Les îles Shetland

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LES
ÎLES SHETLAND.

Patrick Stuart, comte des Orcades.

Les îles Shetland, les dernières terres de l’Écosse du côté du nord, sont séparées des Orcades par un large et orageux bras de mer, le roost de Sumburgh. Dans des temps reculés, dont les hommes n’ont pas gardé le souvenir, tout l’archipel des Shetland était réuni sans doute au continent britannique par un isthme dont les Orcades, l’île de Fair et les promontoires de Fitfull et de Sumburgh sont les seuls restes. Cette prolongation du continent, si elle exista jamais, a été brisée par les mers furieuses du nord en une cinquantaine de fragmens qui forment autant d’îles, dont beaucoup n’ont pas d’habitans, dont quelques-unes n’ont pas même de nom[1]. Unst, Yell, Whalsey et Mainland sont les plus grandes de ces îles. Découpées bizarrement, remplies de longues et étroites criques et de baies profondes, ces îles sont séparées l’une de l’autre par de tortueux détroits. La mer, dans ces détroits, est terrible, mais surtout dans ceux qu’on a nommés le Bluml sound et le Yell sound. Pour peu que le vent souffle de l’est ou de l’ouest, les vagues s’y engouffrent en tourbillonnant, s’y heurtent avec fracas, et y forment ces irrésistibles courans appelés roost par les habitans des côtes voisines. Malheur à la barque qui, par un jour de tempête, a trop tardé à regagner le port ! Elle doit infailliblement se briser contre quelqu’un de ces nombreux îlots, aux côtes basses et rocailleuses, dont ces détroits sont hérissés, et contre lesquels le roost la pousse avec rage.

À côté de ces mers toujours agitées, la terre offre un singulier contraste : avec quelque fureur que s’y déchaînent les vents du nord et de l’ouest, tout y est calme et comme mort. Sur ces grèves nues et sur ces plaines arides, le vent n’a de prise sur aucun objet. Pas un arbre, pas une broussaille, pas une seule plante, dont la tige s’élève de plusieurs pieds au-dessus du sol, ne croît et ne se balance à la surface de ces terres dépouillées. Un jonc court et des roseaux nains couvrent le fond des vallées humides, un gazon ras ou une mousse spongieuse tapissent toutes les collines, et revêtent d’un éclatant manteau de verdure le terreau noirâtre et le sol tourbeux des plaines. Une avoine maigre et une orge chétive sont les seules plantes céréales qu’on cultive dans les îles Shetland ; encore ne croissent-elles qu’à grand’peine dans le voisinage des hameaux, dans les parties du pays les mieux abritées, et qui forment à peine le trentième des terres cultivables.

Il y a peu d’années, les habitans de ces îles n’avaient pas l’idée de ce que pouvait être un arbre. Quand on leur disait que, dans des contrées plus méridionales ou mieux abritées, de grands végétaux, chargés de branches et de feuilles, s’élevaient quelquefois à plus de cent pieds de hauteur, et vivaient plus long-temps que les hommes, ils hochaient la tête avec un sourire d’incrédulité, et semblaient vous dire : À quoi bon nous faire ces contes ? nous pensez-vous assez simples pour les croire ? Un habitant de la Guinée ou du Congo auquel on aurait raconté qu’au-delà des mers, chez les hommes blancs, l’eau durcie par le froid se fendait avec la hache ou s’écrasait en poussière sous le marteau, n’eût été ni plus étonné, ni plus incrédule. — Nous croirons à vos arbres quand nous en verrons pousser dans Mainland, disaient les Shetlandais aux étrangers qui insistaient. Aujourd’hui des arbres poussent dans Mainland, et c’est à peine s’ils sont convaincus ; les plus opiniâtres crient au sortilége. Un laird, habitant de la partie de Mainland qu’on appelle Busta, eut, en effet, dans ces derniers temps, l’idée de rapporter d’Écosse, où il avait fait plusieurs voyages, quelques arbres qu’il a plantés dans son jardin ; comme il eut soin en même temps d’entourer ce jardin de murailles élevées, ces arbres, abrités des vents de mer, ont crû rapidement. Mais arrivés au niveau de la hauteur du mur, ils ont cessé de grandir, et ont étendu leurs branches horizontalement, comme des pommiers en plein vent. Ces arbres rabougris, qui forment des masses rondes et disgracieuses, sont cependant un objet de profonde admiration pour les pauvres Shetlandais. Il n’est pas un habitant de Mainland, d’Yell ou même de Unst, la plus septentrionale de ces îles, l’ultima Thule de l’archipel shetlandais, qui n’ait fait un pèlerinage à Busta pour voir les arbres d’Écosse. On s’y rend par curiosité, par partie de plaisir ; et quand un père veut récompenser son enfant et lui faire une promesse qui ne peut manquer de le combler de joie, il lui dit : — Je te mènerai voir les arbres de Busta ! Il faut vraiment que ces arbres soient une merveille pour les habitans de Mainland et des îles voisines ; car la première question qu’ils adressent à l’étranger qui les visite, c’est inévitablement celle-ci : — Avez-vous vu les arbres de Busta ? Si l’étranger a vu ces arbres, ils le félicitent de n’avoir pas négligé un objet si curieux ; si l’étranger ne les a pas encore vus : — Allez-y donc, s’écrient-ils, allez-y bientôt, car si vous quittiez Mainland sans voir les arbres de Busta, vous n’auriez rien vu !

Une autre singularité de Mainland (la principale terre des Shetland, comme son nom l’indique), c’est l’absence de routes. Il n’y a guère plus de routes dans l’île qu’il n’y a d’arbres. S’il n’existait pas un bout de chemin qui part de Lerwich, la capitale du pays, et qui s’étend du côté de l’ouest, l’espace d’un mille environ, jusqu’à ce qu’il se perde au milieu d’une plaine marécageuse, on ignorerait dans Mainland ce que c’est qu’une route frayée. Encore, à quelques centaines de pas de la ville, ce chemin de Lerwich est-il en lutte perpétuelle avec l’herbe, les joncs et les mousses, qui lui disputent le terrain qu’il occupe, et qui finissent par s’en emparer. On voit que les Shetlandais sont loin encore des chemins de fer ; je doute fort, du reste, que jamais embranchement de rail-way aille les trouver dans Mainland, dût-il même conduire de Lerwich aux arbres de Busta.

Il y a quelques années, un paysan de l’île d’Yell, voisine de Mainland, fit le voyage d’Édimbourg, à bord du paquebot. Quand il arriva dans cette grande ville, l’objet qui excita le plus sa surprise, après les arbres des Meadows et des squares, ce fut le pavé des rues et des trottoirs. On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre que ces pierres avaient été placées là à dessein. – À Édimbourg on bâtit donc un chemin comme ailleurs on bâtit une maison ? s’écriait-il avec étonnement ; — puis, donnant cours à sa naïve incrédulité : — Non, ajoutait-il, non, jamais je ne croirai que des hommes se soient donné la peine de placer en ordre toutes ces pierres seulement pour marcher dessus !

Les habitans des îles Shetland sont-ils donc en dehors de toute civilisation ? non sans doute, et comme ils ne sont pas Écossais pour rien, s’ils n’ont pas de routes, ils ont leur journal, the Shetland journal, et ils envoient un député au parlement. Quelques lairds qui ont voyagé, ont bien tenté d’ouvrir des chemins qui devaient joindre entre elles leurs propriétés ; mais rarement leurs efforts ont-ils obtenu quelque succès. Les herbages ont bientôt envahi de nouveau ces routes, ou bien elles se transforment en d’impraticables fondrières où bêtes et gens enfoncent jusqu’aux épaules, et quelquefois même disparaissent ensevelis dans un limon noir, composé de glaise et de tourbe détrempée. Le manque d’arbres et cette absence complète de routes rendent on ne peut plus difficiles les communications d’un point à un autre. Les habitans peuvent seuls s’orienter dans ces plaines et ces marécages coupés de lacs salés (voes) et de cours d’eau où l’étranger qui voudrait se passer de guide, courrait grand risque de s’égarer. La manière de voyager dans les Shetland est, du reste, des plus simples. Comme il n’y a pas de routes, on ne peut se servir de voitures, c’est une commodité et en même temps un embarras de moins. Il suffit, pour faire les plus longs trajets, de se munir d’une bride et d’une selle ; quelquefois même, quand on est bon écuyer et qu’on a peu de chemin à faire, on n’a besoin que d’une bride. Des chevaux errent toujours en grand nombre autour de chaque endroit habité, cherchant quelques friandises, comme un brin d’orge ou un peu de paille d’avoine oubliée. On saisit à la crinière un de ces chevaux, qui sont fort petits et velus comme des ours ; on passe la bride à son cou, on jette la selle sur son dos, on l’enfourche bravement et on part au galop. Ces chevaux ou shelties (c’est ainsi qu’on nomme les poneys shetlandais), quoique petits, sont pleins d’ardeur et fournissent d’assez longs trajets. On a, d’ailleurs, la facilité de changer de monture quand l’animal est rétif ou fatigué. Si l’animal est rétif, et qu’il vous jette à terre, vous êtes assuré de ne jamais tomber de plus de trois pieds de haut. Ce n’est guère plus dangereux qu’une chute d’âne, et les jolies écuyères qui débutent à Montmorency nous prouvent parfois que les chutes sont plus divertissantes que dangereuses ; ajoutons que dans les îles Shetland on tombe presque toujours sur la mousse ou sur le gazon : raison de plus pour ne pas se briser les os. Mais le plus grand inconvénient de ces chutes, c’est la difficulté de rattraper sa selle et sa bride, que le sheltie emporte avec lui. Si on le poursuit en le menaçant, on est certain de ne jamais l’atteindre, car il n’y a pas de jambes d’hommes qui valent à la course les jambes nerveuses d’un espiègle sheltie ; il faut donc patienter, flatter l’animal rebelle de la voix et du geste, et lui faire toutes sortes d’avances. Il en est auxquelles le poney est fort sensible. Si on tire, par exemple, un morceau de pain de sa poche et qu’on lui en jette quelques miettes, le sheltie les ramasse avec avidité et ne peut résister à la tentation qui le pousse à venir manger le reste du morceau dans la main de l’homme, qu’il ne regarde jamais comme un ennemi, quelque mauvais tour qu’il lui ait joué et quelque rude correction qu’il ait méritée. Le soir, quand on a fini sa journée, on ôte au poney la bride et la selle et on lui rend la liberté. Au moment des adieux, le sheltie se montre quelquefois si caressant, qu’il faut bien lui payer sa gentillesse par quelques poignées de paille ou une tranche de pain d’avoine. Dans les îles Shetland, comme on le voit, ce n’est pas le postillon, c’est le cheval qui demande son pour-boire.

