Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/13

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Imprimerie Générale de Rimouski (p. 129-147).

PÊCHERIES

Le gouvernement du Bas-Canada, à l’époque où les Îles avaient le plus besoin de sa protection, portait toute son attention sur un théâtre plus vaste ; les scènes qui s’y déroulaient pouvaient avoir des conséquences nationales d’une gravité exceptionnelle. C’est la période peut-être la plus aiguë de la lutte entre le vainqueur et le vaincu, pour l’anéantissement ou le salut d’une race que le pouvoir dirigeant voulait noyer à tout prix, afin de lui rendre service, disait-il. Quelques esprits se révoltèrent et entraînèrent dans leur sillage la partie saine de la population française. Les troubles de 37-38 éclatèrent et l’Acte d’Union suivit.

Il suffit de jeter un regard rapide sur ces événements tragiques pour comprendre que les intérêts des Îlots de la Madeleine pesaient peu dans la balance. Peut-on blâmer le gouvernement d’avoir agi de la sorte ? Ce qui importait, ce n’était pas tant de protéger et de développer les pêcheries du golfe que d’assurer à la race française des droits imprescriptibles qu’on essayait désespérément de lui ravir au mépris des traités. Toute l’attention se trouvait concentrée sur cette question angoissante. Allions-nous, oui ou non, rester Français ? Et la plus grande cause, sinon la seule, de notre pauvreté matérielle au Canada, c’est peut-être que nous avons dépensé toutes nos énergies dans des luttes de prétoire, sur les tribunes publiques et dans les parlements.

Il n’y a pas que nos Îles qui en souffrirent, mais elles semblent avoir eu beaucoup plus que leur part. Les Américains, qui avaient commencé à y poursuivre la vache-marine au lendemain du traité de Versailles, ne tardèrent pas à exploiter cette situation. Et, si Coffin n’a pas obtenu officiellement l’autorisation d’amener sur ces rivages ses parents et amis des États-Unis, il a dû y encourager de quelque façon les pêcheurs américains, car il fut un temps où les Îles en étaient tellement infestées qu’on les aurait prises pour une colonie de la grande république. Pendant trois quarts de siècle, plus de 250[1] goélettes américaines et françaises vinrent sans aucune gêne, avec une insolence révoltante, faire la pêche dans la Baie de Plaisance, sur les bancs et jusque dans les havre des Îles. Bien fournis d’agrès de pêche, ils faisaient une concurrence effrénée aux pauvres insulaires. Avec leurs immenses seines, ils prenaient plus de poissons en une seule fois que tous les petits bateaux des îles en une saison. Les Madelinots devaient payer un droit d’entrée écrasant ; et ils avaient bien de la misère à se procurer leurs cordages, filets, sel, barils, etc., car les marchands de la localité étaient si maigrement approvisionnés[2] qu’ils se seraient vus dans l’impossibilité de gagner leur pain, si les goélettes américaines ne les avaient assistés. Chaque année, ce commerce illicite se poursuivit secrètement et se développa au détriment des marchands et au grand scandale des scrupuleux à l’excès. Ce n’était pourtant qu’un simple échange très avantageux aux deux partis. L’accoutumance fit disparaître la crainte et, malgré les efforts et les appels du douanier, Madelinots et Américains faisaient de la contrebande publique. Les marchands se lamentaient, maudissaient les Yankees et fustigeaient leurs compatriotes. Ces abus étaient pourtant provoqués par leurs prix exorbitants. Les Américains du 19e  siècle répètent, aux Îles de la Madeleine, les procédés des Bostonnais du 17e  siècle en Acadie ; et les Acadiens dans l’un et l’autre cas sont quasiment forcés de profiter de la situation anormale où les jettent les circonstances et de mener ce commerce en marge de la loi qui le défend mais n’y supplée point.

