Les Œuvres de mer

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Les Œuvres de mer
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 904-923).
LES ŒUVRES DE MER

La Société des Œuvres de mer, fondée en 1895 sous la présidence de l’amiral Lafont, a pour objectif de faire croiser des navires-hôpitaux sur les lieux des grandes pêches, et de porter ainsi sur place à nos pêcheurs du large des secours matériels et moraux. Quand on se rappelle que, jusqu’à cette date, nos 1 6 000 pêcheurs de la haute mer vivaient pendant de longs mois dans un isolement farouche, il est facile d’apprécier l’utilité de l’œuvre entreprise par les hommes de cœur qui ont fondé cette Société et de comprendre la chaude sympathie qu’a rencontrée pareille œuvre d’assistance partout où il a été possible d’en faire connaître le noble but.

Avant d’exposer le fonctionnement de la Société des Œuvres de mer, faisons d’abord connaissance avec ces pêcheurs du large trop longtemps négligés, pour ne pas dire ignorés.


I

Par leur rude métier et les dangers qu’ils bravent, les marins des grandes pêches constituent pour ainsi dire, par rapport aux pêcheurs du littoral, une espèce de caste vaillante et fière.

La grande pêche se pratique loin de nos côtes ; c’est la pêche du large, la pêche de la haute mer ; les Anglais disent « de la mer profonde » (deep-sea).

Pour les marins français les lieux de grande pêche sont :

Terre-Neuve, avec 10 000 pêcheurs ;

L’Islande, avec 4 000 pêcheurs ;

La mer du Nord, avec 2 000 pêcheurs ;

Ce qui représente au total 16 000 pêcheurs du large.

Si les lieux de pêche sont nettement délimités, les ports d’armement en France pour cette pêche ne forment pas de groupes séparés ; ils sont même très enchevêtrés. En effet, sur la partie de nos côtes qui arme pour la grande pêche, et qui s’étend du Nord au Sud, depuis Dunkerque jusqu’à Paimpol, voici comment y sont répartis les principaux ports d’armement :

Fécamp, Granville et Saint-Malo arment pour Terre-Neuve ;

Dunkerque, Saint-Brieuc, Binic et Paimpol pour l’Islande ;

Boulogne et Fécamp pour la mer du Nord.

À Terre-Neuve, nos lieux de pêche sont d’abord le grand banc de Terre-Neuve, où, en somme, tout le monde a le droit de pêcher, ensuite une partie de la côte de la grande île de Terre-Neuve.

Le grand banc, situé au Sud-Est de Terre-Neuve et d’une dimension sensiblement égale à celle de cette île, est un vaste plateau sous-marin sur lequel les navires de pêche peuvent faire mordre leurs ancres, le fond y étant généralement de 60 mètres. Autrefois, il y a deux cents ans. Anglais et Français se disputaient Terre-Neuve, et les marins des deux nations qui en exploitaient la pêche y étaient mélangés, échangeant souvent force horions. Le traité d’Utrecht (1713) régla les droits de chacun de la manière suivante : les îlots de Saint-Pierre et de Miquelon étaient cédés en toute propriété à la France ; l’Angleterre restait souveraine de la grande île de Terre-Neuve avec cette restriction qu’une partie de la côte Nord serait exclusivement réservée aux pêcheurs français, qui d’ailleurs ne pourraient y élever que des constructions de fortune en rapport strict avec leurs besoins pour la pêche. Après quelques rectifications librement consenties des deux parts, la côte française (French-shore) s’étend actuellement, en passant par le Nord, du cap Baye à l’Ouest au cap Saint-Jean à l’Est[1].

À une époque relativement récente, sont survenues des difficultés fondées par les Anglais sur un prétexte bien étrange : certes ils ne dénient pas à nos compatriotes le droit de pêche, mais certains de ces derniers ayant renoncé à la morue pour la capture du homard, de ce fait, disent les Anglais, les conventions internationales sont violées, parce que ce n’est plus de la pêche, attendu que le homard n’est pas un poisson. Voilà assurément un bien curieux exemple de l’influence que peut avoir sur les rapports diplomatiques le progrès en histoire naturelle, car pareille objection n’aurait jamais pu être faite au bon vieux temps où l’on définissait ainsi le homard : « poisson rouge qui marche à reculons. » En réalité, sinon les Anglais en général, du moins les Anglais qui habitent Terre-Neuve nous voient d’un œil impatient et jaloux pêcher sur la côte Nord de leur île et ne manquent jamais l’occasion de nous manifester leur mauvaise humeur. En attendant mieux, ils se vengent platoniquement en dénommant la partie de côte qui nous est réservée la soi-disant côte française (so called French-shore) ; mais le traité d’Utrecht reste pourtant en vigueur.

Il faut bien constater que la pêche sur le French-shore, qui, dans le principe, était très florissante, et qui, à une époque relativement récente, occupait encore plus de 1 000 marins, tend de plus en plus à diminuer, alors que la pêche du banc augmente tous les jours. La raison dominante de ce fait est incontestablement que, pour le moment du moins, la morue donne plus sur le banc que sur le French-shore ; mais c’est précisément pour cela que, sous prétexte d’un appauvrissement de la côte, il serait souverainement imprudent, — même en échange d’une compensation sérieuse, — de nous dessaisir de nos droits sur le French-shore ; car, le courant de morue étant essentiellement capricieux et changeant, il peut parfaitement se faire qu’à un moment donné le précieux butin, délaissant le banc et se portant vers le Nord, vienne rendre à nos établissemens leur ancienne prospérité.

Nos pêcheurs du French-shore mouillent leurs navires dans les baies et ne vivent plus à bord pendant la période de pêche. Ils élèvent à terre avec des planches des bâtimens de fortune, dits chauffauds ; c’est là qu’ils habitent et que chaque jour ils manipulent la morue au retour de la pêche, qui se fait généralement à la senne comme sur notre littoral méditerranéen.

