Les Œuvres et les Hommes/Les Romanciers/Stendhal

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Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (4e partie : Les Romanciersp. 43-59).


STENDHAL[1]


I[modifier]

La librairie Lévy a publié dernièrement la correspondance de Stendhal (Beyle). Beyle ou Stendhal (car les éditeurs lui ont conservé, à ce maniaque de pseudonymes, le nom de guerre sous lequel il a écrit ses plus beaux ouvrages) fut un écrivain très-peu connu de son vivant, qui a publié, de 1820 à 1841, les livres les plus spirituels. Pour beaucoup de raisons, dont nous dirons quelques-unes, la Correspondance de Stendhal, quand elle parut, dut exciter un vif intérêt de curiosité, s’il y a encore un sentiment de ce nom au service des choses de la pensée, dans ce monde matérialisé. Ce devait être un livre à part, comme son auteur, — qui ne fut point un écrivain dans le sens notoire et officiel du mot, — qui n’en eut ni les mœurs, ni les habitudes, ni l’influence, ni l’attitude devant le public. Rareté charmante, du reste, dans un homme qui pourtant s’est mêlé d’écrire, — dont le talent n’a pas fait la vie, mais dont la vie, au contraire, a fait le talent.

Or, c’était cette vie justement qu’a révélée, du moins en fragments, la Correspondance. C’était cette vie que la critique a pu consulter pour expliquer un talent bizarre souvent, mais incontestable, trop grand pour n’être pas compté dans la littérature contemporaine. Certes, nous, autant que personne, nous connaissons et nous flétrissons les côtés mauvais et gâtés de Stendhal. Nous savons d’où il était sorti et où il est allé, ce dernier venu du XVIIIe siècle, qui en avait la négation, l’impiété, l’analyse meurtrière et orgueilleuse, qui portait enfin dans tout son être le venin concentré, froidi et presque solidifié de cette époque empoisonnée et empoisonneuse à la fois, mais qui, du moins, n’en eut jamais ni la déclamation ni la chimère ! Stendhal est l’expression la plus raffinée et la plus sobre de ce matérialisme radical et complet dont Diderot fut le philosophe et le poëte. Il a pris un morceau de la lave de ce volcan du XVIIIe siècle, qui a couvert le monde de ses scories, et il a mis malheureusement dans cette lave impure la mordante empreinte d’un talent profond. Quoi qu’il ait été par les opinions et par les principes, intellectuellement Stendhal fut un homme, et c’est assez pour que la Critique s’en occupe dans un intérêt littéraire, et même dans un intérêt de moralité.

D’ailleurs, il faut bien en convenir, on n’est pas libre de le passer sous silence. On ne voile les portraits des doges que quand on les a décapités ! Non-seulement Stendhal a un de ces mérites positifs qui forcent la main à la Critique, mais il a, de plus, une fascination singulière qui oblige à le regarder. Le caractère de cet esprit faux ou sincère (et, pour nous, il manquait de sincérité) est d’attirer comme une énigme. « C’est le palais dans le labyrinthe », dont parlait cette fille de génie… Il était pétri de contrastes, et sa volonté acharnée les repétrissait en lui. Matérialiste sans emphase, souterrain et fermé, il eut toute sa vie cette simplicité effrayante d’une erreur profonde, qui, selon l’Église et son terrible langage, est le signe de l’impénitence finale de l’esprit. Mais ce matérialiste avait vu la guerre, la grande école du sacrifice et du mépris de la matière. Il l’avait vue et il l’avait faite, et cette saine odeur de la poudre qu’il avait respirée avait préservé la vigueur de son esprit, sinon de son âme, des dernières pourritures de la corruption. C’était un homme d’action, fils d’une époque qui avait été l’action même, et qui portait la réverbération de Napoléon sur sa pensée ; il avait touché à cette baguette magique d’acier qui s’appelle une épée, et qu’on ne touche jamais impunément, et il avait gardé dans la pensée je ne sais quoi de militaire et, qu’on me passe le mot, de cravaté de noir, qui tranche bien sur le génie fastueux des littératures de décadence.

