Les Évangiles (Renan)/V. Fixation de la légende et des enseignements de Jésus

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CHAPITRE V.


FIXATION DE LA LÉGENDE ET DES ENSEIGNEMENTS DE JÉSUS.


Quand une grande apparition de l’ordre religieux, moral, politique, littéraire s’est produite, la seconde génération éprouve d’ordinaire le besoin de fixer le souvenir des choses mémorables qui se sont passées au début du mouvement nouveau. Ceux qui ont assisté à l’éclosion première, ceux qui ont connu selon la chair le maître que tant d’autres n’adorent qu’en esprit, ont une sorte d’aversion pour les écrits qui diminuent leur privilège et prétendent livrer à tous une tradition sainte qu’ils gardent précieusement dans leur cœur. C’est quand les derniers témoins des origines menacent de disparaître qu’on s’inquiète de l’avenir et qu’on cherche à dessiner l’image du fondateur en traits durables. Une circonstance, pour Jésus, dut contribuer à retarder l’époque où s’écrivent d’ordinaire les mémoires des disciples et en diminuer l’importance ; c’était la persuasion d’une fin prochaine du monde, l’assurance que la génération apostolique ne passerait pas sans que le doux Nazaréen fût rendu comme pasteur éternel à ses amis.

On a remarqué mille fois que la force de la mémoire est en raison inverse de l’habitude qu’on a d’écrire. Nous avons peine à nous figurer ce que la tradition orale pouvait retenir aux époques où l’on ne se reposait pas sur les notes qu’on avait prises ou sur les feuillets que l’on possédait. La mémoire d’un homme était alors comme un livre ; elle savait rendre même des conversations auxquelles on n’avait point assisté. « Des Clazoméniens avaient entendu parler d’un Antiphon, lequel était lié avec un certain Pythodore, ami de Zénon, qui se rappelait les entretiens de Socrate avec Zénon et Parménide, pour les avoir entendu répéter à Pythodore. Antiphon les savait par cœur, et les répétait à qui voulait les entendre. » Tel est le début du Parménide de Platon. Une foule de personnes qui n’avaient point vu Jésus le connaissaient ainsi, sans le secours d’aucun livre, presque aussi bien que ses disciples immédiats. La vie de Jésus, quoique non écrite, était l’aliment de son Église ; ses maximes étaient sans cesse répétées ; les parties essentiellement symboliques de sa biographie se reproduisaient dans de petits récits en quelque sorte stéréotypés et sus par cœur. Cela est certain pour ce qui regarde l’institution de la Cène[1]. Il en fut aussi probablement de même pour les lignes essentielles du récit de la Passion ; du moins l’accord du quatrième Évangile et des trois autres sur cette partie essentielle de la vie de Jésus porte à le supposer.

Les sentences morales, qui formaient la partie la plus solide de l’enseignement de Jésus, étaient encore plus faciles à garder. On se les récitait assidûment. « Vers minuit, je me réveille toujours de moi-même, fait dire à Pierre un écrit ébionite composé vers l’an 135, et le sommeil ensuite ne me revient plus. C’est l’effet de l’habitude que j’ai prise de rappeler à ma mémoire les paroles de mon Seigneur que j’ai entendues, afin de pouvoir les retenir fidèlement[2]. » Cependant, comme ceux qui avaient reçu directement ces divines paroles mouraient chaque jour, et que beaucoup de mots, d’anecdotes, menaçaient de se perdre, on sentit la nécessité de les écrire. De divers côtés il s’en forma de petits recueils. Ces recueils offraient, avec des parties communes, de fortes variantes ; l’ordre et l’agencement surtout différaient ; chacun cherchait à compléter son cahier en consultant les cahiers des autres, et naturellement toute parole vivement accentuée, qui naissait dans la communauté, bien conforme à l’esprit de Jésus, était avidement saisie au vol et insérée dans les recueils. Selon certaines apparences, l’apôtre Matthieu aurait composé un de ces mémoriaux, qui aurait été généralement accepté[3]. Le doute cependant à cet égard est permis ; il est même plus probable que toutes ces petites collections de paroles de Jésus restèrent anonymes, à l’état de notes personnelles, et ne furent pas reproduites par les copistes comme des ouvrages ayant une individualité.

