Les Œuvres et les Hommes/À côté de la grande histoire/XII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 161-174).

LES PHILIPPIQUES
DE LA GRANGE-CHANCEL[1]



I

Voici une publication curieusement entreprise et de nature à faire trembler sur la destinée de toute gloire faite, en un tour de main, par les engoûments de haine ou d’amour d’une époque qui dispensent de tout, même de talent. Carton-pâte qu’on prend pour du bronze ! Les badauds contemporains qui virent passer cette gloire l’avaient-ils crue éternelle ?… La Grange-Chancel fut le génie d’une heure et le Juvénal d’un moment. Il eut, comme d’autres, futilement glorieux, sa part dans le vent de son temps, car il fit du bruit, un bruit terrible ! Satirique de haute volée, à une époque où les satiriques de très petite pullulaient comme les vers dans la corruption, il écrivit non pas des chansons, lui, mais des odes, et la France, peu tournée cependant aux Pindares, les répéta… comme des chansons !

Les circonstances dans lesquelles il les produisit étaient, du reste, telles qu’elles durent en augmenter l’éclat. La France, la France légère, la France aux chansons, était repoussée vers le sérieux du mépris par ce gouvernement cynique qui s’appelle la Régence comme par une dérision de l’histoire. Ces Philippiques[2] effroyables, ces furies lyriques, insinuées d’abord dans l’opinion comme un secret, puis y détonant comme une indiscrétion, n’étaient pas d’un pauvre poète obscur, plein de courage et de génie, qui aurait eu le temps de mourir de faim avant qu’on eût entendu s’élever sur sa lyre la voix divine de la justice. Non ! La Grange était déjà célèbre. Il avait été un enfant prodige, un de ces petits phénomènes qui cessent d’être phénomènes un jour, mais qui restent petits. S’il n’avait pas, comme Alain Chartier, reçu le baiser d’une reine sur ses lèvres endormies, il avait, tout éveillé, senti sur son jeune front la main étonnée de Louis XIV. Jean Racine, le doux Jean Racine, avait été, de par le roi, chargé de corriger sa première tragédie, et il l’avait caressée.

Ce jeune page de la princesse de Conti, heureux et hardi comme un Gascon, quoiqu’il ne fût que de Périgueux, avait été accepté comme un grand homme à l’âge où l’on n’est presque jamais qu’un ridicule jeune homme, quand on doit devenir un homme plus tard. Engoulevent de vanité comme tout poète et pris à la pipée des éloges de salon, il s’était donné à la duchesse du Maine et faisait l’espoir de cette coterie de Sceaux, puissante non par elle-même, car elle ne fut jamais qu’une conspiration de Trissotins, ayant pour chef une Philaminte, mais parce qu’elle représentait, dans les hautes classes, l’opposition au misérable gouvernement du duc d’Orléans. C’est de Sceaux, en effet, que partit le trait de feu qui devait allumer l’indignation couvant de la France. C’est à Sceaux qu’on avait arrangé la machine infernale de ces vers fulminants qui devaient faire sauter le Régent et qui ne firent sauter personne, pas même l’aveugle qui les vendit un sou à la porte de Saint-Roch au sortir de la messe un dimanche ! pas même la tête de leur auteur !

On la lui laissa, en effet. On se contenta de l’envoyer au fort de Sainte-Marguerite, d’où il s’échappa, succès de plus, pour courir l’Europe et ajouter, il faut bien le dire, au train bruyant de sa renommée, la dignité de dangers réels et fréquents. Le scandaleux devint romanesque. Il eut donc tout pour être populaire.

À cette époque, le mot national n’était pas encore inventé, mais provisoirement il fut classé parmi les plus grands poètes, et non pas seulement par les Prud’hommes du temps, mais par les premiers, les esprits les plus difficiles et les plus forts. Écoutez Saint-Simon, ce grand écrivain de passion et d’imagination, quand il en parle ! « Tout ce que l’enfer peut « vomir de plus faux — dit-il des Philippiques — y « était exprimé dans les plus beaux vers, le style le « plus poétique, et tout l’art et l’esprit qu’on peut imaginer. » Quand il arrive aux affreux passages où le Régent est accusé d’empoisonnement : « L’auteur — « ajoute-t-il — y redouble d’énergie, de poésie, d’invocations, « de beautés effrayantes, de portraits du « jeune roi et de son innocence… d’adjurations à la « nation de sauver une si chère victime, en un mot, « de tout ce que l’art a de plus fort et de plus noir, de « plus délicat, de plus touchant, de plus remuant et « de plus pompeux… » Ce n’est pas tout. En lisant ces vers, si magnifiques au dire de Saint-Simon, le Régent, si indifférent d’ordinaire, retrouva et versa des larmes, et plus tard Fréron, l’âpre critique, moins explicite que Saint-Simon, parla lui-même, dans son Année littéraire, de cette poésie avec respect !