Les neuf dixièmes au moins de nos pêcheurs de Terre-Neuve exploitent le banc, et, pour donner une idée de l’activité de la pêche dans ces parages, rappelons qu’en moyenne, par an, nos pêcheurs y captent 136 millions de morues.

Sur le banc, après avoir jeté l’ancre, les équipages mettent à l’eau des embarcations à fond plat, remarquablement légères et faciles à manœuvrer, des doris qui, d’autre part, pouvant s’empiler à bord comme des soucoupes, sont de ce fait très peu encombrantes. Le doris est d’origine américaine ; c’est vers 1865 que nos pêcheurs, abandonnant leurs anciennes chaloupes trop lourdes, ont adopté le doris.

Dans chacune de ces frêles embarcations les pêcheurs vont deux par deux tendre de longues cordes armées de lignes. Chaque corde (tanti) longue de 120 mètres porte 100 lignes (avançon ou empis) de 1 mètre, et par conséquent autant de hameçons.

Un doris part en général avec 10 tantis roulés dans des mannes «n osier, ce qui représente 1 000 hameçons par doris. Les lignes tendues pour la nuit, c’est à quatre heures du matin que les pêcheurs partent pour les relever. Cette opération leur prend au moins cinq heures ; de retour à bord, il leur faut encore autant d’heures pour réparer les avaries et fixer l’appât ; après quoi, ils repartent dans leurs doris pour mettre à l’eau les engins. C’est alors seulement que, brisés de fatigue, ils ont le temps de souffler.

La question qui préoccupe particulièrement nos pêcheurs est celle de l’appât (boëtte), car, pas de morue sans appât. Voilà pourquoi on les voit très ingénieusement faire successivement usage de tout ce qui est utilisable ; c’est ainsi que comme amorce se succèdent dans le cours de la saison de pêche : le hareng du printemps, le capelan 5 petit poisson), l’encornet (espèce de seiche) et le hareng d’automne.

En résumé, sur le banc, la manœuvre des lignes constitue un travail constant, à peine interrompu par des repas pris à la hâte et quelques heures de sommeil ; on peut ajouter que le travail y est intense, car on y constate tous les symptômes de ce qu’on pourrait appeler la fièvre de la pêche. Pas un seul jour de repos, sauf quand il y a tempête sur le banc, que le pont du navire est balayé par les lames, et que par prudence on est obligé de hisser à bord les doris. C’est donc seulement pendant la tourmente que nos pêcheurs peuvent se reposer.

En Islande, c’est encore la morue qui constitue le butin. La zone de pêche est la mer qui baigne la côte Sud de l’Islande. Cette zone remonte un peu sur la côte Ouest et d’une manière plus sensible sur la côte Est. Les navires de pêche, de tonnage inférieur par rapport à ceux du banc, ne mettent pas d’embarcations à la mer, comme à Terre-Neuve. C’est de leur bord même que les marins se livrent à la pêche, d’une manière très simple d’ailleurs : ils pêchent à la ligne comme cela se voit sur nos paisibles rivières, avec cette différence que, la gaule étant inutile et hors de saison, ils tiennent à la main la corde de la ligne. Chaque marin a son poste marqué par une encoche sur le rebord du navire. Quand un navire est en pêche, on voit donc tous les hommes de l’équipage rangés sur le même bord, du côté du vent naturellement, pour ne pas engager leurs lignes.

En Islande comme à Terre-Neuve, ce n’est pas tout que de pêcher la morue ; il faut encore la préparer pour la conservation. Mais cette manipulation (tranchage) de la morue a été décrite bien des fois ici même ; il est donc inutile d’y revenir.

Dans la mer du Nord, le butin cherché par nos pêcheurs du large est surtout le hareng. Ce poisson voyage par bandes ; il y a de vrais passages, dont il faut savoir profiter. L’expérience acquise par les pêcheurs leur a permis d’établir jusqu’à un certain point les lois présidant à ces passages. Ils ne manquent pas de s’y conformer. D’une manière générale, les bateaux commencent la saison de pêche au Sud des îles Shetland ; puis, tous les quinze jours, ils se déplacent vers le Sud et terminent la saison en face de Douvres. Quelques navires, agrandissant leur rayon de pêche, pénètrent jusque dans la mer d’Irlande.

Tous nos pêcheurs du large sont dignes d’intérêt ; cependant, selon les lieux de pêche, certains d’entre eux sont soumis à des épreuves particulièrement pénibles.

Nos marins de la mer du Nord pèchent de mai en novembre, et viennent, trois ou quatre fois pendant leur campagne, décharger dans les ports de France leurs barriques pleines de harengs. Il est vrai qu’après avoir réparé à la hâte leurs avaries et complété leurs approvisionnemens, ils reprennent immédiatement la mer, mais cela n’empêche pas que de tous nos pêcheurs du large ce sont eux qui restent le moins longtemps isolés.

En Islande, les pêcheurs ne s’éloignent jamais beaucoup de la terre. En cas d’accident, ils peuvent en peu de temps aborder la côte, qui est pauvre, il est vrai, mais foncièrement hospitalière. C’est encore là pour nos marins un état d’isolement relatif.

Quant à nos pêcheurs de Terre-Neuve, ce sont incontestablement les plus isolés de tous. Pour s’en convaincre, il suffit de savoir que nombre de navires de pêche, ceux de Fécamp surtout, gagnent directement le banc, y restent mouillés pendant six mois, et reviennent en France sans aucune relâche.

Il paraîtra donc naturel que, pour donner une idée des conditions pénibles dans lesquelles vivent nos marins des grandes pêches, nous prenions comme exemple nos pêcheurs du banc, en considération de leur nombre, de la nature difficile de leur pêche et de leur isolement prolongé.

Voyons d’abord leur habitation.

