Les Affaires de Chine - La mission de M. Burlingame et le massacre de Tien-Tsin

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Les Affaires de Chine - La mission de M. Burlingame et le massacre de Tien-Tsin


LES
AFFAIRES DE CHINE

LA MISSION DE M. BURLINGAME ET LE MASSACRE DE TIEN-TSIN.


I.

A la suite de l’expédition anglo-française de 1859, l’attitude du gouvernement chinois parut pendant plusieurs années favorable aux intérêts européens. La leçon avait été rude ; on ne peut dire cependant qu’elle eût été humiliante, car le point d’honneur en Chine a un objectif qui n’est pas le nôtre. Des bandes immenses d’hommes armées mises en déroute par quelques compagnies de soldats occidentaux, le pillage du palais d’été de l’empereur, la capture de Canton et de Pékin, c’était assez pour inspirer une terreur durable. Le baron Gros et lord Elgin n’avaient pas au surplus abusé de la victoire. Aux stipulations insérées dans le traité de Tien-tsin l’année précédente, les plénipotentiaires de France et d’Angleterre n’avaient ajouté qu’une indemnité de guerre bien inférieure aux dépenses réelles de la campagne ; peut-être cette modération fut-elle affaire de sentiment plutôt que de calcul. La clémence après la victoire, aussi bien que la fermeté d’âme dans l’adversité, sont des qualités propres aux nations très civilisées ; les hommes de race inférieure en profitent sans se croire obligés de s’y conformer à l’occasion. La paix conclue, Chinois et Européens avaient repris leurs relations habituelles, avec mains d’arrogance d’une part et plus de sécurité de l’autre. Les missionnaires catholiques continuaient leur œuvre de charité ; les balles de soie s’empilaient plus nombreuses que jamais sur les quais de Shang-haï; les négocians de Hong-kong débitaient leur opium en plus grande quantité que par le passé.

Au sud, au nord et à l’ouest, des troubles intérieurs d’une étendue formidable mettaient alors en question l’existence même du Céleste-Empire. Ebranlée jusque dans ses fondations par l’invasion étrangère, la vieille société chinoise était à la recherche d’un nouvel état d’équilibre. La dynastie mandchoue qui règne à Pékin est aussi faible maintenant que l’était la dynastie indigène qu’elle a supplantée il y a deux siècles. En principe, la Chine est un type de monarchie absolue avec un pouvoir centralisé à l’extrême. L’empereur nomme et révoque tous les magistrats et tous les officiers; ses ordres pénètrent partout. En fait, cet empire; est partagé en dix-huit gouvernemens, dont les autorités locales n’ont qu’une déférence apparente pour le chef de l’état. Comment, on serait-il autrement? Le territoire est immense; les communications sont lentes: l’administration des mandarins, qui est très corrompue, se dérobe autant que possible au contrôle supérieur. Pékin est d’ailleurs mal situé en tant que capitale. Cette ville, rapprochée de la frontière, accessible par un fleuve qui gèle quatre mois chaque hiver, était une base d’opération convenable pour des envahisseurs dont le pouvoir n’était pas encore solide : ils y restaient à faible distance des steppes d’où ils sortaient, et où ils seraient retournés, si la population native avait été rebelle à leur joug; mais, pour un gouvernement bien établi, Pékin est trop éloigné des provinces centrales de l’empire. La vraie capitale devrait être Nankin ou Hang-tchou, et c’est effectivement aux alentours de ces cités que les insurrections ont eu le plus de force et de consistance.

