Les Œuvres de la pensée française/Volume II/III

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Les Œuvres de la pensée française
Henri Didier (iip. 41-60).

vi. — La seconde moitié
du xixe siècle


Renan et Taine

Après ces grands épanchements romantiques, la seconde moitié du siècle réagit et sentit le besoin d’aller vers plus d’exactitude. Des esprits comme Renan ou comme Taine sont les types les plus caractéristiques de cette réaction.

Ernest Renan (1823-1892) est né à Tréguier, en Bretagne. Il se destina à la prêtrise et fit ses classes aux séminaires de Saint-Nicolas du Chardonnet, d’Issy et de Saint-Sulpice. Il y perdit peu à peu la foi qu’il prétendait y consolider, et renonça à la vie ecclésiastique. Alors commença une vie d’études et de travail à laquelle nous devons les Origines du Christianisme, monument considérable qui comprend la Vie de Jésus (1863), les Apôtres (1866), Saint-Paul (1869), l’Antéchrist (1873), les Évangiles (1877), l’Église chrétienne (1879), et Marc-Aurèle (1881) ; puis l’Histoire du peuple d’Israël (1888-1894), l’Avenir de la Science, où il dit sa foi à la science dans laquelle il met tous ses espoirs ; enfin un adorable livre de souvenirs personnels : Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse (1883).

Les Origines du Christianisme sont d’un intérêt considérable au double point de vue de l’histoire et de la littérature. La psychologie des peuples y est retracée avec un sens délicat de la nuance qui fait de cet ouvrage une merveilleuse peinture des évolutions morales de l’humanité. Il y montre les différentes phases de l’idée religieuse à travers les pays et les époques ; il en sent toutes les fluctuations, toutes les transformations et toutes les déformations.

Dans des Dialogues philosophiques (1876) et des Drames Philosophiques (1878-1886), il a exposé avec une imprécision voulue une philosophie à laquelle son intelligence et son esprit critique refusaient des certitudes. Il y aboutit à une sorte de scepticisme sans amertume.

Ernest Renan est un des écrivains les plus parfaits que nous connaissions. Sa phrase allie à la sobriété classique l’harmonie et la luminosité romantiques. Elle porte doucement la pensée, sans heurts, sans cahots, toujours remplie d’une grâce souple qui cache une force très grande. Des pages d’Ernest Renan sont souvent citées comme les plus parfaits modèles d’intelligence et de clarté qu’on puisse trouver, telle cette Prière sur l’Acropole, si harmonieuse, qui est contenue dans les Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse.

Hippolyte Taine (1828-1893), à côté de la souplesse de Renan, semble la rectitude même. C’est à la fois un critique et un historien. Il laisse en effet : La Fontaine et ses Fables (1853), Histoire de la littérature anglaise (1863), Philosophie de l’Art (1869), Origines de la France contemporaine (1894), de l’Intelligence (1870)…

Il avait pour les sciences exactes le même culte que Renan, mais ce culte était plus brutal, et rigoureusement étranger à toute idée de mysticisme. En cela, il est l’élève des philosophes du xviiie siècle. On peut dire qu’il fit du mot précision le mot d’ordre de toute sa carrière. Il n’admet rien en dehors de ce que l’expérience a définitivement démontré.

Sa critique est curieuse, encore que volontairement plus intelligente qu’artiste, et pleine d’idées. Il essaie d’y montrer l’influence que la race et le milieu peuvent exercer sur l’artiste. Comme historien, il cherche à montrer d’où est sortie la France actuelle. Il le fait avec beaucoup de méthode et une absolue clarté. Son influence fut grande sur ceux qui le suivirent. Il contribua pour une grande part à la formation de cette école naturaliste dont nous parlerons un peu plus loin, et qui lui doit son goût de la précision, son horreur du lyrisme.

Il faut, avant de quitter l’histoire, citer le nom, moins célèbre d’un directeur de l’École Normale, Fustel de Coulanges (1830-1889) qui publia, en 1864, la Cité antique, où il essaie de retracer l’état moral des peuples primitifs et l’influence de cet état moral sur les premières constitutions politiques, livre très nouveau dans sa conception. Fustel de Coulanges a transformé l’histoire, l’a réduite au rôle de science pure, a donné les règles de l’histoire moderne.