Il eut beau s’éloigner, en effet, des premières fonctions de sa vie, de ses premières préoccupations ; il eut beau devenir, à moitié d’existence, un observateur, les bras croisés, de la nature humaine, un pacifique dilettante de beaux-arts, un causeur de Décaméron, un capricieux de littérature qui avait fini par prendre goût aux lettres, dont il avait d’abord médit, son genre de talent, qui brusquait l’expression pour aller au fait, se ressentit toujours de la mâle éducation de sa jeunesse. Quoique homme d’action, il avait, en tout temps, beaucoup regardé dans son âme, — dans cette âme à laquelle il ne croyait pas ! Les Italiennes, qu’il a tant aimées, les Lombardes, dont il était fou, ne regardent pas plus dans leur cœur, avec leurs longs regards indolents et amoureusement tranquilles, que lui ne regarda dans le sien. Fait pour le monde, comme tous les ambitieux, qui finissent par se venger, en le jugeant, de ne pouvoir le gouverner, Stendhal, misanthrope vrai au fond, mais qui cachait sa misanthropie comme on cache une blessure à chaque instant près de saigner, Stendhal fut… j’oserai le dire, un Tartuffe en beaucoup de choses, quoiqu’il pût être franc comme la force, car il l’avait !

Oui, un Tartuffe, entendons-nous bien, un Tartuffe intellectuel ! Il le fut de naturel, d’originalité, de clarté, de logique, poussant sa tartufferie jusqu’à la sécheresse ; un Tartuffe qui commença par jouer sa comédie aux autres, et qui devint, comme tous les Tartuffes, son propre bonhomme Orgon à lui-même, punition ordinaire et bien méritée de tous ces menteurs ! Esprit de demi-jour et même quelquefois de ténèbres, cet Excentrique prémédité passa dans la littérature, ou plutôt à côté de la littérature de son temps, « embossé » dans une cape hypocrite, ne montrant qu’un œil, à la façon des Péruviennes sous leur mantille, un seul œil noir, pénétrant, affilé, d’un rayon visuel qui, pour aller à fond, valait bien tous les stylets de l’Italie, mais qui avait, croyez-le bien, la prétention d’être vu et même d’être trouvé beau. Ainsi que tous les tartuffes qui possèdent l’esprit de leur vice, et la majorité des hommes doublés d’une idée qu’ils ne disent pas, mais qui chatoie dans leur silence, comme le jais brille malgré sa noirceur, Stendhal inspire un intérêt dont on ne saurait se défendre. Ne sommes-nous pas tous des besogneux de vérité, en plus ou en moins ?… Il a l’attrait du mystère et du mensonge, l’attrait d’un grand esprit masqué, ce qui est bien plus qu’une belle femme masquée ! La fortune de la Correspondance, c’est qu’on s’imagina voir son visage. On s’imagina que, dans cette vie journalière, facile, dénouée, dont cette Correspondance est l’histoire, il avait mis son masque sur la table et dit bravement à ses amis, pendant que le monde avait le dos tourné : « Tenez, Maintenant, regardez-moi ! »

Mais c’est là une imagination trompée. La Curiosité a eu le nez cassé, comme dit la pittoresque expression populaire. Ce qu’on a trouvé dans la Correspondance de Stendhal n’a pas été ce qu’on y cherchait. On y a trouvé certainement quelque chose de très-intéressant encore, de très-piquant, de très-instructif, mais non pas le dessous de masque auquel on s’attendait un peu, et auquel on avait eu grand tort de s’attendre ; car, au bout d’un certain temps, le masque qu’on porte adhère au visage et ne peut plus se lever. Le système s’incorpore à la pensée ; le parti pris vous a pris à son tour et ne vous lâche plus, et la spontanéité est perdue ! La tyrannie des habitudes de l’esprit crée une sincérité de seconde main pour remplacer la sincérité vierge qu’elle tue… Shakespeare, qui a pensé à tout, nous a donné l’idée de cette tyrannie dans Hamlet, quand, avec une intention profonde, que des critiques superficiels taxeraient peut-être de mauvais goût, il mêle aux cris les plus vrais, les plus naturellement déchirants de son Oreste du Nord, des souvenirs mythologiques et pédantesques qui rappellent l’université de Wittemberg, où le prince danois a été élevé. Stendhal, malgré l’énergie d’un esprit dont la principale qualité est la vigueur, a subi, comme les plus faibles, cette tyrannie des habitudes de la pensée. Quelle que soit la page de sa correspondance qu’on interroge, il y est et il y reste imperturbablement le Stendhal du Rouge et Noir, de La Chartreuse de Parme, de l’Amour, de la Peinture en Italie, etc., etc., c’est-à-dire le genre de penseur, d’observateur et d’écrivain que nous connaissons. Ici ses horizons varient ; ils tournent autour de lui comme la vie de chaque jour que cette Correspondance réfléchit ou domine ; mais l’homme qui les regarde, qui les peint ou les juge, n’est pas changé.

