Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Jules Simon

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Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (1re partie : Les Philosophes et les Écrivains religieuxp. 67-78).


JULES SIMON[1]


I[modifier]

Dernièrement, M. Taine écrivait dans le Journal des Débats une pompeuse réclame sur les livres que voici et se vantait, pour le compte de M. Jules Simon, des deux cent mille lecteurs qu’en moyenne, M. Simon devait avoir. Dans l’état actuel du journalisme et de nos mœurs, une réclame quelconque ne saurait étonner personne, mais celle-ci avait du caractère, et d’ailleurs, qui sait ? peut-être ne mentait-elle pas. M. Taine, qui l’avait signée, est l’auteur de ce livre, les Philosophes français, dans lequel il n’est pas dit un mot de ce grand philosophe français, M. Jules Simon, découvert aujourd’hui, et dont il annonce les mérites avec un accent triomphal. En les annonçant, M. Taine n’a pas eu l’illusion d’une même philosophie. Il n’est pas philosophe à la manière de M. Simon. Ce n’est pas un panthéiste que M. Taine, c’est mieux, c’est-à-dire, pis ; mais il a pour le panthéisme les bontés qui conviennent à un homme comme lui.

Or, l’humble M. Simon n’est, lui, qu’un simple déiste, mais tout simple déiste qu’il soit, il a, précisément dans le livre dont M. Taine est le cornac sonore, appliqué au Panthéisme ce dernier coup de pied qui fait mourir deux fois les lions mourants… Quelle raison secrète a donc dicté la réclame de M. Taine ? .. Est-ce le rachat d’un ancien silence, jugé impertinent par la Maison dans laquelle MM. Taine et Simon travaillent tous les deux ?… Les philosophes auraient-ils leurs expiations ou leurs pardons d’injures, comme ces misérables chrétiens qu’ils méprisent ?… ou ne serait-ce encore et toujours que la coalition, éternellement prête à se reformer, de toutes les philosophies contre la religion chrétienne ? ,.. Quoi qu’il en soit, du reste, je ne repousse pas l’arithmétique de la réclame. Eh ! pourquoi M. Jules Simon n’aurait-il pas ses deux cent mille lecteurs, tout comme un autre ? .. M. Henri Martin les a bien ! Pourquoi M. Jules Simon ne serait-il pas le Henri Martin de la philosophie ? Il a tout ce qu’il faut pour cela !

Pas tout à fait pourtant ! Ce serait vraiment trop dire. M. Henri Martin, — on le verra mieux dans l’étude que nous lui consacrerons, — a sur un fond terne un relief comique, un seul, — il est vrai, — mais très-comique, il faut l’avouer. Il a le regain d’imagination, qui fut suffisant pour produire cette ineffable plaisanterie du druidisme, guy d’un ridicule fabuleux, que la Critique doit couper, avec une serpette d’or, sur les chênes de son histoire. Comme le dirait M. Hugo : moins abracadabrant que M. Martin, M. Jules Simon n’a que le fond terne. Le relief lui manque, et jamais chez lui l’imagination ne nous venge par un écart, plus ou moins burlesque, des longs développements, très consciencieusement ennuyeux.

M. Jules Simon était autrefois, si je ne me trompe, le suppléant de M. Cousin avant M. Saisset. C’était un de ces suppléants qui ne peuvent inquiéter l’amour-propre de ceux qu’ils suppléent, et qui les rappellent, mais par tout ce qu’ils ne sont pas. Seulement il aurait dû venir après M. Saisset, pour l’ordre des nuances et des dégradations. Il l’aurait diminué et il aurait été lui-même. Gens de même école, de même étude, de même doctrine chétive, car une doctrine doit être une affirmation, sous peine de maigreur, — complices dans le travail d’un même dictionnaire, ces deux Ar-cadiens, — Arcades, ambo, — avaient bien des côtés fraternels. Mais M. Simon était un Saisset… effacé. Il pense à peu près les mêmes choses que M. Saisset, mais il les dit plus mollement ; il les empâte un petit. Il fait plus gras et plus pesant le beignet philosophique. Ce n’est pas lui qui aurait dit cette netteté, par exemple : « Les philosophes, voilà les seuls prêtres de l’avenir ! » II n’aurait pas osé. Il aurait donc dû venir après M. Saisset. Cet escalier d’une philosophie descendante dont les premiers degrés sont par en haut M. Royer-Collard et M. Cousin, eût été plus régulier, si M. Jules Simon fût venu après M. Saisset, et qu’il eût été de l’escalier la dernière marche. Qu’y a-t-il à descendre après M. Simon ? Vous êtes à ras de sol !