Le trône impérial fut menacé sur divers points en même temps. Dans les provinces frontières de Yun-nan et de Szé-tchuen, les musulmans s’étaient soulevés contre le despotisme chinois. On a peu de détails sur l’origine et la marche de cette insurrection, qui semble en définitive avoir complètement réussi. Il n’est guère douteux que les mahométans qui habitent entre le Thibet, le Turkestan et les provinces centrales de la Chine ont reconquis leur indépendance politique et religieuse; mais le succès de ces insurgés, s’il est durable, comme il y a lieu de le croire, n’aura pas d’influence sérieuse sur la zone orientale où se bornent jusqu’à présent les opérations du commerce européen. Au contraire, la secte politique des taïpings, qui ne se proposait pas moins que de supplanter la dynastie; mandchoue, en possession du trône impérial depuis deux cents ans, exerçait ses ravages dans les campagnes riches en soie, dont Shang-haï est l’entrepôt. Maîtresse pendant quelque temps de Nankin, elle menaçait d’anéantir les concessions obtenues de l’empereur par les puissances occidentales. La mort de ses principaux chefs et la dispersion de ses armées, que le gouvernement impérial vainquit avec l’aide des troupes européennes, rendirent la tranquillité au littoral de la Mer-Jaune. Cependant la défaite des insurgés en 1861 et 1862 n’anéantit pas entièrement cette secte redoutable. A la suite de ces longs désordres, on vit encore, comme il arrive chez toutes les nations qui ont éprouvé des troubles profonds, des bandes de pillards et de brigands qui inquiétèrent longtemps le pays. Les plus formidables de ces révoltés appartenaient aux sociétés secrètes du nénufar blanc; ils prenaient le nom de nien-fei, et paraissaient soumis à une discipline assez sévère. Ravageant les provinces, rançonnant les villages, incessamment recrutés parmi des hommes sans aveu et sans ressources, ils tinrent avec succès la campagne contre les troupes régulières. En 1868, ces bandes envahirent la province de Tché-li, où est située la ville de Pékin. Quoique les rebelles fussent à peine au nombre de 20,000, cinq ou six armées ne pouvaient en venir à bout. Un moment, le généralissime impérial crut les avoir acculés entre ses lignes et la mer; mais les nien-fei s’esquivèrent en bateaux. A l’approche de Tien-tsin, la terreur qu’ils inspiraient fut telle que la colonie étrangère prit le parti de s’armer, et d’appeler à son secours les équipages des canonnières européennes en station dans ces parages.

