Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/23

La bibliothèque libre.
Imprimerie Générale de Rimouski (p. 214-219).

FAUSSE LÉGENDE

L’annexion des Îles de la Madeleine au gouvernement de l’Île du Prince-Édouard, agitée dès 1787, fut ressassée jusqu’en 1845, alors qu’une cour de justice fut établie sur ces îles. Le 16 avril 1840, une clause avait été insérée dans un projet de loi présenté au gouvernement du Bas-Canada pour séparer les Îles de la Madeleine de cette province et les rattacher à l’Île du Prince-Édouard. Ces démarches réitérées, cette insistance sur une question aussi futile aux yeux des Québécois éveillèrent enfin leur attention et ils s’aperçurent que ces îles n’étaient pas si ardemment convoitées, aux seules fins d’y installer la justice et de donner la paix à leurs habitants. Maître des I. M., le gouvernement de l’Î. P.-E. en aurait retiré de grands bénéfices, car les poissons de toutes sortes y abondaient, mais hélas ! ils étaient follement gaspillés. Organisées et disciplinées, ces îles auraient arrondi considérablement le budget de leur pauvre voisine. En 1838, leur exportation s’élevait à 10,000 livres sterling, malgré le primitif et trop élémentaire outillage des pêcheurs et la nuisance considérable des Américains. Ceux-ci énergiquement tenus à l’écart et ceux-là protégés et outillés, les rendements auraient beaucoup augmenté et fourni au commerce canadien une source inépuisable de revenus immenses. Pour arrêter et apaiser les envieux, on promit de s’occuper activement de la question. C’est alors qu’on y implanta une cour de justice… chancelante et mal administrée.

Dans cette campagne, on représentait les Madelinots comme des révolutionnaires anti-britanniques de la plus belle eau. L’Amiral Coffin et certains personnages officiels défigurèrent tellement les choses que ces gens passèrent pour des pirates et des brigands, se moquant des lois et de leurs sanctions. Et on demandait à grands cris une prison pour les y enfermer et les assagir. La prison bâtie, elle resta sans hôtes, comme de nos jours. Quel était donc le fond de cette affaire ? C’est que les insulaires, de très bonne foi, se croyaient réellement les légitimes propriétaires des biens qu’ils occupaient de longue date et refusaient de reconnaître le seigneur. Celui-ci ne s’attendait guère à la résistance. Il détestait au suprême degré ces misérables Acadiens qui avaient conservé au plus profond de leur cœur un grand amour de la France Chrétienne et royale d’avant la Révolution. Ce fanatique à tout crin ne savait pas que c’était la fidélité à la religion et au roi, le souci intense de la paix et le dégoût des scènes douloureuses dont Saint-Pierre avait été témoin, qui les avaient amenés dans ses domaines ; sans preuve aucune, il les disait alliés aux révolutionnaires français et ennemis irréductibles de la Grande-Bretagne. Les moindres incidents servaient à propager ces mensongères accusations. C’est ainsi que MM. Brenan et Fogarty qui voulaient arpenter de force les terres de quelques pêcheurs de l’Étang-du-Nord, se voyant mis à la porte d’une façon un peu cavalière, publièrent que l’île était en rébellion ouverte, « qu’il faudrait une force armée pour maintenir l’ordre. » Enquête sérieusement faite, il en résulta clairement que les habitants étaient très paisibles et que les sinistres bruits largement répandus sur leur compte étaient un tissu de noires calomnies.

En 1831, le lieutenant J.-H. Baddeley, qui fit sur place un étude approfondie et documentée, a la courageuse franchise d’avouer que si ces gens sont un peu emportés entre eux, ils sont d’une politesse exquise dans leurs relations avec les étrangers. Le Capitaine Baynes, malgré son antipathie ancestrale pour les Français, écrit à son tour à Charles Fitzroy, lieutenant-gouverneur de l’Île du Prince-Édouard, le 20 septembre 1839, que les habitants sont en général d’une humeur tranquille et inoffensive, et que les rixes ou les querelles sont très rares parmi eux.

Et quant à leurs prétendus délits de rapine et de piraterie, voici de quelle façon Baddeley les absout devant l’histoire : « Les accuser de brigandage et de vol, c’est vouloir traîner dans la boue la réputation d’un peuple scrupuleusement fidèle à observer les lois divines et humaines. Jamais, pas même leurs plus malveillants ennemis n’ont réussi à formuler contre ces consciencieux insulaires de manquement grave d’humanité. »

« Que le sort du Grannicus eut été différent, s’il avait fait naufrage sur les Îles de la Madeleine ! » En effet ces pauvres gens avaient souvent à secourir des équipages et des marins que les tempêtes jetaient sur leurs rives. Qu’on examine le tableau des naufrages à la fin de ce livre et on se fera une haute idée des services signalés rendus par les insulaires aux victimes de la mer. Le gouvernement ne faisait pas de dépôts de provisions ni de vêtements pour naufragés.[1] Ces accidents se produisaient surtout à l’automne, alors que les communications avec la terre ferme étaient difficiles et souvent interrompues ; c’était nos pêcheurs peu fortunés qui, sans rémunération aucune, nourrissaient les rescapés au dépend de leur garde-manger, insuffisamment ravitaillé pour leurs familles nombreuses.[2] Plusieurs de ces réchappés trouvèrent une hospitalité si charitablement empressée, si fraternellement cordiale qu’ils ne voulurent plus s’en retourner dans les vieux pays, et y fixèrent leurs pénates et fondèrent de nouvelles familles : telles sont, Céleste McLoad, mariée à David Arseneau, Marguerite Maldune, mariée à J.-B. Richard, émigrés 20 ans plus tard à la Pt-aux-Esquimaux. Ces deux femmes étaient à bord du Miracle, navire anglais transportant des émigrés irlandais et qui fit naufrage à la Pointe de l’Est. Le capitaine était paraît-il, une espèce de pirate anglais… Tels encore J.-B. Clark, William Hadone, William Wallace, Robert Best, Obe Taker ou Tekoff (Russe), Paul Chenel (Anglais), Pierre Huot (Français), Philippe Verdier (Français), Louis Damours (Français), LeBourdais (Canadien), John Schofield (Anglais), Giffard (Canadien).