Nécessité n’a pas de loi et ventre affamé n’a jamais eu d’oreilles. Tout de même, les Américains profitaient de la situation pour exploiter les insulaires et imposer leur tyrannique domination, jusque dans le sanctuaire du foyer familial. Ils s’emparaient des havre, des quais, des grèves et des fonds de pêche d’où ils chassaient impitoyablement parfois les barques acadiennes… Après un quart de siècle de luttes pour la vie, les Acadiens, se sentant trop faibles pour prolonger davantage une concurrence inutile, tentèrent de s’organiser autrement. Les Îles devinrent un immense chantier maritime où chaque hiver on construisait une, deux, trois goélettes. La première lancée reçut au baptême le nom de Sophie. Puis vinrent la Delaney, la Constantine, la Flash, la Canadienne, la Stella, etc., etc… Plus de cinquante goélettes furent ainsi construites. Ces habiles Acadiens que les événements et les nécessités de la vie firent agriculteurs, pêcheurs, navigateurs, charpentiers, menuisiers, architectes, durent travailler bien fort durant les interminables hivers pour tirer un tel succès de cette industrie nouvelle. Ils coupaient et préparaient le bois un an d’avance ; ils utilisaient tout ce que les Îles pouvaient fournir, tout ce que le flot charroyait de convenable et tout ce qu’on pouvait acheter ou sauver des naufrages. Ce bois devait être transformé à la main. Pas d’autres scieries que les bras nerveux et vigoureux de ces vieux loups de mer qui, tout l’hiver, dans l’aire de leur grange, tiraient la grand’scie pour convertir les robustes troncs en bordages, poutres, préceintes, madriers, etc. L’année suivante, ces vieux Acadiens tenaces et travailleurs élevaient la carène, à l’abri, dans un bois ; et bientôt l’on voyait se dessiner sur la neige le flanc puissant, la proue élancée et la poupe échancrée du nouveau bâtiment. Si bien qu’en 1830, on comptait 27 goélettes de 30 à 60 tonneaux dont dix pêchaient au Labrador et les autres commerçaient avec Pictou, Halifax et surtout Québec. En 1851, il y avait 37 goélettes et 101 barques employées à la pêche.

Malgré leur industrie et leur vaillance, nos Madelinots ne réussissent pas à tenir tête aux Américains. C’est alors que, de guerre lasse, ils abandonnèrent les fonds de pêche aux étrangers pour aller à 300 milles de leurs demeures chercher le pain de leurs enfants. Ils équipent leurs petites goélettes et s’en vont demander à quelque anse de la Côte-Nord un abri et une cachette. Ils ont là une certaine protection de la nature, peuvent acheter leur sel, leurs agrès de pêche et quelques marchandises à des conditions plus avantageuses qu’aux Îles. « Il leur faut payer ici le sel quatorze, quinze et quelquefois jusqu’à vingt chelins, ne recevant de leur morue que de dix à douze chelins et six sous, au lieu qu’au Labrador, ils l’ont à un quintal la barrique et les autres articles de pêche en proportion. »

« Le monopole, avec le système de crédit qui l’a accompagné d’abord, n’a produit qu’un commerce mesquin ; ces principes rétrécis tiennent les habitants assujettis et écrasent leur énergie. » (P. Winter, 1852)

Tout l’été, ils sont dans ce nord lointain et leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards restent seuls dans l’archipel. À l’automne, ils vendent sur place le fruit de leur été ou reviennent chargés de morues qu’ils donnent aux marchands pour solder leurs dettes et s’assurer de nouvelles avances[3]. Durant ce temps, les Américains qui se considèrent comme en pays conquis, font sécher leur morue sur les grèves, s’emparent des animaux dans les champs et, profitant de l’absence des pêcheurs, vont jusqu’à pénétrer dans des maisons qu’ils pillent, après en avoir ligoté les occupants inoffensifs.[4] Parfois même ces vandales se rassemblent jusqu’au nombre de 1000 et se livrent à toutes sortes de déprédations. Que peuvent les vieillards, les femmes et les enfants ! (J. Fontana).

Il est clair que de cette façon le commerce des îles était une source intarissable d’immenses revenus plutôt pour les étrangers que pour la province dont elles dépendaient. À force de se lamenter, d’envoyer pétitions sur pétitions, d’exposer les difficultés de leur situation désespérée, les Madelinots obtinrent enfin un quart d’heure d’attention de Québec. Monsieur Jos. Bouchette fut chargé d’y faire un voyage d’étude en l’été de 1850, et le 24 mars 1851, il soumettait à l’Assemblée Législative un rapport très détaillé sur la valeur et l’importance de ces îles, les ressources naturelles et commerciales qu’elles offrent dans leurs inépuisables pêcheries et les avantages agricoles d’un sol très fertile. Il prouvait, avec documents à l’appui, que le golfe St-Laurent est supérieur à toute autre partie du continent américain pour l’abondance et la variété du poisson et que les Îles de la Madeleine sont le centre d’attraction de toute cette gent sous-marine qui y passe à tour de rôle et s’y arrête successivement de mars à novembre. À cette époque, malgré la pêche dans le nord, malgré les milliers de tonnes[5] de poissons enlevées annuellement par les étrangers, les Îles exportaient des produits de pêche pour une valeur égale à un sixième des exportations du comté de Gaspé et à la moitié de celles du Nouveau-Brunswick sur le golfe[6]. Il mentionne, toutefois, que ces exportations ont diminué considérablement depuis que les insulaires, impuissants à soutenir avantageusement la concurrence américaine, ont dû entreprendre la pêche lointaine. Ce qui ne serait pas arrivé, bien au contraire, s’ils avaient eu autant d’encouragement à développer leur industrie que les étrangers qui fréquentent ces lieux et si le tarif ne leur était pas si défavorable : 12½% à 30% sur tous les articles indispensables à la pêche, sur le vêtement et les denrées.