Ces petits chevaux sont très communs dans toutes les principales îles, où ils errent par bandes, en compagnie des oies, des porcs et des chèvres, car ils aiment la société. Quelquefois, quand ils se réunissent par troupes, et que les orges et les avoines approchent de la maturité, ils font de grands dégâts dans les terres cultivées ; mais il suffit d’un enfant armé d’un bâton, qui les menace en criant, pour les écarter tout le jour ; le soir la détonation d’un pistolet mettrait en fuite un escadron de shelties. Ces troupes de shelties deviennent-elles trop nombreuses, et leurs invasions trop répétées, les lairds du pays, sur les domaines desquels ces animaux vivent, ont un moyen fort simple de s’en débarrasser. Ils font saisir tous ceux qu’ils peuvent atteindre et qui portent leur marque (quelles que soient leurs habitudes de vagabondage, chaque poney a sur la croupe la marque de son propriétaire) ; ils en chargent une barque ou un navire qu’ils expédient à Leith, à Glasgow ou même à Londres, où l’on vend la cargaison à bas prix. Dans ces occasions, lorsque le navire qui porte les poneys a fait un rapide et heureux trajet, on vend chaque bête, au moment du débarquement, une trentaine de shillings au plus. C’est un charmant cadeau qu’un mari ne peut refuser à sa femme, quand des hautes régions du tandem, elle veut descendre au poudreux terre-à-terre du phaéton. Une couple de poneys des Shetland, conduits par un postillon de quarante pouces de haut au plus, c’est l’attelage prédestiné de la petite causeuse à quatre roues. Un bon père de famille dont les enfans ont du goût pour l’équitation, ne peut non plus, sans imprudence ou sans lésinerie, leur refuser le sheltie : avec un cheval anglais ils pourraient se casser le cou, et un cheval de bois coûterait plus cher. Malheureusement ces petits animaux ont un appétit d’enfer, un appétit peu en rapport avec leur taille, et comme à Londres on ne peut les laisser paître en liberté sur les pelouses des parcs, pas même dans le Green-Park, qui cependant ressemble tout-à-fait à un morceau des îles Shetland, les arbres y étant aussi rares et le gazon aussi court, la bête de trente shillings coûte quelquefois, par an, trente guinées à nourrir.

La population des îles Shetland (vingt-quatre mille ames environ) se compose de deux classes d’habitans, les seigneurs ou lairds, et les paysans (gentry and peasantry). Le fond de la nation est d’origine norwégienne ; cependant, aujourd’hui, peu de lairds sont norwégiens[2] ; les Écossais les ont remplacés peu à peu, non pas brutalement, non pas en conquérans que l’oppression et la mort accompagnent, mais d’une manière insensible, achetant les fiefs des familles pauvres, ou succédant aux familles qui s’éteignaient, et apportant avec eux des mœurs plus douces et une civilisation plus avancée ; ils ont subjugué le pays sans être obligés de le combattre. Ces nobles écossais sont moins aimés de leurs vassaux que les nobles norwégiens, sans doute parce qu’ils sont d’origine différente. Les lairds norwégiens s’appellent udallers ; ce sont des propriétaires allodiaux, qui possèdent la terre en vertu d’anciennes lois norwégiennes, et non d’après la loi féodale écossaise. L’hospitalité des udallers et des lairds écossais des îles est renommée ; c’est principalement à table qu’ils l’exercent. Ils sont hospitaliers comme des gens dont on visite rarement le pays, et qui savent que l’usage ne peut entraîner l’abus. Il n’est pas rare de rencontrer dans ces îles de ces antiques et nobles caractères qui rappellent au voyageur ce Magnus Troil dont Walter Scott a esquissé les traits grands et épiques dans son roman du Pirate.

Les lairds, norwégiens et écossais, sont seuls propriétaires de la terre et de la mer, et les afferment à de dures conditions à la classe pauvre (peasantry), qui ne possède que sa liberté. Dans le principe, les conditions des loyers n’étaient dures qu’en apparence ; les lairds demandaient beaucoup pour obtenir peu. Maintenant, s’ils demandent beaucoup, ils veulent avoir beaucoup : aussi la misère des paysans est-elle extrême. Autrefois les seigneurs et les paysans ne semblaient faire qu’une même famille, s’entr’aidant, vivant d’une façon patriarcale, et remplis, les uns envers les autres, de mutuels égards et de mutuelle affection. Quelques lairds résidens ont seuls gardé ces habitudes simples et généreuses, et, si la charité n’est pas leur vertu, ils n’ont pas du moins cette dure exigence qui pousse le pauvre au désespoir. Mais trop souvent les lairds qui voyagent reviennent dans leur petit pays, remplis de préjugés et de besoins qu’ils n’avaient pas en partant ; ils sentent leur importance, affichent des airs de supériorité qu’ils ne se seraient pas permis autrefois, et, comme leur exigence s’accroît en raison de leurs besoins, ils sont moins humains et moins aimés.

Les Shetland, ces îles solitaires et nues qu’enveloppent d’épais brouillards, que baignent des mers orageuses, ne peuvent avoir de charmes que pour ceux qui n’ont pas visité d’autres pays, de pays où croissent les arbres, où les fruits mûrissent, où le soleil luit des mois entiers dans l’année, au lieu de luire seulement quelques semaines dans la belle saison ; de pays où les jours calmes et sereins sont aussi communs que le sont, dans ces régions septentrionales, les jours de brumes et de tempêtes. Ces lairds qui ont voyagé abandonnent souvent leur pays. De là l’origine d’une des plus grandes plaies des îles du nord de l’Angleterre, des Orcades et du Shetland, l’absenteism, comme l’appellent les journaux shetlandais et écossais. En effet, en émigrant, ces lairds des îles afferment leurs domaines à des tiers, ou en abandonnent l’exploitation à leurs intendans (stewards) ; ces fermiers et ces intendans doivent tirer le meilleur parti possible des terres, et en expédier régulièrement les revenus à leurs maîtres, car la régularité des revenus devient nécessaire à l’homme qui vit à Édimbourg ou à Londres. Ces délégués, qui, les trois quarts du temps, sont des subalternes payés à tant pour cent sur les revenus, des paysans grossiers, ou des intrigans que les lairds, dans de précédens voyages, ont amenés avec eux du dehors, ne voient là qu’une affaire, et sont sans pitié. Ils exigent impérieusement de malheureux tenanciers des redevances, en argent ou en nature, que ceux-ci ne peuvent souvent payer ; ils les poursuivent avec une dureté que leurs maîtres n’auraient pas ; ils les réduisent au plus absolu dénuement, ne leur laissant ni un morceau de pain d’avoine pour se nourrir, eux et leurs familles, ni une toison de brebis pour se couvrir, ni tourbe pour se chauffer : on a vu de ces infortunés mourir de faim et de misère après une agonie de tout un hiver. Les lairds qui habitent les îles, ayant moins de besoins, sont moins avides ou moins impérieux ; ils compatissent aux malheurs qu’ils voient, et ils s’efforcent d’adoucir des maux dont ils mesurent toute l’étendue, non pas en ouvrant leurs bourses, ce serait trop exiger d’eux, mais en n’enlevant pas à leurs vassaux leurs dernières ressources.

Ce sont surtout les pauvres pêcheurs qui sont victimes de l’avidité des absens. Les stewards des lairds émigrés font travailler ces pêcheurs au plus bas prix possible, et leur salaire est loin d’être en rapport avec les fatigues et les dangers auxquels ils sont exposés sur mer. Ainsi, dans le courant de l’année 1836, la pêche du hareng a produit, dans les Shetland, vingt-sept mille barils de poisson salé, dont la moitié de qualité supérieure ; ces vingt-sept mille barils ont été vendus 24,525 livres sterling. Les lairds peu nombreux qui tiennent la mer, et les gros pêcheurs auxquels quelques-uns d’entre eux ont loué leur droit de pêche, se sont partagé 20,025 livres, et ont divisé le reste entre les petits pêcheurs qui, formant le quart de la population, n’ont eu chacun que 1 livre 16 shillings pour prix de leur travail de toute la saison. Il y a là certainement manque d’équité et cause de ruine et de dépopulation pour ces îles. Le moindre pêcheur de nos côtes gagne plus d’argent dans une semaine que le pêcheur shetlandais n’en gagne dans une année. Il est vrai que chez nous la pêche est libre, et que, dans les îles Shetland, non seulement la terre, mais la plage que découvre la marée basse, mais encore la mer qui avoisine cette plage, appartiennent au seigneur. Il arrive souvent, par exemple, que des baleines viennent échouer dans les golfes peu profonds, ou sur les plages vaseuses des îles ; on croirait que la dépouille de ces animaux doit appartenir à l’homme qui les a découverts, et qui va les attaquer et les harponner au péril de sa vie ; il n’en est rien : le produit de ces chasses dangereuses est réclamé par le seigneur dont le domaine est le plus proche. Quand le seigneur est dans le pays, il fait certainement une bonne part aux pêcheurs ; mais, quand il est à l’étranger, à peine ses délégués laissent-ils à ces pauvres gens quelques barils d’huile et quelques ossemens pour se chauffer. Ce sont là les principales causes de cette profonde misère des îles du nord de l’Écosse, dont tous les journaux anglais entretiennent leurs lecteurs. Destitution in the Highlands, tel est le titre de nombreux articles qui s’adressent quotidiennement à la pitié des riches du Royaume-Uni. De longues listes de souscripteurs suivent d’ordinaire ces lamentables articles ; mais le produit de ces souscriptions ne peut rien contre des causes de misère auxquelles une généreuse pitié et des sentimens de profonde justice chez les riches seigneurs pourraient seuls remédier, en comblant l’abîme d’une monstrueuse inégalité. Malheureusement, comme le répètent les journaux des Shetland, on a pour maxime, dans ces îles, que la charité doit toujours venir du dehors : les faits ne prouvent que trop l’exactitude de cette assertion. Dans l’année 1832, par exemple, une effroyable tempête enleva, d’un seul coup, cent trois pêcheurs shetlandais ; la plupart laissaient leurs nombreuses familles dans un état de complet dénuement. On doit naturellement penser que les témoins d’un si grand désastre durent tout faire pour y porter remède ; mais, quels que fussent les efforts de personnes charitables pour recueillir un peu d’argent dans les îles et subvenir aux besoins les plus pressans de ces malheureuses familles, elles ne purent trouver un seul farthing dans tout le Shetland (not one farthing was subscribed). À Londres et dans le sud de l’Écosse, on recueillit heureusement 3,000 livres environ ; sans ce secours, venu du dehors, les deux tiers des membres de ces familles privées de leurs chefs eussent succombé aux horreurs de la misère et de la faim. Doit-on maintenant s’étonner si chaque jour la détresse du pays augmente dans une effrayante proportion ? Elle doit nécessairement s’accroître en raison de la charité des voisins, de l’indifférence des résidens, de la dureté des absens.

