Les Œuvres et les Hommes/Les Romanciers/M. Duranty

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Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (4e partie : Les Romanciersp. 227-238).


M. DURANTY[1]


I[modifier]

Le livre que vient de publier M. Duranty sous le titre : Le Malheur d’Henriette Gérard, nous a causé tout à la fois beaucoup d’étonnement et un peu de tristesse. L’étonnement vient du talent qu’il y a dans ce livre, et la tristesse de l’emploi que l’auteur y fait de ce talent inattendu. Jusqu’ici, M. Duranty n’était pas pour nous une espérance. Il nous était connu déjà par des admirations qui l’avaient compromis et un système littéraire qui n’était pas même sorti de sa tête, mais dans lequel plutôt sa tête était entrée, en se déformant. Si, dans tout état de cause, la littérature systématique est la pire des littératures, que faut-il penser de celle-là qui pour système a le réalisme ? Eh bien ! M. Duranty est de cette espèce de littérature. C’est, ou du moins c’était, il y a peu de temps, un réaliste, et un réaliste militant. Il fut le plus chaud des chaleureux de son école. Il a soutenu des thèses, fait la poétique de cette anti-poésie et proclamé maintes fois que M. Champfleury, par exemple, était venu pour changer la face de l’univers littéraire au dix-neuvième siècle ! Il battait la grosse caisse devant cette Arche où il n’y avait qu’un seul genre de bêtes. Pour nous, cela n’était pas recommandant !

Sa jeunesse pouvait l’excuser. Il était très-jeune. Aujourd’hui M. Duranty, qui a mis son extrait d’âge en guise de préface, à la tête de son volume, n’a encore que vingt-sept ans. La jeunesse a des admirations qui, — tout le temps qu’elle dure, — ont le charme de sa faiblesse, car, excepté les grands génies originaux qui n’imitent personne, chacun part d’un autre pour arriver… enfin à soi. But lointain, conquête difficile ! Chateaubriand partit de Rousseau pour aller plus haut, comme plusieurs de notre génération sont partis de Chateaubriand sans le dépasser ou sans l’atteindre. Seulement, si ces ivres admirations de la jeunesse font souvent tache, pour toute la vie, sur l’originalité qui s’en essuie plus tard sans en effacer l’influence ; si ces admirations imitatrices sont toujours en raison inverse de la force qu’on a, l’objet, d’ailleurs, en serait-il Gœthe, Lord Byron ou Balzac, je demande ce qu’elles prouvent et ce qu’elles annoncent, quand leur objet n’est qu’un écrivain d’un ordre infime, malgré des prétentions exorbitantes. Je demande, si c’est aux Mahomets qu’on mesure les Séides, ce que doit être le Séide d’un Mahomet littéraire comme M. Champfleury ?

La réponse serait si cruelle que je ne veux pas la faire à un jeune homme qui montre certainement, à sa première invention, plus de talent que n’en eut jamais celui qu’il a par trop nommé son maître. Mais voilà la surprise ! c’est précisément le talent qui suppose toujours l’indépendance, c’est le talent qui m’étonne dans l’admirateur fanatique de M. Champfleury et le fougueux théoricien du réalisme ! Je ne reconnais pas, il est vrai, sur ce talent, nouveau pour moi, les influences qui devraient y être, les traces de l’amour, toujours plus ou moins ineffaçables. J’en vois d’autres, au contraire, et je les dirai. Qu’il suffise de savoir, pour l’heure, que malgré les actes d’adoration publics de M. Duranty, ce n’est pas de M. Champfleury qu’est sorti, de droit flanc, le romancier qui a écrit Le Malheur d’Henriette Gérard.

Oui, on trouve encore dans ce livre le réaliste qu’on savait trop bien, le réaliste avec ses fausses prétentions, ses partis pris de vulgarité, ses tendances volontairement abaissées ; et c’est dommage ! le talent de M. Duranty étant assez ferme pour, s’il était bien conseillé, s’élancer et quitter le plat terre-à-terre de son école. Mais, Dieu soit loué ! le Ménechme d’imitation qu’on pouvait craindre, le frère postiche que l’admiration eût pu faire naître à M. Champfleury, n’y est pas, Pollux n’aura pas de Castor.

II[modifier]

Ouvrez, en effet, où vous voudrez, cette Henriette Gérard. Dès les premières lignes et les premières pages, vous sentirez, quel que soit le livre, quelles que soient les inventions ou les observations qui vont suivre, qu’il y a ici (s’en serait-on douté ?) un écrivain de consistance et de résistance, très-distinct et très-différent de M. Champfleury, qui n’a jamais su, lui, construire une phrase et qui n’en comprend même pas l’organisme.