Les navires du banc sont naturellement pontés ; ce sont même de très gros bateaux, afin de pouvoir tenir la mer dans des parages tourmentés. Sous le pont, l’espace est partagé en trois compartimens : à l’arrière le logement du capitaine, à l’avant le logement de l’équipage. Ces deux compartimens des extrémités sont aussi restreints que possible en vue de laisser au troisième, celui du milieu, le développement le plus important, car c’est dans ce dernier, qui constitue pour ainsi dire le magasin, que l’on met la morue.

A notre point de vue, le compartiment qu’il est le plus intéressant d’étudier est celui de l’avant, le poste de l’équipage.

Ce poste n’a qu’une issue, en haut, sur le pont ; c’est par là qu’entrent à faible dose l’air et la lumière et que descendent les hommes par une échelle verticale. Dans ce poste obscur, on trouve un poêle, et contre les parois une série d’enfoncemens étages, représentant autant de couchettes pour deux. Heureusement que, sauf pour prendre un peu de sommeil, les hommes, toujours au travail, n’ont pas le temps de stationner dans leur poste encombré. Bien entendu que, pour se coucher, les pêcheurs ne se déshabillent jamais et ne quittent même pas leurs grandes bottes de pêche.

Par sa nature elle-même, la campagne de pêche sur le banc expose nos marins à des périls nombreux :

D’abord, pour se rendre sur le banc, les navires de pêche courent les risques de rencontrer les glaces, soit sous forme de banquise ou glaces de surface, au milieu desquelles ils peuvent rester immobilisés, soit sous forme de montagnes de glaces (icebergs) contre lesquelles ils peuvent se briser, comme cela est arrivé au Vaillant en 1897 ; car c’est précisément à la même époque, au commencement de la belle saison, que ces amas de glaces se détachent des régions polaires et sont emportés par les courans vers le Sud où ils viennent heureusement se fondre dans les eaux chaudes du Gulf-stream. Ce n’est qu’au Sud du Gulf-stream que la navigation est à l’abri des glaces ; or, les navires banquiers doivent passer au Nord ; d’où pour eux le danger des glaces flottantes.

Arrivés et mouillés sur le banc, bien que ce soit la bonne saison de ces parages, les navires n’en courent pas moins, pendant toute la campagne, les chances de stationner de longs mois dans une mer toujours mauvaise quand même. Mais le danger tout spécial au banc de Terre-Neuve est la très grande fréquence du brouillard, qu’il n’est pas rare de voir durer plus d’une semaine sans discontinuation. Or, jusqu’à présent, pour gagner quelques heures sur la durée de leur traversée, excités par la concurrence, grisés par le Struggle for life, les très nombreux paquebots qui relient New-York à l’Europe n’hésitent pas à prendre le banc en écharpe, et l’on conçoit quels dégâts peuvent faire, en temps de brouillard, dans la flottille des pêcheurs, ces paquebots rivalisant de vitesse. Mais ce n’est pas tout ; même au milieu du brouillard, les pêcheurs ne chôment pas. Les doris continuent à circuler pour manœuvrer les lignes, et chaque année le nombre est toujours grand de ces frôles embarcations qui, désorientées et perdues dans le brouillard, ne rejoignent plus leur navire.

Enfin, en dehors des chances de mer, par la nature spéciale de leur industrie, les pêcheurs sont couramment exposés à se blesser avec les hameçons, blessures fréquemment suivies de complications d’une gravité extrême, d’où une augmentation sensible du tribut que ces braves gens payent à la maladie, sinon à la mort.

Pour fixer les idées sur les conditions particulièrement sévères dans lesquelles se font les grandes pêches, nous ne trouvons pas un chiffre plus démonstratif que celui des pertes subies par les pêcheurs de Terre-Neuve et d’Islande pendant la campagne de pêche de 1897.

En 1897, les 10 500 pêcheurs de Terre-Neuve ont perdu 266 hommes par les causes suivantes :


Par naufrages (6 navires naufragés) 143
Disparus en mer (doris en dérive) 65
Par blessures ou maladies 58
Total 266

Ce qui donne comme mortalité, pour six mois, 26 p. 1 000.

Pendant la même campagne, nos pêcheurs d’Islande au nombre de 3 718, ont perdu 86 hommes, soit 23 p. 1 000.

En totalisant, nous voyons qu’en définitive nos 14 218 pêcheurs de Terre-Neuve et d’Islande ont perdu, — en six mois, ne l’oublions pas, — 352 hommes, ce qui donne comme mortalité 25 p. 1 000.

Ce dernier chiffre est à retenir. Quelques comparaisons suffiront pour en faire ressortir l’éloquence. D’abord, en temps de paix, c’est-à-dire en temps ordinaire, pendant la même période (six mois), sur 1 000 hommes d’effectif, notre armée, comme du reste la marine de guerre anglaise, ne perd que 3 hommes, c’est-à-dire huit fois moins que la flottille de nos pêcheurs ; la marine autrichienne en perd moins encore : 2. Comparons maintenant les pertes de nos pêcheurs à celles que subissent les armées dans les conditions dramatiques d’une bataille. D’après la statistique médicale établie pour la campagne d’Italie (1859) par le médecin inspecteur Morache, actuellement Directeur du service de santé du XVIIIe corps, dans les deux batailles de Magenta et de Solférino, nous avons perdu 25 p. 1 000. Or c’est exactement la proportion des pertes subies dans chaque campagne de pêche par nos marins de Terre-Neuve et d’Islande.

Il ne faut pas croire que nous ayons choisi avec préméditation L’année 1897 pour soutenir notre thèse ; nous avons pris 1897 tout simplement parce que c’est à cette date qu’a été établie pour la première fois la mortalité des pêcheurs par les médecins que la Marine a mis à la disposition des Œuvres de mer.