Ainsi, à ce qu’il semble, c’est complet ! Il ne manque pas une carte à ce château de cartes d’une gloire qui croula silencieusement un jour, — comme un château de cartes abattu sans que personne ait soufflé ! La Grange-Chancel mourut tout entier, même de son vivant, même avant que le fossoyeur Fréron lui eût jeté sa pelletée d’éloges ! Accablé par la méprisante clémence du duc d’Orléans, qu’il avait platement invoquée, souffert en France après son exil, il écrivit quatorze tragédies illisibles maintenant, et c’est de dessous ces quatorze blocs, roulés par lui sur sa mémoire, qu’il décocha, vieillard, çà et là, quelques flèches satiriques encore, qui n’atteignirent pas plus que le trait du vieux Priam épuisé… Il avait quatre-vingt-un ans quand il mourut.

On se rappelait surtout à Périgueux, dont il a écrit l’histoire pour la marguillerie, qu’il avait été autrefois l’Archiloque de la Régence, mais les iambes de cet Archiloque, qui eût pu en dire un seul vers ?… Saint-Simon les avait vantés, il est vrai, mais ce grand prosateur, comme M. Jourdain, sans le savoir, n’était pas une autorité littéraire ! Le Régent en avait pleuré, mais les libertins qui soupent trop ont parfois la fibre molle le lendemain ! Et quant à Fréron, il n’en eût peut-être rien dit si La Grange n’avait pas blessé Voltaire, en préférant à son Œdipe l'Œdipe de Corneille. Parce que Fréron en avait parlé peut-être, les écrivains qui font queue à Voltaire n’en avaient dit mot. Ils avaient pourtant, dans ces derniers temps, déterré toutes les malpropretés du XVIIIe siècle. Ils les avaient lavées, brossées vigoureusement et étendues comme des gloires aux yeux du public, ces hontes restées telles. Mais ils s’étaient abstenus encore jusqu’ici de toucher au linge sale de La Grange-Chancel. Ils laissaient ses œuvres dormir dans les éditions de Hollande. Et d’ailleurs, à distance, il ne les tentait pas. L’auteur des Philippiques, jetant l’imprécation à son temps, l’attaquait dans son impiété et ses mœurs. C’était un moraliste, seulement c’était un moraliste qui, pour entretenir son indignation et sa verve, se permettait très bien le tableau… Qui sait ? le tableau hardi, violent, brûlant, rachèterait la morale, en vengerait !… On se résolut donc à le publier. Nous allons savoir tout à l’heure si on a eu le dédommagement sur lequel on comptait peut-être, et si moralité, peinture, parti pris, exagération ou mensonge, tout ne se vaut pas dans La Grange-Chancel.

II

Le nom attaché à cette édition des Philippiques fait écho à une gloire si militaire et si chrétienne qu’il est impossible de ne pas le remarquer, et qu’on se demande si ce de Lescure est un descendant du pieux héros de la Vendée. Tout arrive en France, disait Talleyrand après La Rochefoucauld, mais qu’un descendant du saint du Poitou écrive une Histoire des maitresses du Régent (de Lescure l’a annoncée) et se fasse l’éditeur de La Grange-Chancel, cela pourrait étonner même dans un pays où tout arrive, car ceci semble plus que tout. Cependant, disons-le à l’honneur de de Lescure, quel qu’il soit, nous le croyons, malgré le choix de ses sujets, un serviteur de la vérité dans l’histoire plutôt que du XVIIIe siècle. Au ton de son livre il nous est impossible de le confondre avec les idolâtres de ce temps. Il s’en distingue par du bon sens, de la critique et la volonté ferme d’être impartial. Je crois bien qu’il a, lui aussi, la préoccupation de diminuer (mais en tant que de raison) les fautes et les crimes de cette époque comme il a diminué le poids horrible qui écrase la mémoire du Régent quand il a détruit, par une discussion sévèrement menée, ces accusations épouvantables d’empoisonnement et d’inceste que La Grange-Chancel ne craignit pas d’articuler. Mais, cela ôté, — et nous l’ôtons nous-même, — il y a, certes ! assez encore à la charge du Régent et de son époque pour justifier la satire de La Grange-Chancel, s’il avait eu du génie, et pour résister à la critique allégeante de de Lescure, aurait-il eu, lui, dix fois plus de talent qu’il n’en a montré !