Voici les meilleurs remèdes à ce lamentable état de choses, qu’il suggère au Gouvernement :

1. Un vaisseau armé pour tenir à distance les Américains et les Français et protéger les intérêts immédiats des insulaires ;

2. Une prime à toute embarcation engagée dans les pêcheries, mais à la condition que tout le poisson soit apporté aux Îles ;

3. Une exemption du tarif sur tous les articles nécessaires à la poursuite de cette industrie.

Il demande aussi la construction d’un phare au Rocher-aux-Oiseaux et d’un autre à la Pointe de l’Ouest du groupe, avec des dépôts de provisions pour secourir les naufragés, jusqu’ici à charge aux insulaires peu fortunés.

Ce substantiel rapport détermina enfin le gouvernement à prendre quelques mesures efficaces. Une goélette fut équipée pour surveiller les Îles et la Côte-Nord où les Américains avaient suivi les Acadiens.[7]

En 1852, l’Alliance fit sa première visite officielle. Le commandant Fortin y dirigea une enquête consciencieuse sur les besoins de la population qu’il devrait désormais protéger. Son rapport au Gouvernement renforça et compléta celui de Bouchette ; il fit un sombre mais exact tableau de l’abandon que seuls des Acadiens pouvaient supporter. Il montra et prouva qu’il leur était complètement impossible de soutenir toute concurrence avec les pêcheurs étrangers, car le gouvernement français accordait dix francs (8sh, 4d) pour chaque quintal de morue débarqué en France, cinq francs, en sus, pour chaque quintal exporté par des bâtiments français dans un pays étranger et cinquante francs pour chaque homme ou mousse employé à la pêche. Les États-Unis, depuis 1819, offraient $3.50 par tonne à tous les bâtiments de 5 à 30 tonnes et $4.00 à ceux de plus de 30 tonnes, à condition de 4 mois de service. L’Île du Prince-Édouard, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse protégeaient et encourageaient aussi leurs pêcheurs, tandis que les Madelinots n’avaient rien, rien que leurs sueurs et leurs larmes.

En même temps que le commandant Fortin s’acquitte de sa mission protectrice, un comité, formé des Messieurs C. J. Fournier, Colonel John Prince, Robert Christie et De Sales Laterrière, M.P., est chargé d’enquêter sur les pêcheries, l’agriculture, la tenure des terres et la valeur de ces Îles pour la province de Québec. Les principaux habitants des Îles remplissent un questionnaire, et toutes leurs réponses corroborent et justifient les remarques et les suggestions faites par Bouchette et Fortin : à savoir que la nonchalance et l’apathie qui semblent caractériser la population de ces Îles ne sont dues qu’à l’abandon complet dans lequel on l’a toujours laissée ainsi qu’aux obligations onéreuses qui l’écrasent. Ces habitants ont du nerf et de la volonté autant que tout autre groupement humain. C’est le découragement seul qui les a énervés et déprimés. Qu’on leur montre, une bonne fois, un peu d’attention, de sympathie, et l’on sera surpris de quelle somme d’énergie et d’endurance ils sont capables. Ils ont peut-être paru indifférents à la prospérité, au progrès, aux lois… rien de surprenant à cela. Quel progrès pouvaient-ils réaliser ? Jusqu’ici, leurs revenus sont ridicules et ils doivent en donner une forte partie en tarif, une autre en rente seigneuriale, et enfin, avec le reste, entretenir une nombreuse famille et prévoir les maladies, les mauvaises années… C’est l’exploitation en grand. On leur demande l’impossible : « Braves et honnêtes Madelinots, leur dit-on, c’est bien dommage que des milliers de pêcheurs étrangers arrachent le pain de la bouche de vos femmes et de vos enfants. Pêchez à côté d’eux, mais veillez, même si vous ne le trouvez pas chez vos marchands, à ne jamais acheter aucun effet de contrebande, fut-il indispensable à votre pêche. Si vous avez besoin de quelque article, introuvable ici, en route pour l’Île du Prince-Édouard, y perdriez-vous huit jours de travail au plus fort de la pêche. Ces étrangers peuvent vous vendre des vivres, des agrès de pêche à beaucoup meilleur marché que les bourgeois des Îles, mais n’en achetez pas : la loi vous le défend : cela nuirait au revenu de la province !! Ne soyez pas des indisciplinés ; achetez chez vous, afin de payer le tarif et d’encourager les vôtres. Ne voyez pas les officiers de loi d’un mauvais œil, ils veulent tous votre bien. Les étrangers vous chassent des fonds de pêche et des havres, défendez-vous, nous n’y pouvons rien. D’ailleurs, nous ne sommes pas ici pour vous protéger, mais pour protéger la loi. » Voilà le langage des représentants du gouvernement jusqu’en 1852. Cette année leur apporte un commencement de protection qu’ils implorent pour l’avenir. Elle leur fut en effet généreusement continuée dans la suite. Plus tard une prison fut bâtie pour ramener les récalcitrants et délinquants au respect de la loi, mais elle servit peu aux insulaires.

