Les épis (LeMay)/21

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 79-87).


Les derniers seront les premiers


« C’est le nouvel élu, faites grands les passages !
Écrasez-nous, coursiers ; qu’importe ? Ici les sages
Sont les heureux mortels qui vont, galonnés d’or,
De la boue au soleil, en un superbe essor !
Les sages, ce sont ceux dont l’orgueil nous écrase !
Ceux que l’amour du lucre ou des grandeurs embrase !
Ceux qui, pour s’agrandir, nous mettent sous les pieds !
Qui savent faire rendre aux antiques trépieds
D’iniques jugements ou de douteux oracles !
Qui commandent au ciel de complaisants miracles !…
Passez ! courez ! volez, attelages fougueux !
Qu’importe ? écrasez-nous, nous qui sommes des gueux ! »

Ainsi vociférait, au milieu de la foule,
Un homme à l’air sinistre et dur. Comme la houle,
Ou comme les épis que balance le vent,
Les têtes, pour le voir, se penchaient en avant.

Un vieillard était là : front chauve, barbe blanche
Tombant sur sa poitrine en brillante avalanche,
Comme ferait la neige, et, plein d’aménité
Son œil calme semblait sonder l’éternité.
Il s’approcha de moi.
Il s’approcha de moi. — Cet homme qui blasphème,
C’est le fils d’un maudit, c’est un maudit lui-même,
Un maudit en vertu des lois d’hérédité,
Me dit-il.
Me dit-il. J’écoutais avec avidité.
Il comprit mon désir d’en savoir davantage.

— La malédiction, c’est un triste héritage,
Reprit-il en branlant la tête ; mais celui
Sur qui Dieu fait pleuvoir sa rosée aujourd’hui,
S’élèvera demain comme s’élève un arbre ;
Sa gloire durera plus longtemps que le marbre,
Car dans ses fils bénis il revivra cent fois.

* * *

— C’était, ajouta-t-il, en l’an mil huit cent trois.
Le printemps renouait les grappes du feuillage ;
Partout courait la sève, et, comme le sillage

Qui découpe le front des océans pourprés,
Le labour tout fumant ridait le front des prés.
Les oiseaux festoyaient dans la forêt profonde.
Comme une fraîche ondée, aux jardins et sur l’onde,
Pleuvait aussi leur chant.
Pleuvait aussi leur chant. Ses souliers à la main,
Un pauvre enfant venait sur le bord du chemin.
Il souriait aux fleurs qui rayonnaient dans l’herbe,
À l’oiseau qui chantait sur la cime superbe,
Au ciel plein de clartés, au monde radieux.
Pourtant, son cœur saignait, et souvent de ses yeux
Des pleurs coulaient brûlants qui noyaient son sourire.
Mais il allait toujours, comme s’il eut vu luire
Sur la route inconnue une étoile du ciel.

Il venait de quitter le foyer paternel
Avec sa paix divine et ses chastes ivresses ;
Le foyer que peuplaient les plus douces tendresses,
Où son front d’ange avait reçu tant de baisers.
Il allait, ignorant le monde et ses dangers,
Il allait désormais, cherchant une demeure,
Vivre de son travail, pour faire un peu meilleure,
À la table modeste, une part à chacun.
Et les fleurs lui versaient leur suave parfum ;

Les ruisseaux, en courant à travers les prairies,
Les bois qui déployaient leurs vertes draperies,
Comme pour adoucir l’excès de ses chagrins,
Chantaient, de toute part, d’harmonieux refrains.

Il s’assit, fatigué, sur une large pierre,
Essuya de sa main son humide paupière,
Et plongea son regard jusques à l’horizon,
Comme s’il eut encor cherché l’humble maison
Où, douze hivers plus tôt, le ciel l’avait fait naître.

Or, pendant qu’il songeait, essayant de connaître
Ce qu’en ses splendeurs lui cachait l’avenir,
Il vit un beau vieillard sur la route venir.
Et ce vieillard pleurait.
Et ce vieillard pleurait. Voir pleurer la vieillesse,
Cela surprend l’enfant et confond sa sagesse.
Dans son âme naïve, il croit qu’en ses vieux ans
L’homme plane au-dessus de tous les maux cuisants
Qui, dès les premiers jours, troublent son existence.
S’il savait des douleurs l’extrême persistance,
Il voudrait voir sa tombe auprès de son berceau !
Et le vieillard tenait, réunis en faisceau,
Quelques rameaux de houx tout hérissés d’épines.

Courbé sur un bâton taillé dans les racines,
Il venait à pas lents sur les chemins fleuris,
Et paraissait prier. Alors, un peu surpris
À l’aspect de cet homme aussi blanc que la neige,
Le jeune adolescent se leva de son siège,
Un dur siège de pierre, au bord du long sentier,
Et puis se découvrit, enlevant tout entier
De son front soucieux son frais chapeau de paille.

