Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Préface

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Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (1re partie : Les Philosophes et les Écrivains religieuxp. i-vii).


Voici le premier volume d’un ouvrage qui doit en avoir beaucoup d’autres si la vie, avec ses ironies et ses trahisons ordinaires, permet à l’auteur de réaliser, au moins en partie, l’idée qu’il a en lui depuis longtemps. Cette idée serait de dresser dans un cadre, qui prendrait chaque année plus de profondeur et d’espace, l’inventaire intellectuel du XIXe siècle. Ce serait, en un mot, de faire pour la littérature du XIXe siècle ce que La Harpe, plus ambitieux que puissant, essaya de faire pour la littérature française tout entière et pour les deux littératures dont elle est issue. Malheureusement, il fallait, pour réaliser l’idée de La Harpe, être un géant de critique et d’érudition, et cette plante-là ne pousse guères dans le pot à fleurs de rhétorique, d’un Athénée…. Je ne veux pas dire du mal de La Harpe. On n’en a que trop dit… Le petit pédant de Gilbert a grandi, depuis que nous avons vu ses successeurs. Les mépris qu’on a étendus sur son nom ne l’ont pas effacé. Salive humaine bientôt séchée ! Mais enfin La Harpe a manqué, avec talent, ce qu’il voulait faire, et il fallait réussir.

L’Auteur des Œuvres et des Hommes réussira-t-il ?… Il a détriplé l’idée de La Harpe, et ce qu’il en a pris, il l’a exécuté déjà et continuera de l’exécuter sous une forme à lui et qui ne rappellera nullement celle de La Harpe. La Harpe fut un professeur qui, pour la première fois en France, fit entrer l’éloquence dans la critique. C’est là son mérite le plus net. L’auteur des Œuvres et des Hommes n’a jamais eu à subir comme les orateurs de métier la tyrannie toujours abaissante d’un auditoire, qu’ils croient mener et qui les domine, même les plus fiers ! Quoique journaliste, il n’a jamais écrit que dans l’indépendance de sa pensée. Et d’un autre côté, précisément parce qu’il est journaliste, il ne se meurt d’amour ni d’estime pour le journalisme tel qu’il est constitué, si on peut dire ce mot là du journalisme, cette Fonction toute moderne, qui aurait pu être si grande et qui sera si petite devant la Postérité ! Mais il reconnaît cependant que dans la somme des acquisitions littéraires de ce temps, — le journalisme, pernicieux ailleurs, n’aura pas été entièrement stérile, puisqu’il a introduit dans la littérature, une forme de plus — une forme svelte, rapide, retroussée, presque militaire et que cette traîneuse de robe à longs plis, dans les livres, ne connaissait pas. Au lieu de deux ailes qu’elle avait, il en a donc donné quatre à la Pensée… Eh bien, c’est sous cette forme concentrée et particulière appelée articles de Journal, par la Vulgarité qui déshonore tout, quand elle parle de quelque chose, que les divers chapitres de ce livre ont été écrits. Les changements qu’on y trouverait, si la Curiosité retournait à ces feuilles qui s’en vont chaque jour, sans être des oracles, où s’en allaient les feuilles sybillines et les rattrapait dans le vent, les changements seraient des accroissements plutôt que des changements réels. Ce serait en effet, de temps en temps, un mot, ou un jugement ou même un chapitre intégral devant lequel la Rédaction en Chef, cette héroïne, a eu froid dans le dos et qu’avec cette grâce qui n’appartient qu’a elle, elle a lestement supprimé !

Ainsi un livre dans lequel la forme de l’Écrivain (quelle qu’elle soit ; ce n’est pas la question) est maîtresse chez elle, quand elle ne l’est pas dans les journaux, où, comme partout, la forme emporte le fond (ou l’empâte), tel est ce premier volume des Œuvres et des Hommes. C’est de la critique qui peut se tromper, mais qui, du moins, ne trompera pas. C’est de la critique sans mitaines, sans souliers feutrés, sans cache-nez et sans les trente-six attirails de la Prudence, — de cette Prudence qui est si contente d’elle, quand elle a pu parvenir, en se tortillant, à se faire appeler la Finesse. L’Auteur de ceci n’accepte pas l’immense platitude, devenue lieu commun, qui fait encore législation à cette heure, à savoir « qu’on doit aux vivants des égards et qu’on ne doit qu’aux morts la vérité. » II pense, lui, qu’on doit la vérité — à tous, — sur tout, — en tout lieu, et à tout moment, et qu’on doit couper la main à ceux qui, l’ayant dans cette main, la ferment. Il ne croit qu’à la Critique personnelle, irrévérente et indiscrète, qui ne s’arrête pas à faire de l’esthétique, frivole ou imbécile, à la porte de la conscience de l’écrivain, dont elle examine l’œuvre, mais qui y pénètre et quelquefois le fouet à la main, pour voir ce qu’il y a dedans… Il ne pense pas qu’il y ait plus à se vanter, d’être impersonnel que d’être incolore, — deux qualités aussi vivantes l’une que l’autre et qu’en littérature, il faut renvoyer aux Albinos ! Enfin, il n’a, certes ! pas intitulé son livre les Œuvres et les Hommes pour parler des œuvres et laisser les hommes de côté. Et d’ailleurs, il n’imagine pas que cela soit possible. Tout livre est l’homme qui l’a écrit, tête, cœur, foie et entrailles. La Critique doit donc traverser le livre pour arriver à l’homme ou l’homme pour arriver au livre, et clouer toujours l’un sur l’autre… ou bien c’est… qu’elle manquerait de clous !