Ce ne fut que trente ans plus tard qu’une loi fédérale autorisa le paiement d’une prime pour aider au développement des pêcheries maritimes du Canada et pour encourager la construction et le gréement perfectionné des navires de pêche. Durant les six premières années, la prime était de une à deux piastres par bateau proportionnellement aux dimensions, ensuite elle fut fixée à une piastre par chaloupe ou par tonneau jusqu’aujourd’hui Chaque pêcheur recevait primitivement $3.00, puis $3.50, $3.75 et jusqu’à $6.95, suivant le nombre plus ou moins considérable des pêcheurs. Le gouverneur général en conseil ne peut pas autoriser le paiement d’une somme excédant $160,000, qui représente les intérêts d’un capital versé par les États-Unis pour acheter le droit de pêche dans les eaux canadiennes.

Cette protection eut de bons effets. La pêche dans le nord fut abandonnée en 1885. On vit bientôt dans chaque anse une flotte de légères embarcations et dans les havres des barquettes et de grosses barges. Tous les beaux jours, à l’aurore, ces centaines de voiles sortaient à quelques encâblures des côtes et s’en venaient avec une grande quantité de poissons. Il y en avait en telle abondance qu’au dire des anciens, dans un avant-déjeuner, ils chargeaient leurs barges de maquereaux. Le soleil était à peine levé et la barge déjà bien calée ; on se huchait l’un à l’autre : « Hé, t’en viens-tu boire ton café » ? Et avant que le poisson n’ait pu s’échauffer, on filait vite le préparer. Pêches vraiment idéales ! Quel contraste avec ces expéditions périlleuses et inquiétantes sur des côtes lointaines ! Voyez l’effet de l’ordre. Un peu de sympathie, une large protection, l’application rigoureuse d’une loi constamment violée par le passé suffisent à modifier radicalement la situation de nos insulaires. L’amélioration de la tenure seigneuriale avait rendu à ces laboureurs de la mer le goût de la terre. Après une matinée de pêche fructueuse, ils travaillaient à la culture de leurs champs sur le haut du jour et, vers le soir, ils retournaient joyeux à leurs lignes ou à leurs filets.

Jusqu’alors ils ne se sont occupés que du hareng, du maquereau et de la morue ; ils vont désormais se livrer avec succès à la pêche des crustacés qui couvrent les fonds pierreux et viennent jusque sur les galets du rivage où on les prend à la gaffe. Qu’on ne s’imagine pas toutefois qu’ils se lancèrent dans la pêche au homard avec une gaffe. Ils se servirent, comme aujourd’hui, d’attrapes ou pièges qu’ils appellent cages. Elles mesurent quatre pieds de longueur sur deux de largeur, sont construites de lattes, en forme d’arche, avec un boyau d’entrée en fil de coton maillé, par où s’introduit l’animal pour atteindre la bouette ou appât. (On la cale avec un lest de pierres plates). Une fois entré, il lui est impossible de monter dans le haut de la cage pour retrouver sa liberté perdue. En cherchant le moyen de sortir de cette étroite prison, il aperçoit un autre boyau, semblable au premier : c’est, pense-t-il, son unique chance de salut. Il le gravit jusqu’au sommet et se laisse choir de nouveau, mais, à sa grande stupéfaction, il est toujours emprisonné. Que faire ? Attendre le pêcheur. Celui-ci arrive de grand matin, prend la bouée qui marque le long cordage sur lequel sont attachées les cages à toutes les six ou huit brasses et file d’une à l’autre, enlevant le homard qui remplit parfois la chambre de sûreté, débarrassant les parasites et ajoutant de la bouette sur l’épingle tremblotante. Douze, quinze, dix-huit, vingt homards par cage, quand on pêche avec 100, 150 ou 200 cages, chargent bien vite la chaloupe. Le pêcheur alors ne sent pas la fatigue, ne songe pas à regretter son dur labeur. Il manie ces lourdes machines avec une dextérité inconcevable. Chacune met quelques ressources dans sa bourse et donne du nerf à ses bras vigoureux. Dans l’espace de quelques heures, s’il n’a pas d’accidents, il empile dans sa barge jusqu’à 1000, 1200, même 3000 ou 4000 crustacés qu’il apporte à terre et vend immédiatement. Aujourd’hui, le homard se pèse en vie et se vend huit ou neuf sous la livre. C’est peu, bien peu, si on considère les frais et les fatigues que cette industrie exige. Mais au début, nos pêcheurs n’obtenaient que $0.50 pour 100 beaux gros homards. ce qui faisait à peu près 30 à 34 sous du cent livres. Naturellement les marchands imposaient leur prix peu rémunérateur et pêchez bons Madelinots. Ils pêchèrent si bien, en effet, qu’ils faillirent en détruire la race. Alarmé de cet état de choses, le ministre de la marine et des pêcheries, fit construire à grands frais une couveuse artificielle qui ne donna que de très maigres résultats. Un récent règlement défendant d’apporter aucune femelle à terre en donnera de plus heureux, s’il est bien observé, et la gent homardière se multipliera à l’infini, à la grande satisfaction des fidèles protégés du bon saint Pierre.