Le roman

Il n’y a plus de scission entre les savants et les littérateurs. Taine a un salon littéraire. Renan est en relations constante avec Sainte-Beuve, Flaubert, les Goncourt. De même que ces historiens sont des littérateurs, les littérateurs vont essayer d’être des scientifiques, ou du moins vont chercher l’exactitude. Leconte de Lisle et Flaubert s’évertueront à rechercher dans le roman et la poésie le sens des mythes antiques, étaieront leur splendide imagination d’une érudition solide et profonde. Les Goncourt et Zola inventeront le roman expérimental.


Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (1821-1880), naquit à Rouen. Il fit de grands voyages en Orient et revint presque aussitôt s’enfermer dans sa petite maison de Croisset, près de Rouen, où il écrivit Madame Bovary (1857), Salammbô (1862), l’Éducation sentimentale (1870), et la Tentation de Saint-Antoine (1874). Il laissa en mourant un roman inachevé : Bouvard et Pécuchet.

La vie de Flaubert représente peut-être le plus formidable labeur auquel un écrivain s’astreignit jamais. Son époque, son éducation, son milieu, son tempérament avaient fait de lui un romantique. Ce romantisme qui bout en lui, il l’écrase, il le dompte. Il a horreur de l’éloquence. Il a des choses précises à dire, et rien n’est plus difficile que d’être clair, précis, exact. Il travaille avec acharnement, met des mois à dresser ses plans, passe ensuite des semaines sur une page, écrit, rature, déchire, reprend, recommence sans cesse ce duel entre la forme et la pensée. Il s’essouffle, sue, marche à grands pas dans son cabinet, peine comme un bœuf, mais est vainqueur. Dans ce patient et rude effort vers le réalisme, il n’oublie pas tout à fait pourtant qu’il y a un romantique en lui. Des romantiques, il déteste l’imprécision, l’abondance, l’improvisation facile, mais il aime passionnément le pittoresque de leur forme. Il le prouvera dans Salammbô.

Son premier ouvrage, Madame Bovary, n’est cependant que réaliste, et même il est, en plusieurs endroits, une satire contre le romantisme, contre le trouble dangereux que l’exaltation peut faire naître dans les esprits. L’apparition de ce livre fut un gros événement littéraire. Aux dons d’observation de Balzac, Flaubert joignait un perpétuel souci d’art que Balzac n’avait jamais eu. Serrant la vérité de près, il avançait avec prudence, toujours mesuré, toujours sobre, comique, douloureux, ironique, romanesque, tragique, vrai comme la vie, mais à ce souci de la vérité joignait la passion du mot propre, du maximum d’effet par le minimum de moyens. Ce goût classique pour la pureté, pour la perfection de l’œuvre, il l’applique à tous les sujets, à un sujet bourgeois comme Madame Bovary, même à un sujet romantique comme Salammbô, roman archéologique puissamment, magistralement documenté, et écrit avec une couleur qui rappelle Gautier en le dépassant. Cette fusion des grandes qualités empruntées à deux tendances qui semblaient si bien s’opposer, marquera la manière nouvelle. Toute l’époque moderne en découle.

Il faut citer, en passant, le titre d’un livre d’Eugène Fromentin (1820-1876). Ce peintre de valeur, entre quelques ouvrages de critique, donna un roman psychologique, dans la manière d’Adolphe. Dominique (1863) est considéré aujourd’hui, à peu près universellement, comme un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre unique que peut écrire dans le genre psychologique tout écrivain sensible qui sait s’observer lui-même.

Cependant une école se forme, qui, s’attachant à donner à ses œuvres une valeur documentaire, s’intitulera elle-même : École naturaliste. On a vu précédemment les sources d’une pareille tendance. La fantaisie n’a plus de cours. Un roman doit être étayé sur des faits. La psychologie deviendra presque scientifique. Le romancier devra se doubler d’un expérimentateur.

Edmond de Goncourt (1822-1896) et Jules de Goncourt (1830-1870) s’associent pour mener à bien une étude approfondie des mondes où ils ont passé. Ils peignent le monde des lettres avec Charles Demailly (1860), le monde des arts avec Manette Salomon (1867), font le portrait d’une domestique, Germinie Lacerteux (1865), d’une jeune fille, Renée Mauperin (1864), etc… dans un style peu simple et qui, accueilli d’abord avec un grand enthousiasme, étonne quelque peu aujourd’hui.