Un écrit qui peut nous donner quelque idée de ce premier embryon des Évangiles, c’est le Pirké Aboth, recueil des sentences des rabbins célèbres, depuis les temps asmonéens jusqu’au IIe siècle de notre ère. Un tel livre n’a pu se former que par des additions successives. Le progrès des écritures bouddhiques sur la vie de Çakya Mouni suivit une marche analogue. Les soutras bouddhiques répondent aux recueils des paroles de Jésus ; ce ne sont pas des biographies ; ils commencent simplement par des indications comme celle-ci : « En ce temps-là, Baghavat séjournait à Çravasti, dans le vihâra de Jétavana… etc. » La partie narrative y est très-limitée ; l’enseignement, la parabole sont le but principal. Des parties entières du bouddhisme ne possèdent que de pareils soutras. Le bouddhisme du Nord et les branches qui en sont issues ont de plus des livres comme le Lalita vistara, biographies complètes de Çakya Mouni, depuis sa naissance jusqu’au moment où il atteint l’intelligence parfaite. Le bouddhisme du Sud n’a pas de telles biographies, non qu’il les ignore, mais parce que l’enseignement théologique a pu s’en passer et s’en tenir aux soutras.

Nous verrons, en parlant de l’Évangile selon Matthieu, que l’on peut encore se figurer à peu près l’état de ces premiers soutras chrétiens. C’étaient des espèces de fascicules de sentences et de paraboles, sans beaucoup d’ordre, que le rédacteur de notre Matthieu a insérés en bloc dans son récit. Le génie hébreu avait toujours excellé dans la sentence morale ; en la bouche de Jésus, ce genre exquis avait atteint la perfection. Rien n’empêche de croire que Jésus parlât en effet de la sorte. Mais la « haie » qui, selon l’expression talmudique, protégeait la parole sacrée était bien faible. Il est de l’essence de tels recueils de croître par une concrétion lente, sans que les contours du noyau primitif se perdent jamais. Ainsi le traité Éduïoth, petite mischna complète, noyau de la grande Mischna, et où les dépôts des cristallisations successives de la tradition sont très-visibles, se retrouve comme traité à part dans la grande Mischna. Le Discours sur la montagne peut être considéré comme l’éduïoth de l’Évangile, c’est-à-dire comme un premier groupement artificiel, qui n’empêcha pas des combinaisons ultérieures de se produire ni les maximes ainsi réunies par un fil léger de s’égrener de nouveau.

En quelle langue étaient rédigés ces petits recueils des sentences de Jésus, ces Pirké Iéschou, s’il est permis de s’exprimer ainsi ? Dans la langue même de Jésus[4], dans la langue vulgaire de la Palestine, sorte de mélange d’hébreu et d’araméen, que l’on continuait d’appeler « hébreu »[5], et auquel les savants modernes ont donné le nom de « syro-chaldaïque ». Sur ce point le Pirké Aboth est peut-être encore le livre qui nous donne le mieux l’idée des Évangiles primitifs, bien que les rabbins qui figurent dans ce recueil, étant des docteurs de la pure école juive, y parlent peut-être une langue plus rapprochée de l’hébreu que ne le fut celle de Jésus[6]. Naturellement, les catéchistes qui parlaient grec traduisaient ces paroles comme ils pouvaient et d’une façon assez libre[7]. C’est ce qu’on appelait les Logia kyriaka, « les oracles du Seigneur », ou simplement les Logia. Les recueils syro-chaldaïques de sentences de Jésus n’ayant jamais eu d’unité, les recueils grecs en eurent encore moins, et ne furent écrits que d’une façon individuelle, sous forme de notes, pour l’usage personnel de chacun. Il n’était pas possible que, même d’une façon passagère, Jésus fût résumé tout entier en un écrit gnomique ; l’Évangile ne devait pas se renfermer dans le cadre étroit d’un petit traité de morale. Un choix de proverbes courants ou de préceptes, comme le Pirké Aboth, n’eût pas changé l’humanité, le supposât-on rempli de maximes de l’accent le plus élevé.

Ce qui, en effet, caractérise Jésus au plus haut degré, c’est que l’enseignement fut pour lui inséparable de l’action. Ses leçons étaient des actes, des symboles vivants, liés d’une manière indissoluble à ses paraboles, et certainement, dans les plus anciens feuillets qui furent écrits pour fixer ses enseignements, il y avait déjà des anecdotes, des petits récits. Bientôt d’ailleurs, ce premier cadre devint totalement insuffisant. Les sentences de Jésus n’étaient rien sans sa biographie. Cette biographie était le mystère par excellence, la réalisation de l’idéal messianique ; les textes des prophètes y trouvaient leur justification. Raconter la vie de Jésus, c’était prouver sa messianité, c’était faire aux yeux des juifs la plus complète apologie du mouvement nouveau.