M. Duranty ne jargonne pas. Il a, — nous le reconnaissons, — une langue correcte et nette, du moins quand il parle en son nom, car il est parfois incorrect, nous dit-il, pour être plus réel, lorsqu’il fait parler ses personnages. Procédé mauvais, du reste, contraire à l’art, et qui d’ailleurs n’est pas nouveau ! Dans ce livre d’une si hideuse beauté qu’il intitula Les Liaisons dangereuses, Laclos fit faire des fautes d’orthographe à Cécile de Volanges pour que ses lettres à Valmont fussent ainsi plus virginales et plus pensionnaires.

On le voit. Le Réalisme n’est pas d’hier. Le principe de cette malpropreté actuelle et solennelle est celui-ci : que la réalité est d’autant plus vraie que sa vérité est plus négligée et plus basse. Ce principe a faussé à plusieurs places le style de M. Duranty, tant l’inspiration et le tempérament sont victimes d’un système ! mais n’a pourtant pas empêché le style de son livre d’être, dans son ensemble, d’une solidité de trempe, d’un acéré de fil et d’une clarté profonde, dont M. Champfleury, le titulaire du Réalisme, ne se doute même pas !

C’est qu’au fond M. Champfleury, pour son jeune séïde, n’est pas si prophète qu’il en a l’air ; c’est qu’il n’est dans les œuvres de M. Duranty que pour l’idée et pour l’étiquette, pour la discussion et la dédicace ; c’est que M. Champfleury n’est que le scandale, la botte de foin qui fait étendard, et que, pour cette raison, on ne consomme pas et qu’on respecte, tandis que la véritable idole et le vrai modèle que M. Duranty a dû étudier discrètement, mais profondément, c’est Stendhal, ce père de tous les réalistes, qui cravacherait ses bâtards s’il revenait au monde et qu’il pût les voir, et c’est encore plus que Stendhal, M. Gustave Flaubert, qui a bien mis le bout de sa botte dans le réalisme, mais dont la tête artiste et savante aspire à des sphères d’observation plus hautes que celles dans lesquelles il a jusqu’ici limité et contenu son genre de génie [2] !

Tels sont les mérites, fort saillants à la première vue, de M. Duranty, et je les dis d’abord, parce que je vais être sévère tout à l’heure. C’est un écrivain rencontré dans une École qui ne sait pas écrire et qui, pour cette raison-là, mais seulement pour cette raison-là, vaut mieux qu’elle. Pas plus que Stendhal, cependant, qui s’applique trop à être sec, pas plus que M. Flaubert, dont la plume ressemble à une fine pince qui mord les choses les plus subtiles et les fixe sous le regard dans leur plus imperceptible ténuité, M. Duranty n’est un grand écrivain, et je doute qu’il parvienne jamais à cette transcendance.

Si le style n’était qu’une chose très-travaillée et très-bien faite, affinée, polie et brillante, comme un acier quelconque, tournant souplement dans ses charnières, ou glissant moelleusement le long de ses rainures, l’auteur du Malheur d’Henriette Gérard n’aurait peut-être rien à désirer ; mais pour être véritablement supérieur, le style doit se composer de plus d’éléments qu’il n’en tient sous la plume de M. Duranty et sous celle des deux grands positifs qu’il a, je crois, pris pour modèle. Le sien et le leur manquent également de transparence, de couleurs fondues et de souffles dans la lumière ; et voilà comme tous trois ils portent jusque sur leur style, qui est pourtant le meilleur d’eux-mêmes, la peine d’avoir méprisé l’idéal.

Car tous les trois l’ont méprisé, mais M. Duranty plus que les deux autres, puisqu’il est réaliste, et puisque, sur ce point, il ne distance pas son école, mais va d’un même pas avec elle. Le crime littéraire de l’école de M. Duranty est de méconnaître l’idéal. Son réalisme n’est rien autre chose que le mépris naturel de l’idéal, auquel la réflexion a ajouté le sien, dans l’impudence d’une théorie. Que ce soit par un fait d’organisation ou de prudence, il est des esprits qui ont des ailes à contre-sens, et qui au lieu d’être attirés vers les choses grandes, élevées, poétiques, descendent, croyant monter, vers les choses mesquines, prosaïques ou abjectes, s’imaginant, comme je l’ai dit déjà, que tout est plus vrai dans la vie à proportion que tout est moins beau. Erreur inouïe ! La beauté peut être plus rare, mais elle n’est pas moins vraie que la laideur. C’est là l’erreur de ceux qui s’appellent maintenant réalistes.

Leur réalisme, pour parler comme eux, n’est pas, du reste, une invention de leur cervelle. On peut y reconnaître la dernière lie de cet esprit gaulois, déjà entaché de grossièreté vulgaire dans son plus beau temps, de cet esprit sensé et ironique qui s’étend, croit-il, à la pratique de la vie, et dont Molière fut la coupe pleine et Béranger la dernière gouttelette, car La Fontaine eut beau être Gaulois, il aima l’idéal, le divin bonhomme, et plus que Louis Tieck, il a du bleu autour de la pensée.

