Les Îles Sandwich/01

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LES
ÎLES SANDWICH.

PREMIÈRE PARTIE.

Partis de Guayaquil le 14 août 1836, nous arrivâmes en vue de l’île d’Hawaii (Owhyhee), dans la nuit du 29 septembre. Depuis le matin nos yeux se portaient avec impatience dans la direction où nous supposions que l’île devait se trouver. À en croire les relations de tous les voyageurs, nous devions apercevoir, à une très grande distance, le sommet du Mouna Roa, cette montagne dont la cime mystérieuse n’avait depuis lui été visitée par aucun Européen. Il entrait dans les projets de notre relâche d’explorer ses gorges presque inaccessibles, de franchir les neiges qui la couronnent, et d’aller inscrire nos noms sur le pic le plus élevé ; c’était là, dans les derniers jours qui précédèrent notre arrivée, l’objet de presque tous nos entretiens. En vain les relations que nous avions sous les yeux nous citaient-elles les nombreux accidens auxquels nous allions nous trouver exposés ; en vain nous disait-on qu’un naturaliste anglais, M. Douglas, avait péri, dans une entreprise semblable, sous les cornes d’un taureau sauvage ; le danger semblait donner un nouvel attrait à notre expédition scientifique, et nos regards, franchissant les distances, cherchaient à distinguer au milieu des nuages ce théâtre de nos prochaines explorations ; mais un épais rideau de vapeurs le cacha toute la journée à notre vue. Cela, du reste, arrive très souvent : les nuages, chassés presque toute l’année par les vents alisés du nord-est, rencontrent dans leur passage cette muraille formée par le groupe des îles Sandwich, et s’y arrêtent retenus et comme accrochés aux sommets des montagnes. La nuit vint, et, vers une heure du matin, une grande ombre, le bruit des brisans sur la côte, nous annoncèrent que nous étions près de terre ; nous virâmes de bord, et, au point du jour, nous nous trouvâmes à dix ou douze lieues de l’île d’Owhyhee ; nous aperçûmes devant nous le Mouna-Roa s’élevant par une pente presque insensible, et nous nous étonnâmes, nous regrettâmes même de ne pas le trouver plus élevé. Vous verrez bientôt que nous avions mal jugé les difficultés qui nous attendaient.

Toute la journée nous eûmes du calme ou des vents tellement faibles, que nous ne pûmes approcher de la côte ; ce ne fut que le lendemain, 1er  octobre, que nous atterrîmes.

La journée du 29 septembre ne se passa pas, cependant, sans offrir quelque satisfaction à notre curiosité ; nous vîmes approcher de nous une pirogue montée par quatre sauvages. Nous étions à quatre ou cinq lieues de terre ; il fallait que, de leur côté, ils fussent poussés par un bien vif désir de nous voir, pour avoir entrepris un si long voyage sur une si faible embarcation ; nous les distinguions, nus et la tête couronnée de feuillages. C’était le premier spécimen de l’homme à l’état sauvage que la plupart d’entre nous eussent aperçu ; aussi concevra-t-on facilement quel fut notre désappointement lorsque nous vîmes qu’au lieu d’incliner notre route vers eux, nous marchions, fiers et superbes, presque sans daigner leur jeter un regard. J’eus pitié de ces pauvres gens ; le navire passa à cent toises de leur pirogue ; les bras leur en tombèrent ; ils s’arrêtèrent un instant, essuyant du revers de leurs mains la sueur qui ruisselait de leurs fronts ; puis, à mesure que le navire s’éloignait, nous pûmes les voir nous faisant des signaux avec leurs pagayes : était-ce en signe d’amitié ? était-ce un signe de reproche ? ils reprirent enfin leur route vers le rivage, sur lequel nous distinguions, à l’aide de nos longues-vues, quelques cabanes au milieu d’un bois de cocotiers.

Le lendemain, nous fûmes plus que dédommagés. À mesure que nous approchions du rivage, nous vîmes une multitude innombrable de pirogues se diriger vers nous, et, en moins d’une heure, le pont de la Bonite fut couvert d’insulaires. Les premiers hésitèrent à monter ; mais bientôt ils s’enhardirent de telle sorte, qu’on fut obligé de placer des sentinelles aux échelles afin d’éviter une invasion complète. Presque tous étaient nus ; autour des reins seulement ils portaient une espèce de ceinture appelée maro ; quelques-uns, les vieillards principalement, étaient tatoués ; plusieurs portaient leur nom écrit en grandes lettres sur les bras ou sur la poitrine. Il nous fut aisé de nous apercevoir qu’ils commençaient à s’habituer à la vue des Européens ; c’était surtout dans les marchés qu’ils cherchaient à faire avec nous que nous pouvions voir que des hommes civilisés avaient passé par là : tala, tala (dollar, piastre) était ce qu’ils nous demandaient le plus généralement. En échange de coquilles, de poules, de cochons, etc., qu’ils nous apportaient, ils ne voulaient que de l’argent ou des vêtemens ; et certes, à voir avec quelle fierté marchait, au milieu de ses compagnons, celui qui se trouvait l’heureux possesseur d’un gilet, d’une chemise ou de n’importe quelle partie de l’habillement européen, nous concevions aisément le prix qu’ils y attachaient.

J’avouerai que nous fûmes presque tous désappointés : ce n’étaient plus là les insulaires de Cook, et, quoique l’influence de l’état sauvage dominât encore singulièrement dans la constitution physique et morale de chaque individu, ce n’était plus cette nature nue et sans fard que nous nous attendions à étudier. Ce fut cependant à cette première relâche que nous pûmes le mieux apercevoir les traces de ce qu’étaient les îles Sandwich lors de la découverte ; plus tard nous trouvâmes des villes presque européennes, et des populations presque aussi vicieuses que ceux qui les ont civilisées.

Un Portugais, qui habite l’île depuis très long-temps et que l’on aurait eu quelque peine à distinguer d’un sauvage, nous servit de pilote ; à midi, nous étions mouillés dans la baie de Ke-ara-Kakoua. Il y avait alors à l’entour de la Bonite plus de deux cents pirogues, et nous n’avions pas encore vu une seule femme. Cette absence du beau sexe nous surprit ; nous avions lu, dans les récits des divers voyageurs, qu’un navire à son arrivée se trouvait immédiatement entouré d’une foule de femmes, véritables naïades qui plongeaient et nageaient autour du vaisseau, indiquant aux matelots, par leurs gestes et leurs poses lascives, la terre et les plaisirs qui les y attendaient ; mais le pilote nous donna bientôt la clé du mystère : les navires, nous dit-il, sont tabous (sacrés) pour les femmes ; c’est une loi des missionnaires. Il nous cita en même temps diverses mesures prises par les missionnaires dans l’intérêt de la morale et de la religion : j’en parlerai en temps et lieu.

La baie de Ke-ara-Kakoua peut avoir quatre ou cinq lieues du nord au sud ; dans le fond est une espèce de crique formée par deux pointes de terre basse qui s’avancent dans la mer à droite et à gauche ; cette crique est dominée par une montagne ou muraille de lave noirâtre, haute de quatre ou cinq cents pieds et entièrement à pic. Sur la pointe qui s’étend vers la gauche, en regardant le fond de la baie, est le village de Kaava-Roa ; à droite, au milieu de nombreux cocotiers, nous apercevions le village de Ke-ara-Kakoua qui a donné son nom à la baie, et plus loin, vers l’extrémité de la pointe, un autre village dont je ne me rappelle pas le nom. En arrivant au mouillage, nous avions distingué, sur le sommet des terres hautes qui dominent la baie, quelques maisons parmi lesquelles une nous sembla bâtie à l’européenne : c’est, nous dit le pilote, la maison du missionnaire Forbes ; le village qui l’entoure s’appelle Kaava-Roa supérieur.

Dans l’après-midi, nous allâmes à Kaava-Roa. Nous eûmes quelque peine à débarquer ; cependant, lorsque nous approchâmes, une foule d’indiens se jeta à l’eau pour nous porter secours, et après quelques chutes sur les rochers qui bordent le rivage, nous nous trouvâmes en terre ferme. Le village de Kaava-Roa me parut composé d’une cinquantaine de maisons seulement ; quelques cocotiers, quelques arbres à pain en rendent l’aspect assez pittoresque. Une espèce de matelot anglais, homme d’affaires de la dame Kapiolani, chef de ce district, vint nous annoncer que sa maîtresse était prête à nous recevoir ; nous nous empressâmes de nous rendre aux désirs de la noble dame, et nous la trouvâmes assise en dehors de la clôture qui entoure sa maison, à l’ombre d’un arbre à pain. C’était une femme de cinquante ans environ, d’une taille colossale, cinq pieds huit ou dix pouces au moins, très grasse et fort laide ; elle nous reçut très poliment. J’hésitai un instant si, suivant ce que j’avais lu dans les voyages de Cook, je ne la saluerais pas à l’ancienne mode du pays, en frottant mon nez contre le sien ; je cherchai dans ses gestes si quelque chose ne m’indiquerait pas que ce fût là son désir ; mais, ne remarquant rien dans son attitude qui me rendît le salut hawaiien obligatoire, je me contentai de prendre la main qu’elle m’offrit. Des siéges, de véritables chaises européennes, nous furent apportés, et nous nous assîmes autour de Kapiolani ; cinq ou six femmes d’honneur, vêtues d’immenses sacs qu’on appelle robes à Hawaii, et dans lesquelles elles semblaient fort embarrassées, se tenaient sur l’arrière-plan ; tout à l’entour de nous, la population de Kaava-Roa était étendue à plat ventre sur les rochers, le menton supporté par les deux mains, et attachant sur nous des regards fixes. Kapiolani était complètement vêtue à l’européenne ; une robe de mousseline anglaise à fleurs, une ceinture de soie bleue, des souliers, composaient sa toilette ; deux peignes d’écaille retenaient ses cheveux ; elle avait aux doigts trois ou quatre grosses bagues d’argent. Quant à la population qui nous entourait, c’était bien le plus bizarre assemblage qu’on pût voir : l’un avait pour tout vêtement un gilet sans boutons, celui-ci une chemise, celui-là un pantalon ; la plupart étaient nus, ne portant autour des reins que l’indispensable maro ; toutes les femmes étaient sinon habillées, du moins couvertes ; quelques-unes étaient vêtues comme les femmes d’honneur de Kapiolani ; d’autres, et c’était le plus grand nombre, étaient tout simplement enveloppées d’un large pagne d’étoffe du pays.

Notre conversation avec Kapiolani ne fut pas longue ; le matelot anglais nous servit d’interprète ; une espèce de grognement était le plus souvent la seule réponse qu’elle fît aux longs complimens que quelques-uns d’entre nous lui adressaient. Cependant il y avait sur toute sa figure une singulière expression de bienveillance et de bonté naturelle, et quand nous lui témoignâmes le désir d’aller le lendemain au village supérieur et d’y entendre le service divin, ce projet parut lui faire grand plaisir ; elle s’empressa de mettre à notre disposition des chevaux sellés et un guide pour nous conduire.

En quittant Kapiolani, nous allâmes voir l’endroit où le capitaine Cook a été assassiné ; c’est justement dans ce lieu que nous avions débarqué ; on nous montra le rocher où il se trouvait quand il reçut le coup mortel ; en regardant autour de nous, nous nous voyions entourés de ce même peuple qui l’assassina ! Certes, la mort de Cook a été un grand malheur ; mais peut-être ne faut-il attribuer ce malheur qu’à lui-même et à la violence de son caractère ; c’est, du moins, ce qui paraît prouvé aujourd’hui. Il n’y avait et il n’y a encore rien de sanguinaire dans le caractère de ce peuple, mais bien un respect sans bornes pour ces étrangers qu’il considérait comme des dieux : il fallut toute l’horreur que lui inspira le sacrilége que Cook était au moment de commettre en saisissant le roi de l’île, pour le porter à cet excès. Nous pûmes voir des traces de la vengeance exercée par les compagnons de Cook, après sa mort ; on nous montra des cocotiers percés par des balles, et des rochers brisés par l’artillerie.

Le lendemain, nous trouvâmes à Kaava-Roa les chevaux et le guide que Kapiolani nous avait promis. Les chevaux sont importés aux îles Sandwich de la côte de Californie ; ils commencent à se multiplier dans le pays. Ceux qu’on nous amena étaient sellés tant bien que mal, les uns avec des selles anglaises, les autres avec de lourdes selles mexicaines. La distance du village de Kaava-Roa supérieur à Kaava-Roa inférieur est d’environ trois milles ; on y monte par une route assez bonne, taillée sur le flanc de la montagne, au milieu de rochers de lave ; cette route est due aux missionnaires, qui se sont servis d’un singulier moyen pour la faire construire. D’après une loi que, par leur influence, ils ont rendue obligatoire dans les îles Sandwich, toute personne, homme ou femme, convaincue d’adultère, est condamnée à une amende de 15 piastres (75 francs), ou, en cas de non paiement, à travailler aux routes pendant quatre mois. La population d’Hawaii a si bien secondé le plan des missionnaires, que la route que nous suivions a été faite en moins de deux ans, et qu’une autre route qui va de Kaava-Roa à Kai-Loua (grande bourgade), et qui parcourt une distance d’environ vingt-cinq milles, est déjà presque achevée ; enfin, grace aux amoureux et des habitans d’Hawaii, nous gravîmes fort aisément les trois milles que nous avions à parcourir.

