Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/10

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 304-306).

Comment Pantagruel descendit en l’isle de Cheli en laquelle regnoit le Roy sainct Panigon.

Chapitre X.



Le Garbin nous souffloit en pouppe, quand laissans ces mal plaisans Allianciers, avecques leurs nez en as de treuflle montasmes en haulte mer. Sus la declination du Soleil feismez scalle en l’isle de Cheli : isle grande, fertile, riche, & populeuse, en laquelle regnoit le roy sainct Panigon. Lequel accompaigné de ses enfans, & princes de la court s’estoit transporté iusques près le havre pour recepvoir Pantagruel. Et le mena iusques en son chasteau, sus l’entrée du dongeon se offrit la royne accompaignée de ses filles & dames de court. Panigon voullut qu’elle & toute sa suytte baisassent Pantagruel & ses gens. Telle estoit la courtoisie & coustume du pays. Ce que feut faict, excepté frère Ian, qui se absenta, & s’escarta parmy les officiers du Roy. Panigon vouloit en toute instance pour cestuy iour & au lendemain retenir Pantagruel. Pantagruel fonda son excuse sur la serenité du temps, & oportunité du vent, lequel plus souvent est desiré des voyagiers que rencontré, & le fault emploiter quand il advient, car il ne advuient toutes & quantes foys qu’on le soubhayte. A ceste remonstrance après boyre vingt & cinq ou trente foys par home, Panigon nous donna congié. Pantagruel retournant au port & ne voyant frère Ian, demandoit quelle part il estoit, & pourquoy n’estoit ensemble la compaignie. Panurge ne sçavoit comment l’excuser, & vouloit retourner au chasteau pour le appeller, quand frère Ian accourust tout ioyeulx, & s’escria en grande guayeté de cœur disant.

Vive le noble Panigon. Par la mort beuf de boys il rue en cuisine. I’en viens, tout y va par escuelles. I’esperoys bien y cotonner à profict & usaige monachal le moulle de mon gippon.

Ainsi mon amy (dist Pantagruel) tousiours à ses cuisines.

Corpe de galline (respondit frère Ian) i’en sçay mieulx l’usaige & cerimonies, que de tant chiabrener avecques ces femmes, magny, magna, chiabrena, reverence, double, reprinze, l’accollade, la fressurade, baise la main de vostre mercy, de vostre maiesta, vous soyez. Tarabin, tarabas. Bren, c’est merde à Rouan. Tant chiasser, & vreniller. Dea, ie ne diz pas que ie n’en tirasse quelque traict dessus la lie, à mon lourdois : qui me laissast insinuer ma nomination. Mais ceste brenasserie de reverences me fasche plus qu’un ieune diable. Ie voulois dire, un ieusne double. Sainct Benoist n’en mentit iamais. Vous parlez de baiser damoizelles, par le digne & sacré froc que ie porte, voluntiers ie m’en deporte, craignant que m’advieigne ce que advint au seigneur de Guyercharois.

Quoy ? demanda Pantagruel. Ie le congnois. Il est de mes meilleurs amis.

Il estoit, dist frère Ian, invité à un sumptueux & magnificque bancquet, que faisoit un sien parent & voysin : au quel estoient pareillement invitez tous les gentilz hommes, dame, & damoyselles du voysinage. Icelles attendentes sa venue, desguisèrent les paiges de l’assemblée, & les habillèrent en damoyselles bien pimpantes & atourées. Les paiges endamoysellez à luy entrant près le pont leviz se presentèrent, il les baisa tous en grande courtoysie, & reverences magnificques. Sus la fin, les dames qui l’attendoient en la guallerie, s’esclatèrent de rire, & feirent signe aux paiges, à ce qu’ilz houstassent leurs atours. Ce que voyant le bon seigneur, par honte & despit ne daigna baiser icelles dames & damoyselles naifves. Alleguant veu qu’on luy avoit ainsi desguysé les paiges, que par la mort beuf de boys ce doibvoient là estre les varletz encores plus finement desguysez.

Vertus Dieu, da iurandi, pourquoy plus toust ne transportons nous nos humanitez en belle cuisine de DIeu ? Et là ne consyderons le branlement des cloches, l’harmonie des contrehastiers, la position des lardons, la temperature des potaiges, les preparatifz du dessert, l’ordre de service du vin ? Beati immaculati in via. C’est matière de breviaire.