Seulement, si cet esprit gaulois, qui n’est pas le premier, allez ! affecta et contamina, dans sa meilleure époque, de je ne sais quoi d’inférieur et de bourgeois, les conceptions d’hommes qui avaient pourtant du génie, à présent qu’en tarissant il s’est mêlé aux autres grossièretés d’une vie qui se matérialise chaque jour davantage et que, sous cette théorie et sous ce nom de réalisme, il aspire à gouverner une littérature décadente, ne doit-il pas abaisser plus que jamais des talents moins faits pour résister à ses influences et nuire à leurs inspirations ?


III[modifier]

Et l’exemple de M. Duranty peut aujourd’hui nous en convaincre… Écrivain diminué par son système, il est encore plus diminué comme observateur. Certes ! ce n’est pas un observateur vulgaire. On ne peut nier sa pénétration, mais à quoi l’applique-t-il ?… Quel est le monde qu’il recherche et ouvre devant nous ? Quels senties personnages qu’il met en scène ? les choses qu’il décrit ? les faits qu’il brasse ? les inventions que sa fantaisie produit ou dont sa mémoire se souvient ? Monde, personnes, choses, faits, inventions, tout cela, dans son roman, est, il faut bien le dire, sans intérêt pour l’imagination difficile, la seule qu’il faille invoquer en fait d’art ou de littérature, et on n’a point une seule fois à dire, pendant la lecture qu’on en fait : « Voilà qui est beau », mais au plus : « Voilà qui est exact », et encore de la plus facile des exactitudes.

J’ai entendu vanter le pathétique du roman de M. Duranty, mais ce pathétique vient de gens et d’événements si communs qu’ils ne vous touchent plus ; et quand, parmi ces gens si profondément communs, tous tant qu’ils sont, il y a un caractère qu’au moins le romancier devrait sauvegarder de la vulgarité générale, puisque c’est celui de son héroïne, sur le malheur de laquelle il a pour but de nous attendrir, le croira-t-on ? il faut qu’à la fin il le rende aussi commun que tous les autres, mené qu’il est par la misérable idée de son école que, plus on est commun, plus on est vrai.

Du reste, voulez-vous pénétrer d’un mot dans le monde de ce livre par sa seule donnée, qui est la donnée de la plupart des comédies, des vaudevilles et des drames qui se jouent à la superficie de nos théâtres et de nos mœurs ? Mlle Henriette Gérard est la fille de petits bourgeois de campagne assez riches de terre et d’orgueil pour ne pas vouloir que leur fille épouse un employé de mairie à six cents francs, par cela seul qu’il lui plaît et qu’il est à peu près joli garçon.

Les faits groupés autour de cette donnée ne la rajeunissent pas, ils appartiennent à l’inventaire éternel de tous les romans et de toutes les pièces. Les amants se voient en cachette. L’amant, qui se croit un héros parce qu’il se coupe les mains sur des tessons de verre, saute assez bien les murs du parc. Un portrait photographié (couleur moderne), et qu’on ne peut se pendre au cou comme les médaillons d’autrefois, beaucoup plus commodes, mais qui n’étaient pas à si bon marché, est remis à la mère de Mlle Henriette par un polisson de frère, envieux et sot, mais qui pour le moment fait ce qu’il doit faire : de là l’intrigue découverte et le malheur de Mlle Gérard ! C’est la trente-six millième répétition de celui de toutes les jeunes filles contrariées par leurs parents dans leurs libres inclinations et qui, circonvenues, tourmentées, sacrifiées, épousent enfin, à la place du jeune homme qu’elles aiment, quelque vieil homme riche qu’elles n’aiment pas !

Tel est le sujet du livre de M. Duranty. Je pourrais, au point de vue moral, en dire bien des choses, car, selon moi, ce sujet cache la haine profonde, mais discrète, de la famille chrétienne, telle qu’elle est organisée. Je ne veux pas faire ce procès à M. Duranty ; je ne veux aujourd’hui que parler littérature. Or, littérairement, tous les sujets qui, en nature humaine, ne sont pas faux, sont bons pour le talent qui voit en eux des choses cachées et qui doit les en faire sortir. J’ai cru qu’il en serait ainsi pour l’auteur d’Henriette Gérard.