À mesure que nous montions, le terrain prenait un aspect différent. Toutes ces îles ont été évidemment formées par les éruptions successives de volcans sous-marins ; partout vous trouvez la lave comme une preuve irrécusable de leur origine. Sur le rivage, on la voit encore : telle qu’au moment où elle s’est durcie ; on distingue les différentes couches qui se sont étendues les unes sur les autres ; puis, à mesure qu’on s’élève, l’action alternative de l’humidité et de la chaleur ayant brisé la lave, on la trouve décomposée en partie. Quand on arrive au sommet du plateau, continuellement arrosé par les nuages qui, s’amoncelant toute l’année sur la crête des montagnes, s’y dissolvent en pluies abondantes, on trouve la lave transformée en une terre fertile ; là s’élève en abondance le kukui (candle nut tree), qui donne une espèce de noix dont on fait une huile très claire et très bonne à brûler, et qui forme déjà une branche d’exportation ; l’arbre à pain, l’oranger, le mûrier (importé de Manille), le bananier, la canne à sucre, le taro (arum esculentum), racine croissant dans l’eau et dont les insulaires font leur principale nourriture ; à travers les crevasses des rochers s’échappent quelques arbustes rabougris, une espèce de câprier, le nai-hi, dont la racine, nous dit-on, sert de thé aux naturels, et le tappa, avec les filamens duquel ils font leurs vêtemens, et dont la fleur, d’un jaune de safran, rivalise d’éclat avec les magnifiques convolvulus bleus, blancs et roses qui tapissent le chemin.

Vers le milieu de la route est le monument élevé, en 1825, par lord Byron, commandant la frégate anglaise la Blonde, à la mémoire de Cook. On a choisi l’endroit où ce qu’on put rassembler de ses membres épars a été enterré ; c’est un poteau élevé et fixé au milieu de rochers de lave qu’on a entassés et dont on a formé une espèce de tumulus ; au sommet du poteau, on a cloué une plaque de cuivre sur laquelle est gravé le nom de Cook ; l’épitaphe qui l’accompagne est devenue illisible ; le poteau est couvert des noms de marins anglais qui sont venus rendre hommage à la mémoire du célèbre navigateur. Mais ce monument est bien mesquin, et on s’étonne que le gouvernement anglais n’ait pas pu reconnaître d’une manière plus convenable les immenses services rendus à la navigation par le capitaine Cook ; il y a des cendres qui reposent sous les voûtes de l’abbaye de Westminster qui n’ont pas autant de droits à la reconnaissance du peuple que celles qui gisent abandonnées sous la lave d’Owhyhee.

La maison de M. Forbes est située au milieu d’un jardin assez négligé, et entourée d’une haie vive formée de plantes de ti ; le ti est un arbuste à larges feuilles, dont la racine cuite a le goût de caramel ou de sucre brûlé ; les naturels en extrayaient autrefois une liqueur très forte. Aujourd’hui la distillation de cette racine est sévèrement défendue par les missionnaires. — M. Forbes nous reçut très cordialement et nous présenta à sa famille, composée de sa femme, native, comme lui, des États-Unis, et de deux enfans charmans. Kapiolani vint nous rejoindre, et bientôt la cloche nous appela à l’église.

L’église de Kaava-Roa est en tout semblable aux maisons du pays : c’est un grand hangar, qui a la forme d’un cône très élevé ou plutôt d’un toit posé sur la terre ; les parois sont soutenues par une charpente dont les parties sont attachées l’une à l’autre par des cordes, car il n’entre pas un seul clou dans la construction des maisons ; cela forme une espèce de treillage recouvert au dehors de feuilles de pandanus, de cocotier ou de canne à sucre ; dans les maisons des chefs, l’assemblage de ces feuilles est caché par des nattes qui tapissent tout l’intérieur. L’église a environ quatre-vingts pieds de longueur sur quarante de largeur, et cinquante environ de hauteur dans la partie la plus élevée du cône ; elle peut contenir plus de mille personnes. Sur des nattes grossières étaient agenouillés ou assis environ six cents insulaires. Quelques chaises avaient été disposées pour nous, auprès de la chaire du ministre. C’était un spectacle intéressant que cette multitude rassemblée pour écouter la parole du Christ sur cette même terre où, il y a à peine cinquante ans, elle offrait encore des victimes humaines à de monstrueuses divinités. Il y a, il est vrai, bien peu de véritables chrétiens parmi les naturels, et presque tous conservent encore dans l’intérieur de leurs villages et de leurs maisons leurs absurdes superstitions ; pourtant c’est déjà beaucoup que de les avoir amenés à venir écouter des paroles parfois trop mystiques sans doute et auxquelles ils ne comprennent rien, mais qui renferment souvent des leçons de cette morale chrétienne, si sublime et si simple, si propre à leur ouvrir peu à peu les voies de la civilisation. — Les femmes étaient d’un côté, et les hommes de l’autre ; aucun individu nu n’était admis, mais M. Forbes avait été obligé de ne pas être trop sévère quant à la forme du vêtement. Généralement, les hommes étaient couverts de larges pièces d’étoffe du pays qu’ils drapaient comme un manteau ; nous vîmes surgir, au milieu de la foule des femmes, plusieurs chapeaux de paille, et surtout de ces disgracieuses capotes dont les Anglaises se servent encore aujourd’hui à la campagne. Quelques personnes avaient des livres de prières imprimés à Honolulu et à Lahaina, en langue hawaiienne, et quand, suivant le rite presbytérien, M. Forbes entonna les psaumes du rituel, des voix, d’abord incertaines, et ensuite plus hardies, accompagnèrent celle du missionnaire. En somme, sauf quelques distractions causées sans doute par notre présence, sauf quelques coups d’œil agaçans des femmes qui se trouvaient près de nous, tout se passa assez décemment ; mais il était aisé de voir, cependant, que la plus grande partie des assistans était là par obligation. Kapiolani, ce jour-là, avait revêtu ses habits de fêtes ; sa robe était de satin noir, et elle avait sur la tête une capote en étoffe du pays, dont le luisant rappelait assez l’apparence du satin ; elle paraissait suivre avec attention le service divin dans le livre qu’elle avait devant elle ; sa contenance ne manquait pas d’une certaine dignité, et une paire de lunettes rabattues sur son nez lui donnait une figure qui, même à Owhyhee, nous parut très singulière.

Le lendemain, j’allai visiter le village de Ke-ara-Kakoua, en compagnie de M. Eydoux, chirurgien-major de la corvette, et de M. Hébert, attaché par le ministre du commerce au consulat des îles Philippines. Là, tout débarquement à pied sec était impossible ; nous fûmes obligés de nous mettre en quelque sorte à la nage pour arriver à terre, ce qui ne laissa pas que d’exciter l’hilarité de la population qui nous attendait au rivage. Il est certain que le costume du pays eût beaucoup mieux que le nôtre convenu à la circonstance. Nous fûmes immédiatement entourés d’un cercle de jeunes garçons et de jeunes filles. Quoiqu’à deux milles à peine de Kaava-Roa, la population de Ke-ara-Kakoua nous parut se ressentir beaucoup moins de l’influence du missionnaire. Nous pûmes le reconnaître sans peine à l’habillement des insulaires et à la conduite qu’ils tinrent avec nous. Ici tous les hommes avaient le corps nu, si l’on excepte les reins qu’entourait le maro ; les femmes n’étaient guère plus vêtues qu’eux. Mais ce qui nous prouva clairement que leurs actions n’étaient pas, aussi immédiatement que celles des habitans de Kaava-Roa, sous le contrôle de M.  et Mme Forbes, ce fut la manière dont les femmes nous accueillirent. Elles employèrent toutes les séductions possibles pour attirer notre attention et captiver nos bonnes graces ; il est vrai que les bagues et les colliers que ces messieurs distribuaient aux plus jolies n’étaient pas sans quelque influence sur leur bienveillante humeur. La gale semblait être une maladie dominante chez elles ; presque toutes en étaient plus ou moins atteintes ; cette circonstance, jointe à la couleur cuivrée de leur peau et à l’extrême malpropreté de leurs vêtemens, diminuait de beaucoup le prix de leurs attraits. Autant les hommes que nous avions vus jusque-là nous avaient semblé avoir de prédilection pour l’argent et les habillemens, autant les femmes, à Ke-ara-Kakoua, nous parurent avoir conservé ce goût que les premiers navigateurs avaient remarqué chez elles pour les colifichets ; un collier de verroterie, une bague de cuivre avec une pierre de couleur, les comblaient de joie.

Vers le milieu de la journée, nous eûmes le spectacle de toute la population femelle de Ke-ara-Kakoua, réunie pour le bain dans une petite baie bordée de rochers de lave ; une roche servit de paravent aux baigneuses, et de là elles s’élancèrent entièrement nues au milieu des vagues qui venaient se briser sur le rivage ; une planche, de la longueur du corps et terminée en pointe à une des extrémités, leur servait à se soutenir sur la crête des vagues. C’était vraiment un singulier tableau que cet essaim de jeunes femmes s’éloignant à une grande distance du rivage, puis revenant avec la rapidité d’une flèche, portées sur la cime écumeuse des lames qui déferlaient avec fracas de chaque côté de la baie. Je croyais, à chaque instant, les voir s’abîmer contre les pointes aiguës des rochers ; mais elles évitaient ce danger avec une adresse surprenante ; elles semblaient s’y complaire, et le bravaient avec un courage qui m’étonna. Le moindre mouvement de leur corps donnait à la planche qui les soutenait la direction qu’elles désiraient lui voir prendre, et, disparaissant pour un moment au milieu des brisans, elles surgissaient bientôt de l’écume et retournaient au large pour fournir de nouveau la même carrière. Je vis une mère qui, après avoir placé son enfant, âgé d’un an à peine, sur une planche de deux pieds de long, le poussait devant elle à une grande distance, et là, l’abandonnant à la furie des flots, le suivait, dirigeant seulement de temps en temps avec la main la planche qui le portait. Je crus revoir cette population telle que Cook l’avait trouvée, libre, indépendante, et le contraste ne me parut pas, je l’avoue, en faveur du moment présent, quand je revis ensuite ces femmes couvertes de sales haillons.

Le soir, les difficultés que nous avions éprouvées en débarquant nous suggérèrent l’idée de retourner à bord de la Bonite sur une pirogue du pays. Nous avions pu apprécier, pendant la journée que nous venions de passer à terre, les avantages que ces embarcations légères et d’une manœuvre aisée ont, dans une mer houleuse, sur nos pesans canots. Nous nous plaçâmes tous les trois dans une pirogue de quinze pieds à peu près de long sur un pied au plus de large. Cette pirogue avait, ainsi que toutes celles des îles de l’Océanie, un balancier fait d’une pièce de bois léger, soutenu parallèlement à la pirogue par deux barres transversales de quatre ou cinq pieds de long. Nos Indiens attendirent ce qu’on appelle un embelli, c’est-à-dire le moment où les lames, qui arrivent ordinairement quatre ou cinq l’une après l’autre, semblent s’arrêter un instant ; alors, soulevant la pirogue au moyen du balancier, ils la traînèrent rapidement à une certaine distance du rivage ; puis, s’élançant sur leurs bancs et pagayant avec rapidité, ils purent, avant que la lame ne revînt, s’éloigner assez pour que nous n’éprouvassions que deux ou trois fortes ondulations. Nous arrivâmes sains et saufs à bord de la Bonite.

Le lendemain, je parlais à M. Forbes de l’habileté extraordinaire que j’avais remarquée, la veille, chez les naturels qui se livraient à l’exercice de la nage : « Vous ne pourriez vous en faire une idée exacte, me répondit-il ; ils sont plus à l’aise dans l’eau que sur la terre ; un Indien pourrait, ajouta-t-il, nager vingt-quatre heures sans s’arrêter. » Et, à l’appui de ce qu’il nous disait, il nous cita une aventure qui me parut trop intéressante pour que je l’omette ici.