C’est toujours cet étrange esprit qui ressemble au serpent, qui en a le repli, le détour, la tortuosité, le coup de langue, le venin, la prudence, la passion dans la froideur, et dont, malgré soi, toute imagination sera l’Ève. C’est toujours (non plus ici dans le roman, mais bien dans la réalité) ce Julien Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et méchant » que les femmes, qui se connaissent en ressemblance, disaient être un portrait fait devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu sombrement idéalisé ! C’est encore aussi ce Fabrice (de la Chartreuse), ce Julien Sorel d’une autre époque, quand la vie, qui veloute les choses en les usant, eut adouci l’âpre physionomie du premier. C’est, enfin, toujours le produit du XVIIIe siècle, l’athée à tout, excepté à la force humaine, qui voulait être à lui-même son Machiavel et son Borgia ; qui n’écrivit pas, mais qui caressa pendant des années l’idée d’un Traité de logique (son traité du Prince, à lui), lequel devait faire, pour toutes les conduites de la vie, ce que le livre de Machiavel a fait pour toutes les conduites des souverains ; voilà ce que nous retrouvons sans adjonction, sans accroissement, sans modification d’aucune sorte en ces deux volumes de Correspondance, où Stendhal se montre complètement, mais ne s’augmente pas ! Nous y avons vainement cherché une vue, une opinion, une perspective, en dehors de la donnée correcte, et maintenant acceptée, de cet esprit, moulé en bronze de sa propre main. Dans cette Correspondance, qui n’est pas un livre, qui n’est pas une convention, qui a chance, par conséquent, d’être plus vraie qu’un livre, d’être moins concluante, moins combinée, moins volontaire, Stendhal ne fait pas une seule fois ce que les plus grands génies, — des génies bien supérieurs à lui, — ont fait si souvent dans le tête-à-tête d’une correspondance libre et amie. Il ne se condamne ni ne s’absout ; il ne s’applaudit ni ne se siffle, il ne se reprend en sous-œuvre ni ne monte plus haut que soi pour se juger, et c’est la vérité qu’il s’est appliqué intellectuellement cette maxime affreuse qui fut la sienne : « Ne jamais, jamais se repentir. »

Donc, pas de surprise ! pas de révélation nouvelle ! pas de naturel véritable dans les lettres de cet homme, dont l’esprit n’ondoie point, ne se contredit point, et qui aimait tant le naturel, — nous a-t-il dit et répété dans tous ses livres et sur tous les tons, — mais qui l’aimait probablement comme les roués aiment les femmes candides ! Pas de dédoublement de l’homme et de l’auteur, rien, en un mot, de ce qu’on trouve parfois dans ces délicieux recueils qu’on appelle des Correspondances ; et cependant, malgré tout cela, malgré la déception, malgré cet esprit connu, et d’autant plus connu qu’il se distingue par une de ces physionomies qu’on n’oublie plus quand une fois on les a regardées, la Correspondance de Stendhal a le charme inouï de ses autres œuvres, — ce charme qui ne s’épuise jamais et sur la sensation duquel il est impossible de se blaser !


II[modifier]