Mais malheureusement (et tout est là !) La Grange-Chancel n’avait pas de génie et fut le contraire d’un grand poète. Rhéteur, déclamateur, et par-dessus imitateur, — imitateur avec bassesse, — n’ayant ni une idée supérieure, ni entrailles, ni sincérité d’aucune sorte, il ne fut pas même à la rigueur un honnête homme pour ceux-là qui pensent que les grandes pensées viennent du cœur. Il en manqua autant que de cerveau. S’il en avait eu, aurait-il demandé sa grâce au Régent dans des vers que de Lescure a publiés à la fin de son volume, et, la grâce obtenue, se serait-il relevé d’à genoux, à la mort du Régent, pour frapper d’une dernière Philippique la mémoire de l’homme qu’il ne craignait plus et qui lui avait pardonné ?… Comme Philippe d’Orléans était un fanfaron de vices, La Grange-Chancel, qui n’avait ni l’honnêteté rigide du vieux Boileau, ni l’âme magnanime de d’Aubigné, ces grands satiriques, La Grange-Chancel n’était qu’un fanfaron de vertus.

Moralement comme littérairement, il fut le faux Juvénal d’une époque où rien n’était vrai, pas même les vices, car elle les exagérait. Il gasconna tout, ce Périgourdin : l’indignation, l’horreur, la pitié. Il en fit des bourdes monstrueuses. Mais, sous le masque enflé du déclamateur et du menteur, il y a le froid qui nous empêche d’être dupe, il y a tous les défauts des mauvais lyriques. La Grange-Chancel est bien au dessous de Jean-Baptiste Rousseau. Ses vers, qui ont du son plus que de l’harmonie, mais qui sont monotones malgré leur éclat, comme ils sont entortillés et pesants malgré leur mouvement, il ne les tournait même pas comme un tourneur sa bille d’ivoire. Il n’était ni poète ni grand versificateur, mais un grand rimeur. Il avait débuté dans la faveur de la princesse de Conti par des bouts-rimés qu’il avait mieux remplis que les vers dont il trouvait la rime tout seul, et c’est faiseur de bouts-rimés à la minute qu’il aurait vraiment dû rester. Nous n’avons pas été effrayé à la manière de Saint-Simon en lisant, grâce à de Lescure, ces Philippiques où le duc voyait de si belles choses, mais nous l’avons été d’une si incroyable médiocrité.

Nous nous sommes demandé combien, dans ce fatras classique et mythologique, il y avait de vers qu’on pouvait citer dans un cours de littérature, et sur cinq odes composant un ensemble de quatre-vingt-dix-huit strophes, nous avons, le croira-t-on ? trouvé trois strophes, plus trois vers ! Encore Racine et Juvénal se réverbèrent-ils en ces trois strophes, où l’auteur n’est pas plus lui-même que partout. Il y a toujours quelque réminiscence dans sa plus pure originalité. Excepté ces trois strophes, d’une beauté commune, mais régulière, on n’a plus que platitudes et bouffissure, langage grammaticalement incorrect et presque barbare, mais où la rime règne… dans le désert. En présence d’un mérite si mince et si solitaire, on comprendrait à peine, même pour une heure, la béotienne admiration des contemporains de La Grange-Chancel, si l’on ne savait que l’admiration des hommes n’est le plus souvent ni générosité ni justice, mais joie grossière de se retrouver, soi et sa passion, dans l’œuvre d’un écrivain qui vous fait miroir, comme le ruisseau le faisait à cet imbécille de Narcisse !