Deux contemporains, Alphonse Daudet (1840-1897) et Émile Zola (1840-1902) éclairent d’une vive lumière cette école naturaliste. Alphonse Daudet, bien moins puissant, mais plus artiste, a laissé de la société du second Empire et de l’époque contemporaine des tableaux vigoureux dont la manière sait rester cependant légère. Ses deux plus beaux romans sont Fromont jeune et Risler aîné (1874), et Sapho (1884). Tartarin de Tarascon (1872), satire du caractère méridional français, eut un gros succès, mais se démode déjà. Son style est pur et ferme, un peu précieux parfois. Il est sensible infiniment sans tomber jamais dans la sensiblerie, ironique avec une douceur très française, et toujours plein d’aisance et de naturel.

Émile Zola, comme Flaubert, a reçu en naissant le virus romantique. Il en gardera toute sa vie le goût de l’énorme et même du monstrueux. Mais il adore Balzac et veut que ses personnages soient toujours dans la vie, quitte à déformer un peu, pour leur faire place, la vie elle-même. Il a plus que personne la passion du document, n’admet que des vérités contrôlées par lui sur nature. Il trace à gros traits charbonneux, mais d’une vigueur incomparable, des portraits un peu outranciers, et d’admirables tableaux d’ensemble où grouillent les mondes les plus divers. Il nous raconte les ouvriers dans l’Assommoir (1877), celui de ses livres qu’il a le plus serré, le plus écrit ; le monde des chemins de fer dans la Bête humaine (1890), de la finance dans l’Argent (1891), des magasins de nouveautés dans Au bonheur des Dames (1883), des paysans dans la Terre (1888), des mineurs dans Germinal (1885), le livre où tient le plus grand souffle ; etc… Tous ces romans sont réunis par un lien un peu artificiel qui en font remonter tous les personnages à la même souche. Reprenant l’idée de Balzac qui a écrit la Comédie humaine, il écrit l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire.

Guy de Maupassant (1850-1893) a reçu fortement l’empreinte du génie de Flaubert. Il est moins artiste cependant, plus bourru, plus carré d’épaules. C’est pourtant un grand écrivain, meilleur conteur que romancier, dont certaines nouvelles, comme Boule de Suif (1880), sont des chef-d’œuvres. Lui aussi prétend traduire très fidèlement la nature. Il le prouve dans Une Vie (1883), dans Bel Ami (1885), dans Fort comme la Mort (1889), dans Notre Cœur (1890)… Ses personnages sont la vie même. Son style est comme eux musclé, vrai. Tout Maupassant tient dans un mot : la sincérité.

Les poètes

Théophile Gautier avait apporté le goût de la précision dans la forme. Charles Baudelaire (1821-1867) fut en cela son disciple. Au point de vue du fond, c’est un attardé du romantisme. Les poèmes de Baudelaire, étranges, souvent morbides, sont évidemment dictés par l’exaspération de l’individualisme. Les thèmes principaux de l’unique recueil de vers qu’il a laissé, les Fleurs du Mal (1857) sont l’ennui, le spleen, la hantise de la mort, de la fuite du temps, de la difficile beauté. Mais la pensée s’élève parfois très haut dans certaines pièces comme les Phares, le Voyage, la forme atteint un degré de perfection très rare dans d’autres comme les Chats, Don Juan aux Enfers, enfin une harmonie extraordinaire en accompagne d’autres, comme l’Invitation au voyage. Ce grand poète que son côté un peu maladif et névrosé, a fait classer à part par bien des critiques et dont le public s’est pendant assez longtemps écarté, est considéré aujourd’hui, pour sa forme admirable et la merveilleuse pureté de quelques-uns de ses poèmes, comme un très grand artiste.

Un autre disciple de Théophile Gautier est le charmant et ingénieux Théodore de Banville (1823-1891), qui porte comme lui très loin le souci de la forme, et plus encore le respect des rythmes consacrés. Ses recueils : les Cariatides (1842), les Stalactites (1846), les Odes funambulesques (1857), les Exilés (1867) sont des fantaisies très expertes, un peu oubliées aujourd’hui. Dans son Petit Traité de Versification française (1872), Banville préconise l’emploi de la rime riche, sonore, inattendue, tintinabulante, procédé dont il a tiré lui-même les meilleurs effets.