Cette pêche a varié d’une façon assez incompréhensible, mais elle a toujours rapporté trois fois plus que dans les comtés réunis de Bonaventure-Gaspé ; plus à elle seule que dans le reste de la province de Québec. Qu’on s’en rende compte par un rapide coup d’œil sur le tableau suivant, puisé dans l’annuaire statistique de Québec. (1919, p. 374). J’ai pris des chiffres quinquennaux un peu au hasard. Cela montrera peut-être davantage les oscillations de cette pêche.

Années I. de la M. Gaspésie Diff. Total P. Q. % I. M.
boîtes : 1 lb qtx en écailles boîtes : 1 lb qtx écailles livres boîtes 1 lb qtx écailles
1897 703656 291218 94 408937 1036202 94 67.68
1902 429826 191200 55 296573 708019 55 60.53
1907 588109 167520 90 417229 819723 90 71.45
1912 827568 60 241408 190 581307 1086096 300 75.62
1917 542304 14 96192 850 414902 669360 864 77.37
1922 621704 104443 1188 472904 759600 1190 77.32

Le hareng, lui, n’a pas diminué. Il continue, chaque printemps, d’étreindre l’archipel de la Madeleine de ses innombrables légions. On le pêcha d’abord et longtemps au filet, puis à la seine qui fut remplacée par l’attrape : seine flottante fixe qui ressemble beaucoup aux pêches à fascines du bas du fleuve Saint-Laurent. Il n’est pas rare qu’elle prenne jusqu’à 2000 barils à la fois. Le plus grand débit se fait aux pêcheurs des bancs de Terre-Neuve, le reste s’exporte dans les boucaneries des Provinces Maritimes ou se consomme sur place. Pour s’éviter des luttes de clans, des querelles et des fatigues extraordinaires, les pêcheurs de hareng se forment en coopérative. Ils laissent alors les acheteurs aller librement où bon leur semble : ils sont assurés d’en avoir une part. Autrement, c’est un attrape-qui-peut très démoralisant, puisqu’il force ces fils d’une même mère — la mer — à guerroyer dans le large, exposés à toutes les tempêtes, dans leurs frêles coquilles, pour enregistrer le plus d’acheteurs possibles.