Les naturels traversent fréquemment dans leurs pirogues les bras de mer qui séparent les diverses îles de l’archipel. Un jour, un d’eux partit dans sa pirogue de la pointe nord de l’île Ranai ; il allait dans la partie sud de Morokoi ; il avait donc à parcourir un espace de sept à huit lieues. Ses deux petits enfans l’accompagnaient ainsi que sa femme. Le temps était beau au moment du départ ; mais tout à coup un gros nuage noir obscurcit l’horizon, bientôt après le vent souffla avec violence, et la mer devint très grosse. Long-temps l’habileté avec laquelle l’insulaire dirigea sa frêle nacelle au milieu des vagues la préserva du naufrage ; mais un coup de mer rompit le balancier, et la pirogue chavira. Ses deux enfans étaient beaucoup trop jeunes pour pouvoir nager ; il les saisit au moment où la mer allait les engloutir, et les posa sur la pirogue, qui, faite d’un bois léger, était restée renversée au-dessus de l’eau ; sa femme et lui se mirent à la pousser en nageant vers le rivage qui leur sembla le plus rapproché ; ils étaient alors au milieu du bras de mer. À force de travail et après plusieurs heures de fatigues, ils arrivèrent assez près de la côte ; mais là ils trouvèrent un courant très violent qui les repoussa en pleine mer. Lutter contre la force de ce courant eût été s’exposer à une mort certaine ; ils se décidèrent donc à pousser leur pirogue vers une autre partie de l’île. Cependant la nuit arriva, et le froid commença à se faire sentir. La femme, moins robuste que l’homme, fut la première à se plaindre de la fatigue ; mais le désir si naturel d’échapper à la mort, la vue de ses enfans dont la vie était attachée à la conservation de la sienne, lui donnaient du courage, et elle continua à nager auprès de son mari, poussant toujours la pirogue en avant. Bientôt les pauvres enfans fatigués, car il fallait qu’ils se tinssent fortement cramponnés sur la surface ronde et polie de la pirogue, transis de froid, finirent par lâcher prise l’un après l’autre, et tombèrent dans la mer ; le père et la mère les saisirent de nouveau, et les replacèrent sur la pirogue, tâchant de les encourager. Hélas ! leurs forces étaient épuisées, leurs petites mains se rouvrirent, et la vague les engloutit une troisième fois. Il ne fallait plus songer à conserver la pirogue ; chacun d’eux prit un des enfans sur son dos, et nagea vers la terre qu’ils distinguaient à peine dans l’obscurité. Une heure après, la femme s’aperçut que l’enfant qu’elle portait sur son dos était mort, et elle se mit à se lamenter amèrement ; en vain son mari l’engagea-t-il à abandonner l’enfant et à prendre courage, lui montrant le rivage dont ils commençaient à approcher : la malheureuse mère ne voulut pas se séparer de son enfant mort, elle continua de le porter jusqu’à ce que ses forces s’affaiblissant par degrés, elle dit à son mari qu’elle allait mourir, qu’elle ne pouvait plus nager. Le mari fit tout ce qu’il put pour l’engager à se débarrasser de son fardeau, et, ne pouvant y réussir, il se mit à la soutenir d’un bras, tandis qu’il nageait de l’autre ; mais la nature était épuisée : bientôt la femme disparut sous l’eau avec son enfant. L’homme continua tristement à nager ; le désir de sauver son dernier enfant le soutenait seul. Enfin, après plusieurs heures de fatigues inouies, il arriva presque mourant sur le rivage. Son premier soin fut d’embrasser le fils qu’il avait sauvé. C’était tout ce qui lui restait d’une famille adorée ; en le prenant dans ses bras, il s’aperçut qu’il était mort, et tomba sans connaissance sur le sable. Au point du jour, des pêcheurs le trouvèrent étendu sur le rivage. Il revint à la vie, mais il mourut peu de temps après des suites de ses fatigues, et peut-être aussi de chagrin. Il avait passé dix-huit heures dans l’eau.

Nous restâmes six jours dans la baie de Ke-ara-Kakoua, visitant les naturels dans leurs maisons et recueillant tous les renseignemens qui nous parurent offrir quelque intérêt. Kapiolani, nous dit-on, fut, avec Kaakou-Manou, femme de Tamea-Mea, la première à embrasser le christianisme ; mais sa conversion ne fut pas d’abord très sincère. « Il y a douze ans, c’était encore, nous dit M. Forbes, une très méchante femme. Elle était constamment ivre et avait quatre ou cinq maris ; même après avoir reçu le baptême, elle en avait conservé deux, et ce ne fut que sur nos représentations qu’elle se décida à n’en avoir plus qu’un seul. Aujourd’hui c’est une femme vertueuse, et elle est devenue le plus ferme soutien des innovations morales et religieuses à Owhyhee. Kapiolani a plusieurs fois fait preuve d’une grande énergie. Un jour, il arriva qu’un matelot d’un bâtiment américain fut arrêté et mis en prison, comme convaincu du délit à l’aide duquel on construit les grandes routes à Owhyhee. Le capitaine du bâtiment alla trouver Kapiolani et la menaça de mettre le feu au village, si le matelot n’était relâché à l’instant même. « Voici ma loi, lui répondit Kapiolani ; le matelot paiera l’amende de 15 piastres, ou ira travailler aux routes pendant quatre mois, ainsi que sa complice. À présent, si vous avez la force, mettez le feu au village ; mais, tant que Kapiolani vivra, sa loi sera exécutée dans son pays. » Le capitaine fut obligé de payer l’amende pour avoir son matelot.

Malgré tout le zèle de M. Forbes et de Mme Forbes, qui partage tous les travaux de son mari, le nombre des véritables chrétiens a peu augmenté dans le district de Ke-ara-Kakoua. M. Forbes étant seul dans ce district, et son école de Kaava-Roa demandant des soins non interrompus, il n’a pas le loisir de faire des excursions lointaines. Aussi, à peu de distance de Kaava-Roa, son influence devient tout-à-fait nulle, et les naturels conservent presque toutes les superstitions de leur ancienne religion. J’aurais beaucoup désiré visiter les parties de l’île où les missionnaires ne résident pas, afin de voir les naturels plus rapprochés de leur état primitif ; mais mon sort se trouvant, jusqu’à mon arrivée à Manille, attaché à celui de la Bonite, il fallut me résoudre à ne voir que les ports où la civilisation a pénétré.

Kapiolani fut très gracieuse envers moi ; elle me fit cadeau d’un magnifique ka-hilé, espèce de grand plumeau ; c’est, chez les chefs, une marque d’autorité. Elle nous fit visiter la maison qu’elle a au village d’en bas et celle qu’elle a fait bâtir au village supérieur ; celle-ci se ressent du voisinage du missionnaire et a pris un certain air européen. Sur le même terrain, elle faisait bâtir une maison en pierre et à deux étages. Sa maison d’en bas, sauf les portes et les fenêtres qui ont été élargies, est encore ce qu’elle était avant la découverte de l’île. Du reste, les maisons des naturels sont en général assez confortables ; le plancher est ordinairement recouvert de nattes parfaitement tressées, sous lesquelles on étend une couche épaisse de fougères sèches. Autrefois il n’y avait qu’une seule pièce dans chaque maison ; c’était à la fois la salle à manger, le salon et la chambre à coucher ; aujourd’hui les missionnaires sont parvenus à obtenir qu’il y eût des séparations, et on emploie presque toujours, dans ce but, de larges rideaux d’étoffe du pays ou d’indiennes anglaises. Ces séparations forment les chambres à coucher. Le lit est composé d’une grande quantité de nattes, disposées les unes sur les autres, de manière à former une estrade ; les plus grossières sont placées en dessous ; c’est là que trône le chef mâle ou femelle. Cette place est tabou (prohibée) pour tout le monde.

Auprès de la maison de Kapiolani est le tombeau de son mari, assez vaste édifice en pierre, et recouvert d’un toit de planches. L’époux de Kapiolani était un chef puissant et très riche ; mais, à sa mort, un fils qu’il avait eu de sa première femme enleva à Kapiolani presque tout ce qu’elle tenait de lui, et elle est aujourd’hui presque pauvre.

Quelques calebasses pour faire et pour manger le poë, pâte fermentée faite avec la racine du taro, un ou deux plumeaux, quelquefois un filet et des pagayes, voilà tout l’ameublement d’une maison de Hawaii. La nourriture des insulaires consiste principalement en poisson légèrement salé et très souvent cru, et en poë. Je voulus goûter de cette pâte, mais elle me parut détestable ; elle a la couleur et la consistance de l’amidon, et un goût acide très prononcé. À Ke-ara-Kakoua, on ne mange jamais de viande de boucherie. Quelques volailles, des cochons, du lait, des cocos, quelques fruits, voilà pour les Européens toutes les ressources de la vie animale.

L’importation des liqueurs fortes est prohibée à Owhyhee : nous pûmes voir, cependant, que les insulaires ne sont pas encore guéris de cette passion des spiritueux qu’on a remarquée chez presque toutes les nations sauvages. Les femmes même ouvraient la bouche avec avidité pour recevoir l’eau-de-vie que nous leur versions. En général, la crainte des châtimens, et non la conviction, empêche les insulaires de se livrer à toutes leurs anciennes habitudes ; chaque fois que l’occasion se présente de secouer le joug qui leur a été imposé, ils la saisissent avec ardeur. Il y a quatre ou cinq mois, Kauikeaouli, roi des Îles Sandwich, vint faire une tournée à Owhyhee ; il amena une partie de sa cour, et se livra, nous dit-on, à des excès auxquels prirent part non-seulement les personnes qui l’accompagnaient, mais encore toute la population de Ke-ara-Kakoua. Ni Kapiolani, ni M. Forbes, n’osèrent faire la moindre remontrance ; ils attendirent impatiemment dans leurs maisons que le pays fût délivré de la présence des impies.

Nous eûmes, pendant notre séjour à Ke-ara-Kakoua, la visite de Kouakini, gouverneur d’Owhyhee et l’un des principaux chefs des îles Sandwich ; il réside à Kai-Loua, et est également connu sous le nom de John Adams. Il vint nous voir à bord. Nous le vîmes arriver de loin sur sa double pirogue, conduite par une vingtaine de robustes Indiens. C’est un homme de six pieds trois pouces ; il était vêtu plus que simplement : une veste de printanière bleue, un pantalon de toile grise, des souliers sans bas et un chapeau de paille composaient tout son accoutrement. On eut soin de nous dire toutefois qu’il avait un très bel uniforme et de très grosses épaulettes. Kouakini parle assez bien l’anglais ; c’est, nous dit-on, un homme intelligent, mais d’une avarice sordide : il n’en fit néanmoins pas preuve dans le marché qu’il conclut pour les provisions qu’il fournit à la Bonite. On nous assura, il est vrai, que ces provisions ne lui coûtaient rien, et qu’il n’avait eu que la peine de les envoyer chercher par ses gens chez les pauvres insulaires ; tel est, en effet, l’usage du pays : les chefs peuvent mettre en réquisition tout ce qui est à leur convenance. Il faut ajouter aussi que Kouakini reçut de la corvette une certaine quantité de fer en barres et des outils. Le gouverneur était accompagné d’un autre chef nommé Kekiri (tonnerre), qui pouvait rivaliser de taille avec lui. Ces braves gens vinrent tous les jours à bord de la Bonite, dont la table et le vin leur avaient, sans doute, paru bons ; leur appétit était insatiable et tout-à-fait en harmonie avec leur immense embonpoint. Malgré les lois de tempérance établies dans le pays, le vin de Bordeaux, et surtout le vin muscat semblaient être tout-à-fait de leur goût. Kouakini nous donna pourtant une preuve de l’influence qu’exercent les missionnaires sur toute cette population : un jour qu’il dînait avec nous en compagnie de M. Forbes et de Kapiolani, ce fut à peine s’il osa mettre du vin dans son eau, tandis que nous l’avions vu, lorsque M. Forbes n’était pas présent, se bien garder de mettre de l’eau dans son vin. Cependant Kouakini est, dit-on, tout-à-fait opposé aux missionnaires ; il lit et comprend très bien l’anglais et les accuse de n’avoir pas traduit fidèlement la Bible. Quant à cette pauvre Kapiolani, elle ne faisait jamais le moindre geste sans consulter des yeux M.  ou Mme Forbes.

La population de l’île d’Hawaii (Owhyhee) s’élève à peine aujourd’hui à 29,000 ames ; elle en contenait, au moment de la découverte, au-delà de 90,000. Nous rechercherons plus tard quelles peuvent être les causes de cette effrayante diminution. Les villages de la baie et du district de Ke-ara-Kakoua contiennent 3000 habitans. — La température qui règne sur le rivage est extrêmement chaude ; le thermomètre Fahrenheit marquait généralement de 86° à 89° (25° environ de Réaumur), tandis qu’au village supérieur l’air était frais et pur, la brise du large se faisait sentir, et on se trouvait tout à coup dans une atmosphère différente.

J’avais remarqué, en débarquant, le premier jour, de nombreux trous pratiqués dans cette immense muraille de roches noires qui domine la baie, ils m’avaient paru être l’ouvrage des naturels : je ne m’étais pas trompé. C’est là qu’ils enterrent leurs morts. Le trou est ordinairement fermé par un treillage de bois. Il y a aujourd’hui un cimetière dans le village où réside M. Forbes, et on y enterre ceux qui meurent dans la religion presbytérienne.