D’ailleurs les chiffres de la mortalité à Terre-Neuve pendant la campagne de pêche de 1898 prouvent également que, tout en admettant certaines oscillations annuelles, faciles à prévoir, la mortalité de nos pêcheurs n’en reste pas moins toujours à un taux malheureusement très élevé.

En 1898, nos 10 650 pêcheurs de Terre-Neuve ont perdu 213 des leurs ; en voici le détail :


1° Disparus en mer :
a. Naufrages (6 navires) 77
b. Doris en dérive (13 doris). 28
c. Chutes à la mer 37
2° Décédés par suite de traumatisme ou de maladie 71
Total. 213

Ce qui donne comme mortalité 20 p. 1 000. On peut donc dire que, chaque année, nos pêcheurs qui se rendent à Terre-Neuve et en Islande courent sensiblement les mêmes risques que s’ils allaient prendre part à deux grandes batailles rangées.

Cette seule considération doit suffire pour attirer les sympathies sur nos pêcheurs du large, qui, soumis à l’inscription maritime, constituent d’autre part la réserve de notre armée de mer. Existe-t-il un autre groupe humain de travailleurs payant un plus lourd tribut à la maladie et à la mort ?

Et pourtant, ce n’est qu’à une époque relativement récente que, chez nous comme à l’étranger, l’opinion publique s’est émue de la situation pénible des pêcheurs du large, et que l’initiative privée a songé à leur porter assistance.

Grâce au ciel, en France, la Société des Œuvres de mer, comme nous le verrons, a résolu rapidement, du premier coup et d’une manière totale, ce problème complexe de l’assistance aux marins des grandes pêches ; mais, avant d’aborder ce sujet qui est l’objectif dominant de cette étude, il nous paraît bon, pour préparer le terrain, de rappeler les tâtonnemens et les efforts tentés aussi bien à l’étranger qu’en France en vue d’assister efficacement les pêcheurs de la haute mer.

Commençons par l’étranger, en suivant l’ordre chronologique,


II

En 1877 fut créée en Angleterre la Société de l’hôpital Saint-Jean (Saint John hospital association).

Au fond, c’est une émanation, un rameau du grand ordre militaire et religieux des Frères de Saint-Jean de Jérusalem, fondé à Jérusalem bien avant les croisades et dont sont déjà sorties tant de confréries célèbres, par exemple l’ordre des Templiers si malmenés par Philippe le Bel.

Cette Société de l’hôpital Saint-Jean a pour but principal de vulgariser par des conférences les secours que peuvent, en l’absence du médecin, se porter les travailleurs. Les centres où se font ces conférences sont surtout les ports d’armement pour la pêche, et c’est précisément à ce point de vue que cette société nous intéresse ; mais la Société s’occupe encore des milieux miniers et industriels. Ce n’est pas tout : la Société, très prospère, a pu créer des hôpitaux où les jeunes filles des meilleures familles donnent l’exemple du dévouement aux malades ; elle est même particulièrement fière de compter dans ses rangs, comme élémens très actifs, des membres de la famille royale. Naturellement elle est sous le patronage de la Reine.

En 1882 s’est fondée en Allemagne, sous l’impulsion d’un chirurgien célèbre, le Dr Esmarch, de Kiel, une grande association qui, tout en adoptant les statuts de la Société anglaise de l’hôpital Saint-Jean, est principalement consacrée aux pêcheurs ; c’est l’Association samaritaine allemande (Deutscher Samariter Verein). Dans chaque bourg des côtes allemandes, cette Société organise des conférences, au nombre de cinq par chaque centre, pour expliquer aux pêcheurs les soins médicaux urgens qu’en l’absence du médecin, ils peuvent s’administrer. Le docteur Esmarch a résumé ces conférences dans un Catéchisme des premiers secours (Katechismus zur ersten Hülfeleistung) si bien compris que la princesse Christian de Sleswig-Holstein, fille de la reine d’Angleterre, l’a traduit en anglais pour servir au Centre de Windsor de la Société de l’hôpital Saint-Jean.

Comme on le voit, jusque-là, l’assistance aux pêcheurs consistait à leur donner, sur terre ferme, d’excellens conseils. C’était insuffisant. C’est aux Anglais que revient l’honneur d’avoir réalisé un progrès énorme en faisant un pas décisif dans l’assistance, c’est-à-dire en portant secours aux marins sur les lieux mêmes de la pêche.

La vérité est qu’ils y furent incités principalement par le désir de combattre certains trafics malsains que des bateaux connus sous le nom de dutch-coper pratiquaient sur les lieux de pêche de la mer du Nord. Ces bateaux, sortis généralement des ports de Hollande, et qui extérieurement présentaient l’aspect respectable d’un bateau de pêche, venaient offrir aux pêcheurs, contre remboursement onéreux, une grande variété de marchandises et surtout d’affreuse eau-de-vie. Chose inouïe, sur le dutch-coper on ne fêtait pas seulement Bacchus, mais encore Vénus ! À un moment donné, le scandale fut même tel que la diplomatie s’en émut et échangea des notes.

Pour rendre la physionomie de ces étranges navires de commerce varié, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ce qu’écrivait dans les Archives de médecine navale de juillet 1892 le docteur Valence, de la Marine, qui, servant dans la mer du Nord, avait pu y étudier cette surprenante industrie.

« Le dutch-coper est un navire ayant les allures et le tonnage d’un bateau de pêche ordinaire, mais que l’œil exercé du pêcheur reconnaît bien. Cinq ou six hommes d’équipage avec un patron montent ce bateau de commerce, qui vient vendre du tabac à bon marché. Mais ce n’est pas sur ce produit que se font les profits, et la cargaison comprend autre chose : c’est l’alcool sous toutes ses formes, cet alcool brûlant qu’aiment le palais et le gosier du pêcheur, l’eau-de-vie anisée, le schnap de Hollande et différens mélanges aussi inférieurs. Le patron du dutch-coper, c’est l’usurier cherchant bénéfice partout, amadouant, dès le début, son client par l’offre de quelques verres, puis se faisant payer, faute d’argent, en filets, en voiles, en poisson.

