Les Œuvres et les Hommes/Les Romanciers/M. Jules de la Madelène

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Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (4e partie : Les Romanciersp. 173-187).


M. JULES DE LA MADENÈNE[1]


I[modifier]

Il n’y a pas longtemps [2], nous annoncions le poëme provençal de Miréio, — cette grande chose qui a réussi comme si elle avait été une petite, une œuvre dont la jeune gloire va s’embellir en vieillissant, comme font les marbres. — Or, après Miréio, voici un autre livre, différent d’inspiration, de composition, de langage, et cependant ayant beaucoup de consanguinités et de saveurs communes avec le poëme de M. Frédéric Mistral. Dans ce nouveau livre, en effet ( un roman au lieu d’être un poëme), il s’agit du même terroir et du même ciel que dans Miréio, c’est-à-dire du Midi et de ses mœurs ardentes, saisies et reproduites avec une observation passionnée dans ce qu’elles ont de vivant encore, et jusqu’à ce jour d’inaliénable… Amour et souvenance de la patrie dont les premières impressions teignent à jamais le talent et teignent bien plus fort le génie, sentiment profond des poésies du sol, recherche de la vie où elle est, c’est-à-dire dans les classes populaires, plus près que nous de la nature, préoccupation des choses primitives que tous les jours, hélas ! la civilisation ronge davantage, voilà les parentés intellectuelles de l’auteur de Miréio, le poète, et du moraliste qui a écrit le roman qui s’appelle : — Le Marquis des Saffras !

Seulement, parce qu’il était moraliste, comme doit l’être tout romancier, et qu’il ne s’agissait pas uniquement pour lui de peindre avec grandeur des mœurs poétiques et simples auxquelles une intelligence, que nous n’avons pas craint d’appeler épique, a donné la plus héroïque des tournures, l’auteur du Marquis des Saffras ne s’est pas concentré dans la sphère où l’auteur de Miréio est resté, et ses paysans primitifs n’ont plus été ces vanniers, ces pâtres, ces matelots revenus des guerres, ces conducteurs de cavales, ces toucheurs de bœufs, campés sur des reins d’Hercule, comme les héros d’Homère, dans un ciel d’un bleu olympien. Les siens, à lui, ont été des primitifs encore, mais ils n’ont plus eu la pureté éblouissante, l’enivrant éther des types de Miréio.

La civilisation les a touchés et altérés. Verdeur et profondeur sinon perdues, au moins compromises ! Ce n’est plus là le paysan éternel, retrouvé dans quelque anse des Cyclades, entre sa charrue et sa barque ; le même qu’il fut depuis la Bible jusqu’à Homère, et depuis Homère jusqu’aux chansons des Palikares, mais le paysan des temps où nous sommes, ce débris d’homme fruste qui se polit chaque jour, la dernière goutte du limon créateur, qui n’ait pas perdu sa virginité ! Sur celui-là, sur cette tête crépue de Samson, la civilisation, cette Dalila, a déjà mis cette affreuse main qui coupe la force ; demain elle y mettra les ciseaux ! Elle écorcera l’olivier sauvage. Les paysans du Marquis des Saffras ne sont déjà plus des paysans, ce sont des candidats en bourgeoisie. On peut enlever de grandes taches de bourgeoisisme sur leur originalité et sur leur vertu, comme chez tous les paysans de cette époque, du reste, où les mœurs, de même que les classes, ont le sang mêlé et tendent chaque jour à se mêler davantage.

Tels sont les hommes que M. Jules de La Madelène s’est donné la mission de nous peindre. Ces paysans-là n’ont pas assurément plus de réalité que ceux du poëme de Miréio, mais leur réalité est présentement moins exceptionnelle. Ils sont esthétiquement moins beaux, et par conséquent ils s’adressent moins à l’imagination que les pâtres de Miréio, ces figures de bas-reliefs qui vivent, mais ils parlent plus à la pensée. Ils la heurtent par tous les contrastes et en sollicitent la fécondité. Types de transition, auxquels la marche des choses communique de sa mobilité incessante ; il faut se dépêcher de les fixer pour s’en rendre compte, car bientôt ils ne seront plus là avec ce progrès qui entraîne tout, et qui a le précipité et peutêtre la chute d’une cataracte ! Il n’existe point et il n’existera jamais de Cuvier pour recomposer les nuances sociales perdues, qui ne laissent pas d’os après elles, comme les animaux engloutis. Il faut donc les décrire tant qu’elles durent. Il faut les arrêter au passage, et c’est là le fait des romanciers, ces historiens des mœurs, bien plus profonds et bien plus éclairants, croyez-le, que les historiens de l’histoire !