Cependant les paysans de ces îles sont industrieux, et, comme tous les peuples d’origine danoise ou norwégienne, ils ont du goût pour l’agriculture ; mais, travaillant toujours pour autrui, et attachés à la glèbe comme nos serfs du moyen-âge, leur industrie est stationnaire, et l’agriculture, chez eux, ne fait guère de progrès. Ils sont plus éloignés des cantons agricoles de l’Écosse que les insulaires de Skye et de Long Island, et cependant leurs instrumens aratoires sont plus perfectionnés que ceux dont on se sert dans les Hébrides. Au lieu d’employer, par exemple, le cas-chrom (espèce de bêche recourbée), en usage chez les Hébridiens et les montagnards du Caithness et du Sutherland, ils se servent de la charrue à bras, mais à un seul bras, il est vrai. Avec le cas-chrom, huit hommes, en cinq jours, ne peuvent cultiver autant de terrain qu’en labourerait un seul homme, avec une seule charrue, en un seul jour. Partout les gens de la campagne ont leurs routines et y tiennent ; exiger d’eux réflexion, raisonnement et application du raisonnement, c’est beaucoup trop. Les Shetlandais ont leurs habitudes routinières, qu’ils défendent avec opiniâtreté et, qui plus est, avec une verve assez spirituelle. Écoutez l’attaque et la défense :

— Mais en quoi notre charrue peut-elle vous blesser ? demanda l’udaller Magnus Troil ; que trouvez-vous à dire contre elle ? Ne laboure-t-elle pas notre terre ? Que voulez-vous donc de plus ?

— Votre charrue !… Elle n’a qu’un manche, repartit Triptolême Yellowley.

— Ah diable ! s’écria le barde Halcro, qui visait au trait vif et pénétrant, vous voudriez donc qu’elle eût deux manches quand elle fait ce qu’elle doit faire avec un seul ?

— Et puis, ajouta Magnus Troil, dites-moi donc, homme habile, comment Niel de Lupness, qui a perdu un bras en tombant du rocher de Kekbreckan, pourrait conduire une charrue qui aurait deux manches ?

— Et vos harnais ! vos harnais sont de peau de veau marin qui n’a pas même été tannée ! reprit Triptolème.

— Cela nous épargne la peine de travailler le cuir, répondit Magnus Troil.

— Votre charrue est tirée par quatre petits bœufs attelés de front ; il vous faut deux femmes pour accompagner cette misérable machine et pour achever avec deux pelles le sillon qu’elle a commencé.

— Là-dessus, buvez à la ronde, maître Yellowley Triptolême, dit l’udaller, et, comme vous dites en Écosse, n’oubliez pas de lever le coude. Si nos bêtes de travail marchent de front, c’est qu’elles ont trop d’ardeur et qu’elles sont trop vigoureuses pour laisser l’une dépasser les autres. Nos hommes sont trop civilisés et trop galans pour aller travailler à la terre sans emmener leurs femmes avec eux. Nos charrues, telles qu’elles sont, labourent nos champs ; nos champs labourés produisent l’orge ; avec cette orge nous brassons nous-mêmes notre bière, nous cuisons et mangeons notre pain, et nous le partageons avec les étrangers. À votre santé, maître Yellowley !

— Mais du moins permettez-moi une critique sur la race de vos chevaux, répondit Yellowley d’un ton de voix qui semblait implorer merci ; vos chevaux, mon cher monsieur, ressemblent à des chats pour la taille, à des tigres pour la méchanceté.

— Si leur taille est petite, répliqua Magnus Troil, ils sont plus aisés à monter, et il est plus facile d’en descendre. (Triptolême ne le savait que trop.) Quant à leur caractère méchant, ceux qui ne savent pas les diriger font tout aussi bien de ne pas les monter.

L’agriculteur se tut, qu’aurait-il eu à répondre ?

Magnus Troil, c’est le premier gentilhomme du pays qui raisonne ; mais Walter Scott, qui connaissait son Écosse, a été juste, quoique cependant il semble quelquefois faire pencher la balance en faveur de l’udaller et se faire l’avocat du préjugé. Cette ténacité de la routine en Écosse et dans les îles Shetland, est commune au paysan et au gentilhomme. Il ne faut pas s’en étonner, car il en est de même dans toutes les contrées qui se trouvent en dehors des principales lignes de communication, et qui ne sont pas sur le grand chemin des peuples. L’esprit humain y est plus lent à se débarrasser de ses entraves. Comme un myope, dans un pays où l’usage des lunettes est inconnu, il ne peut voir au-delà d’un certain horizon, et il ne se figure pas qu’il y ait rien par-delà cet horizon. Dans les îles Shetland, comme dans bien d’autres pays, le propriétaire ne diffère du paysan que parce qu’il habite une maison, et que le paysan habite une chaumière.

Saint Ninian ou saint Ringan est le patron des Shetlandais. Autrefois la principale église du pays portait son nom. Du temps de la réforme, ses apôtres, dans Mainland, prétendirent que le culte y avait dégénéré en idolâtrie, et que le peuple s’y livrait à de superstitieuses pratiques ; comme dans toutes les cathédrales de l’Écosse, celle de Glasgow exceptée, la hache et le marteau vinrent en aide aux réformateurs ; les images des saints furent brisées, le toit qui leur servait d’abri fut enlevé, et les murs de l’église, leur forteresse, furent démolis. Il ne reste plus de Saint-Ninian qu’une ruine informe ; mais quoique le nouveau culte ait prévalu, cette ruine est encore en grande vénération dans le pays. Si les pêcheurs, au milieu de la tempête, font un vœu, c’est à saint Ninian qu’ils l’adressent. Une fois à terre, ils l’accomplissent religieusement, et dans ce but ils se rendent à son église en cachette et en font le tour un certain nombre de fois. La réforme n’a pu non plus déraciner entièrement ces vieilles croyances populaires que ces hommes venus du Nord ont apportées avec eux. Les antiques légendes de la Scandinavie sont singulièrement du goût des Shetlandais. Les paysans croient encore aux femmes vertes, green women, à la fille aux mains rouges, the Llamb-dearg, aux voyans, aux sorciers, aux bons et mauvais génies. Ils ont aussi leurs traditions héroïques ou fabuleuses. Chaque pierre grise qui s’élève au milieu de la campagne, ou qui perce la mousse d’un marécage, est le tombeau d’un guerrier ; chaque caverne a été la demeure d’un ogre ou d’un magicien fameux ; chaque plage couverte de plantes marines, chaque falaise où pendent en guirlandes les scowries et le fenouil de mer (samphire), sont fréquentées par les mermaids (les sirènes). Ces belles et souples créatures, aux voix harmonieuses, aux cheveux blonds et soyeux, aux yeux si grands et si doux, aux membres veinés d’azur que terminent de longs anneaux écailleux qui plongent sous les flots, viennent dormir au soleil sur le lit moelleux des varechs qui tapissent le rivage. Tout à coup elles poussent de grands cris, et leur corps blanc et rose disparaît sous la vague bleue. C’est qu’elles ont vu flotter à la surface de la mer la barbe du moine marin ; plein d’une amoureuse ardeur, que ne peuvent éteindre les eaux glacées de l’océan, le monstre lubrique poursuit sans relâche ces jolies filles de la mer.

Dans les longues nuits d’hiver, quand le soleil se lève à onze heures du matin, pour se coucher à deux[3], et que son disque rougeâtre parcourt en quelques instans un petit coin de l’horizon, assis autour d’un grand feu de tourbe ou de gazon, allumé au centre de leur cabane, ces hommes simples et crédules, tout en buvant le bland, cette eau-de-vie du pays qu’ils font avec le petit-lait fermenté, se racontent, pour la centième fois et avec une prolixité toute poétique, les vieilles et fabuleuses légendes des bersekars, les combats des rois de la mer, les terribles aventures des nains, des géans et des sorciers, qui autrefois habitaient leur île. Si c’est un pâtre ou un laboureur qui parle, comme Tam O’Shanter, l’un des héros de Burns, ils racontent les terribles apparitions qui, un jour de tempête, les ont empêchés, le pâtre de conduire son troupeau dans la montagne, le laboureur d’achever son sillon commencé. Il est vrai qu’ils oublient d’ajouter, pour expliquer leurs visions, que ce jour-là ils avaient bu quelques verres de bland de plus que de coutume. Si c’est un ouvrier, il assure que, de derrière le tas de tourbe amassée devant sa porte, il a vu les trows le regarder avec un sourire moqueur ; qu’une nuit entendant battre sourdement le fer sur son enclume, il s’est réveillé subitement, et qu’il a vu les trows s’enfuir, les trows, ces génies familiers, qui, au dire des Shetlandais, travaillent de préférence le fer et les métaux, qui habitent les collines et les cavernes, et qui, pour délibérer sur les méchancetés qu’ils veulent faire, se réunissent habituellement dans les lieux où un meurtre a été commis, où le sang a coulé[4]. Quand l’arc-en-ciel brille, c’est le pont qui conduit au paradis, disent les Shetlandais ; et mêlant les fables du nord aux traditions chrétiennes, au bout de ce pont, racontent-ils, s’ouvre la première des cinq cents portes resplendissantes que les ames des élus doivent franchir pour entrer dans le ciel. Près de cette porte veille saint Pierre, le gardien du paradis ; son œil perçant voit tout ; son sommeil est plus léger que celui de l’oiseau, et son ouïe est si fine, qu’il entend croître l’herbe des prairies et la laine des agneaux. Ce saint Pierre ressemble étrangement à Heimdal aux dents d’or, le gardien du Valhalla, le paradis des Scandinaves.