« De ces bateaux, il y en a beaucoup, mais leur nombre a diminué, ce genre de commerce rencontrant peu à peu moins d’amateurs à cause de la réaction des Sociétés de tempérance, de l’instruction et de l’esprit d’épargne des pêcheurs, de la facilité de vendre le poisson aux bateaux à vapeur, etc. Nous n’en sommes plus au temps où sur les bancs du Nord, au milieu des flottilles de pêche des nationalités diverses, il se passait des orgies de toutes sortes. Cependant, si les bateaux de femmes ont disparu, il faudra encore lutter longtemps pour voir le cabaret flottant disparaître, car le pêcheur, à certains momens, ne résistera pas devant l’offre d’un litre d’eau-de-vie. »

Ce fut donc, dans le principe, pour combattre, spécialement dans la mer du Nord, sur place et avec des bateaux spéciaux, l’influence démoralisante du dutch-coper qu’en 1884 se constitua en Angleterre, et toujours sous le patronage de la reine, la Mission des pêcheurs de la haute mer (Mission to deep sea fishermen). Telle était bien la préoccupation dominante de la mission au début, puisque le premier navire qu’elle fit croiser dans la mer du Nord portait le nom d’anti-coper. Le rôle précis de ce bateau était de faire aux cabarets flottans une concurrence écrasante en vendant aux pêcheurs à prix coûtant des vêtemens, du linge, des vivres et du tabac. Mais bientôt, son œuvre prospérant et ses navires se multipliant, la Mission, qui au début s’était contentée de combattre le mal, résolut de faire directement le bien en portant aux pêcheurs des secours moraux, religieux et médicaux. Elle embarqua sur ses navires, munis d’un hôpital approprié, un médecin et un pasteur, et l’anti-coper devint le navire-hôpital (hospital vessel).

Le rôle du médecin y est tout indiqué ; il donne des consultations et soigne les malades hospitalisés à bord. Quant au pasteur, il distribue des bibles, des livres, des journaux ; il lutte surtout contre l’alcoolisme à l’aide du pledge, serment que font les pêcheurs enclins à la boisson de ne pas boire de spiritueux pendant une période déterminée ; enfin, il procure aux pêcheurs les secours de leur religion, et, chaque dimanche, à bord du navire-hôpital, l’office réunit en grand nombre les pêcheurs dont les bateaux se trouvent dans les mêmes parages.

La Mission est en pleine prospérité ; elle avait déjà, il y a trois ans, 14 navires croisant, 12 dans la mer du Nord, et les 2 autres sur les côtes du Labrador. L’année dernière, elle vient d’inaugurer ses croisières sur le banc de Terre-Neuve. Son budget annuel, alimenté par les dons volontaires (voluntary contributions), dépasse 500 000 francs. Détail important à signaler en vue d’en faire un exemple contagieux chez nous : souvent un navire complet est offert comme cadeau à la Mission ; dans ce cas, le nouveau bateau-hôpital porte le nom du généreux donateur.

Voilà ce qu’on a fait, comme assistance pour les pêcheurs du large, à l’étranger et surtout en Angleterre ; voyons maintenant, dans le même ordre d’idées, ce qui a été fait en France tant par l’État que par l’initiative privée.

On sait que depuis Colbert, d’après la loi de l’Inscription maritime, tous les marins, les pêcheurs comme les autres, restent à la disposition de l’État et sont soumis à la tutelle de la Marine de guerre. Il est donc naturel que la Marine, qui, du reste, a droit de police et de justice sur tous les inscrits, se soit préoccupée d’améliorer, par de sages réglementations, leur situation en mer. À ce point de vue, la première règle importante que nous avons à signaler est l’ordonnance royale du 4 août 1819, par laquelle un coffre à médicamens était imposé à tout navire du commerce, pêcheur ou non, avec l’obligation d’embarquer un médecin, dès que l’équipage dépassait quarante hommes. Il en résulta que certains bateaux de pêche au moins avaient un médecin, docteur ou officier de santé. Contre cette obligation d’embarquer un médecin, les armateurs ne cessèrent pas un moment de lutter et finirent par obtenir, en 1859, qu’un étudiant en médecine muni de huit inscriptions pourrait tenir la place du médecin. Cette concession ne mit pourtant pas fin aux réclamations des armateurs, et le décret du 17 septembre 1864, qui n’imposait le médecin que pour les équipages dépassant 100 hommes, leur donna radicalement gain de cause, puisque, en réalité, en dehors des paquebots, les navires du commerce n’atteignent jamais ce chiffre d’effectif. Naturellement, à partir de cette époque, on n’a jamais plus vu de médecin sur les navires de pêche.

Les choses marchèrent ainsi jusqu’en 1892, et pourtant le coffre à médicamens, dont la composition remontait à plus de soixante-dix ans, était absolument démodé et insuffisant. Mais, à partir de 1892, on constate avec plaisir que des efforts incessans ont été faits pour assurer l’assistance à nos pêcheurs, tant de la part de la Marine que de la part de l’initiative privée. Sous l’impulsion de l’amiral Gervais, chef d’État-major général, la Marine, en 1893, a imposé aux armateurs, pour leurs navires de pêche, un coffre à médicamens longuement et sagement étudié, auquel est adjointe une instruction médicale très claire que les marins désignent sous le nom pittoresque de médecin de papier. Ces dispositions sont prises surtout en vue des secours urgens.

