Les 73 Journées de la Commune/009

La bibliothèque libre.

IX.

Des feux de peloton ! Sur qui ? sur les Prussiens ? Non, sur des Français, sur des gens qui passent, sur des gens qui crient : « Vive la République et vive l’ordre ! » des hommes blessés ou morts qui tombent, des femmes qui fuient, les boutiques qui se ferment avec un bruit de fusillade, Paris entier qui s’effare, voilà ce que je viens de voir et d’entendre ! C’en est donc fait de nous cette fois ? Nous verrons dans nos rues les barricades sanglantes, nous rencontrerons les sinistres brancards d’où pendent des mains noircies de poudre, et chaque femme pleurera, le soir, quand le mari tardera à rentrer, et les mères auront peur. La France, hélas ! la France, cette mère douloureuse aussi, succombera, tuée par ses propres enfants.

Je sortais du passage Choiseul. J’allais, en compagnie d’un ami, vers les Tuileries, occupées depuis hier par un bataillon dévoué au Comité central. Arrivés au coin de la rue Saint-Roch et de la rue Neuve-des-Petits-Champs, nous vîmes, au bout de cette dernière, dans la direction de la rue de la Paix, une foule assez compacte.

— Que se passe-t-il donc ? demandai-je à mon ami.

— Je crois, me dit-il, que c’est une manifestation sans armes qui se rend à la place Vendôme. Tout-à-l’heure, elle est passée sur le boulevard, en criant : « Vive l’ordre ! »

En parlant ainsi, nous nous étions rapprochés de la rue de la Paix. Tout-à-coup un bruit horrible éclata. C’était la fusillade ! Une fumée blanche s’éleva le long des murs, et, de toutes parts, on crie, on s’épouvante, on fuit, et, à cent pas devant nous, je vois tomber une femme. Est-elle blessée ou morte ? Qu’est-ce que ce massacre ? Que s’est-il passé, à Paris, en plein jour, sous ce grand soleil soyeux ? Nous avons à peine le temps de gagner une rue transversale, et nous suivons la foule qui s’échappe, et les magasins se ferment, et la sinistre nouvelle se répand de toutes parts dans Paris consterné.

Elle se répand avec une rapidité extraordinaire, mais très-diversement ; ici on atténue, plus loin on exagère. « Il y a deux cents victimes, » dit l’un. « Il n’y avait pas de balles dans les fusils, » dit l’autre. Sur la cause du conflit les opinions varient singulièrement. Peut-être ne saura-t-on jamais d’une manière certaine ce qui s’est passé sur la place Vendôme et dans la rue de la Paix. J’étais à la fois trop près et trop loin du théâtre de l’événement ; trop près, car j’ai failli être tué ; trop loin, car je n’ai rien vu que la fumée de la poudre et la fuite des passants.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la manifestation d’hier, qui avait réussi à grouper un très-grand nombre de citoyens autour de son drapeau, a voulu renouveler aujourd’hui sa tentative de pacification par le nombre désarmé. Trois ou quatre mille personnes s’engagèrent vers deux heures de l’après-midi dans la rue de la Paix, en criant : « L’ordre ! l’ordre ! vive l’ordre ! » Le Comité central avait sans doute donné des consignes sévères, car les premières sentinelles de la place, loin de présenter les armes à la manifestation comme elles l’avaient fait hier, refusèrent formellement de lui laisser continuer sa route. Alors, que se passa-t-il ? Deux foules étaient en présence, l’une sans armes, l’autre armée, surexcitées toutes les deux, l’une voulant aller en avant, l’autre décidée à barrer le chemin. Un coup de pistolet fut tiré. Ce fut un signal. Les chassepots s’abaissèrent. La foule armée lit feu et la foule sans armes se dispersa dans une fuite désespérée, laissant sur son chemin des morts et des blessés.

Mais, ce coup de pistolet, qui l’a tiré ? « Un des citoyens de la manifestation, et, en outre, on a arraché leurs fusils aux sentinelles, *> affirment les partisans du Comité central, et ils produisent, entre autres témoignages, celui d’un général étranger qui, d’une fenêtre de la rue la Paix, aurait assisté à l’événement. Leur assertion est peu soutenable pourtant. Quel esprit sérieux admettra qu’une foule évidemment pacifique ait commis un pareil acte d’agression ? Quel homme eût été assez stupide pour exposer une telle quantité de personnes sans armes et pour s’exposer lui-même, par un défi aussi criminellement inutile, à d’inévitables représailles ? Le récit d’après lequel le coup de pistolet aurait été tiré sur la place Vendôme, au pied de la colonne, par un officier de la garde fédérée, donnant ainsi le signal de faire feu aux citoyens placés sous ses ordres, ce récit, si improbable que paraisse un tel excès de froide barbarie, est de beaucoup le plus vraisemblable.

Et maintenant des femmes pleurent leurs maris, leurs fils, morts, blessés. Combien de victimes ? On ne sait pas encore le nombre exact. Un lieutenant de la garde nationale, M. Barle, a reçu une balle dans le ventre. M. Gaston Jollivet, qui a eu autrefois le tort grave à nos yeux de publier une ode comique où il s’efforçait de railler mon illustre et bien-aimé maître Victor Hugo, mais qui n’avait pas tort d’être au nombre de ceux qui réclamaient l’ordre et souhaitaient la concorde, a eu, dit-on, le bras gauche fracassé. M. Otto Hottinger, un des régents de la Banque de France, est tombé, frappé de deux balles, au moment où il relevait un blessé.

Un de mes amis m’affirme que, une demi-heure après la fusillade, il a essuyé le feu de deux gardes nationaux au guet, au moment où il sortait d’une porte cochère.

Au coin de la rue de la Paix et de la rue Neuve-des-Petits-Champs, gisaient encore, à quatre heures, un vieillard en blouse tombé en croix sur le cadavre d’une cantinière, et un soldat de la ligne dont la main morte, crispée, serrait la hampe d’un drapeau tricolore.

Ce soldat, serait-ce celui dont m’a parlé mon ami M. A. J. dans son récit de la première manifestation, et qui était, disait-on, un employé de la maison Siraudin ?

Bien d’autres victimes encore ! M. de Pène, directeur du Paris-Journal, dangereusement blessé par une balle qui lui a traversé la cuisse ; M. Portet, lieutenant aux éclaireurs Franchetti, très-gravement atteint au cou et au pied droit ; M. Bernard, un négociant, qui est mort, M. Giroud, un agent de change, qui est mort aussi. À chaque instant, des noms nouveaux s’ajoutent à la funèbre liste.

Où nous conduira cette révolution, qui a commencé par le meurtre de deux généraux et continue par l’assassinat des passants ?