Le principal objet de notre relâche à Ke-ara-Kakoua ne fut pas rempli ; nous fûmes obligés de renoncer à explorer la cime du Mouna-Roa. Tous les renseignemens que nous prîmes nous démontrèrent que, dans les circonstances où nous nous trouvions, l’expédition projetée était tout-à-fait impossible ; on nous assura qu’il nous faudrait au moins huit jours pour atteindre au sommet du Mouna-Roa, et presque autant pour revenir ; on nous dépeignit, on nous exagéra même, je le crois, les dangers et les obstacles que nous rencontrerions. Cette dernière considération ne pouvait avoir la moindre influence sur la détermination que ces messieurs avaient à prendre ; mais le temps leur manqua, les jours de notre relâche à Owhyhee étaient comptés, deux mois seulement nous restaient pour nous rendre à Manille ; nous avions à visiter l’île d’Oahou, résidence du roi ; les chances ordinaires de la mer pouvaient rendre notre traversée beaucoup plus longue que nous ne le pensions : force fut donc d’abandonner notre beau projet. Nos jeunes officiers, et surtout M. Gaudichaud, botaniste de l’expédition, le regrettèrent vivement. En effet, je suis certain que l’exploration du Mouna-Roa aurait produit des résultats utiles, et que l’histoire naturelle, par les soins de MM. Eydoux et Gaudichaud, se serait enrichie d’un grand nombre de découvertes intéressantes. Comme les neiges de la cime du Mouna-Roa et ce fameux cratère éteint, dont la circonférence, nous dit-on, est de 25 milles, avaient été depuis long-temps l’objet de nos conversations et le but de nos désirs, nous déplorâmes tous la nécessité du sacrifice.

Vue du large, l’île d’Owhyhee est on ne peut plus pittoresque ; la côte est très accidentée, et le sol paraît couvert partout de la plus riche végétation ; mais la partie est et nord de l’île est beaucoup plus fertile et plus riante que celle que nous venions de visiter, laquelle manque presque entièrement d’eau courante. Les habitans de la baie de Ke-ara-Kakoua sont obligés d’aller chercher leur eau à cinq ou six milles ; aussi ne boivent-ils que de l’eau presque salée. Les habitans du village supérieur ont l’eau beaucoup plus près, et d’ailleurs, les pluies y étant plus abondantes, ils peuvent facilement conserver des eaux pluviales. Il serait aisé, au moyen de canaux, de conduire l’eau de la montagne jusqu’au bord de la mer, la pente très inclinée du terrain s’y prêterait volontiers ; mais il se passera bien du temps encore avant que la population de cette île soit en état d’exécuter un travail de cette nature. Les parties est et nord de l’île sont parfaitement arrosées ; plusieurs torrens les traversent, et plusieurs lacs d’eau douce servent comme de réservoirs pour les inondations régulières des champs de taro ; cette partie de l’île est beaucoup plus peuplée que celle que nous avons vue, le climat y est aussi meilleur. C’est dans l’est de l’île que s’élève le fameux volcan du Mouna-Kaa, dont les fréquentes éruptions tiennent les habitans dans un état continuel d’épouvante ; c’est la demeure de la déesse Pele. Les traditions qui se rattachent à cette divinité des îles Sandwich ont été reproduites d’une manière si pittoresque par M. Dumont d’Urville dans son Voyage autour du monde, que je ne pourrais qu’affaiblir le tableau poétique qu’en fait ce navigateur en cherchant à les retracer.

Le 6 octobre, nous levâmes l’ancre, et à midi nous étions par le travers de Kailoua, résidence du gouverneur, où Kouakini nous avait précédés ; la corvette mit en travers et nous descendîmes à terre. Comme nous n’avions que trois ou quatre heures à y passer, nous voulûmes voir tout ce qui méritait d’être vu. Nous allâmes d’abord visiter l’église, qui n’est pas encore achevée. Cette église est l’ouvrage d’un Anglais : c’est un bâtiment en pierre. Le clocher a 130 pieds d’élévation, 125 pieds de longueur, 48 de largeur, et 24 environ de hauteur sous le plafond ; l’intérieur de l’église est assez élégant, une large tribune de bois sculpté en fait le tour ; au-dessous de la tribune sont des bancs ; le pupitre ou chaire du missionnaire est en bois de koa, qui imite un peu l’acajou, sans en avoir les qualités. En définitive, on se croirait dans un temple d’Europe, et la plupart de nos villages sont loin d’avoir une église comparable à celle de Kailoua. Kouakini nous y conduisit lui-même ; il était très fier de ce qu’il appelait son monument, et semblait jouir de notre admiration. Il nous mena ensuite à sa maison, qui nous parut en tout semblable à celle de Kapiolani ; de longs rideaux d’indienne anglaise dérobaient aux regards profanes les appartemens secrets des femmes. Sur l’estrade d’honneur était étendue dans toute sa longueur une femme gigantesque vêtue d’une robe de satin bleu de ciel : jamais je n’ai rien vu de plus monstrueux, de plus hideux que cette femme ; c’était Mme Kouakini. Mme Kouakini avait, autant qu’on pouvait en juger, une taille d’au moins cinq pieds dix pouces, et elle était complètement ronde. Au reste, tous les chefs que j’ai vus m’ont paru gigantesques ; c’est chez eux une marque de basse naissance que d’être petit et grêle. M. Eydoux et moi, nous passions auprès des insulaires pour de grands personnages, et nous obtenions d’eux bien plus de respect que si nous n’eussions pas été en possession d’un embonpoint qui ne laissait pas de nous gêner sous cette chaude latitude. La vie que mènent les chefs convient on ne peut mieux à l’acquisition de cet embonpoint si désirable pour eux : ils passent, pour ainsi dire, leur vie, couchés, ne marchent que très rarement et mangent depuis le matin jusqu’au soir.

Une nombreuse cour entourait l’estrade d’honneur ; la jeune fille de Kouakini, vêtue de satin noir, était accroupie auprès de sa mère ; des femmes, balançant au-dessus des princesses des kahilés de plumes, les débarrassaient des mouches, qui en revanche venaient nous dévorer. Autour de la salle étaient étendus sur des nattes les principaux habitans de Kailoua. Kouakini prit place sur un sofa et nous fit signe, avec assez de dignité, de nous asseoir sur des chaises placées en cercle devant lui. Nous étions très altérés, car la chaleur était extrêmement forte, et nous avions passé au moins deux heures en canot ; mais Kouakini ne semblait pas s’en apercevoir. Lui qui, chaque fois qu’il venait à bord, y recevait mille politesses, et paraissait trouver excellens les vins qu’on ne manquait jamais de lui offrir, il ne songeait même pas à soulager le besoin bien visible que nous avions de nous rafraîchir. Nous fûmes obligés de lui demander de l’eau, et il se décida alors à nous faire servir du vin de Madère.

Nous eûmes, avant de partir, le plaisir de le voir prendre son repas en famille. Il se garda bien de nous inviter. Il prévoyait, sans doute, que nous nous serions difficilement accommodés de sa manière de manger ; en effet, rien n’est plus dégoûtant. La vue seule des mets qu’on servit eût suffi pour ôter l’appétit. Le repas consistait en viande de cochon bouillie, en poisson salé cru et en poë, qui tient lieu de pain ; sans poë, on ne fait pas un seul repas aux îles Sandwich ; chacun de ces mets était contenu dans une énorme calebasse. Kouakini s’étendit tout de son long auprès de sa gracieuse épouse, et là s’établit entre eux une espèce de lutte à qui mangerait le plus gloutonnement et le plus salement. Chacun puisait à son tour dans les calebasses avec les doigts ; cela m’étonna, car j’avais vu, à notre table, Kouakini se servir de son couvert assez habilement. On ne saurait s’imaginer la quantité de viande, de poë et de poisson que ce couple monstrueux consomma ; je craindrais d’être taxé d’exagération si j’essayais d’en donner une idée ; toutes les calebasses se trouvèrent vides en un instant. Je remarquai leur manière de manger le poë, qui me parut assez singulière : ils se servent pour cela des deux premiers doigts de la main qu’ils agitent en formant des cercles dans la pâte, et, quand il leur semble qu’une assez grande quantité de pâte s’y trouve amoncelée, ils la portent à la bouche. Pendant tout le temps du repas, leur cour les observait dans un silence respectueux. Quand les calebasses furent vidées, un serviteur prit celle qui contenait le poë ; puis, réunissant avec les doigts les morceaux de pâte oubliés sur les parois intérieures de la calebasse, il en forma une boule encore assez appétissante que Kouakini avala sans façon.

Nous fûmes d’autant plus surpris de l’appétit avec lequel nous vîmes manger Mme Kouakini, que son mari venait de nous dire qu’elle était dangereusement malade et avait prié M. le docteur Eydoux de la voir. Sa maladie ne provenant que de son excessif embonpoint et de l’inactivité complète dans laquelle elle passe sa vie, le docteur venait de lui conseiller l’exercice et la diète, deux prescriptions qu’il lui était bien pénible de mettre en pratique, à ce que nous dit Kouakini : en effet, elle devait avoir de la peine à se mouvoir, et par la manière dont elle dévora son dîner, une demi-heure environ après l’ordonnance du médecin, nous pûmes juger qu’elle ne s’y conformerait pas volontiers.

Le dîner de leurs excellences étant terminé, nous voulûmes mettre à profit l’heure que nous avions encore à passer à Kailoua ; nous allâmes donc visiter le fort, qui contient environ vingt pièces de canon de différens calibres et montés sur des affûts de bois. Dans l’intérieur du fort est le Moraï ou maison sacrée, où ont été déposés les restes de Tamea-Mea, fondateur de la dynastie actuelle ; des dieux de bois au visage monstrueux sont placés en sentinelle à tous les angles, et semblent en défendre l’approche : ce sont les derniers vestiges extérieurs de l’ancienne religion.

En général, l’aspect de la ville de Kailoua, quoiqu’elle soit considérée comme la capitale de l’île d’Owhyhee, ne nous donna pas une très haute idée de la civilisation des habitans. Quelques cabanes éparses çà et là, sans ordre ni symétrie, une foule d’hommes et de femmes déguenillés nous suivant partout et épiant jusqu’à nos moindres gestes avec une curiosité fatigante, voilà ce que nous trouvâmes à Kailoua, et ce que nous devions retrouver à Honolulu, capitale de toutes les îles Sandwich, située dans l’île d’Oahou, vers laquelle nous allions nous diriger.

Le 8 octobre, au point du jour, nous étions en vue de Oahou, et à dix heures nous avions jeté l’ancre en dehors des brisans qui forment le port d’Honolulu, et ne laissent qu’une étroite entrée aux navires qui veulent y pénétrer. L’aspect de l’île d’Oahou est plus riant que celui d’Owhyhee ; la terre y est plus découpée, moins imposante peut-être, mais plus variée, plus verte, plus pittoresque. La ville d’Honolulu est située au bord de la mer, au milieu d’une riche vallée qui peut avoir deux milles de large et cinq à six milles de long. Nous pouvions apercevoir, derrière la ville et sur le versant des collines, de nombreuses plantations de taro ; la ville elle-même se présentait à nous avec un certain air européen. À droite du port, un fort blanchi à la chaux nous laissait voir à travers ses embrasures une trentaine de canons de tous les calibres, dont les extrémités, peintes en rouge, n’avaient rien de bien menaçant. Au milieu de la masse peu compacte des maisons, s’élevaient quelques miradores, des clochers et des cocotiers. Nous découvrions au loin de blanches façades, des balcons verts, des toits bâtis à l’européenne, et, dans un horizon assez rapproché, les vertes collines qui couvrent la baie. Sur notre droite étaient deux cratères affaissés dont l’un a reçu des Anglais le nom de Punch Bowl (bol de punch) ; la crête en est comme dentelée, et forme des embrasures où l’on a placé des canons de très gros calibre. À droite et à gauche du port s’étendent des bancs de rochers sur lesquels la mer brise avec force, et qui restent presque entièrement à découvert à marée basse, laissant entre eux un passage de 70 à 80 toises : c’est là l’entrée du port. Sur ces bancs nous pouvions apercevoir une foule de naturels s’avançant presque sous les brisans, et se baignant ou pêchant des poissons et des coquillages.

Notre arrivée, nous l’apprîmes depuis, avait porté l’alarme au sein du gouvernement des îles Sandwich. On croyait que nous venions demander satisfaction du renvoi arbitraire des missionnaires catholiques français. À peine avions-nous jeté l’ancre, que le secrétaire du roi, accompagné du consul américain et de l’éditeur de la Gazette d’Oahou, était à bord, sous prétexte d’offrir ses services au commandant, mais bien plutôt pour connaître le but réel de notre arrivée ; aussi, lorsqu’il sut que notre mission était toute pacifique, ses traits, soucieux au moment de son arrivée, prirent-ils une expression rayonnante.

Peu de pirogues quittèrent la terre pour venir nous visiter ; il était aisé de voir que l’arrivée d’un grand bâtiment et même d’un bâtiment de guerre n’est plus chose nouvelle à Honolulu. Nous remarquions déjà une grande différence dans les vêtemens et les manières des naturels ; le secrétaire du roi portait une redingote et une casquette d’uniforme ; un ruban noir passé en bandoulière soutenait sa montre, et sa chemise de batiste brodée avait tout-à-fait bonne mine. Honolulu est, en effet, devenu le siège fixe du gouvernement des îles Sandwich ; c’est l’entrepôt du commerce de tout le pays. Nous pûmes nous en convaincre, lorsqu’en arrivant au port, nous vîmes, au mouillage, plusieurs trois-mâts anglais et américains, déchargeant leurs cargaisons ou prenant à leur bord des produits du pays. Nous étions, cependant, dans la saison où le port est le plus dégarni de bâtimens ; nous sûmes depuis que les baleiniers qui viennent s’y ravitailler ou s’y réparer, y arrivent ordinairement en février et en novembre, et qu’on y compte quelquefois jusqu’à trente ou quarante bâtimens. La corvette américaine Peacock, à bord de laquelle le commodore Kennedy avait mis son broad pennant, était à l’ancre dans le port d’Honolulu, où se trouvaient aussi plusieurs bâtimens sandwichiens, parmi lesquels nous remarquâmes un brick de construction américaine qui sert de yacht au roi Kauikeaouli ; il porte le nom de Harrietta, sœur du roi, beaucoup plus connue sous son véritable nom de Nahiena Heina.