Les Parnassiens

Sous le nom de Parnassiens, un groupe de poètes commença, vers 1866, à se grouper autour de Leconte de Lisle (1820-1894), auquel ne pouvait décidément plus s’appliquer l’étiquette de romantique. Leconte de Lisle est, en effet, le premier grand poète qui se soit tout à fait distingué du romantisme. On peut dire qu’il apportait dans la poésie ce que Flaubert apportait dans le roman : des qualités romantiques de forme jointes à un souci très classique de la perfection. La forme de Leconte de Lisle est extrêmement belle et comme sculpturale, un peu froide néanmoins et presque absolument privée de mouvement. Quatre recueils : les Poèmes antiques (1852), les Poèmes barbares (1862), les Poèmes tragiques (1884), les Derniers poèmes (1895). Il décrit la nature des tropiques et des régions lointaines qu’il a parcourues, évoque les grands fauves, les peint avec amour ; nous raconte les anciennes légendes de la Grèce ; cherche dans l’espace et dans le temps la Beauté qu’il ne trouve pas autour de lui.

José-Maria de Hérédia (1839-1907), son disciple fervent, l’a imité dans les Trophées (1893), un recueil de sonnets très parfaits, qui ne manquent que de vie intérieure.

Autour de Leconte de Lisle s’étaient encore groupés d’autres poètes : Sully Prudhomme, François Coppée, Paul Verlaine… Mais ces « Parnassiens » prirent si vite des directions si différentes qu’il est impossible de les considérer en groupe et de trouver dans ce Parnasse une école.

Sully Prudhomme (1839-1908) est un élégiaque. Il fait penser à un Lamartine moins puissant mais un peu plus serré. Au contraire de son maître Leconte de Lisle, il s’intéresse passionnément au monde intérieur. Ses premiers recueils, Stances et Poèmes (1865), les Épreuves (1866), les Solitudes (1869), les Vaines tendresses (1875) sont l’expression claire et délicate d’une sensibilité très tendre. Les autres recueils, la Justice (1878), le Bonheur (1888), sont des poèmes philosophiques. Le poète, ayant pris dans l’habitude de l’analyse psychologique le goût d’une analyse plus générale, essaie d’exposer, sinon de résoudre, les grands problèmes et hausse à la philosophie pure le ton de sa poésie.

François Coppée (1842-1908) fut séduit, lui aussi, par les aspects de la vie moderne, et s’appliqua à les noter. Il le fait avec une simplicité qu’il pousse trop souvent jusqu’à l’excès. Trop attentif à adapter sa langue aux sujets réalistes qui lui sont chers, il en arrive à un prosaïsme qui lui valut de nombreuses satires. Il n’en est pas moins vrai que, soucieux d’aller chercher la poésie autre part que dans l’excès du coloris et dans l’enflure du sentiment, il la trouva souvent dans la vérité sobre de l’expression, dans le choix de sujets nouveaux que les poètes avaient dédaignés jusque-là. Il est peut-être le créateur de la poésie intimiste. Les Intimités (1868) sont un très beau recueil qui eut plus d’influence qu’on ne le croit sur la poésie d’aujourd’hui. Les Humbles (1872) contiennent de très beaux vers qui valurent à leur auteur une grande popularité. Les Promenades et Intérieurs (1872) contiennent de petits poèmes étonnants de délicatesse, véritables chefs-d’œuvre de simplicité et de vérité. Le théâtre de François Coppée, très romantique, a moins d’intérêt.

Les Symbolistes

Les Parnassiens avaient toujours été clairs. Mais Verlaine (1844-1896) dont le premier livre de vers, les Poèmes saturniens (1866), avaient été inspiré par ses amis du Parnasse, s’affranchit très vite de leur influence. Aux côtés de son ami Arthur Rimbaud (1854-1891), il créa une sorte d’école nouvelle, qui s’appliquait à traduire les nuances les plus délicates de la sensation, non plus par une analyse claire ou une peinture colorée, mais par une sorte de langage flou et comme balbutié, où les mots étaient associés beaucoup moins pour former un sens que pour suggérer à l’esprit, par des harmonies subtiles, des impressions vagues. C’est à l’oreille d’abord que ces musiciens subtils s’adressaient.