Pour notre compte, nous avons quelquefois cherché à nous rendre raison de l’intérêt poignant qu’on éprouve en lisant Stendhal, même quand on fait le meilleur procès à son talent perverti et pervers. Nous avons voulu nous expliquer cette puissance d’un esprit si particulier, souillé par une détestable philosophie au plus profond de sa source, qui n’a ni la naïveté dans le sentiment, ni l’élévation souveraine (car, pour être élevé, il faut croire à Dieu et au ciel), ni aucune de ces qualités qui rendent les grands esprits irrésistibles. Tout en aimant d’un goût involontaire le plaisir intellectuel qu’il nous donne, nous n’en avons pas été abruti au point de ne pas voir tous les défauts et toutes les misères d’un écrivain qui en eut, pour sa part, autant que personne, si ce n’est peut-être davantage. Quand un homme, en effet, arrivé à peu près à la moitié du XIXe siècle, jure par Cabanis en philosophie, en législation par Destutt de Tracy, et par Bentham en économie sociale ; quand cet homme, de l’esprit le plus mystificateur, semble se mystifier lui-même, en admirant politiquement M. de La Fayette, et ne se moque nullement de nous en nous disant que l’Amérique serait assurément un grand pays, si elle avait un Opéra, certes, on peut affirmer que les pauvretés d’opinion et les superficialités d’aperçu ne manquent pas à cet homme, de l’esprit le plus retors depuis Voltaire, et qui a vu Napoléon ! Lorsque, d’un autre côté, cet observateur, digne d’être impersonnel, déclassé par les hasards de la naissance et de la vie, mais naturellement aristocrate, comme on doit l’être quand, intellectuellement, on est né duc, revêt par vanité, — ce sentiment qu’il raille sans cesse, — les plates passions du bourgeois révolutionnaire, c’est-à-dire de l’espèce d’animal qu’il devait détester le plus, et s’ingénie à nous rapetisser lord Byron, parce que lord Byron était un aristocrate, il nous offre, il faut en convenir, à ses dépens, un triste spectacle. Et ce n’est pas tout ! Diminué par la vanité dans son intelligence, il est souvent aussi diminué par elle comme écrivain. Elle lui a donné des manières, des affectations, des grimaces d’originalité, désagréables aux âmes qui ont la chasteté du Vrai… Sans doute, il est fort difficile de bien déterminer ce que c’est que le naturel dans l’originalité. Un critique très-fin (M. de Feletz) n’a-t-il pas prétendu, avec de très-piquantes raisons à l’appui de sa prétention, que celui-là, que toute la terre appelle le bonhomme, avait littérairement la scélératesse des plus ténébreuses combinaisons ; et qu’importe, du reste, pour le résultat ! qu’importe si, dans ce tour de souplesse du naturel dans l’originalité, l’effort est voilé par un art suprême ! Malheureusement, telle n’est pas toujours l’originalité de Stendhal. Il la cherche, il la poursuit comme la fortune ; mais, si on ne craignait pas l’emploi des mots bas pour caractériser des procédés littéraires, on dirait qu’il a des ficelles, des trucs pour y parvenir. Il nous parle quelque part, dans un de ses livres, des conscrits qui, à l’armée, se jettent dans le feu par peur du feu : il ressemble un peu à ces conscrits-là. Seulement, ce n’est pas par peur de l’affectation qu’il se jette dans l’affectation : c’est par peur de la vulgarité.

On le voit, nous ne transigeons pas sur les nombreux défauts de fond et de forme qu’une étude sévère nous a fait apercevoir dans les œuvres d’un homme qui, littérairement, pour se faire remarquer, aurait mangé des araignées, comme l’athée Lalande, et religieusement, qui niait Dieu comme lui. Mais nous disons que ces défauts, qui choquent et qui dégoûtent, ne détruisent point l’empire exercé par Stendhal sur les esprits un peu fortement organisés, signe certain qu’il y a ici une puissance, une réalité de puissance, — dont la Critique est tenue de trouver le secret.

Eh bien ! selon nous, c’est la force ! D’autres ont la grâce, d’autres ont l’ampleur, d’autres encore ont l’abondance : Stendhal, lui, a la force, c’est-à-dire, après tout, la chose la plus rare qu’il y ait dans ce temps de cerveaux et de cœurs ramollis. Il a la force dans l’invention (voyez les héros de ses romans, et même ses héroïnes, qui sont toutes des femmes à caractère !), et il a la force dans le style, qui, de fort sous sa plume, devient immanquablement de mauvais goût, s’il ajoute quelque chose au jeu naturel de ses muscles et à sa robuste maigreur. Quand Stendhal est nettement supérieur, il ne l’est que par la seule vigueur de son expression ou de sa pensée… Si on creusait cette analyse, ou verrait, en interrogeant une par une ses facultés, qu’il a la sagacité, qui est la force du regard, comme il a la clarté brève de l’expression, qui est la force du langage. En Italie, où il a vécu, où il s’est énervé en lisant Métastase et écoutant de la musique, il a pu contracter bien des morbidesses, mais il n’a pu venir à bout de sa vigueur première. Elle a résisté. Voilà le secret de son empire sur les âmes plus énergiques que délicates, et de la révolte de ces dernières. Figurez-vous Fénelon, ou même Joubert, lisant Stendhal ! Voilà aussi le secret de sa longue impopularité — ou, pour mieux dire, de sa longue obscurité comme écrivain. Il n’a jamais frappé qu’un petit nombre d’hommes, mais il les a frappés, de sorte qu’ils sont restés timbrés à l’effigie de ses sensations ou de ses idées, tandis que la masse lui a toujours échappé. Il écrivait un jour cette phrase calme et amère : « La bonne compagnie de l’époque actuelle a une âme de soixante-dix ans. Elle hait l’énergie sous toutes les formes », et certainement, en écrivant cela, il pensait à lui et à ses écrits.