Cette dernière méthode fut tentée plusieurs fois, mais on préfère de beaucoup l’autre et on y revient sans cesse. Les Américains qui au début terrorisaient les insulaires sont à présent leurs meilleurs amis. Ils laissent chaque année beaucoup d’argent dans les Îles pour la bouette, les œufs, les pommes de terre, la viande qu’ils y achètent. Les rôles sont maintenant changés. Jamais vous n’entendez un Madelinot se plaindre des Américains assagis. Un pêcheur, en venant du large, arrête-t-il à bord d’une de leurs goélettes qu’il est invité à goûter la cuisine américaine. Les Terre-Neuviens et les Néo-Écossais lui sont également sympathiques. Mais la mauvaise renommée que tous ces étrangers s’étaient faite jadis sur les îles, leur a créé une atmosphère antipathique qu’ont respirée tous les enfants, dans les récits de leurs grand’mères. La maman dit encore à son petit qui pleure : « Tais-toi, voilà un Américain ! » Cela tend à disparaître, et les enfants d’écoles ne redoutent plus de suivre le chemin du roi dans le mois de mai. Il ne reste que les Français dont il faut se garer, à cause de leur langage pernicieux et de leur malhonnêteté. Ces pirates et écumeurs de mer volent lignes, voiles, rames, tout ce qu’ils rencontrent, voire même parfois des bateaux de pêche. Il faut tout cacher ou mettre sous clef dès qu’apparaît une voile rouge à l’horizon. Ils furent sans cesse à craindre ; leur esprit révolutionnaire et irréligieux cherchait à contaminer les honnêtes gens qui leur accordaient une si large et cordiale hospitalité. On sentait toujours une idée fixe chez eux : semer le mal par l’exemple et par la parole, partout où ce serait possible mais chez les enfants surtout. Ceux-ci, entendant parler leur langue maternelle, avaient moins peur et pouvaient être approchés plus facilement. C’était bien diabolique… J’ai vu de ces mauvais esprits chassés de terre par quelques énergiques parents soucieux de l’honneur de leur famille ; j’en ai vu d’autres repris sévèrement… Depuis 1800, les missionnaires se sont plaints de la mentalité anti-religieuse que ces individus sans foi ni loi cherchaient à semer parmi la population. Et beaucoup de méfaits, dont on accusait injustement les insulaires, étaient l’œuvre de ces fanfarons. Au début ils eurent quelque emprise à cause des relations de famille qui existaient encore avec le groupe de Saint-Pierre et Miquelon. L’abbé Madran ne le dit-il pas : « C’est aux étrangers qui fréquentent l’endroit qu’il faut attribuer ce dépérissement de la foi et de la piété ». Et l’abbé Bédard, précisant davantage : « J’ai beaucoup à faire ici par rapport aux Miquelonnais qui sont en grand nombre sur et autour de ces Îles pour la pêche. Étant révolutionnaires, ils s’efforcent de rendre mes habitants semblables à eux, mais, grâce à Dieu, ils sont fort rares ceux qui les écoutent ». Tout de même, le mal se répandait et l’esprit d’hostilité, de rébellion ou d’entêtement, dont les missionnaires se plaignirent jusqu’en 1820, trouve là son explication toute naturelle, car la soumission proverbiale des Acadiens à leurs prêtres n’a pas diminué. Il est même remarquable que ces gens aient si bien résisté à tant d’influence délétères et se soient dressés fièrement, comme un seul homme, contre cette ambiance envahissante

Que nous voilà bien loin du hareng ! Revenons-y !

Voici un petit tableau comparatif pour les principaux poissons marchands des Îles, d’après l’annuaire statistique 1921.

Année Poissons Îles Madeleine Reste de la province % de la production totale par I. M. Moyenne
1919 Hareng 265570 qtx 68265 qtx 79.5 34 p.c.
Homard 28060 qtx» 3785 qtx» 88.
Maquereau 31542 qtx» 1248 qtx» 96.
Morue 67813 qtx» 692169 qtx» 9.
Phoques 1964 qtx» 2802 qtx» 41.

La valeur totale du poisson vendu en cette année a été de $4,007,012 pour toute la province (partie maritime), et de $ 1,051,764, soit 26.2% pour les Îles de la Madeleine, où le poisson se vend moins cher que partout ailleurs.

En 1922, la proportion était de 37.91 %.

Le maquereau est le plus difficile à capturer ; il gagne sans cesse le large. Au lieu de le pêcher sur les chaînes de terre, comme il y a trente ans, il faut aller jusqu’à vingt milles ; effarouché sans doute, par les moteurs à essence, comme les sataniques distillateurs et charrieurs de chien et de bagosse, il a une peur bleue des spotters en automobile. Cela appauvrit la pêche d’été qui se fait à la ligne et qui est un sport idéal, très goûté des fervents de la mer et de ses émouvantes aventures. Au printemps, on le prend aux filets. Quelques signes avant-coureurs annoncent aux pêcheurs l’arrivée prochaine de la mouvée impatiemment attendue. Vite, les filets se tendent. Il ne faut pas le manquer, car sa visite est courte et éphémère. Cette pêche est très variable : peu payante une année, elle est épatante l’année suivante. En 1920, près de 13,000 barils, contre à peine 6,000 en 1917. Pour cela, comme pour le reste, les années se suivent et ne se ressemblent pas.

Chaque famille est nantie d’une barge, un bateau ou une barquette, cette dernière pour le Havre-Aubert seulement, car il y a là un abri sûr et commode. Ailleurs, c’est la barge, plus élancée, plus élégante, moins lourde, qu’il faut haler dans les anses. Disons en passant qu’elle a dernièrement perdu tout son cachet antique et poétique ; pour être de son temps elle s’est modernisée en métamorphosant ses blanches ailes en moteur à essence. Avec chaque embarcation il faut tout un attirail de filets, lignes, cordages, cages, salines, fûts, etc…

En 1922, il y avait 875 embarcations de pêche, représentant une valeur de $213,000, et des agrès de toutes sortes, boucaneries, homarderies, etc., pour la somme de $462,835. Ce qui donne une moyenne totale de $772.38 par embarcation et de $220.80 par personne — homme ou femme — employée à l’industrie de la pêche. Cette moyenne pour le comté de Gaspé est de $429.46 dans le premier cas et de $177.00 dans le second.