Arthur Rimbaud publia en 1886 les Illuminations, poèmes étranges qui étonnèrent mais groupèrent autour d’eux un certain nombre d’admirateurs. Le choix musical du mot, l’harmonie comme psychologique du vers atteignent parfois dans ce livre à des effets tout à fait heureux.

Verlaine, au milieu d’une vie très bohème, publie plusieurs recueils qui contiennent les poèmes les plus nuancés, les plus délicats de cette fin de siècle : Sagesse (1881), Jadis et Naguère (1885), etc…

Le Théâtre

Le roman de Balzac avait habitué le public à une très grande vérité dans les caractères. Il ne pouvait plus se contenter de la comédie d’intrigue que Scribe (1791-1861) avait mis en si grand honneur, ni du drame lyrique des romantiques. Cet essai de comédie vraie qui va occuper la scène pendant la fin du siècle, fut illustré par deux grands noms : Émile Augier et Alexandre Dumas fils.

Émile Augier (1820-1889) débute au théâtre par une comédie antique, la Cigüe (1844) et par l’Aventurière (1848), comédie en vers qui fut son premier grand succès. Enfin, il aborda la comédie moderne avec Gabrielle (1849). Non seulement, il abandonnait toutes les traditions du théâtre romantique, mais encore il montrait avec complaisance les dangers de cette littérature d’exaltation. Le Gendre de M. Poirier, extrait d’un livre de Jules Sandeau, est un chef-d’œuvre qui rappelle les grandes créations de Molière. D’autres pièces suivirent : les Lionnes pauvres (1858), les Effrontés (1861), le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864), qui peignent le monde bourgeois et en dénoncent les deux grandes tares, vanité, amour de l’argent. La peinture d’Émile Augier est un peu étroite, un peu localisée dans le temps, mais elle est, certes, vigoureuse. Elle a supporté l’épreuve du temps. Un grand nombre de ces comédies attirent encore le public au Théâtre-Français.

Alexandre Dumas fils (1824-1895) se préoccupe surtout des questions morales et sociales. Il écrit des pièces à thèse, sur la condition de la courtisane (La Dame aux Camélias, 1852), des enfants naturels (le Fils Naturel, 1858), des femmes déclassées (le Demi-Monde, 1855), du monde de la Bourse (la Question d’argent, 1857). Dans ces œuvres ardentes, pleines d’esprit, il attaque l’argent, les mœurs, les préjugés, les lois ; toujours la thèse efface un peu les caractères, qui servent surtout à soutenir l’idée de l’auteur. Il faut encore citer l’Ami des Femmes (1864), les Idées de Madame Aubray (1867), la Princesse George (1871), Denise (1885). Le danger était que le moraliste ne finît par étouffer l’homme de théâtre. Dumas semble l’avoir senti. Sa dernière pièce, Francillon (1887), marque un retour très heureux vers la comédie de caractères, sans thèse et sans déclamation.

La voie était ouverte à la vérité. Henry Becque (1837-1899) s’y avança encore davantage. Avec les Corbeaux (1882) et la Parisienne (1885), il allait plus loin encore que ses devanciers dans le mépris des conventions, dans le respect de la réalité, même brutale, même noire, même désolante. Son observation est amère, ironique, aiguë. Ses tableaux un peu sombres sont d’un dessin très sûr. La vie et l’art s’unissent et s’étreignent de plus en plus étroitement.

Dans le même temps, Eugène Labiche (1815-1888), donnait dans le genre gai des comédies faciles, alertes, pleines de verve, joyeusement caricaturales : Le Chapeau de paille d’Italie (1851), le Voyage de M. Perrichon (1860), etc… ; et Victorien Sardou (1831-1903) occupait la scène avec des drames historiques fort bien faits, tels que Patrie (1889), la Tosca (1887), Thermidor (1891), Madame Sans-Gêne (1893), etc… et les comédies d’intrigue les plus adroitement construites : Nos Intimes (1862), la Famille Benoiton (1865), Divorçons (1883), etc…

Les Contemporains

Nous ne pouvons ici que citer brièvement le nom des écrivains qui ont illustré la littérature et le théâtre en France jusqu’à 1904.