Eh bien ! cette nuance sociale du paysan d’autrefois, qui dans chaque contrée va disparaître, M. Jules de La Madelène nous l’a donnée dans son Marquis des Saffras, pour son compte et pour celui de son pays. Provincial de naissance et d’éducation première, comme la plupart des esprits très-individuels, M. de La Madelène sait que la nuance sociale du paysan varie avec le pays où cette nuance existe, et il le sait trop bien pour avoir imité la faute de l’homme de génie qui, un jour, gâta un de ses plus formidables livres, en l’intitulant : Les Paysans. Lui, l’auteur du Marquis des Saffras, — mot patois qui dit, même avant que le livre soit ouvert, quelle est la variété de paysan à laquelle il a consacré ses facultés d’observation et de peinture, — lui donc, l’auteur du Marquis des Saffras, sait parfaitement qu’il n’y a pas plus de paysans en général que d’hommes en général, et que, quand on se sert de ce mot-là, fût-on Balzac lui-même, il faut ajouter une épithète au substantif et particulariser comme la nature.

En effet, vrai peut-être, s’il avait été intitulé, par exemple : Les Paysans des environs de Paris, et que l’auteur eût renoncé à ses paysages de Bourgogne ou les eût remplacés, le livre de Balzac n’est plus, sous sa dénomination abstraite et dure, qui étreint mal ce qu’elle veut embrasser, de l’observation libre, impersonnelle et lumineuse ! En vain est-il écrit avec cette furie de coloris qui fit de Balzac, en ses derniers écrits, quelque chose comme un Tintoret, d’une exaspération sublime, ce n’est, après tout, pour qui veut conserver son sang-froid devant cette magie, que la satire en action d’un colossal Archiloque qui avait au ventre une peur égale à celle de Pascal pour l’enfer, devant le « Robespierre aux cent mille têtes » et le communisme futur ; mais ce n’est pas la vérité !


II[modifier]

Or, c’est la vérité que M. de La Madelène a voulu exprimer, la vérité locale, qui n’est jamais que locale en matière de paysan, la vérité des mœurs, des traditions et du langage d’une contrée entre toutes les autres, la vérité étroite, exacte, mais vivante cependant, car M. de La Madelène est un artiste qui a puissance de vie, et l’analyse chez lui double l’action sans l’étouffer. Son roman, qu’il aurait pu écrire peut-être comme l’auteur de Miréio écrivit son poëme, dans le dialecte de sa terre natale, écrit en français exquis, n’a pas cependant que son titre de patois, et roule dans son flot de délicieux provincialismes que M. de La Madelène a trop de tact d’écrivain pour laisser mourir.

Les idiotismes les plus charmants, ces locutions de terroir si difficiles à traduire dans leur grâce native il les transporte dans la langue qu’il écrit et il l’en parfume, et c’est ainsi qu’il ajoute à l’individualité de son talent et de son langage l’individualité de son pays.

Et d’ailleurs, si pour être vrai il faut être calme, qui jamais fut plus calme que l’auteur du Marquis des Saffras ? Si pour bien voir il faut avoir le regard pur, qui l’eut jamais plus essuyé de toute écume, et de toute ombre, colère, mépris, terreur, pessimisme quelconque, que cet observateur, aux yeux clairs, qui traduit toujours son observation avec une expression de la même clarté que son regard ? Impersonnel et désintéressé de tout, excepté de la perfection dont l’idée est à l’état d’étoile fixe dans son esprit, l’auteur du Marquis des Saffras est un artiste d’une sérénité infinie, que le temps n’a pas rendu spectateur comme le vieux Goethe, car il est jeune, mais qui est né contemplateur. Chez lui l’habitude de la contemplation a tranquillisé immensément la pensée. Le caractère du talent de M. de La Madelène est une grande douceur dans une grande lumière : mais ne vous y méprenez pas ! ce sont deux toutes-puissances ! La douceur de M. de La Madelène n’a rien de béat, ni d’optimiste, ni de sympathique à côté, ni de dupe, comme bien des talents qui n’en sont pas plus doux pour cela ; et sa lumière est faite d’une chaleur et d’une flamme, dont les rayons peuvent se velouter en passant par le milieu de sa pensée, mais n’y perdent pas de leur pénétrante intensité !