Ainsi se dressa de fort bonne heure un cadre, qui fut en quelque sorte la charpente de tous les Évangiles[8], et où l’action et la parole étaient entremêlées[9]. Au début, Jean-Baptiste[10], précurseur du royaume de Dieu, annonçant, accueillant, recommandant Jésus ; puis Jésus se préparant à sa mission divine par la retraite et l’accomplissement de la Loi ; puis la brillante période de la vie publique, le plein soleil du royaume de Dieu, Jésus au milieu de ses disciples, rayonnant de l’éclat doux et tempéré d’un prophète fils de Dieu. Comme les disciples n’avaient guère que des souvenirs galiléens, la Galilée fut le théâtre presque unique de cette exquise théophanie. Le rôle de Jérusalem fut presque supprimé. Jésus n’y allait que huit jours avant de mourir. Ses deux derniers jours étaient racontés presque heure par heure. La veille de sa mort, il célébrait la pâque avec ses disciples, et instituait le rite divin de la communion mutuelle. Un de ses disciples le trahissait ; les autorités officielles du judaïsme obtenaient sa mort de l’autorité romaine ; il mourait sur le Golgotha ; il était enseveli. Le surlendemain, son tombeau était trouvé vide ; c’est qu’il était ressuscité, monté à la droite de son Père. Plusieurs disciples étaient ensuite favorisés des apparitions de son ombre errante entre le ciel et la terre.

Le commencement et la fin de l’histoire étaient, comme on le voit, assez arrêtés. L’intervalle, au contraire, était à l’état de chaos anecdotique, sans nulle chronologie. Pour toute cette partie, relative à la vie publique, aucun ordre n’était consacré ; chacun distribuait la matière à sa guise. L’ensemble du récit était ce qu’on appelait « la bonne nouvelle », en hébreu besora, en grec évangélion[11], par allusion au passage du second Isaïe[12] : « L’esprit de Jéhovah est sur moi ; Jéhovah m’a sacré pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, pour guérir ceux dont le cœur est brisé, prêcher aux captifs la liberté, aux prisonniers la délivrance ; pour annoncer l’année propice de Jéhovah, le jour de la revanche de notre Dieu ; pour consoler tous ceux qui pleurent. » Le mebasser ou « évangéliste »[13] avait pour rôle spécial d’exposer cette histoire excellente, qui fut, il y a dix-huit cents ans, le grand instrument de la conversion du monde, qui reste encore le grand argument du christianisme, en sa lutte des derniers jours.

La matière était traditionnelle ; or la tradition est par essence une matière molle et extensible. Aux paroles authentiques de Jésus se mêlaient chaque année des dires plus ou moins supposés. Se produisait-il dans la communauté un fait nouveau, une tendance nouvelle, on se demandait ce que Jésus en eût pensé ; un mot se répandait, on ne se faisait nulle difficulté de l’attribuer au maître[14]. La collection de la sorte s’enrichissait sans cesse, et aussi s’épurait. On éliminait les paroles qui choquaient trop vivement les opinions du moment, ou que l’on trouvait dangereuses. Mais le fond restait ferme. Il avait réellement une base solide. La tradition évangélique, c’est la tradition de l’Église de Jérusalem transportée en Pérée. L’Évangile naît au milieu des parents de Jésus, et, jusqu’à un certain point, est l’œuvre de ses disciples immédiats.

C’est ce qui donne le droit de croire que l’image de Jésus telle qu’elle résulte des Évangiles est ressemblante à l’original dans ses traits essentiels. Ces récits sont à la fois histoire et figure. De ce que la fable s’y mêle, conclure que rien n’y est véritable, c’est errer par trop de crainte de l’erreur. Si nous ne connaissions François d’Assise que par le livre des Conformités, nous devrions dire que c’est là une biographie comme celle du Bouddha ou de Jésus, une biographie écrite a priori, pour montrer la réalisation d’un type préconçu. Pourtant François d’Assise a certainement existé. Ali, chez les schiites, est devenu un personnage totalement mythologique. Ses fils Hassan et Hossein se sont substitués au rôle fabuleux de Tammuz. Cependant Ali, Hassan, Hossein sont des personnages réels. Le mythe se greffe fréquemment sur une biographie historique. L’idéal est quelquefois le vrai. Athènes offre l’absolu du beau dans les arts, et Athènes existe. Même les personnages qu’on prendrait pour des statues symboliques ont pu, à certains jours, vivre en chair et en os. Ces histoires se passent, en effet, selon des espèces de patrons réglés par la nature des choses, si bien que toutes se ressemblent. Le bâbisme, qui est un fait de nos jours, offre dans sa légende naissante des parties qu’on dirait calquées sur la vie de Jésus ; le type du disciple qui renie, les détails du supplice et de la mort du Bâb, semblent imités de l’Évangile ; ce qui n’empêche pas que ces faits ne se soient passés comme on les raconte[15].