Le vieillard s’arrêta. Près du petit, sa taille
Semblait celle du chêne à côté de l’ormeau.

— Quel est, demanda-t-il, le plus proche hameau ?

— Du côté d’où je viens, père, c’est Saint-Eustache.
Mais on ne le voit point, la distance le cache.

En répondant ainsi, le jeune voyageur
Regardait sur la route avec un air songeur.

— J’ai faim, reprit le vieux, ma force m’abandonne.

— J’ai du pain, dit l’enfant, prenez, je vous le donne ;
Je vais en gagner d’autre en la grande cité…

Ah ! je laisse pourtant avec perplexité,
Pour aller vivre ailleurs, la table de mon père.

Le vieillard prit le pain.

Le vieillard prit le pain. — Ta charité tempère
Le chagrin qu’un méchant m’a tout à l’heure fait,
Et le Seigneur, mon fils, te rendra ce bienfait.

* * *

Or, pendant qu’il parlait du riche sans entrailles,
Un chasseur jeune et beau s’élança des brouissailles,
Et, passant devant lui, fit, par un geste vil,
De sa bouche tomber le pain.
De sa bouche tomber le pain. — Maudit soit-il,
Cria le mendiant, celui-là qui se moque
Des pauvres et des vieux ! Ah ! le ciel que j’invoque
De sa lâche action saura bien me venger !

— C’est lui, dit-il encore à l’enfant étranger,
Qui tantôt, refusant de mettre une humble obole
Dans ma main qui s’ouvrait, cynique, me dit : Vole,
C’est votre usage à tous, mendiants paresseux.

Je n’ai plus de vigueur dans mes poignets osseux,
Mais j’ai du cœur encor : je lui crache à la face.
Alors, d’un bras cruel il me fouette sur place,
Avec ses mains d’abord, puis ces branches de houx
Que j’emporte avec moi pour nourrir mon courroux.

Et le chasseur riait d’une façon grossière.
Mais l’enfant ramassa le pain dans la poussière,
Et, l’ayant essuyé, le rendit au vieillard.

Comme un phare s’allume et perce le brouillard,
De l’avenir le pauvre alors perça le voile :

— Va, mon enfant, dit-il, une brillante étoile,
Pour éclairer tes pas, luit dans l’obscurité.
Va, tu seras béni dans ta postérité !

Puis, prenant son bâton pour soutenir sa marche,
Il s’éloigna, semblable au sacré patriarche
Qu’on voyait traverser les siècles d’autrefois.

* * *

« Depuis ces jours lointains que rappelle ma voix,
Bien des fois le printemps s’est paré de verdure,

Bien des fois aux rameaux flétris par la froidure
La neige a suspendu ses éclatants lambeaux ;
Les cloches, bien des fois, sur de sombres tombeaux
Ont fait dans leur pitié, pleuvoir de longues plaintes,
Et bien des fois aussi, les mêmes cloches saintes
Sur des berceaux joyeux ont chanté le bonheur,
Depuis ces jours lointains que rappelle mon cœur.

« Et l’enfant a grandi. Sur la terre sa course
Fut semblable au ruisseau qui sort d’une humble source,
Et devient un grand fleuve aux bords ensoleillés.
Et l’enfant a vieilli. Pareil à l’or des blés
Qui couronne les champs dans les jours de l’automne,
La vertu sur son front a placé sa couronne.
Il n’est plus ; il est mort ; mais, glorieux destin !
Comme le soleil sort des lueurs du matin,
Et verse sa lumière à torrents sur le monde,
Un fils est né de lui dont la gloire féconde
Inonde son sépulcre !
Inonde son sépulcre ! « Et ce fils, le voilà !
C’est le nouvel élu ! c’est lui qui passe là !
C’est lui qu’avec transport un peuple honnête acclame,
Dès qu’il paraît, l’intrigue a peur et rompt sa trame.
C’est le nouvel élu, le premier d’entre nous ;

Il sait conduire un peuple et prier à genoux !
Et ce gueux en haillons, et ce fripon étrange
Qui l’insulte là-bas, et lui jette la fange,
Ce monstre-là, dont l’âme est pleine de noirceur,
C’est le fils dépravé du jeune et beau chasseur,
Du chasseur jeune et beau qui fut inexorable,
Et que maudit un jour le vieillard vénérable !
Les premiers, sachez-le, deviendront les derniers.
Et les derniers seront, dit Jésus, les premiers.

Après qu’il eut cité cette sainte parole,
Le vieillard disparut, comme un oiseau s’envole…
Dans l’air… je ne sais où.
Dans l’air… je ne sais où. Je le crois et je le dis,
C’était assurément le vieillard de jadis.