Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/54

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 460-462).

Comment Homenaz donna à Pantagruel des poires de bon Christian.

Chapitre LIIII.



Epistemon, frère Ian, & Panurge voyans ceste fascheuse catastrophe, commencèrent au couvert de leurs serviettes crier, Myault, myault, myault, faignans ce pendent de s’essuer les œilz, comme s’ilz eussent ploré. Les filles feurent bien aprises, & à tous præsentèrent pleins hanatz de vin Clementin, avecques abondance de confictures. Ainsi feut de nouveau le bancquet resiouy. En fin de table Homenaz nous donna grand nombre de grosses & belles poyres, disant.

Tenez amis. Poires sont singulières : les quelles ailleurs ne trouverez. Non toute terre porte tout. Indie seule porte le noir Ebène. En Sabée provient le bon encent. En l’isle de Lemnos la terre Sphragitide. En ceste isle seule naissent ces belles poires. Faictez en, si bon vous semble, pepinières en vos pays.

Comment, demanda Pantagruel, les nommez vous ? Elles me semblent tresbonnes, & de bonne eau. Si on les cuisoit en Casserons par quartiers avecques un peu de vin & de sucre, ie pense que seroit viande tressalubre tant es malades, comme es sains.

Non aultrement, respondit Homenaz. Nous sommes simples gens, puys qu’il plaist à Dieu. Et appellons les figues, figues : les prunes, prunes : & les poires, poires.

Vrayement, dist Pantagruel, quand ie seray en mon mesnaige (ce sera, si Dieu plaist, bien toust) i’en assieray & hanteray en mon iardin de Touraine sus la rive de Loyre, & seront dictes poires de bon Christian. Car oncques ne veiz Christians meilleurs que sont ces bons Papimanes.

Ie trouveroys (dist frère Ian) aussi bon qu’il nous donnast deux ou troys chartées de ses filles.

Pourquoy faire ? demandoit Homenaz.

Pour les saigner, respondit frère Ian, droict entre les deux gros horteilz avecques certains pistolandiers de bonne touche. En ce faisant sus elle nous hanterions des enfans de bon Christian, & la race en nos pays multiplieroit : es quelz ne sont mie trop bons.

Vraybis (respondit Homenaz) non ferons, car vous leurs feriez la follie aux guarsons : ie vous congnoys à vostre nez, & si ne vous avoys oncques veu. Halas, halas, que vous estes bon filz. Vouldriez vous bien damner vostre ame ? Nos Decretales le defendent. Ie vouldroys que les sceussiez bien.

Patience, dist frère Ian. Mais, si tu non vis dare, præsta quesumus. C’est matière de breviaire. Ie n’en crains home portant barbe, feut il docteur de Chrystallin (ie diz Decretalin) à triple bourlet.

Le dipner parachevé, nous prinsmes congié de Homenaz, & de tout le bon populaire, humblement les remercyans, & pour retribution de tant de biens, leurs promettans que venuz à Rome ferions avecques le Père sainct tant qu’en diligence il les iroyt veoir en persone. Puys retournasmes en nostre nauf. Pantagruel par liberalité & recongnoissance du sacre protraict Papal, donna à Homenaz neuf pièces de drap d’or frizé sus frize, pour estre appousées au davant de la fenestre ferrée : feist emplir le tronc de la reparation & fabricque tout de doubles escuz au sabot : & feist delivrer à chascune des filles, les quelles avoient servy à table durant le dipner, neuf cent quatorze salutz d’or, pour les marier en temps oportun.