Au prix fabuleux du poisson sur le marché des villes, on s’imagine peut-être que les pêcheurs doivent avoir des coffres pleins d’or et d’argent. Nenni ! Le pauvre travaillera éternellement pour le riche. Et je me demande quelquefois si de l’autre côté le riche va tondre encore le pauvre… Avant d’arriver au consommateur, il colle plus d’argent aux doigts rapaces et gluants des intermédiaires qu’il n’en reste dans les mains du producteur sempiternellement exploité. Le pêcheur réalise beaucoup d’argent, mais ses agrès de pêche lui coûtent énormément cher.[8] Chaque printemps, il faut les renouveler en partie ; qu’une tempête soudaine, une banquise imprévue, écrasent les cages, déchirent les attrapes et les filets, jettent les embarcations à la dérive, tout est à recommencer. Le beau temps revenu, la mer calmée, ils ne sont que dégâts et ruines, et avec ces débris, il faut se réorganiser. On achète des matériaux, on passe des journées à tout remettre en ordre, perdant ainsi un temps infiniment précieux, et on recommence courageusement. Ces désastres peuvent se produire deux ou trois fois dans une saison, de sorte qu’un matériel neuf mis à la mer en mai en est retiré presque usé en juillet. Il a perdu les trois-quarts de sa valeur. Tous les deux, trois ou quatre ans, force est au pêcheur de renouveler de fond en comble une organisation onéreuse. Comment s’en tirerait le cultivateur réduit à acheter une moissonneuse tous les quatre ans, une faucheuse tous les deux ans, et ses autres instruments agraires à l’équipelent ? Assurément, il n’y aurait pas de cultivateurs crésus. Y aurait-il même des cultivateurs ? Quand il a payé tous ses frais et son sel, le pêcheur s’estime et se considère comme richissime s’il lui reste quelques centaines de piastres…

Autrefois, la chasse aux loups-marins était une bonne source de gros revenus. Les insulaires l’appelaient leur manne. Chaque printemps, une vingtaine de goélettes[9] bien équipées se lançaient à travers les banquises, à la poursuite de cet intéressant amphibie. Métier très dangereux, qui demandait une grande habileté, doublée d’un grand sens marin. Ces voiliers étaient les esclaves du vent et des courants. S’ils avaient le malheur de se faire geler dans les glaces, c’était un printemps perdu : aucun autre mouvement possible que celui de l’immense croute du golfe, glissant vers l’est. Et les loups-marins passaient à distance. Heureux encore si tardivement dégagés, ils pouvaient courir les derniers glaçons. Bien des malheurs ont jeté la population dans de grandes tristesses, lors de ces expéditions : c’est la goélette Emma, appartenant à William Johnston, avec 10 hommes d’équipage, et la Breeze, appartenant à Germain Cyr, avec le même nombre d’hommes — en tout 20 dont 13 mariés, ayant 45 enfants — que les glaces écrasent et font périr corps et biens, dont six frères Hubert, en 1873 ; ce sont des navires étrangers qui se perdent loin des côtes dans les glaces et les ouragans et dont les débris sont trouvés par les Madelinots ; (un printemps, Zéphirin Arseneau sauva plusieurs hommes et femmes abandonnés sur la banquise, dont une jeune mère avec un enfant de trois semaines caché sur son sein. Julien Boudreau en sauva quelques-uns de la même façon ;) c’est l’Espérance qui disparaît le 2 avril 1893, au large de la Grande-Échouerie, le plus mystérieusement du monde…

Après chaque saison, quand on rentrait au port, c’était jour de vive allégresse et de grande liesse. Les femmes et les enfants sortaient des maisons, allaient sur les falaises et sur les caps saluer les hardis marins. Ceux-ci leur répondaient par autant de coups de fusil qu’ils avaient de cents loups-marins. Si le bâtiment était bien calé, c’était une explosion formidable de joie, des battements de mains, des cris, des signaux. Puis on se précipitait au port…

Dès que les vapeurs terre-neuviens commencèrent la chasse dans le golfe, les Madelinots, incapables de soutenir la lutte au large, désarmèrent leurs goélettes et s’organisèrent pour la chasse à pieds[10]. Les premières années furent miraculeusement fructueuses, car les loups-marins, n’ayant pas été élevés dans la crainte des Îles, s’en approchaient sans peur au temps de la mise à bas : 1er  mars. Mais, serrés et traqués, d’un côté par les Madelinots et de l’autre par les Terre-Neuviens, ils purent difficilement s’échapper et durent subir, sans mot dire, un épouvantable massacre — un massacre d’innocents — qui en extermina la race : en 1917, 15,350 de capturés ; en 1918, 10,000 ; en 1920, pas un seul…[11]