La preuve que la Marine n’a pas mal fait les choses est que, dans le numéro d’avril 1895 d’une Revue allemande spécialement consacrée aux pêcheurs[2], nous trouvons la traduction de ces deux documens (composition du coffre et instruction médicale) avec ce commentaire : « Il serait désirable qu’une commission, composée de pêcheurs expérimentés, de capitaines et de médecins, réglât cette question des secours médicaux à bord des bateaux allemands ; les instructions françaises pourraient servir de modèle. »

Nous arrivons enfin, comme couronnement de l’assistance pour nos pêcheurs du large, à l’œuvre bienfaisante entreprise par l’initiative privée : nous voulons parler de la Société des Œuvres de mer.


III


C’est en 1895, avons-nous dit, que s’est constituée la Société des Œuvres de mer avec l’amiral Lafont comme président et M. Bailly, ancien lieutenant de vaisseau, comme secrétaire général. Dès le début, son programme de bonne et saine philanthropie a été complet, car son objectif était de faire croiser sur les lieux de pêche des navires-hôpitaux pour porter directement à nos pêcheurs secours et assistance. Ajoutons de plus que la Société n’a pas perdu de temps, puisque, moins d’un an après la création de l’œuvre, le 21 avril 1897, son premier navire-hôpital, le Saint-Pierre, partait pour le banc de Terre-Neuve.

Dès les premiers jours de sa création, la Société n’avait pas manqué d’étudier et de reconnaître les avantages d’un navire à vapeur comme bateau-hôpital pour rendre plus rapide et plus efficace l’assistance ; mais, ce dernier genre de navire coûtant très cher comme construction et comme entretien, au moins le double d’un navire à voiles, et la prévision des ressources futures étant forcément aléatoire, la Société, pressée d’entrer en action, dut se résigner à se contenter, pour le moment, de navires à voiles.

Le type de navire définitivement adopté par la Société, sur les données de M. Normand, l’ingénieur-constructeur bien connu du Havre, vice-président d’ailleurs de la Société, peut se résumer ainsi : trois-mâts-goélette de 37 mètres de long (33m,50 de l’étrave à l’étambot), 7m,80 de large, 3m,60 de creux et 3 mètres de tirant d’eau ; navire élégant, solide, bon marcheur et très manœuvrant. Un navire de commerce de cette taille serait de 300 tonneaux, mais, grâce à ses formes très fines, le bateau-hôpital a un tonnage réduit d’un quart.

En somme, les navires-hôpitaux des œuvres de mer, tout en ayant l’élégance d’un yacht, possèdent avant tout une solidité qui leur permet de braver les assauts des mers tourmentées qu’ils fréquentent. Leur aménagement intérieur est parfait au point de vue de leur mission : tout le centre du bateau, — sur une superficie de 110 mètres carrés, — est consacré au service des marins pêcheurs et des malades ; on pourrait à la rigueur y hospitaliser jusqu’à trente malades dans des lits à roulis simples et fort ingénieux, conçus par le secrétaire général de l’œuvre, M. Bailly, et l’un des médecins de la Marine mis à la disposition de la Société, M. le docteur du Bois Saint-Sévrin. Mais, en pratique, le nombre des malades n’atteint jamais ce chiffre, parce que le but du bateau-hôpital n’est pas de garder tous les malades à bord jusqu’à complète guérison. Agir ainsi ne serait pas sage, car le navire serait bientôt plein. La mission des navires-hôpitaux est tout autrement comprise : ces navires croisent sur les lieux de pêche, recueillent les malades atteints d’affections graves ; mais, dès qu’ils ont passé en revue la flottille de pêche, et reçu à bord de cinq à dix malades en moyenne, ils vont les déposer dans les hôpitaux à terre, c’est-à-dire à l’hôpital de Saint-Pierre pour Terre-Neuve et de Reikiavick pour l’Islande ; après quoi, ils recommencent immédiatement une nouvelle croisière sur les lieux de pêche.

Pour donner une idée du travail incessant des bateaux-hôpitaux voici le résumé de la campagne du navire le Saint-Pierre à Terre-Neuve, en 1898 : parti de Saint-Malo, son port d’armement, le 6 avril, il n’est rentré en France que le 20 octobre, après une campagne de 198 jours, dont 143 à la mer et 55 de relâches multiples, mais nécessaires, à Saint-Pierre pour y déposer les malades. Il a fait cinq croisières sur le banc, c’est-à-dire qu’à cinq reprises, il a pu passer en revue la flottille de pêche, ce qui lui a permis de communiquer sur leur signal 322 fois avec des navires de pêche ; enfin il a hospitalisé 35 malades graves.

En 1899, ce même navire-hôpital a fait également cinq croisières sur le banc et a hospitalisé 34 malades graves.

Le personnel d’un navire-hôpital est à l’effectif de 21, y compris le capitaine, le médecin et l’aumônier. Le médecin donne des consultations, fait des pansemens, recueille à bord et soigne les malades graves. En considération du métier particulièrement pénible que fait ce médecin, par suite des transbordemens continuels de bateau à bateau, souvent par grosse mer, il était bon d’avoir un docteur qui ne fût pas novice comme marin ; d’autre part, jusqu’à présent, pas un seul médecin civil n’a fait d’offres de service à la Société. Pour résoudre la difficulté, la Société a fait appel à des médecins de la Marine, que le ministre s’est toujours empressé de mettre gracieusement à sa disposition.

D’ailleurs, chaque fois qu’un navire-hôpital a pris armement, plusieurs jeunes officiers du corps de santé de la Marine n’ont jamais manqué de s’offrir très simplement, et la Société n’a eu que l’embarras du choix. Il résulte de ceci qu’à bord le médecin est seul à ne pas être à la solde de la Société.