III

Et voilà le vrai crime pour La Grange-Ghancel, car voilà l’impuissance et le ridicule ! Qu’il ait été un satirique effréné, à outrance, qu’il ait exagéré, qu’il en ait trop dit, que les objets se soient grossis, se soient défigurés sous la dilatation de son regard épouvanté ou indigné, qu’il ait calomnié même par le fait, mais à ses risques et périls, et en mettant sa tête au jeu sans la réclamer, la Critique, qui sait bien qu’un jour il parla la pensée de la France, et que l’homme qu’il accusait avait lui-même, par sa conduite et ses maximes, épaissi sur sa tête la nuée livide de si effroyables soupçons, la Critique l’innocenterait sans peine, si seulement il avait eu la bonne foi de sa colère, le vulgaire mouvement de sang de son indignation ! Mais La Grange-Chancel n’eut pas même cela, et à le juger hors de son époque et de ses frémissantes contagions, il n’eut pas le talent qui sert à cacher… ce qu’on n’éprouve pas. Marionnette d’une coterie d’abord, il le devint de sa propre vanité, et il se crut, par le bruit et l’éclat, un météore et un tonnerre, mais son éclair était, comme au théâtre, du phosphore, et son tonnerre, des feuilles de fer blanc ! Là est le mal pour La Grange-Chancel.

Le mal n’est point — comme le dit ce prudent de Lescure un peu à la légère — d’être un satirique, d’avoir suivi cette vocation terrible qui ne rapporte que des douleurs à ceux qui l’ont, d’avoir touché à cette arme « sur laquelle on mêle son sang à celui de la victime », mais d’avoir été un satirique à froid, sans sincérité profonde, esclave des autres, et ne s’appartenant pas, à soi ! C’est enfin d’avoir voulu être un satirique, sans ce qui fait essentiellement le satirique : la violence loyale du sentiment ! Tout le monde n’est pas bâti pour faire un héros et même le métier n’en vaut rien, au point de vue des aises et des tranquillités de l’existence, mais il y a des gens pourtant qui se sentent faits pour cette mauvaise vie des héros. De même, il y a des esprits héroïques aussi à leur manière, qui ne craignent pas de dire nettement la vérité qui offense, de lever le fouet sur les lâches, les coquins, les infâmes ou les sots de leur temps, et ces esprits-là ne prendront pas pour eux la leçon à côté que leur donne de Lescure, en leur montrant les malheurs de La Grange-Chancel, qui ne fut pas, d’ailleurs, si malheureux, car pour faire ce service public de la satire qu’ont toujours respecté les hommes, il faut de rigueur du talent et de la conscience, et La Grange-Chancel

n’en avait pas.

IV

Il n’en avait pas… Je sais bien que ce n’est pas là tout à fait l’opinion de de Lescure, qui n’est pas biographe pour rien et qui a surfait de toute manière La Grange-Chancel, sur son livre même, — ce livre qui atteste le néant de l’auteur et rend l’illusion impossible. Dans le jugement final qu’il n’a pas craint de prononcer sur le mérite du poète des Philippiques, de Lescure (il faut bien le lui dire) n’a plus la justesse du coup d’œil qu’il a montrée quand il s’est agi du Régent empoisonneur et incestueux, et qu’il a assaini cette triste et coupable mémoire, impossible à purifier sur tant d’autres points.

Du reste, l’appréciation de de Lescure est bien plus historique qu’elle n’est littéraire. C’est un critique d’histoire renseigné, qui discute et compare des textes avec la pénétration de la droiture, mais ce n’est point un critique dans un autre sens, et, dans l’acception élevée et connaisseuse du mot, un écrivain. Il écrit comme tout le monde qui se sert d’une plume au XIXe siècle. Seulement il fait quelquefois des phrases comme celle-ci, qui ne sont pas de tout le monde : « La France fit de son échine adulatrice le premier degré « de cette unité de foi où le monarque voyait pour lui « l’échelle du ciel. » Quand on veut être insolent pour Louis XIV, il ne faut pas être grotesque, ou l’on manque l’insolence… Le sens d’historien, qui est très vif chez de Lescure, le fait entrer en plein dans l’histoire, et sur La Grange-Chancel il en a partagé les émotions. Il l’a vu à travers tous les applaudissements contemporains, et c’était la meilleure manière de le mal voir et de le juger de travers.

  1. La Grange-Chancel. Les Philippiques, avec des notes historiques et littéraires par de Lescure (Pays, 22 novembre 1858).
  2. Poulet-Malassis et de Broise.