Mais ce sont les marins et les pêcheurs, ces hommes qui passent la moitié de leurs jours à lutter contre des mers orageuses, qui ont les plus effrayantes histoires à raconter. Leurs combats avec l’Océan et leurs naufrages n’en sont que d’insignifians épisodes. Un jour, à travers l’eau bleue et transparente de la mer calme, ils ont aperçu sur le sable, au-dessous de leur navire, le Kraken, le géant des eaux, le plus monstrueux des êtres vivans, tapissant le fond des mers de ses bras immenses, et allongeant du côté de leur navire ses doigts membraneux et souples, armés, comme les bras filiformes du polype ou de la sèche, de deux rangées d’avides suçoirs. S’ils ont pu lui échapper, c’est que le vent s’est levé, a troublé les eaux et arraché leur navire aux tenailles du monstre. Une autre fois, à travers les brumes de l’hiver, ils ont vu, au détour d’une île retirée, le serpent de mer, dont la tête s’élevait au-dessus des flots comme la colonne d’un phare, dont les yeux brillaient comme des étoiles, et dont les anneaux énormes, formant un gigantesque chapelet, se déroulaient à perte de vue sur les abîmes de l’Océan. Qu’ils l’aient vu ou non, ils y croient dans toute la sincérité de leur cœur ; nos matelots de Trouville et de Fécamp y croient bien aussi, quand deux fois chaque année ils mystifient, sans le savoir, nos journalistes de province, ou se laissent mystifier par eux. Ces récits passent de père en fils, de générations en générations, et sont aussi goûtés par ces insulaires que le bland, l’oie fumée ou une tranche de bœuf saignant un jour de fête ; ils aiment encore à entretenir le voyageur de l’histoire de leur pays et des faits intéressans qui s’y sont passés, histoire qu’avec leur tour d’imagination un peu poétique ils rendent souvent aussi merveilleuse qu’une légende scandinave, aussi fantastique qu’un conte d’Hoffmann.

À l’homme positif qui les interroge sur la quantité de tourbe que renferme leur île, sur leur manière de l’extraire et de la faire sécher, sur leur façon de l’employer comme combustible, ou comme engrais lorsqu’elle a été réduite en cendres, ils répondent par l’histoire de Turf Einard, qui le premier apprit aux habitans de Mainland à brûler la tourbe. Si vous leur demandez quel est ce roc isolé qui résiste victorieusement aux continuels assauts de la mer, et sur le haut duquel on voit les ruines d’un château : — C’est le Fraw Stack, le rocher de la vierge, vous répondent-ils ; et alors ils vous récitent une ballade qui doit être renouvelée des Grecs, car l’histoire qu’elle célèbre n’est autre que celle de Jupiter et de Danaë, baptisés à la norwégienne.

Cet écueil qu’on aperçoit à fleur d’eau dans les plus basses marées, à l’entrée du port de Lerwich, c’est le rocher de la Licorne ; le vaisseau de l’Écossais Kirkaldy s’y brisa en poursuivant la barque du fameux Bothwell, cet époux éphémère de Marie Stuart, qui fuyait par ce chemin périlleux, quand sa perte semblait assurée ; ce vaisseau s’appelait la Licorne, et il a donné son nom au rocher. Mais quelle est, non loin de cette même ville de Lerwich, cette petite tour à demi ruinée, pareille à un moulin à vent qui aurait perdu son toit et ses ailes ? C’est la Tour des Espagnols. Le laird de Quendale, dont elle avoisine la demeure, vous racontera qu’autrefois le duc de Medina-Sidonia, grand amiral de l’invincible Armada, poussé sur ces rivages écartés par la tempête qui détruisit la flotte espagnole, logea dans cette tour avec sa suite. Le vieux Malcolm Sinclair, qui avait couru le monde dans sa jeunesse, l’un des aïeux du laird actuel, était le propriétaire de cette tour. Il s’était résigné à exercer envers ces fugitifs, qui avaient l’insolence de commander en maîtres, une hospitalité forcée, mais il avait gardé avec eux son franc parler de montagnard. Un jour que le vieillard murmurait plus que de coutume, l’orgueilleux Espagnol crut lui fermer la bouche en lui demandant si jusqu’alors il avait vu un homme tel que lui. — Farcie on that face, s’écria Sinclair, I have seen many a prettier man hanging in the Borrow Moore. (Ah ! la drôle de face, s’écria Sinclair, j’ai vu plus d’une fois de plus jolis hommes que cela pendus dans le Borrow Moore.) On pense bien que l’Espagnol n’en demanda pas davantage.

Mainland, la principale île des Shetland, a la forme d’un dragon qui déploie ses ailes. Lerwich, la capitale du pays, est placée dans la tête du dragon comme son œil ; l’immense baie que protège l’île de Brassa, (Brassa sound ), et qui contiendrait aisément deux mille navires, semble la gueule du monstre ; le cap de Sumburgh forme sa narine recourbée, et le promontoire de Fitfull se dresse comme sa crête menaçante. Le cap de Sumburgh et le promontoire de Fitfull (Sumburgh-Head, Fitfull-Head) sont constamment exposés aux assauts des mers puissantes qui entourent les côtes des îles Shetland. Un grès friable par places forme le massif de ces promontoires. De temps à autre, des blocs énormes, détachés de la falaise par les vagues, se précipitent avec fracas dans l’Océan, où ils forment de nouveaux écueils ; d’autres restent suspendus à mi-côte, comme les murailles d’une citadelle dont le canon a miné la base. Le pêcheur fait glisser rapidement sa barque le long de ces roches que le pied d’une chèvre peut mettre en mouvement, et qui l’écraseraient sous leur masse. Ces rocs d’un gris de fer, veinés de rouille sanglante, hérissent en partie le promontoire de Fitfull et la côte ouest de Lerwich, dont ce promontoire est le dernier prolongement. Sur l’un de ces rocs qui s’avance dans la mer, ceint d’écume comme la proue d’un navire, et dont le grès poli a présenté plus de résistance aux envahissemens des flots, on aperçoit un amas de constructions informes, de tours à demi renversées, de murailles lézardées et pendantes, d’un gris sombre comme le rocher. Ces murailles et ces tours, construites de pierres brutes et de moellons liés à peine par un grossier ciment, ont cependant résisté au travail des ans, plutôt par la solidité de leur masse et de leur assiette que par le fini de leur construction ; quelques-unes des tours principales sont encore couvertes de ces dalles de grès qui, dans les îles Shetland, remplacent l’ardoise ou la tuile. Le lierre ne croît pas le long de ces murs et n’enveloppe pas ces tours d’un vêtement de verdure ; le lierre est une plante inconnue à ce pays ; ses branches n’auraient pas assez de force pour se retenir à la pierre, dont le vent furieux les aurait bientôt détachées. La mousse seule et le lichen les couvrent par places, le lichen de marbrures bleuâtres ou argentées, la mousse de larges taches des couleurs les plus variées. Ces mousses, noirâtres à la base des murs, jaunissent, brunissent, et prennent des teintes d’un rouge de sang, en approchant du haut des tours et des créneaux qui les couronnent. Les jours de tempête, éclairé de livides lueurs, le vieil édifice qu’elles revêtent en entier, semble tout souillé de sang ; mais si le soir le soleil, au moment de se cacher dans les flots, déchire les nues orageuses et dore ces tours antiques de ses derniers et splendides rayons, on dirait un de ces palais fantastiques aux toits de flammes, aux murailles de feu, qu’habitent après leur mort les héros et les demi-dieux scandinaves.

Ces tours, ces murailles à demi écroulées, et tout cet ensemble de massives constructions, forment le château de Scalloway, que Walter Scott semble avoir esquissé dans la description qu’il nous a laissée du manoir de Jarlshof, l’habitation de l’udaller Magnus Troil. Quoique construit sans aucun principe d’architecture et ruiné en partie, Scalloway ne date cependant pas d’une époque très reculée. Ce château porte le chiffre de l’an 1601 sur ses murailles, et sur sa porte on lit l’inscription qui suit :

Patricius, Orcadiæ et Zelandiæ comes,
Cujus fundamen sanum domus illa manebit
Labilis e contra si sit arena perit.