Pourtant un peu d’intelligente protection aurait conservé cette source de revenus importants. Avec de l’organisation, les Îles de la Madeleine seraient un pays de cocagne, mais on y vit pauvrement au sein d’une abondance dont on ne sait tirer parti. Les pêcheurs n’étant pas organisés se trouvent à la merci des commerçants qui les exploitent à leur guise. Le plus difficile n’est pas de pêcher le poisson, c’est de le vendre. On le donne bien souvent : n’est-ce pas donner quand on en retire à peine de quoi couvrir ses frais et qu’il ne reste rien pour vivre. L’abbé Miville constatait le même mal en 1852 : « Après avoir travaillé sur la mer tout l’été, ils se trouvent avec rien pour passer l’hiver, quand toutes les dépenses de la pêche sont payées et les pertes réparées ». Ils ont des cercles et des sociétés d’agriculteurs et n’en ont pas de pêcheurs. Voilà pourtant le moyen de se libérer une bonne fois de la tutelle qui les asservit et de profiter de la richesse qui les entoure.


  1. 500 à 600 voiles américaines dit J. B. Painchaud en 1852, 400 goélettes dit Faucher de St-Maurice en 1874.
  2. « J’ai vu moi-même de ces pauvres pêcheurs être obligés, dans la force de la pêche, de perdre quinze jours et plus, pour aller à l’île du Prince-Édouard chercher un câble, d’autre perdre deux jours de pêche, c’-à-d., quinze à seize quintaux de morue, pour venir chercher un mouillage de berge qui ne valait pas cinq chelins, ou une livre de clous pour réparer leurs embarcations. »

    C. N. Boudreault, ptre, oct, 1852.

  3. « À partir de 1850, toutes les goélettes des Îles, se rendaient directement à Blanc-Sablon, n’achetant aux Îles que ce qui était strictement nécessaire pour la traversée. Une fois là, les maisons de Quetteville et de LeBoutillier leur avançaient tout ce qu’il fallait pour la saison. Quand la pêche était bonne, les goélettes s’en retournaient chargées, frais payés ; autrement, en se faisant avancer aux Îles, toute la cargaison aurait été mangée par les frais. Ils avaient aussi l’avantage de vendre leurs huiles au comptant. Quand la morue manquait, la cargaison était complétée avec le gros hareng. » (Vigneau).
  4. En souvenir de ces forfaits un vieux Madelinot porta le surnom de Pillé.

    Le soir, les femmes se rassemblaient par petits groupes chez la plus brave d’entre elles et se munissaient de fourches et de bâtons pour se défendre, si des maraudeurs effrontés se montraient. Une vieille tante me racontait qu’elle-même essayait de faire la brave, mais pour réconforter ses compagnes, car le cœur lui battait bien fort…

  5. 70,000 barils de harengs, 4000 barils de maquereaux et autant de morues.

    Encore vers 1865, les Yankees pêchaient de 25,000 à 30,000 barils de maquereaux évalués à $250,000 ou $300,000, tandis que les insulaires ne dépassaient guère 1,000 barils.

  6. 8,000 quintaux de morues sèches, 600 quarts de maquereaux 8,000 galons d’huile de phoque, 2,000 peaux, plus morue verte, hareng, huile de morue dont on n’a pas les chiffres : en tout £15,000 (1852).
  7. En 1852, Fortin trouva à Blanc-Sablon 7 goélettes des Îles et 10 des États-Unis.
  8. Une trappe coûte $3000, une seine $2000, un filet $25, une barge avec son moteur $400, etc., etc…
  9. 16 du Havre-aux-Maisons et 9 du Havre-Aubert. Ces dernières hivernaient dans le Havre-aux-Basques pour être plus tôt prêtes à prendre la haute mer au printemps. (1875).
  10. Par curiosité, voir Croquis Laurentiens du Frère Marie-Victorin pour détails.
  11. Un phénomène extraordinaire et dont on n’a point souvenance se produisit au mois d’avril 1925. Le hareng étant arrivé, les « trappes » tendues, le vent se mit à souffler de l’est et du nord-est et bloqua les Îles de glaces couvertes de loups-marins. Et pendant que dans la Baie-d’en-Dedans on charriait le hareng à pleines embarcations, dans la Baie-de-Plaisance on tuait les loups-marins comme dans les années d’abondance.