Au milieu de ces désordres, le gouvernement de Pékin n’avait nulle envie, on le conçoit, de persécuter les Européens, dont l’appui lui était souvent utile; aussi manifestait-il envers les missionnaires, aussi bien qu’envers les négocians étrangers, une tolérance que comportent aisément au reste les maximes relâchées de la religion bouddhique. On vit l’évêque de Pékin, Mgr Mouly, faire sortir dans les rues de la ville la procession de la Fête-Dieu, ce qui était probablement un fait unique dans les annales de la Chine. Les représentans des puissances occidentales se plaisaient à considérer cet acte comme une preuve que les Asiatiques s’étaient promis d’exécuter avec conscience les stipulations du traité de Tien-tsin, quoique ce ne fût, suivant toute probabilité, qu’une indifférence commandée par les circonstances. Toutefois les domaines de l’empereur sont si vastes, l’autorité centrale est tellement affaiblie, que des conflits surgissaient à chaque instant entre les indigènes et les étrangers. C’est assez l’usage d’affirmer que les côtes de la Chine sont ravagées par des pirates. Qu’il y en ait, ce n’est pas douteux; mais les navigateurs européens prenaient souvent pour des pirates les habitans riverains, qui, par haine de l’étranger ou par jalousie commerciale, leur faisaient mauvais accueil. Entre l’équipage d’un navire de commerce et les habitans d’un village du littoral, une querelle surgissait sans que personne sût au juste à qui revenaient les premiers torts. Les consuls et les commandans des bâtimens de guerre étaient enclins à toujours donner raison à leurs nationaux, quoique ceux-ci fussent en plus d’un cas des aventuriers dénués de scrupule. Dans les premiers temps, les affaires de ce genre se terminaient d’une façon sommaire. A la requête du consul, et souvent même sans avoir pris le temps de lui en référer, le commandant militaire débarquait ses hommes, et mettait le feu au village dont les négocians européens avaient lieu de se plaindre. Maintes fois missionnaires et négocians s’éloignaient des ports désignés comme lieux d’échange dans le traité de 1859 : ils pénétraient dans les villes de l’intérieur, y louaient des locaux ou y achetaient des marchandises; puis la foule s’ameutait contre eux et les forçait à prendre la fuite. Le consul invoquait alors en leur faveur l’intervention toute-puissante des canonnières. En général, les mandarins accueillaient toutes les réclamations avec la politesse courtoise et l’inaltérable sérénité de gens passés maîtres en diplomatie; au fond, ils ne demandaient pas mieux que de faire esquiver les coupables, s’il y en avait, et d’apaiser par de belles promesses le courroux des officiers européens. Ceux-ci, désireux de se signaler par une action d’éclat, ne cherchaient de leur côté qu’un prétexte pour montrer leur bravoure; aux argumens dilatoires de l’autorité locale, les étrangers répondaient volontiers par des coups de canon. S’il faut en croire les documens produits devant le parlement britannique, cette justice sommaire eut souvent des conséquences cruelles. Ainsi des enfans, voyant un jour un bateau à vapeur passer devant leur village, s’effraient et prennent la fuite; les parens arrivent, et, croyant à une attaque, ripostent par quelques projectiles inoffensifs : aussitôt le commandant du bateau à vapeur débarque ses matelots, qui incendient le village. Une autre fois, dans l’île de Formose, dont les indigènes sont encore pour la plupart à l’état de barbarie, une rivalité commerciale entre eux et les Européens aboutit à l’effusion du sang. Le consul anglais appelle immédiatement à son secours le commandant d’une canonnière; il s’empare d’une ville du littoral, et en rançonne les habitans. Les abus devinrent tels que le prince Kong, régent de l’empire et oncle du souverain enfant, remit enfin une vive protestation au ministre d’Angleterre, sir Rutherford Alcock, menaçant ce diplomate d’envoyer directement par ambassadeur une plainte au gouvernement britannique, s’il n’était fait droit à sa réclamation. Le gouvernement chinois entendait, disait-il, être traité comme les gouvernemens européens se traitent entre eux. Lorsqu’un étranger est lésé dans sa personne ou dans ses biens, il n’a pas le droit de se faire justice lui-même. Ses compatriotes présens sur les lieux n’ont pas davantage le droit de soutenir sa cause à main armée ; c’est à l’ambassadeur qu’il appartient de réclamer auprès du pouvoir central l’équitable réparation que refusent les autorités locales. N’est-ce pas ainsi que les affaires se traitent entre gens civilisés ? En agissant autrement, on doit craindre à chaque instant les excès de pouvoir de subalternes trop zélés, pour qui tout conflit est une occasion de se distinguer. — Le prince Kong avait d’autant plus raison de demander le retour aux voies diplomatiques, que les puissances alliées, lorsqu’elles avaient voulu obtenir en 1859 le droit d’entretenir des ambassadeurs à Pékin, n’avaient pas eu de meilleur argument que la nécessité de rendre le gouvernement impérial responsable des hostilités que toléraient les gouverneurs de province. Cependant il convient d’ajouter que les résidens étrangers préféraient de beaucoup l’ancien usage de représailles promptes et énergiques. Ils faisaient valoir que les mandarins étaient animés d’un esprit malveillant, que les communications étaient lentes, que le pouvoir central était mou et mal obéi, et qu’enfin, avec les gens de mauvaise foi auxquels on avait affaire, la répression n’est efficace qu’à la condition d’être immédiate.

Au surplus, les résidens étrangers insistaient en même temps auprès de leurs ambassadeurs pour que les traités de 1859 fussent révisés dans un sens favorable à leurs intérêts. Les missionnaires se plaignaient de n’être que tolérés dans les villes de l’intérieur, et souvent même d’en être éloignés par les mauvais traitemens. Les négocians voulaient avoir aussi la faculté de pénétrer dans les provinces, afin d’entrer en relations avec les producteurs sans la coûteuse entremise des courtiers indigènes ; ils s’élevaient avec force contre les taxes locales dont les marchandises étaient frappées aux frontières de chaque province, contre l’interdiction de naviguer sur les canaux et les rivières. Les Anglais, les Français et les Allemands prétendaient établir avec la Chine les relations par terre dont jouissaient les Russes de temps immémorial, et ne pas être confinés au littoral de la mer orientale et du golfe de Pé-tché-li.