III[modifier]

Le livre du Marquis des Saffras a donc sur Les Paysans de Balzac, auxquels nous ne nous permettrons pas de le comparer pour la manière, qui est essentiellement différente, la supériorité d’une peinture sans exagération et sans outrance, prise dans la mesure juste de son cadre et dans la réalité. Ce n’est pourtant pas une peinture sobre, c’est une peinture qui a, au contraire, son opulence, mais fondue dans une harmonie. Les paysans dont le beau roman de M. de La Madelène fait l’histoire sont, nous l’avons dit déjà, ces robustes et lestes paysans du Midi, bruyants, extérieurs, ivres de leur force, têtes de poudre et de foudre, capables de tout dans un moment donné, et dont la gaieté est une turbulence encore.

Ces enfants gâtés du soleil et souvent terribles, M. de La Madelène les a fait vivre tels qu’ils sont, non pas seulement dans leur vie domestique et de foyer, mais dans leur vie collective, leur vie d’assemblée, d’émeute, de farandoles et de batailles, car le plein air, le dehors, la place publique, sont pour eux bien plus le foyer que le coin du feu de la maison ; il nous les a montrés en plein dix-neuvième siècle et à cette heure du dix-neuvième siècle, dominés par l’incoercible élément méridional, qui leur donne encore la physionomie des ancêtres ; par ce caractère héréditaire et local que la poussière humaine ne perd que le dernier, et qui se révolte avec tant d’énergie sous l’émiettant et l’aplanissant rouleau que la civilisation, cette Tarquine à la main douce, qui ne fait pas voler les têtes de pavot sous les coups de baguette, mais qui se contente de les coucher par terre en les caressant, promène par-dessus toutes choses, comme dans une allée de jardin ! A cette heure, la civilisation est au Comtat, comme partout, malheureusement pour l’imagination. Elle y est, et la preuve, — ne riez pas, — c’est qu’on y joue des tragédies !

« En 184… (c’est ainsi que s’ouvre le roman du Marquis des Saffras), pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric donnèrent une grande représentation de La Mort de César. Depuis quelques années on s’était mis à jouer des tragédies dans nos villages du Comtal. Pour les fêtes votives on montait les pièces de Racine et de Voltaire : Zaïre, Athalie, Brutus et César, — César, Brutus, Athalie, Zaïre, — on ne sortait pas de là à Monteou, comme à Saint-Didier, à Sarriano comme à Méthamis et à Beaume de Venise.

» Entre toutes ces bourgades, c’était une lutte ardente, une émulation sans égale pour bien faire et se surpasser. Les vieilles jalousies de village étaient transformées. On était en rivalité de tragédies, et dans ces luttes pacifiques on apportait la même passion que dans ces rixes terribles où, vingt ans auparavant, des villages entiers venaient offrir la bataille aux villages ennemis. »

Or, à cette tragédie jouée à Montalric, il y avait, au milieu de la foule compacte, un homme qui assistait pour la première fois a cette solennité, et c’est de la rencontre et de la combinaison de la tête singulière de cet homme, simple potier-terrailler de son état, et de cette tragédie, dont l’impression le bouleversait, que va sortir tout le roman de M. de La Madelène. La matière d’un conte va devenir sous sa plume celle d’un volume en cinq livres. Une tragédie de Voltaire, qu’un paysan du Midi veut faire jouer à la fête votive de son village, parce qu’il a au fond de sa poitrine ce souffle immortel du paganisme qu’on appelle l’amour des spectacles et qu’ils ont tous, ces Romains et ces Grecs d’Avignon, de Marseille ou d’Arles, voilà la frêle bobine sur laquelle l’auteur du Marquis des Saffras dévidera la plus belle étoffe d’écarlate dans laquelle on ait jamais taillé un récit. Tableau de genre, à ce qu’il semblait, qui monte jusqu’à la fresque et prend des proportions assez vastes pour pouvoir peut-être vous étonner !

