Les épis (LeMay)/36

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 183-187).

Le bouquet


(Bénédiction de la première pierre du pont Garneau)


À Madame Mercier


Loin, bien loin de son humble source,
Parmi la mousse et les roseaux,
La Chaudière aux rapides eaux,
Vers la fin de sa longue course,
Se jette en un gouffre profond,
Puis, perçant le roc jusqu’au fond,
Entre au fleuve sous la Grande Ourse,
Loin, bien loin de son humble source.

Sur un vieux bac un vieux passeur,
Armé d’une pesante rame,
Reçoit depuis longtemps, Madame,
Cousin, cousine, frère, sœur…

Tous ceux qui lui donnent l’obole.
Mais nul ne peut, sur ma parole,
Payer par un mot de douceur,
Sur un vieux bac un vieux passeur.

Que d’amours restent sur la rive,
Ou s’éteignent sur le rocher,
Par la faute du vieux nocher !
Quand le jour fuit ou qu’il arrive,
On croit entendre avec les flots
Passer des soupirs, des sanglots…
À l’heure où s’envole la grive,
Que d’amours restent sur la rive !

Tous les vieillards, les jeunes gens,
Tous ceux qui suivaient cette voie.
Cherchant de l’or ou de la joie,
Les heureux et les indigents,
Demandaient à Dieu, bagatelles !
Un pont solide ou bien des ailes.
Ils n’étaient pas trop exigeants,
Tous les vieillards, les jeunes gens.

Et le ciel finit par entendre.
Un pont unira les deux bords.

Déjà la foule est aux abords.
L’œuvre, qui s’était fait attendre,
Commence à l’éclat du flambeau.
Vous étiez là, ce jour si beau.
On vit battre plus d’un cœur tendre,
Et le ciel finit par entendre.

Sous les dais aux riches couleurs,
Quelques enfants en robes blanches,
Écartant les rideaux de branches,
Vinrent vous présenter des fleurs.
C’était, cela, la gratitude
D’une naïve multitude
Dont vous séchez souvent les pleurs…
Sous les dais aux riches couleurs.

Au roc où le soleil ruisselle,
Au bois d’où l’arome s’épand,
Mainte grappe humaine se pend…
La main du noble ouvrier scelle
La première pierre du pont.
Au bruit joyeux l’écho répond ;
La truelle d’or étincelle
Au roc où le soleil ruisselle.


Pendant qu’on folâtre et qu’on rit,
Pendant que se choquent les verres,
Pendant que chantent les trouvères,
Vous sortez doucement, sans bruit ;
Et toutes vos jeunes compagnes
Suivent vos pas dans les campagnes
Où la violette fleurit,
Pendant qu’on folâtre et qu’on rit.

Dans sa robe de pierre grise,
Là-bas, on voit sur la hauteur
Qui ceint le village enchanteur,
S’élever une vaste église ;
Son clocher plonge au ciel serein,
Pour Dieu chantent ses voix d’airain ;
Les oiseaux nichent à la frise,
Dans sa robe de pierre grise.

C’est là que vous portiez vos pas.
Vous alliez dans l’auguste enceinte,
À l’autel de la Vierge sainte,
Sous l’œil de Dieu prier tout bas.
Vous alliez offrir à Marie
Un blanc lis qu’une main chérie

Vous avait donné. N’est-ce pas ?
C’est là que vous portiez vos pas.

La belle fête était finie,
Mais les drapeaux laissaient aux vents
Flotter toujours leurs plis mouvants,
Et des restes de symphonie
Semblaient se noyer dans les airs,
Ou voltiger sur les flots clairs,
C’était ta prière bénie…
La belle fête était finie.