Quant aux principes sur lesquels elle s’appuie… pour clouer, — cette Critique, qui n’est, telle que nous la concevons, ni la Description, ni l’Analyse, ni la Nomenclature, ni la Sensation morbide ou bien portante, innocente ou dépravée, ni la Conscience de l’homme de goût, c’est-à-dire le plus souvent la conscience du sentiment des autres, toutes choses qu’on nous a données successivement pour la Critique, elle les exposera certainement dans leur généralité la plus précise, mais lorsque l’auteur des Œuvres et des Hommes arrivera à cette partie de son Inventaire intellectuel, intitulée : Les Juges jugés on la Critique de la critique… Seulement d’ici-là, sans les formuler, ces principes auront rayonné assez dru dans tout ce qu’il aura écrit, pour qu’on ne puisse pas s’y tromper.

Le livre des Œuvres et des Hommes, sera en effet, distribué en autant de catégories, qu’il y a de fonctions spéciales et de vocations dans l’esprit humain, et chaque série de fonctions aura autant de volumes que le nécessiteront le nombre des écrivains et la valeur de leurs travaux. On y observera l’ordre hiérarchique des connaissances et des génies, et c’est pour cela qu’on commence aujourd’hui par ce qu’il y a de plus général dans la pensée : les Philosophes et les Écrivains religieux. Après les Philosophes, viendront les Historiens ; après les Historiens, les Poètes ; après les Poètes, les Romanciers ; après les Romanciers, les Femmes (les BasBleus du XIXe siècle) ; après les Femmes, les Voyageurs ; après les Voyageurs, les Critiques, et ainsi de suite, de série en série, jusqu’à ce que le zodiaque de l’esprit humain ait été entièrement parcouru !

Enfin un mot encore et le dernier.

L’Auteur des Œuvres et des Hommes, ne faisant pas une histoire littéraire, mais un résumé critique des travaux contemporains, ne s’est point astreint à l’ordre chronologique. Son livre, qui embrassera tout le XIXe siècle, ne s’ouvrira point cependant à 1800, pour s’avancer ainsi, d’année en année, jusqu’à l’époque où nous voilà parvenus. Il a cru mieux faire et attirer sur son œuvre un intérêt plus grand, en commençant la publication qu’il prépare par l’examen des livres les plus actuels, quitte à se replier plus tard sur les plus anciens, les éditions nouvelles offrant une occasion toute naturelle d’en parler. Toute lacune dans l’examen des œuvres et des hommes qui se sont fait une place quelconque au soleil de la publicité ou qui l’ont usurpée, ne sera donc jamais que provisoire. Un jour, le compte différé aura lieu. On se croit bien obligé de dire cela à ceux qui s’étonneraient de voir aujourd’hui, dans ce premier volume consacré aux Philosophes du XIXe siècle, M. Cousin, par exemple, qui fut si longtemps le chef officiel de la Philosophie française, ne briller que par son absence et quelques-uns de ses élèves. C’est que, de fait, M. Cousin, le philosophe, n’existe plus maintenant ; son talent est tombé en quenouille. Sans être un Hercule, il file aux pieds d’une Omphale qui ne lui permettrait même pas de s’y asseoir, si elle était vivante ; mais nous n’en aurons pas moins probablement l’occasion de nous replier sur ses anciens travaux à propos de quelque édition de ses œuvres, et alors, il aura le jugement auquel il a droit comme Lamennais, Royer-Collard, Ballanche et tant d’autres qui — à quatre pas dans le passé, — semblent déjà s’enfoncer dans l’ombre d’un siècle.

J. B. d’A.

Novembre 1860, à Paris.