Cet homme, en effet, ce potier-terrailler qui est de la montagne et qui s’appelle Espérit, EIzear Siffrein Veran Espérit, citoyen de Lamanosc, n’est autre que le héros du livre, le Marquis des Saffras, un sobriquet qu’il tenait de sa maison adossée à ces rochers de sable qu’on appelle dans le pays des saffras. « Le pic et le ciseau jouent à l’aise dans ces roches sablonneuses mêlées de cailloutis. Espérit y avait creusé des caves d’abord, puis des serres, puis des escaliers… Il avait creusé, creusé toujours, poussant devant lui son terrier à droite, à gauche, en haut, en bas, niche sur niche, jardinets sur jardinets. » Artiste de nature, ayant des dons, comme eût dit le Bas-de-Cuir de Cooper, Espérit avait élevé « au plus haut de ces constructions une sorte de tourelle en bois, à balustres crénelés, où grinçaient des girouettes et des horloges à vent. Sur un pivot, tournait en métal creux un ange, portant à l’écusson un saint clou et sonnant de la trompette quand la bise se levait. Cette bicoque était connue dans le pays sous le nom du Château des Saffras, et de là le titre de Marquis des Saffras que l’on donnait à Espérit. »

Ces détails, nous les avons transcrits, au risque de paraître long, tels qu’on les trouve aux premières pages du livre de M. de La Madelène, parce qu’ils ne sont pas, comme on pourrait le croire, les inventions d’une fantaisie, qui ne sait où elle va, mais parce qu’ils ont une raison d’être dans l’idée première de ce roman très-combiné et très-réfléchi. Cette maison d’Espérit est en effet tout Espérit, qui est lui-même tout le roman. Elle est l’industrie et l’art en enfance, dans la pensée et sous la main de cet homme plongé encore dans la gaine du paysan, mais qui s’en détire comme le lion de Milton de son argile, et qui respire à pleines narines la civilisation qui s’en vient vers son pays et pour laquelle il est plus fait que les autres hommes qui l’entourent.

Placé sur la frontière des deux mondes, Espérit (nous aimons ce nom presque symbolique), est, de fait, l’esprit même, l’intuition, le pressentiment, la vie plus haut, l’art et ses divinations. M. de La Madelène a fait de son héros un inventeur. Pour ces populations auxquelles il est mêlé, pour ces gens de la plaine et de la montagne, c’est un sorcier, si ce n’est pas un fou, c’est un timbré, comme on dit parfois, quand l’esprit a frappé trop fort sur le cerveau d’un homme. Ils l’appellent l’esprit de la lune, l’espérit des ciales, et même l’évêque des cigales, les jours où ils l’aiment davantage, car ils l’aiment, cet homme qui en sait plus long qu’eux, par les seules forces mystérieuses de sa pensée, sans avoir comme eux rien appris ! Dans la littérature contemporaine, nous ne connaissons rien de plus habilement et de plus finement tracé que ce caractère d’Espérit, ce génie de village venu en pleine terre et qui n’est pas seulement le génie de l’industrie, moins étonnant et tout de suite compris parmi ces populations actives et âprement utilitaires, mais le génie, l’inutile et contemplatif génie de l’art, cette divine paresse, que, de tous les genres de génie qu’il a donnés aux hommes, Dieu a fait certainement le plus beau !


IV[modifier]

Et il n’y avait d’ailleurs qu’un artiste enfant à son aurore, et charmant comme tous les enfants et comme toutes les aurores, qui pût naïvement s’encharmer, — et à ce point, — d’une tragédie de Voltaire ; et un initiateur de vocation, qui pût s’atteler à ce projet de la faire jouer, cette tragédie, dans son village, malgré l’indifférence, les railleries, les routines, l’inintelligence, les obstinations des circonstances et des hommes, toujours plus bêtes qu’elles…

Pour que la donnée du livre de M. de La Madelène fût admissible, il fallait Espérit ; il fallait cette perle de poésie éveillée, d’enthousiasme, de candeur, de finesse, de douceur infatigable ; il fallait ce lunatique irrésistible qui finit par les emporter dans sa nuée, les plus récalcitrants, les plus lourds à soulever, les plus attachés à la terre, et qui fait jouer un jour, et qui qu’en grogne, sa tragédie devant dix villages rassemblés ! Dès les premières pages de ce roman, qui marche toujours et ne s’arrête qu’à la dernière, le développement du caractère d’Espérit et celui des faits et des épisodes sont congénères. Or, ces faits et ces épisodes sont nombreux ; c’est la lutte engagée par Espérit contre tous les obstacles, qui amène devant le regard les événements et les personnages.