Ce Patrick, comte des Orcades, qui, dans cette occasion, a voulu faire le bel esprit, n’était rien moins cependant qu’un savant en us ou qu’un agréable pédant. Tout au contraire, il a laissé dans ces îles un effrayant souvenir. Pate Stuart (c’est le nom populaire du comte des Orcades) est le croquemitaine du pays, l’ogre dont on fait peur aux enfans ; c’est l’épouvantail des femmes et des jeunes filles. Les femmes s’attendent toujours à le rencontrer au détour de chaque ravin, derrière chaque rocher. Si on en croit tout ce qu’on raconte dans les îles Shetland du terrible comte des Orcades, il aurait, certes, bien mérité l’étrange réputation qu’on lui a faite. Les paysans shetlandais eux-mêmes n’ont pas perdu toute peur de Pate Stuart ; ils n’en parlent qu’avec réserve, comme ils parleraient d’un mauvais et puissant esprit. Quelques promesses que l’on fît à l’un de ces crédules insulaires, s’engageât-on à lui donner au retour une cruche de bland bien remplie ou un baril d’huile de baleine, on ne le déciderait certainement pas à aller cueillir, le soir, un brin de mousse ou détacher une pierre du vieux manoir de Scalloway. Scalloway est le quartier-général des mauvais génies de l’île. C’est là que les brownies se traînent en grinçant des dents, que les trows dansent en chœur en grognant comme des porcs, en bêlant comme des agneaux, en sifflant comme des oiseaux de proie. Toute la nuit on entend dans les corridors déserts de Scalloway le bruit du marteau qui bat le fer, du soufflet qui gémit, de la forge qui pétille ; car les trows sont d’infatigables forgerons. Dans les nuits de tempête, la Walkyriur[5] est assise sur la plus haute des tours du manoir, les jambes nues et pendantes, le coude posé sur le genou, la tête appuyée sur la main ; pensive et triste, elle attache sur le navire en péril son regard fixe, qui flamboie au milieu des ténèbres, comme l’escarboucle enchantée de la montagne de Wart[6].

Ces lieux désolés et ce château abandonné depuis bien des années furent cependant le théâtre de joyeuses scènes et de bruyantes et folles orgies. À en croire les chroniqueurs morts et les chroniqueurs vivans, qui ne manquent pas dans ces îles, Pate Stuart était dans son temps aussi joyeux compagnon que méchant homme. Il aimait les femmes et les jolies filles ; il aimait par-dessus tout le plaisir que le danger assaisonne, il aimait les audacieuses folies ; Pate Stuart, c’est le don Juan des îles Shetland.

Patrick Stuart était cousin du roi Jacques VI ; il descendait d’un fils naturel de Jacques V. Il rêva la souveraineté des îles Orcades et Shetland ; et ne pouvant l’obtenir de droit, il voulut du moins en jouir de fait. Comme nous l’avons dit, il avait fait bâtir en 1601 sa forteresse de Scalloway ; il avait choisi les Shetland pour y établir le siége de son pouvoir, parce que ces îles étaient moins accessibles encore que les Orcades à l’action du gouvernement d’Écosse, dont il se prétendait indépendant. Une fois établi dans son château de Scalloway, il se pose en véritable autocrate des îles du nord, qu’il gouverne tyranniquement. Son histoire ressemble à celle de ces petits princes italiens du XVe siècle. Ce sont les mêmes caprices de despote, la même dissolution et la même férocité, la même activité et les mêmes ressources dans les momens difficiles, les mêmes péripéties étranges dans tout le cours de sa vie criminelle, et la même fin dramatique. Cette fin nous est racontée de diverses manières par la tradition. Les incidens qui l’accompagnent et qui assurèrent la punition du tyran des Shetland, offrent un intérêt tout romanesque. Voici la version la plus singulière et la plus répandue dans l’île :

Patrick, comte des Orcades, vivait en débauché et ne croyait guère en Dieu. Quand il pouvait jouer un mauvais tour à un prêtre ou séduire une jeune fille, il le faisait avec une satisfaction sans égale, et comme il était plein d’audace, tous les moyens qui pouvaient le conduire à ses fins lui semblaient bons, les moyens les plus iniques comme les moyens les plus dangereux. Patrick régnait depuis dix ans environ sur les Shetland, et, malgré les plaintes des habitans de ces îles, le gouvernement d’Écosse avait toléré cette sorte d’usurpation, incapable qu’il était alors de la faire cesser. Il eût fallu, pour y mettre fin, s’emparer de l’oppresseur de ces îles ; il eût fallu équiper une flotte, lever une armée, et faire en règle le siége du château de Scalloway, qui passait pour imprenable. Patrick Stuart, qui savait combien il était en horreur aux habitans des îles, ne sortait jamais qu’accompagné d’une troupe de satellites bien armés ; c’étaient des aventuriers de Norwége, d’Irlande ou d’Écosse, qu’il enrichissait de ses rapines, et qu’il regardait plutôt comme ses compagnons de débauches et d’aventures que comme ses soldats.

Lerwich, la capitale des îles Shetland, cette petite ville qui, de nos jours, renferme à peu près deux mille habitans, n’en comptait, du temps de Patrick, que quelques centaines. Lerwich, depuis nombre d’années, est fréquentée par les flottilles des vaisseaux pêcheurs de toutes les nations qui relâchent dans son port, soit au commencement de l’été, lorsque l’immense armée des harengs fait invasion dans ces parages de l’Océan, soit à l’automne, lors de la pêche du cabillaud et de la morue. Du temps de Patrick Stuart comme aujourd’hui, Lerwich était donc le port et le marché du pays. C’était là qu’à certains jours se rendaient les pêcheurs et les paysans de ces îles pour acheter des provisions ou pour vendre celles qu’ils avaient faites. Lerwich n’est distante que de quelques milles du château de Scalloway ; aussi Patrick y faisait-il de fréquentes incursions, soit qu’un jour de marché il voulût approvisionner à peu de frais sa maison en enlevant arbitrairement les denrées que les pauvres gens apportaient de la campagne ou des îles voisines, soit qu’il résolût de frapper la misérable ville de taxes onéreuses. Dans ces occasions, quand les insulaires avaient connaissance des projets du pillard, ils cachaient leurs provisions et leurs marchandises et s’enfuyaient. Mais Patrick arrivait souvent d’une manière si brusque, qu’il leur laissait à peine le temps de fuir sans rien cacher. Les habitans de l’île qui se rendaient au marché posaient donc aux environs de la ville, sur un roc ou sur quelque éminence qui dominait la campagne, des sentinelles qui devaient les prévenir de l’arrivée du comte et leur donner le temps de vider la place.

L’hiver de 1614 venait de finir ; aux longues nuits de ce pays, à ces nuits de vingt heures que suit un jour triste, éclairé par un pâle et froid soleil dont le disque s’élève à peine de quelques pieds au-dessus de l’horizon brumeux, succédaient des nuits plus courtes et des jours plus gais ; les neiges fondaient sur les collines, et la pointe du gazon des pelouses exposées au midi commençait à verdir. Les oiseaux revenaient par bandes du midi et de l’orient ; le froid, qui n’est jamais aussi rigoureux dans ces îles que dans d’autres pays placés sous la même latitude, n’arrêtait plus le cours des ruisseaux et n’encombrait plus de glaces les ports de Mainland. Les campagnes étaient redevenues praticables ; on pouvait se rendre du hameau à la ville la plus proche sans courir le risque de se perdre dans les neiges ou de s’enterrer dans des fondrières. Les habitans recommençaient à se visiter, et comme leurs provisions d’hiver étaient épuisées, ils se rendaient de tous les points de l’île et de toutes les îles voisines à Lerwich, où ils comptaient en acheter de nouvelles. Ces marchés qui suivent l’hiver sont toujours les mieux fournis et les plus fréquentés. Cette année-là le premier marché de Lerwich s’était passé sans mésaventure ; le second marché venait de s’ouvrir, et les paysans, un peu enhardis, s’y étaient rendus en grand nombre. Tout à coup un homme monté sur un de ces shelties noirs aux poils crépus et longs comme la toison des brebis, arrive au galop au milieu de la place, où se pressaient en foule fermiers, paysans et pêcheurs. Les uns chassaient devant eux des oies, des poules, des chèvres, des moutons ou de petits bœufs noirs appelés kyos, qui ont un air de famille avec les shelties, qui sont velus et laineux comme eux, qui comme eux ont l’œil espiègle et fier, et le caractère indomptable. Les autres conduisaient leurs barques chargées de saumons, de raies, de harengs, et d’oies sauvages fumées. — Pate Stuart ! Pate Stuart ! — s’écrie le cavalier d’une voix tonnante, et il disparaît par le chemin opposé à celui par lequel il est venu. En un instant la place se vide. Les pêcheurs sautent à bord de leurs barques, déploient leurs voiles ou s’éloignent du rivage à force de rames, les paysans et les fermiers suivent en désordre le chemin par lequel l’inconnu vient de s’éloigner, les marchands qui ne peuvent fuir jettent confusément leurs denrées dans les maisons les plus voisines et en ferment brusquement les portes ; mais avant que la place soit tout-à-fait déserte et le marché nettoyé, Patrick y est arrivé au galop. Il monte, lui, un beau cheval qu’à sa grande taille et à sa robe blanche on reconnaît pour être originaire de Norwége. Les gens de sa suite l’accompagnent sur toutes sortes de montures : chevaux d’Angleterre, chevaux d’Écosse et shelties. Patrick est couvert de fer de la tête aux pieds. Il s’arrête au milieu de la place et promène un regard de colère et de dédain sur la scène de confusion dont il est cause, sur ces barques qui mettent à la voile, sur ces rustres qui fuient, sur ces marchands qui n’ont pu emporter leurs denrées, et qui attendent, humbles et glacés d’effroi.

Patrick cependant se contente de sourire d’un air de mépris ; cette fois il n’enlèvera à ses malheureux vassaux ni leurs bestiaux, ni leur pain, ni leur argent. Il fait au pas le tour de la place, suivi de ses gens. Arrivé vis-à-vis de la porte de l’église, il s’arrête tout à coup. Son corps est immobile, son regard plonge sous le porche ; on dirait une statue équestre dressée devant l’église. Que regarde-t-il ainsi ? Qu’a-t-il vu ? — Une jeune fille est debout sous la voûte du porche. Elle est belle de la beauté du Nord : ses cheveux sont blonds, ses yeux bleus ; sa peau blanche est veinée d’azur et de rose. Elle jette du côté de la place des regards d’épouvante. Quand le cri de l’inconnu — Pate Stuart ! Pate Stuart ! — a retenti, elle s’est enfuie et s’est réfugiée à l’entrée de l’église. Le brigand n’osera sans doute pas l’en arracher ; c’est du moins ce qu’elle a pensé.