Esprits, du reste, tous les deux, qui sont des exemples et qui nous font dire, — et ce serait avec désespoir, si nous croyions à cette grande vanité de la philosophie, — qu’il n’y aura pas de globe qui s’appelle en France, au dix-neuvième siècle, la gloire philosophique ! M. Jules Simon, ce blond jeune homme qui n’a pas bruni, a, comme M. Saisset, passé toute sa vie à citer des textes et à commenter des doctrines, tombées en désuétude et dans le mépris de l’histoire, si l’histoire n’était pas une pédante, quand elle est écrite par des professeurs ! Nous avons entendu les historiettes de M. Simon, lorsqu’il il faisait son cours sur l’école d’Alexandrie. Jeunes et de bonne heure en posture, à cet âge où la tête est féconde, fût-ce même en folies, MM. Jules Simon et Saisset ne furent que sages et ne créèrent rien. Ils jouèrent, plus ou moins correctement, ces Arcadiens, de la serinette de l’école. Mais ce fut tout. Ils n’eurent la crânerie d’aucune hypothèse, l’insolence d’aucune généralisation, qui les eût peut-être égarés, mais sur des hauteurs. Ils ne tuèrent sous eux aucun système, et ils passèrent leur temps et leur jeunesse à faire sur la pensée et les systèmes des autres le petit travail critique que fait sur lui-même le pauvre enfant de Murillo dont je veux leur épargner le nom !

Aujourd’hui, arrivé à cet autre âge de la vie où l’on paquette son bagage pour la postérité, M. Jules Simon, dont il est plus particulièrement question ici, d’ancien anecdotier philosophique, s’est fait moraliste pour son propre compte et presque théologien ! Singulière morale, il est vrai, et théologie plus étrange encore ! Il a écrit un livre du Devoir sans sanction et un autre livre de La Religion naturelle, qui n’est qu’un catéchisme à l’usage de ceux qui n’ont pas la tête faite pour la philosophie et de ceux qui n’ont pas le cœur fait pour la religion !


II[modifier]

En effet, ni philosophie positive, ni religion positive, et la manière de se passer de toutes les deux, élevée à l’état de théorie, voilà d’un mot tout le livre de M. Jules Simon, qu’il appelle La Religion naturelle, et qui pourrait très-bien, sans jeu de mots, dispenser du devoir qui a dû le suivre, car, quel que soit l’ordre de succession dans la publicité, il est certain que le devoir est la conséquence de la Religion naturelle, au moins dans la tête de l’auteur ! D’ailleurs, à défaut d’une idée, cette mère robuste d’une idée, c’est le même sentiment qui les a inspirés. « Si je pouvais, — nous dit M. Simon dans la préface de sa Religion naturelle, avec ce ton plus doux qui n’appartient qu’à lui, et qui fait de la voix de son confrère, M. Saisset, un miaulement tigresque, — si je pouvais seulement ranimer une espérance… pacifier un cœur souffrant, je croirais que ces humbles pages n’ont pas été entièrement perdues. » Et dans la préface du Devoir : « J’ai combattu ces impiétés (l’impiété d’avoir condamné cet hérétique d’Abailard et Descartes !!) pendant dix-sept ans d’enseignement… Je dédie à cette éternelle cause mon humble livre… » Toujours l’humilité. M. Jules Simon est l’humble des humbles, en philosophie,

Le plus humble de ceux que son amour inspire !

Car il y a en ce moment, l’école des humbles en philosophie, et ce sont ceux-là qui, comme M. Simon, au lieu de compliquer et de tortiller, à la manière allemande, les arabesques déjà si brouillées de la philosophie, les simplifient au contraire, jusqu’à la ligne la plus mince et la plus diaphane, afin que cela devienne si facile d’être philosophe que naturellement tout le monde le soit !

Et tout le monde le sera. Pourquoi donc pas ?… Le seul dogme de la Religion naturelle de M. Simon est l’incompréhensibilité de Dieu. Comme c’est commode pour la haute épicerie que d’y renoncer ! M. Jules Simon, qui a lu beaucoup et cité beaucoup Pascal dans ses notes, ne se rejette pas, comme Pascal, de désespoir, devant cet abîme du scepticisme qui gronde, mais qui ne répond pas, au Dieu positif de la Révélation et de l’Église. Il a la tête plus forte que Pascal. « Philosophiquement, dit-il, nous ne savons le comment de rien : mais voilà pourquoi, ajoute-t-il, il y a une religion naturelle. » Moi, je dirais plutôt : Voilà pourquoi il doit y avoir une religion positive, une religion qui, sur toutes les questions important à l’homme et à sa destinée, prend un parti net et lui impose une solution.