Un môle, assez bien construit en grosses poutres et rempli de pierres, facilita notre débarquement, et nous nous trouvâmes bientôt dans la capitale des îles Sandwich. Nous fûmes immédiatement entourés et escortés de cette population oisive que nous avions rencontrée partout, et que la civilisation n’a pas encore trouvé le moyen d’occuper ; elle était, comme à Owhyhee, couverte de haillons et de gale ; mais c’était un spectacle auquel nous étions habitués et qui ne nous surprit pas. La population d’Honolulu avait toutefois une apparence de propreté plus générale que celle d’Owhyhee, mais il s’y joignait quelque chose de plus repoussant que dans cette dernière île ; les hommes paraissaient plus fins, mais aussi plus fourbes, et le vice semblait avoir marqué les femmes au front. J’entre dans ces détails, parce que je parle d’un peuple qui, il y a à peine soixante ans, n’avait jamais eu de contact avec les nations européennes : on doit trouver quelque intérêt à voir les altérations morales et physiques que ce même peuple a éprouvées, altérations qui, laissant subsister l’ancienne physionomie du pays en regard de sa physionomie actuelle, ouvrent un champ vaste et fertile à l’observation.

La ville d’Honolulu ne nous parut pas séduisante, vue de près. Les maisons qui bordent le quai sont tout simplement des cabanes bâties dans l’ancien style du pays. Nous en vîmes sortir une foule de femmes et d’enfans déguenillés qui accouraient pour nous voir passer. Nous laissâmes à notre droite le fort, dont les murailles blanches ressortaient au milieu des toits de chaume dont il est entouré ; et, en pénétrant dans l’intérieur de la ville, nous pûmes reconnaître quelques jolies habitations européennes, des rues assez larges et presque alignées, des places publiques, enfin des jardins assez bien entretenus

Les contrastes que nous avions souvent sous les yeux ne laissèrent pas que de nous intéresser vivement. Ce mélange continuel de civilisation et de barbarie produisait un singulier effet. Ici passait un léger cabriolet dans lequel nous distinguions un gentleman et une dame dont le teint n’annonçait pas qu’elle fût née sous le climat des îles Sandwich ; plus loin, un naturel tout nu, n’ayant qu’un manteau d’étoffe du pays attaché par un nœud sur l’épaule droite, montait sans selle un cheval fougueux qu’il maniait habilement ; là, des enfans blancs vêtus à l’européenne, avec la blouse brodée et le pantalon de percale, jouaient dans une cour, et auprès d’eux reluisait au soleil la peau nue et bronzée d’enfans du pays, qui n’avaient pour tout vêtement que l’indispensable maro ; ici, de vastes magasins offraient aux yeux les produits de l’industrie européenne, et à la porte un Indien, habillé et couronné de feuilles découpées de bananier, vous arrêtait en vous offrant des coquilles terrestres, des crustacées ou des oiseaux : quelquefois nous pouvions distinguer, à travers une jalousie entr’ouverte, d’élégantes écharpes et de blondes têtes de femmes, regardant passer les nouveaux arrivés, tandis que nous étions entourés d’une foule de Sandwichiens, aux cheveux épars et aux jambes nues, qui, fixant sur nous des yeux malins, cherchaient à provoquer de notre part une marque d’attention. Il y a trois églises à Honolulu. La principale est le Seamen Chapel (chapelle des gens de mer). C’est là que l’aristocratie du pays, la population blanche, se réunit le jour du sabbat. Sous le même toit est un cabinet de lecture où on trouve, à des dates souvent reculées, il est vrai, les principaux journaux du monde civilisé. Auprès du cabinet de lecture est une espèce de cabinet d’histoire naturelle dont toutes les richesses se bornent à quelques coquilles du pays ou de la côte de Californie et à une douzaine d’arcs et de flèches venus des Îles Fidgi. La seconde église est celle des naturels ; c’est, sans contredit, celle qui offre le plus d’intérêt à un Européen, et c’est là que j’allai entendre le service divin ; mais, comme j’ai déjà parlé d’une cérémonie semblable à Owhyhee, je me bornerai à dire qu’ici les costumes étaient moins bizarres qu’à Kaava-Roa. D’ailleurs, l’église elle-même, bâtie en pierre, avec son clocher et ses cloches, ses tribunes sculptées et ses bancs déjà polis par la vétusté, ne pouvait se comparer à l’église de Kaava-Roa, avec ses murailles et son toit de chaume, sa charpente nue et attachée avec des cordes, ses nattes et son modeste pupitre. Nous trouvâmes la population native en habits de fête, et, au milieu de la foule, nous distinguâmes de nombreux chapeaux très comiquement mis et des capotes encadrant de larges et bruns visages qui n’avaient pas besoin de cet ornement pour être singuliers. Il y avait vraiment là des scènes dignes du pinceau d’Hogarth.

Le lendemain de notre arrivée, nous fîmes notre visite solennelle au roi. La maison dans laquelle il nous reçut appartient à Nahiena-Heina, sa sœur : il nous fit la galanterie de nous y recevoir plutôt que dans sa propre maison, à cause de l’éloignement où celle-ci est du rivage ; il eut pitié de nous et ne voulut pas nous exposer à faire une longue course sous un soleil brûlant. Cette maison était, comme toutes celles du pays, composée d’une seule pièce ; on en avait enlevé les compartimens. Une large estrade de nattes d’une grande finesse occupait le fond de la salle ; les parois intérieures, ainsi que le plafond ou toit, étaient tapissées d’autres nattes recouvertes de branches vertes destinées à attirer les mouches et à en délivrer les assistans. En avant de l’estrade, et assis sur des fauteuils, étaient le roi Kauikeaouli, et les trois sœurs et femmes de Rio-Rio, son frère et prédécesseur. Un certain nombre de chaises, complétant le cercle, avaient été disposées pour nous. Derrière le roi et les princesses se tenaient debout, ou étaient couchés sur l’estrade, les principaux chefs avec uniforme et épaulettes, et quelques dames d’honneur. Deux sentinelles nous portèrent les armes à l’entrée de la cour et à la porte de la maison. Le gouverneur du fort vint au-devant de nous et nous présenta au roi. Sa majesté sandwichienne était vêtue d’un habit bleu à boutons d’uniforme, et portait deux larges épaulettes de général, de fabrique péruvienne. Kauikeaouli est un homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans ; sa figure est assez expressive, quoique un peu gâtée par un nez épaté et de grosses lèvres ; du reste, c’est là en général le type de la physionomie des naturels des îles Sandwich ; sa taille est de cinq pieds trois ou quatre pouces environ ; il est fortement constitué. Il nous accueillit très cordialement ; mais nous crûmes découvrir sur sa figure un certain embarras, qui provenait probablement des craintes qu’on lui avait inspirées sur notre arrivée, ou peut-être aussi du peu d’habitude qu’il a de ces réceptions solennelles. Peu à peu, cependant, cet embarras se dissipa, et sa physionomie prit une expression de franchise et de bonne humeur. À sa droite était assise Kinao (Kinau), veuve du roi Rio-Rio et régente pendant la minorité de Kauikeaouli ; à sa gauche était Kekauuoli, autre veuve de Rio-Rio, et à la droite de Kinao, une troisième veuve de Rio-Rio, nommée Liliha.

Tamea-Mea, premier roi des îles Sandwich réunies, eut plusieurs fils, parmi lesquels Rio-Rio et Kauikeaouli sont les seuls connus. Après la mort de Tamea-Mea, Rio-Rio fut appelé au trône sous la régence de Kaama-Nou, sa mère ; Rio-Rio mourut en Angleterre, pendant un voyage qu’il y fit on ne sait trop pourquoi. Il avait alors cinq femmes, dont trois étaient ses propres sœurs, et les deux autres ses demi-sœurs, nées de la même mère, mais d’un autre père. Sa favorite mourut en Angleterre presqu’en même temps que lui ; une seconde mourut quelque temps après à l’île de Mawi, Il resta donc trois veuves de Rio-Rio ; c’étaient les trois femmes que nous avions sous les yeux, et ces veuves sont sœurs ou demi-sœurs de Kauikeaouli. Celui-ci succéda à Rio-Rio, et, à la mort de Kaama-Nou, qui arriva pendant la minorité de Kauikeaouli, la régence fut dévolue à Kinao, qui occupait le premier rang parmi les veuves survivantes de Rio-Rio. Elle garda le pouvoir jusqu’à la majorité de Kauikeaouli ; mais il paraît que son influence a survécu à sa dignité, et que, dominée complètement elle-même par les missionnaires américains, elle exerce un empire absolu sur le jeune roi.

Les trois princesses étaient vêtues de robes de soie, et, par leur taille, me rappelèrent toutes Mme Kouakini. Il est certain que ce serait une chose monstrueuse, en Europe, que de voir trois femmes de cette immense corpulence réunies dans un salon ; la plus petite avait au moins cinq pieds sept à huit pouces, et toutes semblaient rivaliser à qui présenterait la plus grande circonférence à l’admiration du vulgaire. Au reste, l’embonpoint est, comme je l’ai déjà dit, une marque de distinction aux îles Sandwich, et certes peu de femmes peuvent se vanter d’être, sous ce rapport, aussi distinguées que les femmes en présence desquelles nous nous trouvions. Le roi, quoique très robuste, est loin de pouvoir entrer en concurrence avec ses sœurs ; et comme il monte à cheval, fait des armes et prend de l’exercice, il est douteux qu’il devienne jamais un grand homme en style du pays.

Toute la cour nous reçut très poliment. Le roi parle assez bien l’anglais ; mais comme le commandant de la Bonite ne parlait pas cette langue et encore moins le sandwichien, la conversation dut nécessairement languir. Pendant tout le temps que dura cette entrevue, je crus m’apercevoir que le roi, avant de répondre, semblait consulter Kinao ; le jeu de la physionomie de cette femme et la vivacité de son regard dénotaient en effet un caractère absolu.

M. Charlton, consul d’Angleterre, qui avait eu la bonté de nous accompagner, demanda au roi s’il lui serait agréable que quelques officiers de la corvette, qui se trouvaient présens, fissent son portrait ; il y consentit après avoir consulté de l’œil Kinao. Nos jeunes gens se mirent donc à l’œuvre, et une demi-heure après leurs albums contenaient des portraits assez exacts de Kauikeaouli et des princesses. On les leur présenta ; chaque femme ne parut que médiocrement satisfaite de son propre portrait, mais chacune rit beaucoup en voyant ceux de ses sœurs. L’entrevue finit par la promesse que fit le roi de venir, le lendemain, visiter la Bonite.

En effet, le 11, il vint à bord, accompagné de Kinao et d’un nombreux état-major ; il était en grand costume de Windsor et portait des plumes blanches à son chapeau : ce costume est un cadeau de George IV. On nous dit que ce n’était pas sans quelque crainte qu’il s’était rendu à bord de la corvette française, et qu’il appréhendait qu’une fois sur la Bonite, on ne lui fit quelque violence pour obtenir réparation du fait dont j’ai déjà parlé. Je serais fondé à croire que cette supposition était fausse ; dans tous les cas, l’accueil distingué qu’il reçut à bord de la Bonite dut le guérir de ses craintes, si toutefois il en avait conçu. Il voulut tout voir dans les plus grands détails, il demanda qu’on fît devant lui l’exercice du canon et du fusil ; mais ce qui l’amusa le plus, ce fut l’exercice du bâton, dans lequel plusieurs de nos matelots étaient maîtres.

Les goûts de Kauikeaouli, d’après ce que nous avons pu remarquer, sont tout-à-fait militaires ; il possède même quelques connaissances en marine, et remarqua la différence qui existait entre le gréement de la corvette et celui des différens bâtimens qu’il avait vus jusque-là. Il lui arrive souvent de faire des excursions dans les îles voisines sur son brick Harrietta, et il le conduit en partie lui-même. Malheureusement son éducation est toute matérielle, et le missionnaire Bingham, dont il a été l’élève, semble avoir pris à tâche de fermer son esprit aux connaissances qui lui eussent été le plus nécessaires pour apprendre à bien gouverner. Aussi est-il resté complètement, ainsi que je l’ai dit déjà, sous l’influence de sa belle-sœur Kinao, qui règne en son nom. Il a, du reste, de l’intelligence et de la mémoire, et ses questions, quelquefois judicieuses, révèlent un ardent désir d’apprendre et de connaître. Le moment viendra peut-être où il saisira lui-même les rênes de l’empire et demandera compte à Kinao de sa gestion et aux missionnaires de leurs conseils.