— Quelle est cette jolie fille ? demande Patrick en se tournant vers un des gens de sa suite.

— C’est la belle Eda, la fleur du Mainland.

— C’est une fleur de l’espèce de la violette ; elle est modeste et vit cachée. Je ne l’avais pas encore aperçue.

— L’été dernier Eda n’était encore qu’une enfant ; l’hiver en a fait une jeune fille.

— Et une belle fille, par saint Ringan ! s’écrie le comte.

— Oh ! oui ; une fille qui ferait oublier à un moine le vœu de chasteté.

— Si un moine s’en souvenait jamais. Mais où habite cette mystérieuse créature, cette merveille inconnue ?

— Sur le roc de Grunista, au nord de Lerwich, non loin de l’île de Brassa.

— Quoi ! sur cette pointe de rocs noirs qui s’élèvent comme une tour au-delà des plaines et des fondrières qui entourent Lerwich ! La fauvette s’est donc cachée dans le nid de l’aigle ?

— C’est que la fauvette est peureuse, et que le nid de l’aigle est si escarpé, qu’on ne peut aller l’y chercher.

— Ah vraiment ! c’est ce que nous verrons, murmura le comte, qu’échauffaient déjà les feux naissans d’une passion sauvage.

Et faisant ensuite brusquement tourner son cheval sur lui-même, il sortit de Lerwich par le même chemin qu’il avait suivi en venant, non sans avoir jeté en arrière un dernier regard sur la belle Eda.

La cour d’Écosse était lasse de la tyrannie et des dilapidations du comte des Orcades. Chaque jour de nouvelles plaintes des habitans des îles lui arrivaient, et Patrick en était toujours l’objet. Plus d’une fois les menaces du gouvernement écossais étaient venues le troubler dans sa retraite ; le roi Jacques avait dit en plein conseil que le bourreau pourrait seul faire justice de son cousin des Orcades. Patrick le savait ; il craignait de pousser à bout ceux qu’il n’avait déjà que trop irrités. Il n’osa donc essayer d’un rapt à la face de tout un peuple, sur le seuil du sanctuaire ; il aima mieux avoir recours à des moyens détournés qui ne lui semblaient pas moins sûrs.

À peine dans la campagne, il avait dépêché un de ses affidés dans la ville ; il avait su par lui que ce jour-là Eda devait retourner, après le marché, au rocher de Grunista. Des paysans d’un hameau voisin de sa chaumière lui tiendraient compagnie pendant une partie de la route ; mais elle ferait seule le reste du chemin, et de nuit peut-être, les jours étant bien courts et la distance bien longue. Patrick en savait assez. Il dresse aussitôt ses plans. Il rentre à Scalloway, prend un habit de paysan, et montant sur le premier poney qu’il trouve, il se dirige rapidement vers le roc de Grunista. Il arrive quelques instans avant la nuit, et se met en embuscade derrière une grosse pierre, au pied du roc, le long du chemin qu’Eda| devait suivre. La nuit couvrait déjà la plaine, et Patrick commençait à trouver le temps long, quand il entendit le bruit des pas d’une personne qui venait du côté de la ville. Comme ses vêtemens frôlaient la roche derrière laquelle il était caché, le comte alongea doucement la main, et put toucher l’étoffe de laine de la robe d’une femme. Plus de doute : c’était Eda. Patrick, s’élançant sur la malheureuse d’un seul bond, comme le chat sur l’oiseau qu’il guette, la saisit vivement entre ses bras, et avant qu’elle eût pu pousser un cri, il lui avait couvert la tête d’un sac, dont il s’était muni à cet effet. La paysanne était tombée sans faire aucune résistance ; Patrick tira les bords du sac vers les pieds, l’en enveloppa tout entière, les noua, puis, malgré les plaintes et les sourds gémissemens de sa victime, il la chargea sur ses épaules, et se dirigea du côté de Scalloway. Patrick, tout en marchant rapidement, jetait de côté et d’autre de longs et perçans regards sur la plaine, que l’obscurité enveloppait, cherchant un sheltie à portée. Comme il n’apercevait rien et que ses forces étaient prodigieuses, il continua bravement son chemin avec son sac, qu’il trouvait moins pesant qu’il ne l’eût pensé. Les mouvemens de la malheureuse créature qui y était enfermée devenaient aussi de plus en plus faibles.

Patrick, qui s’attendait à une vive résistance, se félicitait de cette facile résignation de sa victime. Il avait eu soin de percer le sac de plusieurs trous vers la tête ; par conséquent, il ne craignait pas que l’air vînt à manquer à sa prisonnière. Il se hâtait, car la distance était grande, et il voulait être de retour à Scalloway avant le jour. Il était au tiers du chemin, quand il entendit le bruit des pas d’un cheval qui venait de son côté et les voix de deux paysans. Était-il poursuivi ? Patrick s’arrêta et prêta un moment l’oreille. Ces deux paysans parlaient du marché du jour et de l’effroi que l’apparition de Pate Stuart leur avait causé. Patrick prit le parti de les attendre ; la nuit était si épaisse, qu’il ne craignit pas d’être reconnu. Ces bonnes gens furent d’abord effrayés de la rencontre d’un homme à cette heure de la nuit ; mais quand ils le virent chargé de la sorte, ils se rassurèrent et lièrent conversation avec lui.

— Que portait-il dans son sac ?

— Un porc qu’il avait acheté au marché de Lerwich.

— Un porc d’Écosse, à en juger par la grosseur ? Un Écossais pouvait seul être si long et si gros.

— Oui, un porc d’Écosse de la taille et de la grosseur d’un homme des îles Shetland.

— Que ne le faisait-il marcher, au lieu de le porter ainsi dans un sac ?

— Le porc pouvait s’égarer, et les trows le lui voleraient.

— Mais l’animal se plaignait et râlait comme un chrétien.

En effet, l’infortunée créature renfermée dans le sac faisait entendre une sorte de plainte sourde qui eût attendri tout autre que son ravisseur.

— C’est que rien ne ressemble plus à la voix d’un chrétien que le cri d’un porc.

— Mais la pauvre bête va crever ?

— Et celui qui la porte va rendre l’ame ; je n’en puis plus ! s’écria Patrick en s’arrêtant.

— Prends mon cheval pour un bout de chemin, et mets ton sac en travers sur son cou, dit un des paysans.

— Parles-tu sincèrement ?

— Oui, par saint David ! Je suis las d’être secoué par cette maudite bête ; je cède ma place à l’Écossais.

— Et l’Écossais la prend volontiers, dit Patrick en posant le sac en travers sur le cou de la bête.

Puis, l’enfourchant lui-même rapidement, il lui presse les flancs de ses talons, et avant que les paysans aient eu le temps de s’apercevoir de son projet, il part au galop, les laissant tous deux émerveillés de l’aventure.

— C’est le roi des trows ! dit l’un d’eux.

— Ou Pate Stuart ! ajouta celui dont le sheltie venait d’être si lestement escamoté. J’ai vu briller sous son bonnet son œil de démon ; il vient de faire quelque tour de sa façon.

Les deux paysans se bornèrent à ces conjectures, et, comme on l’imagine facilement, ils n’eurent garde de le poursuivre.

Patrick galopa long-temps dans la direction de son château de Scalloway, dont il voyait par instans briller les lumières à travers les brouillards. Mais comme ce pays, que les anciens géographes ont, avec assez de justesse, comparé aux poumons de la mer[7], est tout couvert de marécages, d’étangs et de mousses flottantes, avant d’arriver au pied du roc du château de Scalloway, il fut obligé de faire bien des détours pour ne pas être englouti. L’aube commençait à poindre quand Patrick s’arrêta devant la porte du château. Il mit pied à terre, prit le sac sur le dos du poney, qui s’enfuit, et il poussa un grand cri. Les gardes reconnurent cette voix, et ouvrirent la porte. Patrick entra chargé du sac, où depuis long-temps rien ne remuait. Il monta à l’appartement qu’il avait coutume d’habiter, et en ferma soigneusement la porte. Patrick était inquiet de l’immobilité de sa prisonnière. Il s’approcha d’une fenêtre, qu’il ouvrit pour que les premières lueurs du jour qui rougissait la crête des vagues de la mer lui prêtassent leurs clartés. Plaçant ensuite le sac debout dans l’embrasure de la fenêtre, il prit un poignard et d’un seul coup déchira la toile dans toute sa longueur.

Quelles furent la surprise et l’épouvante du ravisseur quand, au lieu de la jolie fille pâle et évanouie qu’il s’attendait à voir sortir du sac et à ranimer de ses baisers, il aperçut un horrible visage de vieille femme, un visage osseux et tout sillonné de plis profonds. Entre un nez recourbé comme un bec d’oiseau qui touchait à un menton relevé en pointe, s’ouvrait démesurément une bouche sans lèvres et sans dents, autour de laquelle grisonnaient quelques longs poils ; des yeux caves et vitreux étaient bordés d’un liséré rouge et d’un large cercle brun ; des cheveux rares et d’un gris terreux tombant par mèches sur un cou tout plissé, plein d’angles et de trous, entouraient cette figure décharnée, que le calme de la mort rendait plus hideuse encore.

— C’est la Walkyriur que j’ai enlevée ! s’écria Patrick en se rejetant en arrière avec un mouvement d’inexprimable dégoût. Puis, honteux de sa terreur, et s’approchant de ce cadavre qu’un rayon jaunâtre du soleil levant éclairait d’une manière sinistre, et dont les yeux éteints semblaient arrêtés sur lui avec une expression d’amère ironie, il le saisit comme un furieux et le précipita par la fenêtre, espérant ainsi se débarrasser de cette horrible vision.

— C’est la Walkyriur ! c’est la Walkyriur ! répétait-il pendant que le corps roulait de roc en roc. Ce n’était pas la Walkyriur, c’était la vieille Meg Dhu, la mère d’Eda, que le comte avait enlevée à la nuit, comme elle rentrait, après avoir long-temps attendu sa fille sur le chemin de Lerwich.