Ajoutons qu’à côté des traits d’idéal qui composent la figure du héros des Évangiles, il y a aussi des traits de temps, de race et de caractère individuel. Ce jeune Juif, à la fois doux et terrible, fin et impérieux, naïf et profond, rempli du zèle désintéressé d’une moralité sublime et de l’ardeur d’une personnalité exaltée, a bel et bien existé. Il aurait sa place dans un tableau de Bida, la figure encadrée de grosses boucles de cheveux. Il fut Juif, et il fut lui-même. La perte de son auréole surnaturelle ne lui a rien ôté de son charme. Notre race rendue à elle-même, et dégagée de tout ce que l’influence juive a introduit dans ses manières de penser, continuera de l’aimer.

Certes, en écrivant de pareilles vies, on est sans cesse amené à se dire comme Quinte-Curce[16] : Equidem plura transscribo quam credo. D’un autre côté, par un excès de scepticisme, on se prive de bien des vérités. Pour nos esprits clairs et scolastiques, la distinction d’un récit réel et d’un récit fictif est absolue. Le poëme épique, le récit héroïque, où l’homéride, le trouvère, l’antari, le cantistorie se meuvent avec tant d’aisance, se réduisent, dans la poétique d’un Lucain, d’un Voltaire, à de froids agencements de machines de théâtre qui ne trompent personne. Pour le succès de tels récits, il faut que l’auditeur les admette ; mais il suffit que l’auteur les croie possibles. Le légendaire, l’agadiste, ne sont pas plus des imposteurs que les auteurs des poëmes homériques, que Chrétien de Troyes ne l’étaient. Une des dispositions essentielles de ceux qui créent les fables vraiment fécondes, c’est l’insouciance complète à l’égard de la vérité matérielle. L’agadiste sourirait, si nous lui posions notre question d’esprits sincères : « Ce que tu racontes est-il vrai ? » Dans un tel état d’esprit, on ne s’inquiète que de la doctrine à inculquer, du sentiment à exprimer. L’esprit est tout ; la lettre n’importe pas. La curiosité objective, qui ne se propose d’autre but que de savoir aussi exactement que possible la réalité des faits, est une chose dont il n’y a presque pas d’exemple en Orient.

De même que la vie d’un Bouddha dans l’Inde était en quelque sorte écrite d’avance, de même la vie d’un Messie juif était tracée a priori ; on pouvait dire ce qu’il devait faire, ce qu’il était tenu d’accomplir. Son type se trouvait avoir été sculpté en quelque sorte par les prophètes, sans que ceux-ci s’en fussent doutés, grâce à une exégèse qui appliquait au Messie tout ce qui se rapportait à un idéal obscur. Le plus souvent, cependant, c’était le procédé inverse qui prévalait chez les chrétiens. En lisant les prophètes, surtout les prophètes de la fin de l’exil, le second Isaïe, Zacharie, ils trouvaient Jésus à chaque ligne. « Réjouis-toi, fille de Sion ; saute de joie, fille de Jérusalem ; voici que ton roi vient à toi, juste et apportant le salut ; il est la douceur même ; sa monture est un âne, le petit de l’ânesse[17]. » Ce roi des pauvres, c’était Jésus, et l’on croyait se rappeler une circonstance où il accomplit cette prophétie[18]. — « La pierre qu’ils avaient mise au rebut est devenue une pierre d’angle, » lisait-on dans un psaume[19]. « Ce sera une pierre de scandale, lisait-on dans Isaïe[20], un achoppement pour les deux maisons d’Israël, un piège, une cause de ruine pour les habitants de Jérusalem ; beaucoup s’y heurteront et tomberont. » Que le voilà bien ! se disait-on. On repensait surtout ardemment aux circonstances de la Passion pour y trouver des figures. Tout ce qui se passa heure par heure dans ce drame terrible arriva pour accomplir quelque texte, pour signifier quelque mystère. On se rappelait qu’il n’avait pas voulu boire la posca, que ses os n’avaient pas été rompus, que sa robe avait été tirée au sort. Les prophètes l’avaient prédit. Judas et ses pièces d’argent (vraies ou supposées) suggéraient des rapprochements analogues. Toute la vieille histoire du peuple de Dieu devenait une sorte de modèle que l’on copiait. Moïse, Élie, avec leurs lumineuses apparitions, faisaient imaginer des ascensions de gloire. Toutes les théophanies antiques avaient eu lieu sur des points élevés[21] ; Jésus se révéla principalement sur les montagnes, se transfigura sur le Thabor[22]. On ne reculait pas devant ce que nous appellerions des contre-sens : « J’ai appelé mon fils de l’Égypte, » disait Jéhovah dans Osée[23]. Il s’agissait là d’Israël ; mais l’imagination chrétienne se figura qu’il s’agissait de Jésus, et on le fit transporter enfant en Égypte. Par une exégèse plus lâche encore, on trouvait que sa naissance à Nazareth avait été l’accomplissement d’une prophétie[24].