Kauikeaouli et sa suite quittèrent la Bonite parfaitement satisfaits de tout ce qu’ils avaient vu et de la réception qu’on leur avait faite.

Quelques jours après, le roi voulut donner une fête à l’état-major de la Bonite ; il chargea M. Charlton de m’y inviter, et je m’en félicitai, car la fête devait avoir lieu à la campagne, à deux lieues d’Honolulu, et être débarrassée, nous dit-on, de toute étiquette. Nous devions avoir un dîner sous la feuillée, puis des chants et les anciennes danses du pays ; les chanteurs et les danseuses devaient être vêtus comme avant la découverte. J’attendis le jour fixé avec impatience ; il arriva enfin. Nous nous réunîmes tous à la maison du roi, ceux du moins que le service ne retenait pas à bord. On partit à dix heures du matin. Nous formions une cavalcade d’environ trente ou quarante personnes. En tête était le roi, monté sur un très beau cheval blanc aux oreilles baies, et certes il eût été difficile de rencontrer un cavalier plus ferme et plus élégant à la fois. Nous marchions pêle-mêle, et, si les cavaliers du pays excitaient notre curiosité, nous les amusions aussi par notre manière de monter à cheval. Quelques-uns de nos jeunes officiers faisaient ce jour-là leur apprentissage, et, au bout d’une demi-heure de marche ou plutôt de course, leurs mouvemens n’étaient plus aussi aisés qu’au moment du départ. Tous les naturels, au contraire, qui nous accompagnaient étaient excellens cavaliers. Derrière nous couraient à pied une foule d’hommes et d’enfans qui nous suivaient quand nos chevaux étaient au galop, et qui nous devançaient lorsque nous allions au pas. Des serviteurs du roi formaient l’arrière-garde, montant leurs chevaux à nu ; ils me rappelaient par leur aplomb, je dirai même par leur gracieuse attitude, ces cavaliers romains que nous voyons sur les anciennes gravures.

Nous fîmes ainsi six ou sept milles au milieu d’une verte vallée, renfermée entre deux montagnes qui semblent avoir été réunies autrefois, tant il y a d’analogie et de rapport entre les divers accidens de terrain qu’on y remarque. À notre droite coulait une rivière ou plutôt un torrent. Caché le plus souvent à nos yeux, le torrent se montrait parfois, et nous voyions ses cascades argentées courir sur des rochers de lave noire. Nous pûmes juger de la fertilité du terrain que nous parcourions, à la vue des riches plantations de taro qui s’étendaient de tous côtés : cette racine, moins farineuse que la pomme de terre, doit produire immensément, car on m’a assuré qu’un petit champ qu’on me montrait, et qui pouvait avoir au plus 100 mètres de circonférence, pouvait nourrir une famille de sept à huit personnes, pendant toute l’année. À droite et à gauche, nous passions auprès des cabanes isolées des naturels, dont les faces bronzées venaient se montrer aux portes ; une herbe épaisse tapissait les parties non cultivées de la vallée, et les montagnes me parurent couvertes de ku-kuy, dont le feuillage argenté contraste avec les roches noirâtres au milieu desquelles il croît.

Nous arrivâmes enfin au terme de notre promenade. Nous avions constamment monté, pendant notre trajet, d’abord par une pente insensible et douce, plus tard au milieu de précipices que le roi descendait et gravissait avec une intrépidité remarquable ; mais, lors même que nous n’aurions eu pour but de notre promenade que le magnifique spectacle qui s’offrit à notre vue, nous aurions été plus que récompensés de nos fatigues. Au-dessus de nous, et s’élevant à une très grande hauteur, nous apercevions les sommets menaçans des montagnes, dont les pics nus et arides semblaient prêts à s’écrouler sur nos têtes ; derrière nous s’étendait la vallée d’Honolulu, et, à une très grande distance, nous découvrions la mer et les bâtimens dans le port ; à nos pieds et à une profondeur à pic de quatre à cinq cents toises, nous distinguions la cime des arbres qui tapissent la belle vallée d’Hunaou, dont la pente s’inclinait doucement jusqu’à la mer, qui, de ce côté-ci, comme de l’autre, encadrait le tableau d’une ceinture de brisans. Il serait impossible de peindre, et plus encore d’exprimer par des mots, les accidens de terrain si variés et si pittoresques qui font de cette vue un des plus magnifiques panoramas que la nature puisse offrir à l’enthousiasme de ses admirateurs. Nous étions au sommet de ce mur de montagnes qui divise l’île en deux parties égales, nous étions au Pari. C’est un lieu célèbre dans l’histoire des îles Sandwich ; c’est là que le père du roi actuel, Tamea-Mea, qui vainquit tous les chefs des différentes îles et qui s’empara du pouvoir absolu, gagna sa dernière bataille. Ce sont les Thermopyles d’Oahou. Là, le roi d’Oahou, vaincu, fugitif, préféra une mort volontaire à la mort cruelle que le vainqueur lui réservait ; il se précipita, dit-on, du haut de cette muraille à pic avec tous ceux de ses guerriers qui n’étaient pas tombés sous le casse-tête de l’ennemi. On dit que Tamea-Mea avait fait placer des filets derrière ses troupes, afin que, n’ayant aucun espoir d’échapper à la mort par la fuite, ses guerriers combattissent avec plus de courage.

Du sommet du Pari, nous apercevions les préparatifs de notre dîner. Nous voyions les habitans des vallées gravir le sentier qui serpente sur les flancs de la montagne, portant sur leurs têtes les provisions que les gens du roi avaient requises de chacun d’eux ; car, aux îles Sandwich, le roi est maître absolu de la fortune de ses sujets. Un toit recouvert de feuillage avait été élevé pendant la nuit ; on avait étendu sur la terre de vertes et fraîches fougères, puis une nappe, et sur cette nappe des bouteilles, des assiettes, des couverts européens étaient rangés avec une certaine symétrie. J’avoue que tout cet appareil de civilisation ne me plut pas : tout cela ressemblait trop à un dîner de nos bons bourgeois de Paris sur la verte pelouse de Montmorency ; j’aurais préféré l’ancienne manière du pays. Mais il fallut bien nous contenter de ce que nous avions. Je remarquai que la faïence était de manufacture anglaise, et la nappe d’un tissu de coton blanc américain ; ces deux nations ont réellement envahi tout le commerce de l’Amérique et de l’Inde. L’heure du dîner ne se fit pas attendre. Nous nous étendîmes tous sur les fougères, et le roi en ayant donné l’ordre, on servit le louaou. Une fête astronomique, aux îles Sandwich, s’appelle louaou ; elle prend son nom d’un plat indispensable fait de jeunes pousses de taro cuites à l’eau ou dans la graisse. En un instant, la nappe fut couverte de cochons de lait, de volailles, de patates douces, de louaou, de poisson, etc., tout cela enveloppé de feuilles et cuit en terre au moyen de briques rougies au feu. Nous nous récriâmes tous sur l’excellent goût de ce qui nous fut servi : le poisson surtout, cuit dans des feuilles de taro, nous parut délicieux, et nous dûmes convenir tous que nous n’en avions jamais mangé d’aussi bon. Une seule chose nous sembla manquer au repas ; nous nous attendions tous à manger du chien, mais nous n’en vîmes pas paraître. Il faut croire que les missionnaires ont interdit aux naturels l’usage de cette viande. Toutefois un de mes voisins me dit à l’oreille qu’il soupçonnait fort un des cochons, qui nous fut servi sans tête, d’appartenir à une plus noble race. Au reste, on dit que la chair de ces chiens, exclusivement nourris de poisson et de poé, est tout-à-fait semblable à celle du cochon. Les naturels ne mangeaient pas, d’ailleurs, toutes les espèces de chiens ; une seule était consacrée à leur nourriture : c’était une espèce de chien basset, au museau allongé, au poil ras, aux oreilles courtes.

Le service se fit avec assez d’intelligence. Une foule de serviteurs nous entourait, quelques-uns vêtus de vestes et de pantalons, les autres portant la livrée fraîche et commode du pays. Je remarquai qu’avant de servir un plat ils avaient toujours soin d’entr’ouvrir les feuilles qui le recouvraient, et de prendre avec les doigts un morceau de ce qu’il contenait, pour le goûter. On me dit que c’était l’usage à la table du roi, et que rien n’y était servi sans avoir été goûté par ses serviteurs.

Les vins de Madère et de Bordeaux circulèrent en abondance : des santés furent échangées, à la manière anglaise, entre les convives du pays et nous ; une franche gaieté régna pendant tout le repas ; on porta la santé de Tamea-Mea III, et il nous rendit notre politesse, en proposant la santé de Sa Majesté Louis-Philippe, roi des Français. Notre louaou fut donc, au local près, un repas presque européen. Nous étions environ trente à table ; aucune dame n’assistait à la fête. Parmi les convives, je remarquai les deux fils d’un Français qui s’était établi aux îles Sandwich comme voilier, il y a un grand nombre d’années. Ces deux jeunes gens parlent parfaitement l’anglais, et l’un d’eux eut la complaisance, après le dîner, de m’interpréter les chants des naturels. Vis-à-vis de moi était Lelehoku, fils de Karai-Moku, plus connu sous le nom de Pitt, et qui fut baptisé, en 1819 ou 20, à bord de la corvette française l’Uranie, commandée par M. de Freycinet. Karai-Moku était le général en chef et le premier ministre de Tamea-Mea. C’était un homme extraordinaire surtout si on considère le pays et l’époque où il vivait. Lelehoku est aujourd’hui un des principaux chefs des îles ; il a épousé la sœur du roi, Nahiena-Heina, et a eu d’elle un fils mort en naissant, qui eût été l’héritier présomptif de l’autorité souveraine.

Après le dîner, on sonna le boute-selle, et nous remontâmes tous à cheval pour nous rendre à une maison de campagne du roi, où nous devions entendre les chants et voir les danses du pays. Nous avions laissé cette maison sur notre droite, en venant d’Honolulu. Tout y avait été disposé à l’avance ; des nattes étaient étendues devant la cabane et des chaises disposées en cercle. Cinq chanteurs parurent d’abord et s’agenouillèrent. Chacun d’eux était armé d’une grande calebasse qui s’amincissait vers le milieu ; cette calebasse, passée, au moyen d’un cordon dans leur bras gauche, aidait singulièrement à l’expression de leurs gestes. Ils étaient nus jusqu’à la ceinture, leurs bras et leur poitrine étaient tatoués, de grandes draperies en étoffe du pays et de couleurs bariolées couvraient la partie inférieure de leur corps. Leurs chants consistaient en une espèce de récitatif ou de conversation cadencée, s’animant ou se ralentissant suivant le sujet qu’ils chantaient.

Le texte qu’ils avaient choisi ou qu’on leur avait donné était l’éloge du roi ; ils parlèrent d’abord de l’amour que les peuples lui portaient. « Une fleur, dirent-ils, croît sur le pic de la montagne. Lorsque les étoiles se cachent et que le soleil sort de la mer, elle se retourne d’elle-même et présente son calice à la rosée du matin. Nous gravissons jusqu’au sommet de la montagne, et nous cueillons la fleur pour porter à Kauikeaouli cette rosée salutaire. »

Puis ils vantèrent ses vertus guerrières. « Son cheval, disaient-ils, tourne la tête pour le regarder, car il sent qu’il ne porte pas un homme ordinaire ; sa lance est toujours rouge du sang du cœur de ses ennemis, et son casse-tête est hérissé des dents des guerriers qui sont tombés sous ses coups. Quand il parle, sa voix traverse les montagnes, et tous les guerriers d’Oahou accourent se ranger autour de lui, car ils savent que bientôt, avec un tel chef, leur pied marchera dans le sang. »

On voit que les poètes des îles Sandwich se permettent aussi quelques licences, et que les flatteurs de cour sont partout les mêmes. Kauikeaouli écoutait tout cela avec la plus grande indifférence, et ne semblait pas y attacher le moindre prix.

Mais ce qu’il y avait d’admirable dans ce chant qui, du reste, ne se composait que de deux ou trois notes, c’était l’accord parfait avec lequel les cinq chanteurs parlaient et gesticulaient. Il leur avait fallu sans doute de nombreuses répétitions pour arriver à ce degré de perfection. Tous les cinq prononçaient à la fois la même note, le même mot, faisaient le même geste et remuaient leur calebasse en parfaite cadence, soit qu’ils l’étendissent à droite ou à gauche, soit qu’ils la frappassent contre terre, lui faisant rendre des sons assez semblables à ceux d’une grosse caisse. On eût dit qu’ils étaient mus par le même ressort de pensée et de volonté. Quelquefois les gestes variaient et se multipliaient avec une inconcevable rapidité, et je n’ai jamais pu prendre ces hommes en défaut. Toujours la voix, les mains, les doigts, les calebasses, les corps des cinq chanteurs s’étendaient, s’agitaient, se balançaient par un mouvement spontané.