Mais tel le n’est pas l’opinion de M. Jules Simon. Si, selon lui, le Dieu philosophique n’est pas compréhensible même aux plus grands génies philosophiques, et si le Dieu de la révélation n’est pas digne d’occuper ces immenses esprits qui ne peuvent établir le leur par le raisonnement, eh bien ! tout n’est pas perdu ! II y a le Dieu de la conscience naturelle que chacun porte avec soi et en soi, comme le sauvage porte son manitou à sa ceinture. C’est à ce Dieu excessivement peu compliqué du déisme libre qu’il faut revenir. C’est à ce Dieu marionnette dont chacun tire le fil comme il veut ou ne le tire pas du tout, que M. Jules Simon nous renvoie. C’est le Dieu des bonnes gens, — sans l’excuse de la chanson et du cabaret !


III[modifier]

Certes ! je n’ai jamais, pour mon compte, estimé beaucoup la philosophie, mais je ne l’ai jamais méprisée autant que le philosophe français, M. Jules Simon. Dans son livre d’aujourd’hui, il l’a mise bien bas, cette vieille mère, qui avait son orgueil et voulait régner comme Agrippine. Il l’a ravalée jusqu’au niveau des intelligences égalitaires les plus égales entre elles. Il l’a enfin démocratisée, et voilà la cause d’un succès sonné sur le trombonne de M. Taine, ce musicien polonais de dentiste que le succès a donné à M. Simon ! La notion de la religion naturelle, antiphilosophique et anti-théologique, comme l’entend le sens très-commun de M. Jules Simon, doit trouver, à coup sûr, plus de deux cent mille lecteurs.

Mais je ne méprise pas assez la philosophie, et je respecte trop toute religion, et en particulier la mienne, pour vouloir seulement discuter cette notion de religion naturelle que M. Simon oppose d’un côté à toute religion positive, et, de l’autre, à toute philosophie. Il doit suffire à la Critique de la signaler. Si cette idée était nouvelle, peut-être faudrait-il l’exposer dans ses menus détails, car toute nouveauté pour les esprits faibles est un charme, mais elle est décrépite, et M. Jules Simon ne l’a pas rajeunie. Dieu trouvé au fond du cœur, quand on l’y trouve ; Dieu inné, étoile inconnue du monde invisible, aimable et brillante, — pas trop brillante cependant, si elle est aimable, — Dieu qui promet par la souffrance et le spectacle de l’injustice une immortalité… probable, et n’ayant pour tout culte qu’une prière qui ne demande rien, par respect pour les lois générales du monde, mais qui remercie, on ne sait trop pourquoi, telle est cette religion naturelle, mêlée d’un stoïcisme incertain qui voudrait bien qu’on lui payât les appointements de sa vertu, mais qui n’est pas sûr de les toucher. Telle est cette religion que M. Jules Simon a rajustée et retapée, comme M. Martin l’Histoire de France, pour l’éducation de la bourgeoisie du dix-neuvième siècle !

Évidemment la notion d’une religion pareille n’est pas trop dure pour la foi, ce ressort rouillé et détraqué qui ne va plus. Elle ne brise pas non plus, sous une difficulté épaisse et accablante, l’esprit qui aime la clarté dans un petit espace. Enfin elle n’enchaîne pas de trop court cette follette chevrette de liberté, la petite bête la plus aimée de cette vieille fille que nous appelons « notre époque » avec tant d’orgueil ! Elle a donc, il faut en convenir, toutes les conditions d’une popularité immense, car il est des temps pour niaiser, — a dit Pascal ; Pascal qui ne se doutait guère, quand il criait sa torture de sceptique, des citateurs qui devaient lui venir, et qui s’en serait allé à la Trappe, pour ne plus rien dire, s’il avait pu les deviner !

Mais ce n’est pas l’idée d’une religion naturelle inventée pour envoyer se promener toutes les autres religions positives, au nom d’une philosophie qui y va avec elles, ce n’est pas cette idée que je blâme le plus dans le livre de M. Simon. Les notions sont ce qu’elles peuvent être dans les têtes humaines. La loi géométrique nous dit que le contenu ne peut pas être plus grand que le contenant. Le déisme, l’idée la plus faible qu’il y ait en philosophie religieuse, est proportionnel au cerveau de M. Simon, mais ce que je blâme plus que ce déisme, peut-être involontaire, c’est de l’avoir capitonné, pour lui faire faire illusion, avec des idées qu’on n’aurait jamais eues, sans la religion positive qu’on repousse.