La présence d’un aumônier à bord n’est pas moins nécessaire et justifiée que celle du médecin. Elle est nécessaire du fait que les pêcheurs constituent un groupe profondément religieux. Elle est justifiée par cette considération que les pêcheurs font vraiment campagne, au point même, comme nous l’avons vu, de courir des risques équivalens à ceux de deux batailles rangées, et que, quand nos matelots, comme nos soldats d’ailleurs, font campagne, l’État a bien soin, conformément aux règlemens en vigueur, de leur fournir des aumôniers. À ce propos, nous profitons de l’occasion pour rappeler que, contrairement à ce que croient nombre de gens y compris des parlementaires imparfaitement documentés en pareille matière, la règle est la même pour nos soldats et pour nos matelots. Dans leurs dépôts des équipages, les matelots n’ont pas plus d’aumôniers que les soldats dans leurs casernes ; mais, quand ils font campagne, aux uns comme aux autres l’État donne des aumôniers. La vérité est qu’en pratique nos matelots sont moins favorisés que nos soldats, car tous les navires de guerre n’ont pas d’aumônier, et très rares même sont ceux qui en possèdent.

D’autre part, sur un navire-hôpital, en dehors des secours religieux qu’il accorde, l’aumônier est encore chargé avec raison d’une foule de détails dans le service du bord : c’est lui qui délivre des journaux, des livres et surtout des objets de première nécessité (jerseys, mitaines, etc.) dont certains pêcheurs peuvent se trouver inopinément dépourvus ; c’est encore lui qui distribue les lettres venues de France. Il est bien entendu que ces délivrances se font gratuitement, et qu’il en est de même des journées d’hôpital, car rien ne se paye à bord.

De tous les services rendus aux pêcheurs par les Œuvres de mer celui qui certainement les touche le plus est la distribution des lettres, ce qui leur permet d’entretenir des relations avec leur famille et leur pays, alors qu’autrefois, des pères de famille pouvaient rester six mois sur le banc sans recevoir de nouvelles de leur foyer. Les navires-hôpitaux seuls, grâce à leurs croisières intensives, pouvaient assurer convenablement ce service. Entre deux croisières ils poussent une pointe à terre pour y déposer dans les hôpitaux les malades recueillis. Ce moment de contact leur permet de remettre à la poste les lettres confiées par les pêcheurs et d’y prendre les lettres venues de France pour les pêcheurs auxquels ils les distribuent dans leur prochaine croisière. Rien que sur le banc de Terre-Neuve, le navire-hôpital a ainsi transmis 5 929 lettres en 1898, et 9 831 en 1899.

Quand la saison de pêche est terminée, et que sonne l’heure de rentrer en France, les navires-hôpitaux couronnent leur campagne en rapatriant dans d’excellentes conditions de confort les pêcheurs malades et convalescens attardés dans les hôpitaux à terre, et c’est ainsi qu’ont été rapatriés de Saint-Pierre (Terre-Neuve), 21 malades en 1897, 22 en 1898, et 20 en 1899.

L’assistance des Œuvres de mer pour Terre-Neuve a, de plus, installé à Saint-Pierre, en vue des pêcheurs en relâche et de ces enfans si intéressans, les graviers, un local ou Maison de famille, où ces braves gens peuvent venir passer leurs soirées, et où ils trouvent dans des salles bien éclairées des livres, des journaux du pays et tout ce qui est nécessaire pour écrire à leur famille.

La Maison de famille instituée dès 1896 a reçu :


En 1895 14 000 visiteurs.
— 1896 18 006 —
— 1897 39 167 —
— 1898 40 568 —
— 1899 41 300 —

Cette progression constante du nombre des visiteurs démontre que la Maison de famille est de plus en plus appréciée par les pêcheurs. C’est autant de gagné sur les cabarets où se dépensent l’argent et la santé.

Pour compléter l’étude de l’action bienfaisante des Œuvres de mer sur nos pêcheurs du large, nous ne devons pas négliger d’ajouter qu’avant le départ pour les lieux de pêche, la Société fait donner dans les ports d’armement, par ses médecins, des conférences sur la démonstration du coffre à médicamens et sur les soins médicaux d’urgence que l’on peut administrer aux malades et blessés en l’absence de médecin. Cette précaution est sage, car, malgré la clarté de leur médecin de papier, les capitaines auraient certainement de l’hésitation à faire usage du coffre à médicamens, si, au préalable, une conférence pratique, vraie leçon de choses, ne les habituait pas au maniement de ce coffre.

La meilleure preuve de la vitalité d’une œuvre est la résistance qu’elle oppose aux coups du sort. À ce point de vue, la Société des Œuvres de mer a fait la preuve complète ; car, si jamais œuvre ne fut plus éprouvée, jamais non plus on n’en vit réagir avec plus de vaillance.

En vérité, on peut dire que la Société des Œuvres de mer sort d’une série noire. Sans compter les accidens que l’on a pu réparer, elle a perdu deux navires, le premier sur la côte de Terre-Neuve en 1896, le second tout récemment, en avril 1899, sur les côtes d’Islande.

Le premier venait de déposer des malades à l’hôpital Saint-Pierre. Il cherchait à regagner le banc au plus vite ; forcé de louvoyer au milieu d’un brouillard épais, des courans le détournèrent peu à peu de sa route et il vint se briser sur un rocher. Le dernier, en Islande, courait parallèlement à la côte ; il se croyait sûr de sa route ; mais, dans ces parages, il n’est pas rare que des perturbations magnétiques dues au sol volcanique de l’Islande viennent fausser les indications de la boussole ; c’est ce qui arriva dans ce cas. Le navire-hôpital, se fiant à sa boussole, était sans inquiétude alors qu’il courait à sa perte, et il fit naufrage sur un banc de sable, là ou d’ailleurs venaient de se perdre deux navires à vapeur anglais. Heureusement que, si, dans ces deux accidens douloureux, il y a eu perte matérielle, les équipages ont été sauvés.