À ces chanteurs en succédèrent trois autres : ils étaient vêtus comme les précédens, mais des couronnes de feuillage ceignaient leurs fronts, le fruit jaune du pandanus odorantissimus, enfilé en colliers, entourait leurs cous et leurs bras. Tous les trois étaient admirablement bien faits et d’une beauté de visage rare dans ces îles. Ceux-ci chantèrent l’amour et ses jouissances, mais l’amour tel qu’on le sent aux îles Sandwich, un peu trop matériel peut-être, et cet amour s’exprimait par des gestes qui auraient pu paraître hasardés. La volupté la plus sensuelle respirait dans les regards, les gestes, les paroles et même le son de voix de ces jeunes hommes. Un instant leurs fronts se rembrunirent, ils agitèrent avec force les éventails de plumes qu’ils tenaient à la main gauche, et dont la base, formée d’une petite calebasse remplie de coquillages et frappée en cadence par leur main droite, faisait l’office de castagnettes ; c’est qu’ils chantaient les fureurs de la jalousie.

Leur chant, comme celui des premiers chanteurs, n’était qu’une conversation animée. Au reste, on ne connaît pas d’autre chant aux îles Sandwich. La musique instrumentale des insulaires, qu’on retrouve encore loin des côtes, et dont nous pûmes observer quelques vestiges à Owhyhee, consistait en tam-tams et en une espèce de flûte à deux trous, dans laquelle on souffle avec le nez, ce qui n’est rien moins que gracieux. Les notes tirées de cet instrument ne sont pas plus variées que celles de leur musique vocale.

Enfin on nous annonça les danses. Mais le temps n’est plus où des essaims de danseurs et de danseuses se réunissaient dans les vertes prairies des îles Sandwich, et là, dans leurs danses gracieuses accompagnées de chants, rappelaient les hauts faits des guerriers. Les chanteurs et les danseuses étaient les historiographes du pays ; c’est dans leur mémoire que se conservaient les anciennes traditions. Les détails d’une guerre faisaient le sujet d’un chant, et c’est dans les chants des anciens bardes sandwichiens que les navigateurs qui ont parlé des îles Sandwich ont puisé leurs matériaux. C’est donc avec regret que j’ai vu ces chants nationaux défendus, sous prétexte qu’ils étaient profanes. Autant vaudrait presque condamner Homère et Virgile ! La danse surtout est tombée en grande défaveur par suite des injonctions des missionnaires. Aussi la danse qu’on nous fit voir se ressentait-elle de cette disposition.

Une seule danseuse parut. Autrefois, gracieuses et légères, les danseuses avaient le buste entièrement nu ; des pièces d’étoffe, élégamment drapées, se relevant jusqu’aux genoux, et soutenues sur les hanches par des espèces de paniers, prêtaient une nouvelle originalité à leurs mouvemens ; des colliers de fruits du pandanus, des couronnes de feuillage ou de plumes, des bracelets de dents de chien ou de cachalot entourant leurs bras et leurs jambes et s’agitant en cadence, complétaient leur parure. Celle qui s’offrit à nous portait une chemise de calicot ; sa danse nous parut monotone. Elle s’accompagnait de la voix, et un chanteur, placé dernière elle, lui prêtait le secours de son chant et marquait la mesure avec une calebasse dont il frappait la terre. Une seule chose nous parut remarquable dans cette danse, c’est que la danseuse réglait elle-même la mesure et donnait, de temps en temps, au musicien le sujet du chant. Le musicien s’attachait à suivre la cadence d’après le mouvement des pieds de la danseuse, et il y réussissait avec une rare précision. Cependant, au bout d’une demi-heure, la danse commença à nous paraître longue, le roi s’en aperçut, et, comme il avait été impossible de se procurer d’autres danseuses, on nous fit entendre encore quelques chants ; puis chacun remonta à cheval pour retourner à Honolulu.

Nous avions passé une journée agréable, mais nous avions été désappointés. Ce roi des îles Sandwich, en veste et en pantalon, ces chefs tous habillés à l’européenne, ce service presque européen, ces manières communes et familières, pouvaient presque nous faire croire que nous venions de passer quelques heures dans la basse classe d’une nation civilisée. Puis, enfin, cette danse si maigre et si monotone avait été loin de réaliser les idées que nous nous étions formées. Le chant et les chanteurs seuls nous parurent avoir conservé toute l’originalité des anciens temps. La scène, par elle-même, ne laissait pas néanmoins d’être assez pittoresque. Derrière nous, une cabane bâtie dans le style de l’architecture indigène ; autour de nous, une foule d’Indiens nus ou vêtus des costumes les plus bizarres ; devant nous ces chanteurs assis sur leurs nattes, avec leurs physionomies caractéristiques et leurs chants étranges ; à l’horizon la mer, et, au milieu de nous, un bosquet d’arbres verts et émaillés de fleurs : tout cela formait un coup d’œil ravissant qui exerça le crayon de nos artistes.

Autrefois les femmes aimaient passionnément ces jeux et ces danses publiques. Plusieurs femmes même de la famille royale avaient la réputation d’actrices consommées, car ce peuple avait jadis ses spectacles, et les membres seuls des familles distinguées paraissaient sur la scène. Aujourd’hui, ce goût a cédé aux conseils des missionnaires ; peut-être aussi la crainte de leur réprobation empêche-t-elle seule les femmes de se livrer à leurs anciennes habitudes ; toujours est-il que nous fûmes complètement privés de la société des dames de la famille de Kauikeaouli.

Le lendemain, le roi nous donna en ville une répétition de ce que nous avions vu la veille ; mais le prestige de la campagne et de la nouveauté manquait, et la soirée nous parut assez insipide. Cependant, il faut le dire, le roi fit de son mieux pour nous rendre le séjour d’Oahou agréable ; sa complaisance fut extrême, et sa bonne et bienveillante humeur ne se démentit pas un seul instant. Chaque fois que nous allâmes le voir, il nous fit toujours l’accueil le plus cordial et parut charmé de nous recevoir.

J’allai rendre visite avec M. Charlton à la sœur de Kauikeaouli, Nahiena-Heina ; je fus surpris quand M. Charlton m’assura que cette femme n’avait pas plus de vingt ans, elle me parut en avoir bien davantage ; il est vrai qu’elle relevait à peine d’une longue et cruelle maladie. Du reste, elle fut très gracieuse pour nous ; comme toutes les femmes distinguées du pays, elle est très grande, et doit être fort grasse dans son état ordinaire de santé. Nous admirâmes la petitesse et la forme gracieuse de ses pieds et de ses mains. Elle était entourée de ses femmes d’honneur, parmi lesquelles nous remarquâmes une fille de l’Anglais Young, qui, enlevé par Tamea-Mea d’un navire anglais à bord duquel il était maître, s’attacha à la fortune de ce conquérant et est mort à Oahou, il y a sept ou huit mois, à l’âge de 93 ans. Il a été enterré dans le tombeau des rois, et ses fils occupent aujourd’hui un rang très distingué dans le pays.

M. Charlton me conduisit aussi chez la maîtresse favorite de Kauikeaouli. L’histoire des amours du roi avec cette femme est presque romanesque. Il fut obligé de l’enlever, quoique vivant avec elle depuis plusieurs mois, tant était déjà devenue puissante l’influence des missionnaires dans ce pays, où, il y a vingt ans à peine, le nom de chrétien était presque inconnu. Cependant, malgré les sévères admonestations qui lui ont été faites, Kauikeaouli vit en concubinage avec elle, sa naissance étant trop obscure pour qu’il puisse en faire sa compagne légitime.

Nous eûmes, l’avant-veille de notre départ, un spectacle tout-à-fait exotique à la résidence de M. Charlton ; ce fut une danse d’Indiens de la côte nord-ouest d’Amérique. Un des navires qui font le commerce entre cette côte et les îles Sandwich se trouvait dans le port, ayant à bord une vingtaine de ces indiens. Le consignataire eut la complaisance de les faire habiller dans le costume de leur pays, et le soir, à la lueur des torches de ku-kuy, ils nous donnèrent une représentation de leurs danses guerrières et religieuses. Ce fut bien certainement ce que nous vîmes de plus sauvage aux îles Sandwich. Ces figures bizarrement peintes de vermillon, ces plumes passées dans les lèvres et la cloison du nez, le costume, les cris, les poses, les gestes, tout était bien combiné pour nous donner une idée d’une danse de sauvages ; mais ces pauvres gens, habitués à une température extraordinairement froide, par 50 et 55 degrés de latitude, nous parurent souffrir horriblement de la chaleur, et nous nous empressâmes de demander grace pour eux.

On compte déjà quatre à cinq cents Européens résidant à Honolulu, tandis qu’il n’y en a qu’un ou deux à Ke-ara-Kakoua. Presque tous les hommes de la classe élevée sont Américains, le commerce des îles Sandwich étant presque exclusivement fait par cette nation. Mais les ouvriers, les artisans appartiennent généralement à la nation anglaise. Nous reçûmes partout l’accueil le plus cordial, et tout le monde s’empressa de nous fêter. Pendant tout le temps de notre séjour à Honolulu, il se passa rarement un jour sans que nous eussions, dans une maison ou dans une autre, une soirée dansante et musicale ; il est vrai que les passagers et officiers de la corvette en faisaient ordinairement presque tous les frais, comme danseurs et musiciens. Mais c’était là beaucoup plus que ce que nous devions nous attendre à rencontrer dans une ville des îles Sandwich. Parmi toutes ces personnes, dont nous conserverons le souvenir, je mentionnerai la famille de M. Charlton, consul d’Angleterre, dont la franche hospitalité m’a rendu le séjour d’Honolulu infiniment agréable et qui m’a fourni une foule de renseignemens intéressans, — et don Francisco Marini. M. Marini est arrivé aux îles Sandwich il y a environ quarante ans ; il s’attacha à la fortune de Tamea-Mea, et l’accompagna dans les longues guerres que celui-ci eut à soutenir, en poursuivant ses conquêtes. Il nous parla beaucoup des blessures qu’il avait reçues, et de la grande valeur qu’il avait déployée dans les divers combats auxquels il prit part. On nous raconta quelques aventures singulières qu’on nous dit lui être arrivées.

Tamea-Mea tomba un jour dangereusement malade. Un Français, nommé Rives, était son médecin. Je ne sais si le grand roi avait reçu quelque communication semblable à celle qui fournit à Alexandre l’occasion de donner une si belle preuve de confiance à son médecin, ou si Tamea-Mea n’avait pas une grande foi dans le talent de son Esculape. Toujours est-il qu’il lui ordonna de préparer ses remèdes en double potion, avec injonction à Marini de boire devant lui une de ces potions, et ce n’était que lorsqu’il avait vu l’effet produit par la médecine sur le pauvre patient, que Tamea-Mea se décidait à avaler sa part. Or, Marini était loin lui-même d’avoir confiance dans les talens pharmaceutiques du docteur Rives, qui n’était, il le savait bien, rien moins que médecin ; il dut souhaiter la guérison de Tamea-Mea aussi vivement que Tamea-Mea lui-même, et jamais peut-être courtisan ne désira à son roi une bonne santé aussi sincèrement que le pauvre Marini.

Mais il lui arriva une autre aventure bien plus tragique. Tamea-Mea lui ordonna un jour de couper la tête d’un prisonnier, et Marini fut obligé d’obéir, employant pour cela une scie de charpentier. Quelqu’un voulut savoir si cette anecdote était vraie, et lui en parla ; un frisson sembla parcourir tout le corps de l’Espagnol. « Hélas ! dit-il dans son mauvais anglais, que pouvais-je faire ? Si je n’avais pas coupé la tête du prisonnier, le prisonnier aurait coupé la mienne. Il vaut mieux manger la tête du loup que d’en être mangé. »

Cependant Tamea-Mea n’était pas naturellement cruel. Ce fut lui qui abolit l’usage, établi de temps immémorial, d’égorger les prisonniers après le combat. Ceux qui, par inadvertance ou par ignorance, entraient dans un lieu tabou ou sacré, étaient punis de mort ; il abolit également cette horrible coutume.

Du reste, Marini a vécu, nous dit-il, fort heureux aux îles Sandwich. Il y a eu cinquante-deux enfans ; mais je suppose qu’il n’était pas aussi partisan de la monogamie que le bon vicaire de Goldsmith. Je lui demandai s’il avait l’espoir ou l’idée de retourner en Europe : « Dieu seul le sait, me répondit-il ; je désirerais bien revoir mon pays, mais tous mes parens sont sans doute morts, je n’y retrouverais plus un seul ami ; puis, d’ailleurs, je suis habitué à ce pays-ci, j’y vis heureux et tranquille. J’ai soixante-cinq ans, il serait trop tard pour prendre de nouvelles habitudes. Ce pays était bien beau quand j’y suis arrivé, nous dit-il, alors c’était le bon temps pour les Européens ; les mœurs y étaient simples et naïves, les étrangers y étaient respectés. Aujourd’hui on ne sait plus ce que c’est, les hommes sauvages sont devenus civilisés, et les hommes civilisés sont devenus sauvages : je ne m’y reconnais plus. Les missionnaires ont tout gâté, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant à droite et à gauche pour voir s’il ne pouvait être entendu, ils ont changé le caractère de la population, ils nous ont apporté le cagotisme et l’hypocrisie que nous ne connaissions pas. » Puis, craignant peut-être d’en avoir trop dit, il ajouta : « Mais sans doute leurs institutions sont bonnes, ils ont cru bien faire. »

Je causai long-temps avec ce brave homme ; sa conversation m’intéressait. Il a vu naître la civilisation aux îles Sandwich, il l’a vue se développer chaque jour jusqu’au point où elle est arrivée aujourd’hui ; il a vécu long-temps dans ce pays, libre et heureux, sans autre contrainte que celle qui est imposée à tous les hommes par la loi naturelle et par l’instinct du bien et du mal. Quelques incidens désagréables ont à peine fait ombre dans sa vie. Aujourd’hui, il voit une religion qui n’est pas la sienne envahir le pays, le gouverner, le soumettre à ses exigences ; lui-même ne peut pas sortir du cercle étroit qu’elle trace autour de la population ; il regrette cette liberté de conscience et de culte dont il a joui pendant quarante ans ; il se souvient du temps passé, croit avoir raison de se plaindre du présent, et redoute l’avenir ; il n’est donc pas étonnant qu’il soit mécontent. Du reste, on dit qu’il est riche, et ses habitudes de stricte économie doivent augmenter journellement sa fortune.