Tout le tissu de la vie de Jésus fut ainsi un fait exprès, une sorte d’arrangement surhumain disposé pour réaliser une série de textes anciens, censés relatifs à lui[25]. C’est le genre d’exégèse que les juifs nomment midrasch, où toutes les équivoques, tous les jeux de mots, de lettres, de sens, sont admis. Les vieux textes bibliques étaient pour les juifs de ce temps, non comme pour nous un ensemble historique et littéraire, mais un grimoire d’où l’on tirait des sorts, des images, des inductions de toute espèce. Le sens propre pour une telle exégèse n’existait pas ; on touchait déjà aux chimères du cabbaliste, pour lequel le texte sacré n’est qu’un amas mystérieux de lettres. Inutile de dire que tout ce travail se faisait d’une façon impersonnelle et en quelque sorte anonyme. Légendes, mythes, chants populaires, proverbes, mots historiques, calomnies caractéristiques d’un parti, tout cela est l’œuvre de ce grand imposteur qui s’appelle la foule. Assurément chaque légende, chaque proverbe, chaque mot spirituel a un père, mais un père inconnu. Quelqu’un dit le mot ; mille le répètent, le perfectionnent, l’affinent, l’aiguisent ; même celui qui l’a dit n’a été en le disant que l’interprète de tous.