Le cadavre fut ramassé au pied du roc par des pêcheurs, et on reconnut bientôt Meg Dhu. Les paysans qui avaient rencontré le comte racontèrent ce qui leur était arrivé, et on ne douta plus que Patrick n’eût causé la mort de la pauvre vieille, qu’il avait sans doute prise pour sa fille. Eda pleura sa mère, mais elle jura de la venger.

Il y avait, dans un hameau voisin du rocher de Grunista, deux jeunes paysans qui, toutes les fois qu’ils rencontraient Eda dans la campagne en conduisant leurs troupeaux, ou sur la plage au moment de retirer leurs filets, lui disaient qu’ils la trouvaient belle, qu’ils l’aimaient, et qui tous deux eussent voulu en faire leur femme. La belle et courageuse fille alla les trouver. — Magnus, dit-elle à l’un, Sweyn, dit-elle à l’autre, vous m’aimez, vous me le dites, il faut me prouver que vous dites vrai. Pate Stuart, le démon de Scalloway, a fait mourir ma mère ; il faut que Pate Stuart meure comme ma mère est morte ! Je promets ma main et mon cœur à celui de vous deux qui, le premier, saura me venger de Pate Stuart !

Magnus et Sweyn écoutèrent avec joie la promesse d’Eda, car tous deux l’aimaient, et tous deux étaient des garçons de courage et d’entreprise. Le lendemain de ce jour, un chanteur frappait à la porte du château de Scalloway, un de ces chanteurs comme on en rencontre encore dans ces îles, et qui rappellent les bardes d’autrefois. La porte s’ouvrit, et le chanteur fut introduit dans le château ; mais soit qu’il eût mal chanté, soit plutôt qu’on l’eût rencontré la nuit, un poignard à la main, rôdant près de la chambre qu’habitait Patrick, le lendemain, au point du jour, le pauvre barde était pendu par les pieds aux gargouilles de la plus haute tour du château. On le laissa là jusqu’à ce que les corbeaux eussent fait plus d’un bon repas à ses dépens. Ce chanteur, c’était Sweyn, le plus impatient des deux amans.

Magnus restait, Magnus ne fut point découragé. Mais au lieu d’aller, comme son imprudent rival, se jeter dans la gueule du loup, il aima mieux essayer de prendre le loup dans ses piéges. Plus d’une fois il s’embusqua derrière un roc ou se cacha sous la mousse, près du chemin que Patrick devait suivre ; mais toujours le comte était accompagné d’une nombreuse garde, ou bien il passait trop loin de Magnus. Un jour cependant, Patrick Stuart s’étant hasardé dans un défilé entre deux collines rocheuses, Magnus, qui le guettait, fit rouler du haut d’une pente escarpée une grosse pierre qui tua son beau cheval de Norwége, et qui écrasa deux des gens de sa suite. Mais Magnus s’était imprudemment montré au moment où il avait vu Patrick renversé. Magnus, stupéfait de le voir se relever vivant, ne se cacha pas assez à temps, car la balle du mousquet d’un des soldats qui accompagnaient le comte vint se loger entre ses deux épaules. Magnus n’était pas mort, mais il ne pouvait plus s’enfuir ; le sang coulait à gros bouillons de sa bouche et de ses narines, et son heure suprême n’était pas éloignée. Patrick le fit attacher à la queue d’un jeune sheltie sauvage qu’on lâcha dans la plaine. — Les manans, une autre fois, s’écarteront peut-être de mon chemin, dit-il au moment où l’animal s’échappait entraînant Magnus à travers les rochers ; l’exemple leur profitera. — Quand le soir le sheltie s’arrêta, épuisé de fatigue, Magnus n’était plus qu’un informe cadavre ; ses membres étaient disloqués ou brisés, et sa chair pendait en lambeaux le long de ses ossemens à demi dépouillés. Eda avait donc perdu ses deux amans comme elle avait perdu sa mère. Patrick Stuart avait causé leur mort ; comment pourrait-elle se venger et les venger tout à la fois ?

Le roc de Grunista, au haut duquel était bâtie la cabane d’Eda, ressemble à une pyramide renversée, ou plutôt à un champignon monstrueux dont la tige s’enfonce profondément dans un sol tout hérissé de rochers. Cette tige est beaucoup plus étroite que la couronne, qui est aplatie au sommet. C’est au milieu de cette petite plate-forme que cette chaumière, seule habitation du rocher, était placée. Pour y arriver quand on venait de la plaine, il fallait de toute nécessité se servir d’une longue échelle qu’on appuyait contre le rebord circulaire du roc. Pendant long-temps les habitans de Grunista s’étaient servis d’échelles établies à demeure dans le rocher, comme les échelles de Louéche en Suisse, mais depuis que le comte des Orcades était venu s’établir à Scalloway, amenant avec lui une bande d’étrangers qui couraient le pays, le rançonnaient et le pillaient, les habitans du rocher avaient détaché les liens qui retenaient l’échelle à la paroi du roc. Le soir, quand tous étaient rentrés dans leur nid, ils retiraient l’échelle derrière eux, s’isolant ainsi du reste de l’île, et n’ayant plus rien à redouter des hommes. Peu à peu les ermites de Grunista étaient devenus moins nombreux : le père d’Eda était mort, son jeune frère s’était fait pêcheur et vivait dans une autre partie de l’île, et enfin quand sa mère était devenue victime de Patrick, Eda était restée seule habitante du rocher. Les paysans des hameaux voisins, inquiets, pour elle, de la voir isolée de la sorte, l’avaient plus d’une fois engagée à venir habiter parmi eux ; toutes les femmes eussent voulu lui servir de mère, tous les jeunes gens et les jeunes filles de frères et de sœurs. Mais Eda s’opiniâtrait. Depuis la mort de Magnus et de Sweyn, quoique le péril fût plus grand que jamais, sa résolution était la même ; et quand on la pressait de quitter sa solitaire retraite, elle répétait résolument que tant que le roc de Grunista serait debout, elle n’aurait pas d’autre demeure.

Nous avons oublié de dire que la plate-forme de Grunista n’est accessible que d’un côté et sur un seul point. Les aspérités du roc, et des mousses ou des plantes aquatiques qui recouvrent des trous pleins d’eau, ne permettent pas de placer des échelles en aucun endroit. Cette partie accessible de la roche présente même de grands dangers, la base de l’échelle ne reposant que sur une étroite corniche fort élevée au-dessus du niveau de la plaine, à laquelle conduit un escalier taillé dans le roc. Des trous ont été percés dans le massif de la corniche, et c’est dans ces trous qu’on assujettit les pieds de l’échelle, qui autrement pourrait glisser, quand on veut monter ou descendre.

Ce n’était pas un caprice de jeune fille, c’était un plan bien arrêté qui retenait Eda sur ce roc isolé. Les terreurs des paysans qui l’engageaient à ne pas vivre ainsi seule, lui paraissaient fondées ; elle s’attendait à une nouvelle attaque de la part de son redoutable ennemi. Loin de craindre cette attaque, elle la désirait, certaine qu’elle était d’en profiter pour sa vengeance. Le jour elle s’écartait peu du rocher et ne sortait qu’accompagnée ; le soir elle retirait soigneusement son échelle après elle ; elle plaçait ensuite plusieurs grosses pierres sur le rebord de la corniche. Ces pierres, à demi suspendues sur le précipice, et que leur seul poids retenait, devaient infailliblement tomber, si l’on essayait de gravir le rocher de ce côté. Si leur poids n’écrasait pas l’assaillant, le bruit de leur chute avertirait du moins la jeune fille du péril qu’elle courait. Eda ne s’était pas trompée dans ses prévisions. Un soir que, retirée dans sa cabane et veillant comme une sentinelle attentive (elle ne dormait que vers le matin), elle prêtait l’oreille aux divers bruits qui interrompaient le silence de la nuit, au souffle du vent de mer, aux plaintes de la chouette, au cri aigu des sea fowls, elle entendit un froissement léger non loin de sa cabane, le bruit inusité d’un corps étranger qu’on dressait contre la roche ; ce bruit fut aussitôt suivi de la chute d’une pierre qui roula au fond du précipice avec un long retentissement. Plus de doute, l’ennemi était là ! Eda ne perd pas de temps ; pleine d’émotion et de courage, elle accourt au seul endroit du rocher qui fût accessible. La chute de la pierre n’avait pas déconcerté l’assaillant ; l’échelle dont il s’était muni avait été replacée contre le roc, et un homme en avait déjà franchi les premiers échelons. Eda n’en put douter quand, saisissant les bâtons qui dépassaient le rebord de la corniche elle sentit le poids de cet homme, qui montait rapidement. Le moment était critique, le danger pressant. Eda, recueillant toutes ses forces, essaya de soulever l’échelle et de la rejeter en arrière ; mais l’inconnu y pesait déjà de tout son poids : la jeune fille ne put réussir à la renverser ; l’échelle retomba sur le rocher. Eda ne perdit pas courage ; saisissant un seul bout de l’échelle elle le tira de côté, de manière à la faire glisser le long de la paroi du précipice. Cette fois l’échelle obéit et glissa lentement : l’homme qui montait poussa une imprécation terrible, et, comme il n’était plus qu’à quelques pieds du rebord du rocher, il essaya de s’y cramponner ; mais son poids l’entraîna. L’échelle perdit l’équilibre et tomba avec fracas ; la courageuse fille entendit le bruit sourd d’un corps couvert d’une armure, qui roulait au bas du rocher. L’ennemi était-il mort ? La nuit était profonde, et Eda n’avait aucun moyen de s’en assurer ; cependant, comme elle entendit bientôt, au fond du précipice, des cris et des malédictions, elle ne douta pas que l’assaillant ne fût encore en vie. Ces cris et ces imprécations étaient accompagnés de plaintes que la douleur arrachait à l’inconnu, il était donc blessé ; ces imprécations et ces plaintes portaient toujours du même endroit, la blessure de son ennemi était donc assez grave pour l’empêcher de se relever et de s’enfuir. Eda comprit alors ce qu’elle avait à faire. Elle rassemble au sommet du roc toute la paille et toute la tourbe qu’elle peut trouver, et elle y met le feu. La flamme s’élève pétillante ; Eda l’alimente en y jetant les bancs, les tables et les chaises qui garnissaient la cabane, de sorte qu’à distance on doit croire que la chaumière même est en feu. Ce moyen ne pouvait manquer de réussir. La flamme brille à peine depuis quelques instans, qu’on entend déjà le son des cloches d’un hameau voisin ; bientôt des cris se mêlent au son des cloches ; ces cris remplissent la campagne et s’approchent. Déjà les plus alertes des insulaires sont au pied du rocher. Les plaintes du blessé avaient cessé. Était-il mort ? avait-il fui ? Eda n’hésite plus ; elle prend son échelle, l’appuie sur la plate-forme, descend rapidement, et raconte aux premiers arrivans ce qui vient de se passer. Le brigand est blessé ; il ne peut être loin. On le cherche, et bientôt, à la lueur des torches, on aperçoit un homme couvert d’une armure, qui, comme le crabe ou le homard que la mer, en se retirant, a laissé à sec sur la plage, s’enfonçait à reculons dans une fente du rocher. Son visage est pâle et son regard menaçant ; son heaume est détaché ; les pièces de son armure sont faussées, le fer des cuissards pénètre dans les chairs, et la jambe paraît brisée ; cependant il tient toujours une hache à la main, et il semble décidé à s’en servir.