M. Jules Simon n’est pas, comme on pourrait le croire, un ignorant en christianisme ; et malgré la simplicité, chère aux esprits vulgaires, de sa religion naturelle dont il nous donne les preuves humaines, psychologiques, individuelles et par conséquent peu obligatoires, ce qu’il y a d’illusionnant et de dangereux dans cette religion, à portée de toutes les faiblesses, c’est encore ce que le christianisme, dont l’action nous pénètre comme la lumière, y a versé d’influence secrète et démentie ! Là est le mal, un mal profond que celui qui le fait n’ignore pas.

On doit tout au Christianisme, même les idées qui masquent le mieux la fausse théorie qu’on dresse contre lui, et tout est bon à l’ingratitude. C’est pour mieux lui prendre ses plumes qu’on veut tuer le divin oiseau. Oui, on égorge, ou du moins on essaie d’égorger le christianisme, selon cette grande loi de précaution que le plus sûr est toujours d’égorger celui que l’on pille, et la doctrine assassine se revêt de la morale de la doctrine assassinée, et nous soutient que c’est à elle, celle morale volée, dont elle ne peut pas même se servir !

Car la punition des sophistes qui vivent sur les idées chrétiennes, c’est de ne pouvoir longtemps en vivre. Ils sont trop faibles pour les manier. Il faut une sanction à la morale chrétienne, que seul le christianisme a trouvée, et qu’une doctrine humaine, philosophique ou naturelle, ne peut remplacer !

Mais qu’importe du reste ? l’effet est produit, et il s’agit peut-être plus pour M. Jules Simon de tactique que de théorie. La tactique pour M. Simon, c’est la substitution d’un théophilanthropisme, nominalement religieux, aux religions qui furent jusqu’ici l’honneur et la force morale du monde, et c’est cette substitution, qu’il est bon de réaliser sans coup férir et sans danger, sans éveiller les justes susceptibilités de ces religions puissantes encore et en leur témoignant tous les respects ! Platon mettait les poètes à la porte de sa république avec des couronnes ; le Platon de la maison Hachette veut mettre toutes les religions à la porte de tous les cœurs en se prosternant devant tous les sanctuaires. Depuis La Réveillère-Lepcaux, d’inepte et fade mémoire, rien de pareil ne s’était vu. M. Jules Simon est un La Réveillère-Lepeaux, sans les fleurs. Il est, dans l’ordre laïque et philosophique, dans un ordre étendu et profond, ce que fut l’abbé Châtel, dans l’ordre ecclésiastique et circonscrit. Non-seulement il se fait prêtre contre les prêtres, et trace lui-même l’Évangile de son théophilanthropisme, mais il va le prêcher. Il fait des tournées. La Belgique, cette terre spongieuse de toute sottise d’incrédulité, appelle souvent ce singulier missionnaire et boit avidemment ses prédications albumineuses, car l’éloquence de M. Jules Simon ressemble à son style, c’est du vicaire savoyard, mais baveux où l’autre est coulant. Dans ces tournées pour l’entretien de ce culte, aisé et réduit qu’il prêche, M. Jules Simon place des Devoirs, des Libertés, des Religions naturelles, comme les missionnaires protestants placent des Bibles, mais avec cette différence qu’il ne les donne pas…

Vous voyez bien qu’il n’y a plus là ni philosophie, ni religion, ni même littérature, ni rien qui puisse appartenir à un examen désintéressé d’idées ou de langage ! La Bibliographie peut enregistrer une curiosité de plus, mais la Critique littéraire doit se taire et faire place à une autre Critique, — la Critique des mœurs. On a parlé beaucoup de signes du temps, en ces dernières années. Eh bien ! en voilà un et qui n’est pas un météore ! C’est M. Simon. Ah ! nous sommes bien loin maintenant de M. Saisset. Quand nous nous retournons vers lui de M. Jules Simon, nous le trouvons bien brave et bien franc, et presque bien grand philosophe, ce pauvre M. Saisset, qui du moins, lui, ne baise point les pieds du Christianisme pour le tirer par là, comme on tire à soi un cadavre dont on veut nettoyer le sol ! Je sais bien que le talent n’est pas dans M. Jules Simon et que l’ennui, un immense ennui, s’échappe de ses œuvres, mais raison de plus pour tout craindre. L’ennui n’est pas une garantie, et n’avoir pas de talent du tout en voulant qu’il n’y ait plus du tout de religion, est un moyen d’agir sur la reconnaissance des hommes, et c’est la seule chose d’esprit peut-être dont on puisse, dans son système, louer M. Simon.


  1. La Religion naturelle. — Le Devoir, par M. Jules Simon.