Doué de facultés très-dramatiques, sachant s’effacer, cette chose difficile, car l’esprit est égoïste comme le cœur, et ne procédant nullement à la manière des romanciers contemporains, qui entassent les descriptions, les paysages et les portraits, dans une ivresse de plastique qui est une maladie littéraire du temps, M. de La Madelène ne fait guères de portraits qu’en quelques traits, quand il en fait, et chez lui, c’est l’action et le dialogue qui peignent le personnage, le dialogue surtout, que M. de La Madelène a élevé à un rare degré de perfection. Tragique ou comique (et quelquefois du plus profond comique), ce dialogue est celui d’un homme qui a mieux que l’instinct de la grande langue que le théâtre doit parler et de ses concisions sévères. Peut-être l’auteur du Marquis des Saffras trouverait-il par là une glorieuse voie, mais, d’un autre côté, dans un pays où le théâtre a une législation si étroite et si dure, M. de La Madelène doit-il rester dans le roman pour conserver toute son acuité de moraliste, et, comme peintre de mœurs, toute son ampleur d’observation !

Car c’est là qu’il est important de revenir. L’auteur du Marquis des Saffras ne peint pas comme il peint (par eux-mêmes) que des types individuels, très-curieux, très-originaux, et cependant très-humains et très-vrais. Après nous avoir donné cet admirable Espérit que j’oserai appeler une création, le premier inventeur à qui il ne faille pas crier : « Sois doux ! » et qui n’ait pas sur le cœur un vautour comme Prométhée, mais une colombe ; après avoir donné une si magistrale saillie à ce Marius Tirard, le maire de Lamanoc, une tête qu’aurait admirée Walter Scott ; après nous avoir épinglé cette vieille Mlle Blandine, travaillée comme les dentelles rousses de son corsage, MIle Blandine, un type de vieille fille nouveau, quand ils sont tous usés, les types de vieilles filles ! un type de contradiction presque géniale et d’adorable bonté cachée, M. de La Madelène n’est qu’à moitié de son talent, et la plus belle moitié de ce talent, la voici. Il fait mouvoir les foules que Shakespeare, plus heureux, pouvait mettre à la scène, et qu’il ne peut, lui, faire mouvoir que dans des romans. Il les connaît, il les agite, il les remue et les penche, il leur ouvre le sein, il les décompose, et avec une puissance bien supérieure à celle qu’il possède, et dont il fait preuve quand il n’a affaire qu’à l’homme seul.

Nous le disons en finissant : là est la force indiscutable et absolue du talent de M. de La Madelène. Lorsque, dans le cours du roman, Espérit parvient à faire jouer sa tragédie, il éclate tout à coup, à la représentation qu’il a achetée par tant d’efforts, une émeute effroyable qui, à elle seule, ferait lire le livre du Marquis des Saffras et classerait l’homme qui l’a peinte. La fougue qui enlève un si vaste ensemble ne nuit pas aux effets poignants des détails et n’en altère, pas la lumière. C’est de la plus complète beauté. L’émeute qui ouvre le fier roman de La Prison d’Edimbourg, ce chef-d’œuvre, est moins saisissante et moins terrible ; et ce n’est pas la seule attestation que l’auteur du Marquis des Saffras nous donne de sa haute aptitude à pétrir les cœurs populaires et à traduire avec une énergie digne d’elles les fortes passions qu’ils contiennent.

Dans ce roman, — qu’on pourrait appeler une immense tragi-comédie à tiroirs, et à tiroirs pleins de choses, — il y a un amour jeté là, en passant, cet amour exigé dans toutes les pièces françaises par l’imagination du public, mais cet amour n’est qu’une visée secondaire dans la préoccupation de l’auteur, sous la main duquel le vaste cœur compliqué des foules palpite mieux que les cœurs grêles de moineau de ses amoureux ! Certainement, c’est là ce qu’il y a de moins réussi dans Le Marquis des Saffras, c’est cet amour sans relief de Marcel et de Sabine, qui s’y perd et qui ne s’y perd pas assez.

M. de La Madelène est un de ces esprits qui n’ont pas besoin de l’amour, cette tyrannie des imaginations françaises, pour se montrer moraliste profond et peintre dramatique passionné. Il pourrait faire des livres comme en fit Godwin, cet homme viril. Seulement William Godwin a le sombre anglais, le regard noir, l’âpreté, la brusquerie, l’amertume. M. de La Madelène, lui, est un artiste d’une sérénité presque inaltérable. Il a le regard transparent, et peint la tête dans la lumière, y mettant la passion elle-même, dans cette lumière, quand il la peint furieuse et sauvage. Si les Anges peignaient la passion humaine, on peut croire qu’ils peindraient ainsi. Deux mots déjà dits, et que nous répéterons, résument cette manière, — grande lumière dans la grande douceur, — la douceur des forts à qui rien ne résiste, et qui n’ont à faire nul effort pour tout emporter !


  1. Le Marquis des Saffras.
  2. Les Poëtes, première série.