Pendant mon séjour à Honolulu, je fis quelques excursions dans les environs de la ville. La vallée au milieu de laquelle est située Honolulu est vraiment magnifique, et produirait en abondance nos denrées coloniales ; les collines qui l’environnent sont elles-mêmes susceptibles de culture, et pourraient produire du café excellent et du coton de très belle qualité. Je fis un jour avec M. Grimes, négociant américain, une promenade charmante. À un mille de la ville, nous quittâmes la route qui s’étend le long du rivage, et nous nous dirigeâmes vers la colline ; nous la gravîmes par une route de voiture assez commode. Quand nous fûmes arrivés au sommet, M. Grimes arrêta son cheval, il voulait jouir de mon admiration. En effet, il est difficile d’imaginer une vue plus pittoresque et plus séduisante. Derrière nous, le soleil disparaissait dans l’Océan ; devant nous, et resserrée entre deux hautes-montagnes dont les découpures bizarres se dessinaient en silhouette sur l’azur du ciel, s’étendait une verte et fraîche vallée, coupée par un torrent qui fuyait à travers les plantations de taro et de cannes à sucre ; au centre de la vallée, il y avait une cinquantaine de cabanes ombragées par des arbres à pain et des ku-kuy ; des bestiaux paissaient dans la prairie, l’ombre des montagnes se projetait sur toute la vallée, l’air était frais et embaumé ; la colline sur laquelle nous nous trouvions s’élevait à notre gauche par une pente insensible ; et une herbe fine et dorée la couvrait comme d’un tapis de velours ; autour de nous tout était muet, quelques oiseaux seulement gazouillaient en passant au-dessus de nos têtes. Nous restâmes là jusqu’à ce que la nuit vînt nous arracher à ce ravissant spectacle. Si je résidais à Honolulu, je viendrais souvent rêver dans la vallée de Toonoma.

Quoique le luxe européen commence à s’introduire à Honolulu, on y voit encore très peu de voitures ; quelques résidens européens et américains ont des cabriolets et des chars-à-bancs. Kauikeaouli a une voiture dont il ne se sert jamais ; les chefs riches, et surtout leurs femmes, qui, à cause de leur embonpoint, semblent être dans l’impossibilité de marcher, se font traîner dans des espèces de brouettes tirées par des hommes. Je me rappelle avoir rencontré dans les rues d’Honolulu le gouverneur de l’île Mawi et sa femme faisant des visites ; ils étaient étendus sur le ventre, l’un à côté de l’autre, le menton appuyé sur leurs deux mains, et ces deux immenses corps, ballottés par le mouvement du véhicule, me rappelaient parfaitement certaines charrettes qui nous arrivent de Sceaux ou de Poissy. Une foule nombreuse de serviteurs les suivait et les précédait, l’un portant un parasol, l’autre un chasse-mouche, un troisième l’héritier de cette noble famille. Les hommes qui traînaient ce couple intéressant allaient au grand trot : il est vrai que l’attelage se composait d’au moins huit ou dix robustes gaillards, qui, de temps en temps, étaient relevés par d’autres.

Le gouverneur de Mawi s’arrêta à causer avec moi, et, grace à M. Charlton, avec qui je me trouvais dans ce moment, il me fit comprendre qu’il y aurait, le lendemain, une grande revue des troupes et de la milice devant la maison du roi et m’engagea à y assister.

Je ne voulus pas manquer une si belle occasion de voir les forces militaires de sa majesté sandwichienne, et je fus exact au rendez-vous. Cent trente hommes, composant toute l’armée de ligne, étaient rangés sur trois files ; chaque homme était armé d’un fusil de fabrique anglaise ou américaine, sans baïonnette. Je ne chercherai pas à dépeindre leur costume, je n’en viendrais jamais à bout. J’aurais voulu voir là un de nos inspecteurs-généraux d’infanterie. Les uns avaient, sauf les reins couverts par le maro, le corps complètement nu ; d’autres portaient sur les épaules de larges pièces d’étoffe fièrement drapées à la romaine ; d’autres, enfin, avaient la tête et le corps en partie couverts de feuilles de cocotier ou de bananier découpées en festons.

Vis-à-vis la troupe de ligne, et rangée également sur trois rangs, se tenait la milice d’Honolulu ; il eût été difficile de la distinguer des troupes réglées, car le vêtement était absolument le même. Seulement, peu de miliciens avaient des fusils, et, à la manière dont ils se servaient de cette arme, il était aisé de voir que les leçons d’exercice qu’ils avaient reçues ne leur avaient pas été très profitables. Devant la porte du palais était rangée la maison du roi, consistant en onze hommes habillés uniformément de pantalons et de vestes de calicot blanc avec les revers et les paremens écarlates ; chaque homme était armé d’un fusil et d’une baïonnette ; c’était, sans contredit, l’élite de l’armée d’Oahou. Ils semblaient avoir le plus profond mépris pour les soldats de l’armée de ligne et de la milice, et à leur tête fièrement relevée, à leur tournure militaire, on voyait qu’ils avaient le sentiment de leur supériorité.

Un roulement de tambour annonça que l’exercice allait commencer. Un officier lut un long discours dont je ne compris pas un mot ; je sus ensuite que, plusieurs hommes ayant manqué à la dernière parade, l’éloquence de l’adjudant-major s’exerçait sur ce sujet. La parade commença ensuite, et certes, sans en excepter même la maison du roi, les soldats hawaiiens ne me parurent pas très habiles. Au reste, c’est là une science qu’ils apprendront toujours assez tôt. Il y a bien des choses beaucoup plus utiles que l’exercice du fusil qu’on aurait dû et pu leur montrer depuis long-temps, et dont ils n’ont pas encore la moindre idée. L’exercice était commandé en anglais ; le dernier commandement fut : À genoux ! déposez vos armes ! en prière ! L’adjudant lut alors une prière assez longue, la troupe se releva, et l’ordre fut donné de rompre les rangs.

Après la revue, le roi m’engagea à entrer dans sa maison ; c’est une vaste cabane ayant à l’intérieur une certaine apparence de propreté et même de luxe. Une seule pièce la compose ; de larges rideaux d’indienne, étendus dans toute la longueur, en divisaient une partie en trois compartimens ou chambres, tandis que l’autre partie formait un vaste salon. Un treillage très fin recouvrait les parois intérieures ; la charpente, faite d’un bois noir et dur, était liée par des cordes tressées et peintes de différentes couleurs ; des nattes très fines couvraient le plancher ; à chaque extrémité et au milieu étaient de larges portes encadrées dans des châssis de vitrage. Quelques tableaux ornaient la muraille : je remarquai le portrait du roi Léopold, alors duc de Saxe-Cobourg, le portrait de Canning et ceux de Rio-Rio et de sa femme, faits en Angleterre. Des candélabres étaient attachés aux poutres. Des chaises, quelques tables, deux ou trois sofas complétaient l’ameublement.

Kauikeaouli me fit entrer dans les chambres intérieures ; une d’elles contenait une magnifique estrade de quinze pieds de long sur huit ou dix de large ; cette estrade ou lit, élevée de deux pieds au-dessus du sol, était faite de nattes posées l’une sur l’autre de la manière que j’ai déjà décrite ; la chambre, à l’autre extrémité, contenait un bureau sur lequel étaient éparpillés quelques papiers, et une petite bibliothèque dans laquelle je remarquai des livres religieux que Kauikeaouli ne lit sans doute pas souvent, et une histoire de France, qui lui avait été donnée quelques jours auparavant par un des officiers de la Bonite, et qu’il ne lira pas plus souvent que ses autres livres, quoiqu’il nous ait témoigné un grand désir d’apprendre la langue française. Le compartiment ou chambre du milieu servait de salle à manger ; une table et quelques chaises seulement meublaient cette chambre.

Cette maison est située à l’extrémité d’une vaste cour, entourée, comme toutes les maisons du pays, d’une barrière de briques séchées au soleil. Dans cette enceinte sont renfermées à peu près cinquante cabanes qui servent de cuisines, de magasins, de logement pour les serviteurs du roi, et de caserne pour les troupes de ligne et celles de sa maison.

Kauikeaouli gagne beaucoup à être connu. Il est naturellement timide ; mais s’il découvre en la personne avec laquelle il cause du bon vouloir et de l’indulgence, il se livre, et on peut alors apercevoir en lui les germes d’une intelligence qui n’eût demandé qu’à être développée. Il fait beaucoup de questions, et parfois les réponses provoquent chez lui des réflexions très judicieuses ; il paraît sentir vivement son ignorance, quoique son caractère soit naturellement léger et inconstant. Mais ces défauts proviennent sans doute de l’éducation qu’il a reçue, et ses idées, constamment tournées vers des occupations futiles, ne se prêtent que rarement à des sujets sérieux. Les sociétés qu’il hante ne contribuent pas peu, d’ailleurs, à entretenir chez lui les habitudes de dissipation qu’il a contractées dans son enfance, et il se livre avec une déplorable facilité à l’influence des mauvais exemples. Il prit un jour, à bord des bâtimens baleiniers, un goût décidé pour les combats à coups de poing, et pendant longtemps les plaisirs du roi et des jeunes gens de sa cour consistèrent à boxer ; c’était là le passe-temps à la mode lors de notre arrivée. Mais nous étions appelés à faire diversion : dans ses visites à bord de la Bonite, il eut occasion de voir nos hommes faire des armes ; il n’en fallut pas davantage pour tourner ses idées vers cette nouvelle distraction. Pendant tout le temps de notre séjour, il fit constamment des armes, soit avec des hommes qu’à sa prière le commandant lui envoyait, soit avec ceux de nos matelots qui passaient près de sa maison : il les arrêtait, les faisait entrer, et là, déposant avec sa veste la dignité royale, il ne craignait pas de déroger, en croisant pendant des heures entières le fer avec eux.

C’est ainsi que, livré exclusivement à ses passions capricieuses, il abandonne le soin du gouvernement à sa belle-sœur Kinao. Celle-ci, comme je l’ai déjà dit, est complètement sous l’influence des missionnaires, et ce sont eux qui gouvernent sous son nom. Les missionnaires, cependant, ne sont pas complètement rassurés sur la durée de leur domination, et l’opposition qui s’est élevée contre eux, parmi les étrangers, ne laisse pas de les inquiéter. Le roi lui-même et sa cour sont en inimitié ouverte avec eux. C’est avec peine que Kauikeaouli se soumet extérieurement à leurs règlemens de religion et de police, et le plus souvent il en secoue le joug ; mais ses velléités d’indépendance ne vont pas jusqu’à la résolution de voir clair dans les affaires de l’état ; c’est sa conduite personnelle seule qu’il cherche à soustraire à l’investigation et à la censure des missionnaires. Aussi y a-t-il aujourd’hui comme un pacte tacite entre les missionnaires et lui ; il a été, pour ainsi dire, convenu entre eux qu’il ne se mêlerait pas du gouvernement, à condition que la censure évangélique ne franchirait jamais le seuil de son palais. En conséquence, Kauikeaouli passe toutes ses soirées au billard public, jouant et buvant avec le premier venu, et cependant il ne faudrait, je crois, qu’une bonne direction pour faire sortir de ce diamant, brut encore, quelques jets de lumière.

Nous pûmes nous apercevoir de l’antipathie que Kauikeaouli a conçue contre les missionnaires, lors de notre fête champêtre au Pari. Un missionnaire et sa femme, venant de l’autre partie de l’île et allant à Honolulu, arrivèrent au Pari au moment où nous allions nous mettre à table. Kauikeaouli les salua à peine et leur tourna le dos. On remarquait néanmoins chez le roi un peu d’embarras, car un louaou avait toujours été jusque-là un rendez-vous de débauche, et celui qu’on donna en notre honneur peut-être est le premier qui se soit passé sans qu’on ait vu la plupart des convives dans un état complet d’ivresse. Quand le missionnaire continua sa route et disparut derrière le premier angle de la montagne, le roi parut soulagé d’un grand fardeau, et sa gaieté naturelle prit le dessus.


Adolphe Barrot.