillon inspire
Au vieillard à genoux,
Nous le clamons à ta grande poussière :
« Vous qui dormez dans votre froide bière,
Réveillez-vous ! »

Assez longtemps, poète, ta mémoire
A reposé dans une paix sans gloire.
Sous le laurier fané….
Voici venir l’aurore grandiose !
Réveille-toi pour ton apothéose :
L’heure a sonné !


II



Le premier parmi nous, aux voûtes souveraines
Il a, plané, le front perdu dans les éclairs ;
Il a fait résonner la fierté des beaux vers
Dans le ciel constellé des gloires canadiennes.

Et sur notre Parnasse il reste le plus grand
Par la forme énergique et la haute pensée
Qui voltige, amplement limpide et cadencée,
Du frisson triomphal au sanglot déchirant.

Attentif à l’écho de nos magnificences,
Il a, du drapeau blanc déroulant les vieux plis,
Salué la splendeur morte des fleurs de lys,
Et sa Muse a pleuré sur nos désespérances.

Et comme avec l’épée altière des aïeux
Il a taillé son œuvre à même notre drame ;


Tout le rêve d’un peuple a tenu dans son âme
Pareille au lac géant qui reflète les deux.

Plus tard, il s’est ému devant le Tricolore,
Étant de ces vaillants et fidèles soldats
Dont l’amour filial ne se mesure pas
Aux teintes du drapeau que la Patrie arbore.

Les siècles, de son nom devront se souvenir,
Si la fatalité nous ravit à la gloire ;
Il fait revivre en nous les grandeurs de l’histoire,
Et nous vivrons par lui dans l’immense avenir.

Souvent, au cours de l’âge, une voix inspirée
Qui vibre, seul écho d’un peuple enseveli,
Réveille, au fond des temps comme au fond de l’oubli,
Le passé de ce peuple et sa langue sacrée.

Nous l’aimons pour les chants auxquels il préluda,
Pour le verbe qui vit quand meurent les empires,
Nous dont le cœur français palpite au son des lyres,
Nous l’aimons pour la France et pour le Canada !

Le rêveur s’endormit, emporté par ses ailes
Dans les vertigineux lointains de l’Idéal,
Et tomba brusquement, sur le pavé banal
Brisant à tout jamais son bandeau d’étincelles…

Il a sombré dans les abîmes d’une loi
Qui punit l’imprudence et sauve l’infamie,
Naufragé ballotté sur une onde ennemie
Où la ruse est boussole avant la bonne foi.



Il s’est, devant la honte, enfui dans la misère.
Du même coup, le sort l’a deux fois exilé,
Puisqu’au scintillement de l’azur étoilé
Sa Muse pour toujours a fermé sa paupière.

Toute l’affliction, tout le deuil, tout le fiel
De sa tragique fin l’a rendu vénérable ;
Non moins que le génie au souffle impérissable,
La profonde douleur l’a rapproché du ciel !


III



Les bords du Saint-Laurent reverront le vieux maître,
Car nous joindrons bientôt, pour le faire renaître,
La majesté du marbre à l’éternel airain.
Pour qu’il ne souffre plus et jamais ne s’envole,
Nous le scellerons bien dans le double symbole
De l’airain qui demeure et du marbre serein.

Quand il sera debout, si parfois la poussière
Que soulève le vent des grands chemins, altère
L’éclat des traits de bronze ou du blanc piédestal,
L’aube compatissante aux splendeurs profanées,
Avant que l’astre roi n’éveille les journées,
Lavera cet affront dans son divin cristal.

Et dans l’immensité de notre âme fervente,
Nous lui ferons une autre aurore éblouissante
Dont les pleurs laveront les taches du passé.
Sur sa gloire, à nos yeux déjà marmoréenne,
Comme sur la statue où l’aube en pleurs s’égrène
Quelque chose de pur aura tout effacé.



Immobile à jamais dans sa noble attitude,
Nous le dresserons haut devant la multitude,
Entre le Mont-Royal et le fleuve géant ;
Ainsi que dans son œuvre effleurant les nuages,
Il faut qu’il apparaisse au long regard des âges,
Enfin maître du sort et vainqueur du néant.

Nous irons contempler, par un matin de fête,
Le soleil des grands jours auréolant sa tête,
Comme d’un diadème auguste de clarté ;
Et tout émus d’avoir compris le sens des choses,
Nous connaîtrons l’orgueil de couronner de roses
Un front couronné d’or par l’immortalité !