Ce sont d’abord dans le roman deux très grands noms, de réputation mondiale. M. Anatole France (né en 1844) donne successivement le Crime de Sylvestre Bonnard (1881), le Livre de mon ami (1885), Thaïs (1890), la Rôtisserie de la reine Pédauque (1893), le Lys rouge (1894), toute une série de romans relatifs à l’histoire contemporaine, l’Orme du Mail, le Mannequin d’osier, l’Anneau d’Améthyste, M. Bergeret à Paris ; enfin, en 1912, les Dieux ont soif, où sont peintes les années de la Terreur. M. Anatole France cache sous une nonchalance et un scepticisme apparent un esprit d’une grande pénétration qui s’est attaché aux sujets les plus variés avec le même bonheur. C’est un ironiste délicat et un philosophe très subtil qui est un des plus grands maîtres de la pensée contemporaine. M. Pierre Loti (né en 1850), officier de marine, promène dans le monde entier une sorte de nostalgie très romantique qu’il nous conte dans un style clair et très musical. La série de ses livres est longue. Il faut surtout en retenir le Mariage de Loti (1880), Mon frère Yves (1883), Azyadé, Fantôme d’Orient, Pêcheurs d’Islande (1886), Madame Chrysanthème (1887), Ramuntcho (1897), etc.

M. Pierre Loti a peint avec beaucoup de couleur et une puissance d’évocation prodigieuse les paysages les plus divers au milieu desquels s’est déroulée sa vie aventureuse. Il dit ses sensations de poète attristé par la fuite du temps, la nostalgie des terres quittées, l’impossibilité de pénétrer vraiment les âmes étrangères. On peut dire qu’il est, de tous les contemporains, le seul qui se soit donné tout entier, sans se rallier à aucune école, à aucune formule, sans même se rattacher à aucune tradition.

Un Belge, M. Maurice Maeterlinck a écrit des petits drames (Pelléas et Mélisande, Intérieur, les Aveugles…), des poèmes (Serres chaudes) et des livres de philosophie et de morale (La vie des abeilles, la Sagesse et la Destinée, le Trésor des Humbles). Dans ces formes diverses, il a exprimé un peu de l’âme universelle, a donné des préceptes de sagesse d’une haute portée en même temps que d’une poésie intense. M. Paul Bourget (Un cœur de femme, le Disciple, Un Crime d’amour) est un analyste subtil. M. Maurice Barrès a dit, dans une langue cadencée, les troubles de sa sensibilité exaspérée, et les aspirations générales de son pays. M. Marcel Prévost a écrit des romans légers et frivoles. M. René Boylesve a traduit les tristesses et les inquiétudes de l’enfance avec un art d’une très grande délicatesse. Mme Colette Willy a, dans des livres dont certaines pages sont peut-être inutilement licencieuses, apporté à la littérature l’expression d’un pittoresque absolument neuf, et d’une sensibilité aussi aiguë que sincère. Mme Marcelle Tinayre a écrit de nombreux romans pleins de mouvement et de vie.

Dans la poésie, dont l’obscurité des symbolistes a quelque peu écarté le public, quelques noms brillent pourtant d’un très vif éclat. Albert Samain (1858-1900) disciple de Verlaine et comme lui épris avant tout de musique, laisse deux admirables livres. Au Jardin de l’Infante (1893) et Aux flancs du vase (1898). M. Jean Richepin (né en 1849) est un romantique attardé. M. Henri de Régnier (né en 1864) avec ses Premiers Poèmes (1899) ses Médailles d’Argile (1900), sa Cité des Eaux (1902) cherche l’expression de la sensibilité moderne dans la peinture de tableautins antiques et écrit des vers d’une muse délicieuse. M. Maurice Bouchor (né en 1855) essaye de faire vivre une poésie populaire avec les Symboles (1895). M. Francis Jammes cherche dans une simplicité presque naïve une poésie doucement émue. La Comtesse de Noailles avec le Cœur innombrable (1901), les Éblouissements, les Vivants et les Morts, rajeunit le lyrisme qui semblait s’endormir et trouve des accents splendides.