Pour apprécier de sang-froid les pertes subies par les Œuvres de mer, il est nécessaire de bien se pénétrer au préalable des conditions particulièrement dangereuses dans lesquelles manœuvrent ses navires-hôpitaux, avec cette aggravation que ces navires tiennent la mer et circulent presque constamment, alors que les navires-pêcheurs, arrivés sur le banc, mouillent et ne se déplacent plus. Ne sait-on pas, néanmoins, que rien qu’à Terre-Neuve, parmi la flottille de pêche, on a malheureusement compté six naufrages en 1897, et pareil nombre encore en 1898 ?

Les croisières intensives que font les navires-hôpitaux dans des mers mauvaises sont tout autre chose que la navigation d’un yacht de plaisance sur la mer bleue.

La vérité est que, sur les lieux des grandes pêches, les navires de secours comme les navires de pêche payent et continueront à payer un large tribut aux inéluctables chances de mer.

Il faut donc que la Société des Œuvres de mer, — dont la direction est confiée à des hommes particulièrement compétens, à des marins habitués à la lutte ardente et tenace, — n’éprouve pas un seul instant de défaillance, et puise dans ces malencontreux accidens les motifs d’une nouvelle ardeur pour combattre la mauvaise fortune.

Tel est en effet le spectacle réconfortant que nous offre à l’heure actuelle cette courageuse Société d’assistance.

Les débuts ont été durs, mais, comme tout finit par s’égaliser en ce monde, il y a tout lieu d’espérer, comme compensation, qu’après la série noire, viendra la bonne série.

Quoi qu’il en soit, les résultats déjà obtenus par la Société des Œuvres de mer sont sérieux et tangibles. Elle a fait croiser ses navires-hôpitaux à Terre-Neuve et en Islande ; elle a installé à Terre-Neuve une Maison de famille, ce qui lui a permis de combattre par des actes l’affreux alcoolisme, cette plaie atroce des lieux de pêche.

Les dépenses de la Société sont élevées, car chacun de ses navires armés coûte environ 120 000 francs pour être complètement prêt à marcher, et son entretien annuel est de 40 000 francs. Si la Société a pu fonctionner, c’est naturellement grâce à la générosité publique. Pour exciter et régulariser le concours des âmes généreuses, des comités de dames se sont constitués, d’abord à Paris et le long du littoral : à Boulogne, Fécamp, le Havre, Brest, Quimper, Nantes, Saint-Malo, Vannes et Bayonne. Tout récemment le courant de sympathie en faveur des Œuvres de mer a gagné l’intérieur et de nouveaux comités de dames viennent de se créer à Pau, La Rochefoucauld, Lyon, Dijon et Reims. Tout fait espérer que le mouvement ne fera que s’accentuer, ce qui permettra enfin à la Société d’agrandir son action et de réaliser son programme complet, qui dès le principe a toujours été le même, mais auquel doivent correspondre les ressources nécessaires. Voici en quoi consiste à présent ce programme : faire croiser un troisième bateau-hôpital dans la mer du Nord pour nos pêcheurs qui en sont encore privés, et transformer les navires à voile en navires à vapeur, ce qui les mettra à l’abri de certaines chances de mer et surtout augmentera considérablement leur rendement dans la voie de l’assistance.

À l’heure actuelle, la Société a sur chantier un navire-hôpital à vapeur, qui pourra faire la campagne de pêche de 1901.

Il n’échappera à personne que la Société des Œuvres de mer se présente avec des caractères nouveaux, particuliers et bien tranchés, qui la distinguent de la plupart des autres Sociétés similaires.

D’abord, ce n’est pas exclusivement à des faibles et à des vaincus qu’elle porte assistance, mais bien à des lutteurs par excellence, les Travailleurs de la mer.

En second lieu, loin de constituer un outillage manœuvrant à vide en prévision d’éventualités hypothétiques, la Société des Œuvres de mer, toujours agissante et efficace, obtient immédiatement le résultat cherché. N’est-ce pas dans cette tension soutenue de l’esprit et cette activité constante que réside le secret de sa vitalité ?

Enfin, pour terminer, nous ne devons pas négliger de faire remarquer qu’à la création des Œuvres de mer a correspondu immédiatement, en vue d’assister tous les gens de mer en général, un concours d’efforts merveilleux dont il est bon de donner un aperçu.

Jusqu’en 1895, les œuvres en faveur des marins, en France, se bornaient à la Société de sauvetage des naufragés, et à l’excellente Société fondée par M. de Courcy pour secourir les veuves et orphelins des marins naufragés.

En 1895 est fondée la Société des œuvres de mer. Aussitôt des maisons de famille et d’hospitalité pour les marins sont créées dans différens ports : elles sont en pleine activité à Dunkerque, Bordeaux, Nantes, Marseille, La Rochelle, Rochefort.

D’autres sont en voie de formation ou de développement, notamment à La Chaume (les Sables-d’Olonne).

Des Sociétés de secours mutuels et d’assurances pour les marins sont en train de se fonder dans tous les ports.

La dernière-née de ces œuvres d’assistance est celle des Orphelins de la mer. Son but est de placer les orphelins de marins dans d’honnêtes familles d’autres marins, qui acceptent cette charge moyennant une légère pension de cent francs par an. Ces enfans, élevés avec ceux des pêcheurs chez lesquels ils demeurent, se forment comme eux à la vie de la mer.

Enfin, des missionnaires danois établis en Islande ont pu, avec le concours d’un membre du clergé français, et l’aide du gouvernement français, ouvrir un hôpital à Faskrudfiord, sur la côte Est de l’Islande où il était très désiré par nos pêcheurs. Ce sont des sœurs françaises qui dirigent cet hôpital.

Dans ce réveil de sympathie pour nos marins, dans ce concours actif pour leur porter assistance, n’est-il pas juste de reconnaître qu’il y a autre chose qu’une simple coïncidence et que l’exemple salutaire a été donné surtout par la Société des Œuvres de mer ?

Dr Bonnafy.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1899, la Question de Terre-Neuve, par M. Paul Fauchille.
  2. Mittheilungen des deutschen Seefischereivereins.