Cette société, en effet, qui recherchait hier encore les luxuriances et les débauches des esprits outrés et malades, doit trouver le genre de talent de Stendhal trop simple, trop décharné, trop dur pour elle, car, même quand il se crispe et s’affecte, ce n’est jamais de cette affectation moderne qui juche à vide sur de grands mots. Depuis que cette Correspondance est publiée, beaucoup d’esprits ont travaillé à la gloire de Stendhal. Dans une notice pénétrante et concise, M. P. Mérimée a gravé l’épitaphe de l’auteur de Rouge et Noir avec le couteau de Carmen. Mais, lorsque la creuse vague humaine aura cessé de jeter le peu de bruit et d’écume qu’elle jette toujours sur l’écueil d’une tombe, quand un homme vient tout récemment d’y descendre, la gloire de Stendhal ne sera guère saluée dans l’avenir que par les esprits plus ou moins analogues au sien par la force. L’énergie seule aime l’énergie. Lorsque Stendhal mourut, il allait peut-être nous donner quelque grand roman sur l’Italie du XVIe siècle, dont il s’était violemment épris. Ainsi que l’atteste la Correspondance, l’imagination de cette amoureux de la Passion et de la Force remontait vers la Féodalité expirante, pour y chercher des types, des émotions et des effets, et se détournait avec mépris de cette société, à âme de soixante-dix ans, dont il avait écrit encore cette autre phrase : « A Paris, quand l’amour se jette par la fenêtre, c’est toujours d’un cinquième étage », pour en marquer la décrépitude ; car la vieillesse, comme l’Immoralité, comme l’Athéisme, comme les Révolutions, descend dans les peuples au lieu d’y monter, et c’est ordinairement par la cime que les sociétés commencent de mourir. Du reste, cette force dans le talent qui distingue Stendhal, il l’avait dans l’âme, et la Correspondance qu’on publie montre combien son caractère rayonnait dans le même sens que son esprit. Elle confirme par les confidences de l’intimité ce que les écrits de l’auteur nous avaient appris, c’est que toute sa vie Stendhal fit une guerre, publique ou privée, à la puissance que les faibles adorent, à l’Opinion. L’Opinion en toutes choses, Stendhal, qui n’avait pas cent mille livres de rentes pour se mettre sans danger au-dessus d’elle, l’a courageusement méprisée ou combattue, souvent à tort, parfois avec raison, mais toujours sans en avoir peur. Il la méprisa dans les arts, dans la politique, dans les lettres, dans la morale chrétienne, que cet athée ne comprit pas, aveuglé qu’il était par son athéisme, le crime irrémissible de son esprit. Ses lettres prouvent, par ce qu’elles contiennent, que l’audacieux et impassible historien des Cinci, que le défenseur presque monstrueux d’Antinoüs, dont l’audace ressemblait à une provocation perpétuelle, ne gasconnait pas dans ses thèses inouïes, et qu’il en pensait les propositions. Assurément, il eût mieux valu ne pas les penser et ne pas les soutenir, mais il ne s’agit pas ici du fond des choses et du mutisme radical de l’esprit de Stendhal, en fait de morale, il s’agit seulement de signaler la fermeté d’un caractère dont la force augmentait encore celle d’un esprit, qui, naturellement, savait oser. Dans la biographie intellectuelle servant d’introduction à la Correspondance, un trait rapporté par M. Mérimée nous fait mieux comprendre que tout ce que nous pourrions ajouter, le caractère de Stendhal et la solidité du métal qu’il avait sous la peau. C’était dans l’épouvantable campagne de Moscou, lorsque les hommes les plus vaillants et les mieux trempés étaient non plus abattus, mais comme dissous par la misère, le froid et la faim, et que l’armée était en proie à cette démoralisation contagieuse, qui est le désespoir des grandes masses, et qui les suicide. Stendhal, un jour, aux environs de la Bérésina, se présenta devant son chef, M. Daru, l’intendant général, rasé et habillé avec la recherche qu’il aurait eue à Paris. « Vous êtes un homme de cœur, lui dit M. Daru, frappé d’un détail qui aurait frappé aussi Napoléon, car il révélait l’homme tout entier qu’était Stendhal ; et, en effet, à part la petite terreur d’être dupe, rapportée des salons, et que lui a reprochée si spirituellement M. Sainte-Beuve, il garda toujours inaltérables, dans toutes les positions et dans tous les dangers, sa bonne humeur et son sang-froid. L’année qui précéda celle de sa mort fut marquée par des symptômes de destruction prochaine, qu’il analysa dans ses lettres à ses amis, et dont il parla comme aurait fait Broussais, — un autre homme de grand talent et de grand caractère, qui trouva dans l’immonde et fausse philosophie du XVIIIe siècle la borne et l’obstacle de son génie scientifique, comme Stendhal, ce grand artiste d’observation et ce grand observateur dans les arts, y trouva la borne et l’obstacle du sien.