Toujours leur conscience a été très délicate. Il est peut-être difficile de trouver sous la calotte des cieux une région l’honnêteté soit mieux pratiquée. Monseigneur Plessis en était tout étonné, il y a 114 ans. Il écrivit : « Ils n’ont nulle idée de la chicane non plus que de l’injustice ; si quelquefois il s’élève des contestations entre eux, elles sont aussitôt soumises à un arbitrage et terminées sans retour. Ils ignorent l’usage des clefs et des serrures et riraient de celui qui fermerait sa maison autrement qu’au loquet, pour s’en éloigner de deux ou trois lieues ; si quelques hardes les incommodent en route, ils les laissent tout uniment le long du chemin, assurés de les y retrouver à leur retour, n’eut-il lieu que le jour suivant. » (Mission, 1881, p. 85.) Quelle agréable surprise pour cet éminent évêque, s’il lui était donné de revoir et de retrouver exactement la même probité chrétienne dans un siècle où des barbares ont eu l’impudence d’ériger en dogme cet horrible principe : « La Force prime le Droit. » J’ai moi-même pratiqué cette expérience, que je connaissais d’ailleurs depuis mon enfance, aux yeux ébahis de quelques Montréalais. En route pour une promenade, avec mes compagnons de voyage, je laissai mon paletot sur une clôture le long du chemin et le repris cinq heures après au même endroit. Personne n’y avait touché. Je n’aurais pas craint de le laisser jusqu’au lendemain. Trouve-t-on un fer à cheval, on l’accroche sur la clôture, bien en vue afin que le propriétaire le prenne en s’en retournant. Combien de fois, quand j’étais enfant, n’avons-nous pas laissé la maison pour aller en promenade, même à l’île voisine, sans jamais fermer les portes à clefs. Deux jours après, nous retrouvions tout en ordre. Dans les belles nuits d’été, que de fois nous avons dormi les portes grandes ouvertes. Cette sécurité absolue s’explique assez facilement : toutes les familles sont étroitement unies par des liens de parenté, la nature ou le malheur les ayant faits frères deux fois ; leur isolement et surtout leur religion qu’ils pratiquent crânement, voilà l’explication de ces coutumes fortement chrétiennes.

Un jour, un marin Madelinot trouve 53 louis sur les rivages déserts de l’Anticosti. C’était assurément en perdition ; rien de plus facile que de se les approprier sans souffler mot à âme qui vive. Qui ne le ferait pas aujourd’hui ? Hélas ! non, c’était trop pour cette conscience délicate ! Il remet intégralement cette somme entre les mains de son curé, l’abbé Bédard, et attend patiemment la décision théologique du pasteur. Il y a quelque vingt ans, des loups-mariniers de Terre-Neuve avaient fait une telle chasse qu’ils pouvaient charger deux fois leurs navires. Vents et marées leur firent perdre leurs balises dont quelques-unes vinrent se coller aux rivages des Îles. Des habitants en halèrent tant qu’ils purent, considérant que la glace allait bientôt s’émietter et que toute cette richesse serait perdue. Il s’exposaient à provoquer une avalanche de réclamations des redoutables et irascibles Terre-Neuviens. Qu’arriva-t-il ? Un mois plus tard, un des navires malchanceux, mouilla l’ancre dans la Baie-de-Plaisance et proposa aux Madelinots d’acheter leurs loups-marins. Les insulaires racontèrent leur aventure et furent confirmés dans leurs droits. C’est ainsi que le hasard des vents et de la marée, aussi la Bonne Providence, dirigeaient vers ces rivages hospitaliers les secours que des hommes indignes de ce nom leur refusaient… N’ont-ils pas été parfois par trop empressés à sauver du butin d’un navire échoué, avant de voir si vraiment la cargaison était en perdition ?

Eh bien ! oui, dans l’histoire, déjà relativement longue des Îles de la Madeleine, il s’est rencontré quelques rares individus, de vrais écumeurs de mer, qui se sont fait une sinistre réputation d’exploiteurs de naufrages ; mais ils ont trouvé dans le catholicisme le courage de reconnaître franchement leur crime, de déplorer amèrement ces quelques minutes de faiblesse passagère, cette âpreté désordonnée au gain… et de réparer moyennant finance. De grâce, rappelons-nous qu’exception n’est pas règle, et que ces faits isolés de quelques rarissimes unités ne permettent pas, en bonne logique, de ternir et de salir le bon renom de toute une population, demeurée très honnête, parce que toujours fidèle à Dieu et à la religion catholique.


  1. Il envoya de la farine en 1875.
  2. Alex. Cormier, J. P. 1852