  1. I Cor., xi, 23 et suiv., passage écrit avant qu’aucun Évangile existât, et que Paul déclare tenir de tradition première, παρέλαϐον ἀπὸ τοῦ κυρίου. Voir l’Antechrist, p. 60-61. Voyez aussi I Thess., v, 2, οἴδατε, à propos d’une comparaison familière à Jésus. L’Église conserva jusqu’au Ve siècle l’usage de formules non écrites et sues par cœur, surtout en ce qui touche la Cène. Saint Basile, De Spir. sancto, c. 27 ; saint Cyrille de Jér., Catéch. v, 12 ; saint Jérôme, Epist. 61 (37) ad Pamm., c. 9, Mart., IV, 2e part., col. 323.
  2. Récognitions, II, 1. Comp. Luc, ii, 19.
  3. Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 16 : Ματθαῖος μὲν οὖν ἑϐραΐδι διαλέκτῳ τὰ λόγια συνεγράψατο, ἡρμήνευσε δ’αὐτὰ ὡς ἦν δυνατὸς ἕκαστος. On ne peut dire que Papias entende par τὰ λόγια un simple recueil de sentences sans récit. En effet, Papias, commentant les λόγια κυριακά, n’était amené à parler dans sa préface que de ce qui l’intéressait. Sa phrase peut très-bien s’appliquer à un Évangile mêlé de sentences et de récits. Parlant de Marc (ibid., xxxix, 15), Papias dit que son livre contenait τὰ ὑπὸ τοῦ χριστοῦ ἢ λεχθέντα ἢ πραχθέντα (cf. Platon, Phédon, 2), ce qui ne l’empêche pas d’employer à propos de ce livre les mots de σύνταξις τῶν κυριακῶν λόγων. L’ouvrage même de Papias, intitulé Λογίων κυριακῶν ἐξηγήσεις, renfermait des récits (Routh, Rel. sacræ p. 7 et suiv.).
  4. Quelques particularités des λόγια, surtout la nuance de ὁ πλησίον (hébreu רצ) dans Matth., v, 43, et même dans Luc, x, 27-37, supposent que ces sentences furent d’abord conçues et prononcées en hébreu.
  5. Ἑϐραϊστί. Voir Vie de Jésus, p. 34, 13e édit. (et suiv.). C’est ce qu’on appelait ἡ πάτριος γλῶσσα. Act., xxii, 40 ; Jos., Ant., XX, xi, 2, etc. Voir Hist. des lang. sémit., II, i, 5 ; III, i, 2.
  6. Les mots de Jésus conservés en dialecte sémitique dans les Évangiles grecs (ῥακά, λαμὰ σαϐαχθανί, ἀϐϐᾶ, ἐφφαθά, ταλιθὰ κοῦμι) se rapprochent beaucoup plus de l’araméen que de l’hébreu. La même observation s’applique aux mots évangéliques ou apostoliques, Ὡσαννά, κορϐανᾶς, Γολγοθᾶ, μαμμωνᾶς, σάτον, Βαριωνᾶ, Κηφᾶ, Γαϐϐαθᾶ, Βηθεσδά, Ραϐϐονί, Ἀκελδαμά, Ταϐιθά, μαραναθά. Les passages que cite saint Jérôme de l’Évangile hébreu sont araméens. Cf. Hilgenfeld, Novum Test. extra Canonem receptum, p. 17, 26. Cf. Gesta Pilati, a, 4, p. 210-211, édit. Tischendorf. On ne peut rien conclure de Talm. de Bab., Schabbath, 116 a et b ; car il n’est pas du tout sûr que le talmudiste cite le texte du λόγιον. — Le passage sur Hégésippe (Eus., H. E., IV, xxii, 7) prouve que le syriaque abondait dans la langue des Évangiles dits hébreux. — Les gens parlant syriaque comprenaient parfaitement les gens de Galilée. Jos., B. J., IV, i, 5.
  7. Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 16.
  8. Marc, i, 1 ; Act., i, 21-22 ; x, 37-42 ; I Cor., xv, 1-7.
  9. Λεχθέντα ἢ πραχθέντα. Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 15 ; ποιεῖν τε καὶ διδάσκειν. Act., i, 1.
  10. Matth., xi, 12-13 ; Luc, xvi, 16 ; Canon de Muratori, lignes 8-9. L’Évangile ébionite débutait aussi par Jean-Baptiste. Épiph., hær. xxx, 13, 14.
  11. Marc, i, 1. Cf. Matth., xxvi, 13 ; Marc, xiv, 9.
  12. Is., lxi, 1 et suiv.
  13. Act., xxi, 11 ; Éphés., iv, 11 ; II Tim., iv, 5.
  14. On voit l’analogie avec les hadith de Mahomet. Mais, comme Mahomet laissa un volume authentique, le Coran, qui a tout écrasé de son autorité, les lois qui président d’ordinaire à la rédaction des traditions orales furent déroutées ; les hadith n’arrivèrent pas à former un code consacré. Si Jésus avait écrit un livre, les Évangiles n’auraient pas existé.
  15. Les récits que nous en avons m’ont été confirmés par deux témoins oculaires.
  16. Quinte-Curce, IX, i, 34.
  17. Zach., ix, 9. Le vrai Zacharie finit avec le chapitre viii. Les chapitres ix-xiv paraissent d’une main plus ancienne.
  18. Vie de Jésus, p. 387.
  19. Ps. cxviii, 22. Cf. Matth., xxi, 42 ; Marc, xii, 10 ; Luc, xx, 17 ; Act., iv, 11 ; I Petri, ii, 7.
  20. Isaïe, viii, 14-15. Cf. Luc, ii, 34 ; Rom., ix, 32 ; I Petri, ii, 8.
  21. Le Sinaï, le Moria, le Théou-prosopon (Phanuel) de Phénicie, etc.
  22. Évang. des Hébr., p. 16, ligne 17, p. 23 (Hilg.). Le nom du Thabor a disparu dans les Évangiles grecs. Il a reparu dans la tradition, à partir du IVe siècle.
  23. Osée, xi, 1.
  24. Matth., ii, 23.
  25. De là la formule ἵνα ou ὅπως πληρωθῇ, si fréquente dans Matthieu. Comp. les formules juives analogues, לתמם חזיונות ,לקײם מה שנאמר, etc.