Car on se demande, en lisant ces lettres, dont quelques-unes valent en critique ce que leur auteur a jamais écrit de plus profond et de plus piquant dans ses livres, on se demande ce qu’il eût été, ce Stendhal-Beyle, s’il avait été spiritualiste et chrétien, c’est-à-dire ce qu’aucune intelligence moderne, ce qu’aucun esprit de ce côté du temps ne peut se dispenser d’être, sans, à l’instant même, se rompre en plus ou en moins, se dessécher, se rabougrir. Si un homme de la hauteur de Gœthe, en se faisant païen, comme il le devint sur ses derniers jours, a, pour tous ceux qui ne mesurent pas la grandeur du génie à son ombre, diminué la portée comme la chaleur de ses rayons, on peut s’interroger sur ce que doit produire un système d’idées, comme le matérialisme de Stendhal, sur des facultés moins nombreuses, moins enflammées et moins opulentes ! Au moins, Gœthe avait été chrétien ; il avait été l’auteur du Faust et du D’Egmont, et, quand le christianisme a passé par un génie, c’est comme l’amour quand il a a passé par un cœur : il en reste toujours quelque chose. De plus, le paganisme de Gœthe s’appuyait encore à quelque chose de spirituel, à ce panthéisme qui peut tenter les poëtes, et qui est comme la spiritualisation de la matière ! Mais le matérialisme raccourci et brute de d’Holbach, d’Helvétius, de Cabanis, que peut-il pour le génie d’un homme ? Stendhal, nous l’avons constaté, avait le don de la force, et d’une force que rien n’a pu énerver ; mais cette force a manqué souvent de douceur, de liant, de tendresse, de largeur, de plénitude. Ce n’était pas une négation qui pouvait l’élargir, lui ouvrir les entrailles, lui verser la vie ! Plus que personne, Stendhal avait besoin qu’une grande et généreuse doctrine ajoutât à ses facultés et les étoffât.

Il n’était pas de la nature de Diderot, quoiqu’il en eût la philosophie. Diderot, qui croit qu’on peut faire de l’âme comme on fait de la chair, est amoureux de l’abstraction. Il étreint cette nuée en furie. C’est l’Ixion de l’abstraction avec un tempérament de satyre. Stendhal, lui, s’ajuste à son matérialisme, et s’y assimile si bien, qu’à peine s’il en parle. Il n’y a pas plus de trois lettres de la Correspondance où il convienne nettement de son incrédulité, et où il nie Dieu avec une insolence tranquille. Diderot parle de la matière en se cabrant d’effroi devant elle. Il a peur de mourir comme Pascal. Il a des mots qui sont des affres. « La caducité, dit-il en blêmissant de se voir vieux, a un pied sur un tombeau et l’autre pied sur un gouffre. » « Stendhal, dit son biographe, M. Mérimée, ne craignait pas la mort, mais il n’aimait pas à en parler, la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que triste. » En se laissant saisir par la glace du matérialisme, un homme comme Diderot pouvait donc ne pas s’éteindre tout entier, tant il était bouillonnant ! Mais un homme comme Stendhal, matérialiste, n’avait plus guère dans le talent que les qualités de la matière, ferme, pénétrant, aiguisé et brillant comme elle, et son esprit finissait par n’être plus qu’un admirable outil d’acier.

C’est cette plume qui ne s’est jamais amollie, même quand elle a voulu être tendre, que la Correspondance de Stendhal montrera mieux encore que les livres qu’il nous a laissés. Dans cette Correspondance, qui commence en 1829 pour finir en 1842, nous trouvons, au milieu de toutes les questions intellectuelles qui y sont agitées, plusieurs lettres où Stendhal parle d’amour pour son propre compte, et non plus pour le compte de ses héros de roman. En les lisant, on est surtout frappé de la sécheresse d’expression d’une âme pourtant passionnée, et on sent presque douloureusement dans ces pages le tort immense que fait même à la sensibilité d’un homme le malheur d’avoir, sur les grands problèmes de la vie morale, pensé faux !


  1. Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme, Armance, etc.