Les épis (LeMay)/33

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 168-170).
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Le brouillard


Glèbe qu’un soc déchire et que nos pleurs arrosent,
Ciel qu’un nuage couvre ou que des soleils rosent,
Femmes belles, enfants, hommes joyeux et bons,
Foyers des longs hivers allumant leurs charbons,
Fenêtres des étés s’ouvrant au tiède effluve,
Feu des grands abattis tonnant comme un Vésuve,
Tout est beau ; j’aime tout ; mais la fin doit venir,
Et la vieillesse, un jour, oublie…
Et la vieillesse, un jour, oublie…Un souvenir
M’est revenu pourtant, plein d’une saveur douce,
Un souvenir lointain, vague lente que pousse
Le souffle parfumé du soir.
Le souffle parfumé du soir.Près de chez nous,
Dans un enclos étroit foulé par les genoux,
Sur le bord du chemin que longe une rigole,
Une croix s’élevait. De la maison d’école,
Dans l’air, on la voyait tendre ses deux bras nus,
Comme pour nous montrer des chemins inconnus.

Quand d’une douce voix que les ans rendaient lasse,
Notre vieille maîtresse, avant, après la classe,
Disait : Veni, Sancte, disait le Sub tuum,
Elle cherchait toujours le saint Palladium,
Et nous devinions bien, à genoux en arrière,
La route où s’en allaient ses yeux et sa prière.

Or, un matin d’avril, après un long dégel,
Comme un voile d’argent enveloppe un autel,
Une molle buée enveloppa les chaumes.
C’était une mer blanche où voguaient des fantômes,
Où les objets perdus n’avaient plus de couleurs.
Parmi ces flots brumeux, sur le gazon sans fleurs,
Dans son enclos muet comme le cimetière,
La croix se dessinait très noire et tout entière.
On la voyait alors qu’en un ciel sans lointains,
Les arbres ébauchaient des contours incertains,
Et qu’au long de la route, en des ondes étranges,
Paraissaient s’engloutir les maisons et les granges.

Je sentais la tristesse et peut-être l’effroi
M’étreindre lentement, et mon âme avait froid.
Pour voir la croix planer sur le bourg en détresse,
Nous nous étions groupés auprès de la maîtresse.

La brume s’épaissit et sa dense blancheur
Noya tout. Nul rayon ne tiédit la fraîcheur
De cette vague morte où tout semblait rigide,
Et la croix à son tour commença de sombrer ;
Puis elle disparut.
Puis elle disparut.Un soupir fit vibrer
L’âme de la maîtresse et ses pieuses lèvres.
Ses grands yeux désolés fouillèrent, pleins de fièvres.
L’implacable brouillard où plus rien ne flottait.
Tristement elle dit :
Tristement elle dit :C’est bien là qu’elle était !…
Et d’un doigt tremblotant nous montra nos bancs vides.

Une amère buée avait mouillé ses rides.

J’ai vu souvent depuis venir de lourds brouillards,
Mais la croix est restée au fond de mes regards.