Mais c’est le théâtre surtout qui concentre l’attention du public. André Antoine en créant, en 1887, le Théâtre Libre, a mis à la mode le goût de la vérité la plus réaliste dans les œuvres et dans la mise en scène. Autour de lui se sont groupés MM. Georges Courteline, dont la verve caustique, mais qui cache une grande amertume, nous montre la misère de l’âme humaine avec une grande pitié attendrie (Boubouroche, la Paix chez soi, etc.) ; Jules Renard, satiriste aigu, spectateur tristement ironique de la famille et du ménage (Poil de Carotte, 1900 ; Monsieur Vernet, 1903 ; la Bigote, 1909) ; François de Curel, dramaturge austère, qui s’applique à des sujets âpres (les Fossiles, la Fille sauvage, la Nouvelle Idole, le Repas du Lion, la Danse devant le Miroir) ; Brieux, qui défend généreusement les droits des faibles ; Porto-Riche, qui, avec Amoureuse (1891) et le Passé (1897), pièces sobres, graves, profondes, humaines, donne une vigoureuse impulsion à tout le théâtre du cœur ; Maurice Donnay qui fait avec un grand succès le même effort (Amants, 1895 ; l’Affranchie, 1898 ; Paraître, 1906…) ; Jules Lemaître (Le Pardon, 1895 ; la Massière, 1905), qui est en même temps un critique admirable d’intelligence et de pénétration ; Paul Hervieu, auteur de la Loi de l’Homme (1897), de la Course du Flambeau (1901), du Dédale (1904), pièces un peu rudes où les grandes lois de la morale humaine sont exposées avec vigueur ; Henry Bataille, hardi et subtil psychologue, romantique et réaliste tout ensemble, qui cherche dans des cas d’exception à peindre l’âme profonde de l’homme, et surtout les rapports de l’homme et de la femme, compliqués par la vie moderne (l’Enchantement, 1900 ; Maman Colibri, 1904 ; la Marche nuptiale, 1905 ; la Femme nue, 1908…) ; Émile Fabre que passionne le monde des finances et de la politique (la Vie publique, 1902 ; les Ventres dorés, 1905) ; Henri Lavedan, psychologue et humoriste ; Alfred Capus, peintre de l’optimisme (la Veine, 1902) ; De Flers et Caillavet, satiristes aimables (le Bois sacré, 1910 ; l’Habit vert, 1913) ; Henry Bernstein, psychologue dur, brutal souvent, épris de mouvement et d’action (la Rafale, 1905 ; le Voleur, 1907 ; Samson, 1907) ; Tristan Bernard, auteur de très nombreuses comédies d’un comique irrésistible (Le Danseur Inconnu, le Petit Café, l’Anglais tel qu’on le parle, Daisy, les Pieds Nickelés, etc…), qui témoignent cependant d’une observation extraordinairement pénétrante de la vie, et qui sont écrites avec le plus parfait naturel ; enfin M. Paul Claudel a donné des drames hautains, d’une rare vigueur, écrits dans une langue qui lui est très particulière qui sait donner aux mots leur maximum d’intensité (L’Otage, l’Annonce faite à Marie).

Tandis qu’un réalisme neuf s’emparait de la scène, M. Edmond Rostand (né en 1868), y faisait triompher avec un éclat à peu près sans précédent, un théâtre purement romantique. En 1894, il donna les Romanesques, fine comédie en vers alertes et amusés qui rappellent la manière de de Banville, mais avec plus de grâce et de souplesse ; en 1895, la Princesse lointaine ; en 1897, la Samaritaine, pièce biblique pleine de très beaux vers, et Cyrano de Bergerac, comédie héroïque à panache dont l’avènement fut un triomphe ; puis, en 1900, l’Aiglon, réplique mélancolique et hautaine à la grande épopée impériale illustrée par Hugo ; enfin en 1900 Chantecler, comédie symbolique, où la tradition d’Aristophane se mêle à celle du Roman de Renart. Le personnage principal, Chantecler, y symbolise l’effort humain vers un idéal de sérénité et de clarté.

Des tendances nouvelles qui ne se sont pas encore précisées, indiquent que l’avenir de la littérature française est gros de promesses. De nombreux talents jeunes se sont manifestés dans le roman, dans la poésie, au théâtre. Leurs essais font attendre des œuvres qui uniront les qualités verbales (souplesse et éclat) du romantisme, au souci de l’exactitude psychologique et documentaire que leur ont légué les naturalistes. La littérature semble vouloir rejeter peu à peu les conventions et les procédés pour les remplacer par une grande discipline d’esprit. Sincérité, précision, clarté s’emparent plus étroitement de la pensée et du sentiment. La forme s’efforce vers plus de pureté, vers plus de concision, vers plus de puissance expressive. Les tendances françaises d’aujourd’hui peuvent se résumer en deux mots : expression artiste de la vérité.