Au milieu du monde où il place sa jeune fille et auquel je reproche, en masse, une insupportable médiocrité, j’ai pensé longtemps que si l’amant d’Henriette était, comme amant, aussi médiocre que les autres, comme persécuteurs, Henriette au moins resterait une fille énergique, — et d’une originale énergie, — dont le type, délicatement et profondément compris par M. Duranty, aurait une beauté amère et touchante, suspendue qu’elle est si longtemps entre sa pitié pour des parents qu’elle afflige et le loyal honneur d’une promesse faite a un homme qui a semblé l’abandonner ! J’ai pensé enfin qu’Henriette serait tout le roman, mais il a fallu en rabattre quand j’ai vu ce caractère, soutenu jusque-là, s’affaisser tout à coup au dénoûment du livre et finir par la platitude ordinaire de l’inconséquence, de la faiblesse et de la consolation !

Eh bien ! tout a croulé alors ! Tout a croulé de ce livre frappé dans la seule beauté qu’il pût avoir ; et lorsque je me suis demandé l’explication de cette bévue esthétique dans un homme dont j’affirme aujourd’hui le talent comme écrivain et comme observateur, il a bien fallu me répondre par le réaliste, le réaliste qui se détourne systématiquement de l’idéal !

L’auteur du Malheur d’Henriette Gérard, avec l’amour de son école pour la trivialité, s’est cru très-profond et très-nature, le malheureux ! d’aplatir Henriette, ce caractère qui n’aurait pas été moins vrai quand il serait resté plus ferme, et qui aurait été alors émouvant et beau. Et ce n’est pas tout ! à l’aplatissement il a mis le ragoût du détail et du système, et c’est au moment où elle va s’enfuir de la maison paternelle, cette créature jusque-là de chêne et d’acier, qu’il l’a fait se dissoudre misérablement, comme une argile, sous quelques gouttes d’eau. Oui ! l’héroïque et passionnée Henriette rentre à la maison vaincue par la pluie. Elle rentre simplement parce qu’il pleut !!!

Que le réalisme s’applaudisse de ce dénoûment, s’il lui plaît ; nous nous en affligeons, nous, pour un livre qui pouvait se sauver par là de l’immense et universelle vulgarité de fond dans laquelle il se perd, malgré les qualités et les efforts de son auteur. Ah ! toute la vigueur d’esprit de M. Duranty, qui bûche si vaillamment dans cette vulgarité, pour lui peut-être la seule nature humaine, ne suffit pas pour nous intéresser à tous ces gens-là qu’il nous montre dans son roman, un écrin de médiocrités ! M. Duranty peut être le plus brave travailleur en vulgarité et même le plus puissant, et la Critique se laisser toucher par la peine qu’il se donne pour être profond à sa manière, que son roman, en lui-même, reste ce qu’il est, c’est-à-dire d’un effet manqué, comme composition littéraire ; mais la sorte d’intérêt qu’il excite ne peut ricocher du livre à l’auteur.


IV[modifier]

L’auteur, je le crois, hors son livre, a beaucoup d’avenir, mais, qu’il me permette de lui dire, et qu’il ne l’oublie pas, c’est à la condition expresse de se dépêtrer le plus tôt possible de ce réalisme qui l’étreint et colle à sa pensée, comme la fange étreint dans ses plis mollement tenaces l’homme qui y est tombé. J’ai déjà parlé de M. Gustave Flaubert dans le cours de ce chapitre, et je n’ai pu m’empêcher de signaler, entre M. Duranty et cet écrivain, des analogies et des imitations.

Certainement, dans l’état actuel de leurs deux esprits, l’auteur de Madame Bovary est supérieur de facultés à l’auteur du Malheur d’Henriette Gérard, et il le serait encore par cela seul qu’il a vécu davantage, mais ils se ressemblent même par leurs défauts. Sans idéalité tous les deux, ils ne s’en vengent pas par la ressource de la délicieuse bonhomie. Tout en eux est tendu, durement repoussé. Leur gaieté même est âpre, quand ils plaisantent, et l’on voit, à travers la jeunesse de l’un et la maturité de l’autre, la tête de mort d’un siècle vieux… Enfin, — et c’est là le plus grand reproche qu’on puisse leur adresser, — observateurs de la vie sensible et descripteurs acharnés et presque chirurgicaux du défaut et du vice humain, pour tout ce qui tient à la vie morale, ce sont d’indifférents sourds-muets.

L’avantage du livre de M. Flaubert sur celui de M. Duranty, c’est qu’il ne fait pas vulgaires les monstres qu’il nous peint avec tant de petits détails. Il les pointillé sans les rapetisser ; cependant, malgré les infériorités du livre et de l’homme, nous ne craignons pas d’affirmer que Le Malheur d’Henriette Gérard est, tel que le voilà, le roman le plus fort et, qu’on me passe le mot, le mieux tricoté de tous les livres de ce genre qui aient paru depuis Madame Bovary.


  1. Le Malheur d’Henriette Gérard.
  2. Hélas ! aspire-t-il encore après Salammbô ?