— C’est Pate Stuart, le brigand ! Il faut le prendre, s’écrie un des paysans ; et plus téméraire que les autres, qui hésitent, il s’élance sur le blessé pour le saisir. Un coup de hache, qui lui ouvre le crâne, lui prouve qu’il ne s’est pas trompé, et que c’est bien le redoutable Patrick qui est là et qui les attend.

— À mort, le brigand ! à mort, l’assassin ! s’écrient les paysans ; mais la hache saignante que le comte a relevée, les tient à distance. Ils crient, ils s’agitent, et n’osent approcher. Alors Eda leur donne l’exemple ; elle saisit un fragment de rocher et le lance à la tête du blessé ; tous l’imitent, et Patrick, qui ne peut fuir, tombe bientôt privé de sentiment. Aussitôt on lui arrache sa hache que sa main défaillante retient encore ; on l’entoure, mais non sans effroi, comme les pêcheurs de la côte entourent un cachalot échoué, qu’ils ont harponné durant tout un jour. Si Patrick, qu’ils garottent, fait un mouvement, tous songent à fuir ; mais quand le comte recouvre ses sens, il est chargé de plus de liens que les nains de Lilliput n’en couvrirent Gulliver.

— À mort ! à mort ! s’écrient toujours les paysans, et ils conduisent leur prisonnier à Lerwich pour le pendre au gibet. Dans Mainland comme en Écosse, la loi criminelle ordonnait alors que justice immédiate fût faite du meurtrier saisi au moment du meurtre, la main rouge (red hand), selon l’expression énergique du vieux code. Déjà le comte des Orcades, toujours garotté, et au cou duquel on avait attaché la hache qui lui avait servi à commettre son dernier meurtre (la loi l’ordonnait encore), était hissé sur l’échelle du gibet au milieu des hurlemens de joie des Shetlandais, qui se félicitaient hautement de se voir délivrés du tyran ; déjà le nœud fatal allait serrer le cou du meurtrier, quand tout à coup parut sur la place, à la tête de son équipage, le commandant d’un navire écossais arrivé la veille de Leith, et qui portait des ordres du roi. Patrick, comte des Orcades et cousin du roi, ne devait pas périr de cette mort obscure. Justice serait faite ; justice solennelle, le messager du roi le promettait ; mais malgré sa promesse, ce ne fut qu’avec un farouche murmure de vengeance désappointée que le peuple lui remit sa proie.

Le roi cependant tint parole ; justice fut faite. Convaincu du crime de rébellion, d’abus de pouvoir et de forfaits sans nombre, Patrick, le comte des Orcades, fut exécuté à Édimbourg, en 1614. J’ai vu, dans le musée des antiquaires de cette ville, l’instrument de son supplice. On l’appelle the maiden (la vierge) ; le criminel que la maiden allait mettre à mort s’agenouillait sur un échafaud, le corps courbé en avant, la tête placée entre deux poutres, peintes en noir, au haut desquelles était suspendue une hache tranchante chargée d’un énorme lingot de plomb. Cette hache était retenue par une corde passée dans une poulie. Le bourreau lâchait la corde, la hache glissait le long d’une double charnière, entre les deux poutres, et séparait d’un seul coup la tête du tronc. On voit que la maiden n’était autre chose que la guillotine[8]. Le régent Morton, le dernier de ces terribles Douglas, l’orgueil et l’effroi de leur pays, avait fait venir d’Halifax, dans le comté d’York, à Édimbourg, la maiden. On s’en servait à Halifax de temps immémorial, et Morton, qui regardait la terreur comme le plus sûr des moyens de se maintenir au pouvoir, n’eut garde de négliger une aussi redoutable invention. Un coin de l’Écosse remuait-il, une de ses provinces avait-elle besoin d’être disciplinée, Morton y envoyait la maiden ; on abattait quelques têtes, et tout rentrait dans l’ordre. Si l’un de ces seigneurs si long-temps et si souvent rebelles murmurait, donnait de l’inquiétude, Morton le menaçait des caresses de la terrible vierge, comme de nos jours Marat menaçait ses ennemis des baisers de la guillotine, et le seigneur se taisait et redevenait un serviteur fidèle et dévoué. Mais il est souvent arrivé que l’inventeur est mort victime de son invention. Morton, le vieux lion, comme on l’appelait, fut obligé un jour de résigner le pouvoir entre les mains du roi son maître, devenu majeur. Ce fut l’heure du triomphe et de la vengeance de ses ennemis ; accusé par eux de complicité dans le meurtre de Darnley, le père du roi, Morton fut jugé, condamné à mort, et, à son tour, il plaça sa tête blanche sous le fer de la maiden.

Le comte Patrick des Orcades, tyran des Shetland, fut un des derniers condamnés qui périt du supplice de la maiden[9]. Les usages anglais venant à prévaloir en Écosse, à la hache de la maiden on substitua la pendaison.


Frédéric Mercey
  1. On désigne les îles qui n’ont pas de nom particulier, sous le nom générique de halms. Quelques-unes fournissent un peu d’herbe, le plus grand nombre sont formées de rochers nus habités par des milliers d’oiseaux de mer.
  2. Les îles Shetland appartinrent dans le principe à la Norwége. Magnus de Norwége les vendit, dans le XIIIe siècle, à Alexandre d’Écosse. Elles furent ensuite réclamées par le Danemark, auquel, ainsi que les Orcades, elles ont appartenu pendant près de deux siècles. Vers la fin du XVe siècle, Christiern Ier maria sa fille avec Jacques III ; comme il était pauvre, il engagea, pour payer sa dot, les îles Orcades et Shetland, dont l’Écosse ne voulut plus se dessaisir.
  3. En revanche, dans la belle saison, les jours sont bien longs. Du haut d’un rocher de l’île de Hoy, dans les Orcades, on peut voir le soleil à minuit pendant le solstice d’été. Ce n’est pas son disque réel, c’est son disque réfracté qu’on aperçoit.
  4. Les habitans des îles Feroë appellent les trows : foddenskeneand, le peuple souterrain. Les Norwégiens les appellent duergars.
  5. Femme promise aux guerriers morts.
  6. Le Wart est une montagne escarpée des îles Orcades. Dans les mois de mai, juin et juillet, on aperçoit de loin, vers minuit, quelque chose qui brille à son sommet. On a cherché quel pouvait être l’objet qui brillait ainsi, et on n’a jamais pu le découvrir. Le peuple prétend que cette lueur est causée par une escarboucle enchantée, incrustée dans le roc. Le docteur Wallace, dans sa description des Orcades, attribue cette lueur extraordinaire à la réverbération des rayons du soleil, dont le disque à cette latitude, et dans cette saison de l’année, se montre à minuit au niveau de l’horizon que l’œil embrasse du sommet de la montagne de Wart. Le docteur Wallace suppose que ces rayons frappent sur des rochers mouillés par le suintement des eaux d’une source.
  7. Strabon, citant Pythéas le Massilien à propos de l’île de Thulé, qui, dit-il, n’est ni terre, ni mer, ni air, mais comme un composé de ces trois élémens, et pareille aux poumons de la mer. Si, comme des géographes modernes l’ont prétendu, l’Islande eût été la Thulé des anciens, Strabon n’eut pas manqué de faire entrer le feu au nombre des élémens qui la composaient.
  8. Le supplice de la guillotine nous vient donc des Écossais. Les Écossais l’avaient emprunté aux Anglais, et, dans le xvie siècle, il était populaire en Allemagne. J’ai entre les mains une gravure d’Aldegraver, élève d’Albert Durer, qui porte la date de 1553. Cette gravure représente Titus Manlius faisant décapiter son fils, qui a combattu sans son ordre. Le fils de Titus a la tête passée sous le couteau d’une guillotine fort bien dessinée. Comme dans toutes les gravures allemandes de cette école et de cette époque, on peut compter les veines du bois et chacun des clous de la machine ; la courbure du tranchant de la hache est aussi calculée avec une exactitude mathématique. Cette guillotine est plus massive que la maiden d’Édimbourg et que la guillotine française. Dans la gravure d’Aldegraver, le bourreau d’une main retient la tête du patient, placée entre les deux montans de la machine, et de l’autre décroche la corde au bout de laquelle pend la hache. Titus Manlius, la main sur la hanche et armé de pied en cap, comme un chevalier de la cour de Maximilien, regarde d’un œil stoïque le supplice de son fils.
  9. La dernière exécution à l’aide de la maiden est celle du comte d’Argyle, condamné comme rebelle, en 1685, à avoir la tête tranchée. Il monta sur l’échafaud avec courage, et serra entre ses bras les poutres de la maiden en s’écriant : — Voilà la plus agréable fille que j’aie jamais embrassée ! »