Tandis que ces questions se discutaient, le gouvernement de Pékin prit la résolution d’envoyer une ambassade en Amérique et en Europe. Cette innovation semblait être au premier abord une concession aux idées du monde moderne, concession d’autant plus importante que la politique séculaire de la Chine avait été le refus d’entrer en rapports intimes avec les peuples lointains, qu’elle appelle des barbares. Aussi s’en vantait-on chez nous comme d’un succès diplomatique ; mais était-ce sérieux ? L’ambassadeur du Céleste-Empire était un Américain, M. Anson Burlingame, qui avait représenté les États-Unis à la cour de Pékin pendant plusieurs années. Les uns croyaient que ce choix était une marque de déférence envers les étrangers; d’autres, plus subtils, supposaient, non sans raison, que le gouvernement chinois ne voulait pas compromettre dans une ambassade l’un de ses hauts dignitaires, et qu’il se réservait intérieurement le droit de désavouer cet étranger, auquel il pourrait toujours reprocher d’avoir mal compris ses instructions. M. Anson Burlingame était accompagné par deux mandarins dont les titres valent la peine d’être énumérés. Tché-kiang et Song-kia-kou étaient dignitaires du quatrième rang, décorés du bouton rouge, seconds plénipotentiaires et hauts fonctionnaires du département des relations extérieures. Ces qualifications pompeuses ne sont peut-être pas grand’chose en Chine. L’un était Tartare et l’autre Chinois, car c’est un principe du Céleste-Empire de conserver un certain équilibre dans les affaires importantes entre la race conquérante et la race conquise. En outre la mission comprenait un interprète français d’origine et un autre anglais, plus vingt officiers et secrétaires de divers grades, dont quelques jeunes bacheliers au teint jaune et aux yeux retroussés, qui devaient s’exercer en Europe à bien parler les langues française, anglaise et russe, après en avoir appris les rudimens au Tsong-li-yamen, c’est-à-dire au ministère des affaires étrangères de Pékin.

Partie de Pékin le 25 novembre 1867, l’ambassade faillit être arrêtée dès le début par un malencontreux événement. Une bande de trois cents cavaliers rebelles tenait la campagne entre la capitale et Tien-tsin. Grâce à la protection d’une canonnière anglaise qui se trouvait alors dans le Peï-ho, M. Burlingame parvint sans encombre jusqu’à Takou, d’où un steamer américain le conduisit à Shang-haï. Cinq mois après, il arrivait à New-York, qui devait être sa première résidence. L’accueil flatteur qu’on lui fit était de nature à l’encourager. Ignorant en général des habitudes de bonne confraternité qui unissent tous les étrangers de race blanche dans l’extrême Orient, le public de New-York se plaisait à croire qu’Anglais et Américains sont rivaux dans les mers de la Chine aussi bien que dans l’Atlantique, et que le choix d’un concitoyen pour cette mission insolite dénotait de la part de l’empereur autant de confiance pour la république américaine que de dédain pour la Grande-Bretagne. Il est bien certain que le gouvernement impérial n’y avait même pas songé. Toutefois il est également vrai qu’en Amérique plus qu’ailleurs l’ambassadeur de la race mongole avait matière à déployer ses talens. La Californie est si loin de l’Europe, que les émigrans de race blanche n’y arrivent qu’en petit nombre, quelque favorables que leur soient le sol et le climat. Au contraire, les émigrans chinois y pullulent : on en comptait déjà 60,000 à cette époque ; mais les Yankees, jaloux de ces concurrens sobres, patiens et laborieux, leur faisaient l’existence pénible. En vérité, si les Chinois avaient rendu aux Européens établis dans la Terre des fleurs la dixième partie des avanies que leurs compatriotes recevaient des colons australiens ou californiens, il y a longtemps que les puissances européennes seraient intervenues avec leurs flottes et leurs bataillons. M. Burlingame, qui s’attribuait la tâche de mettre la Chine sur un pied d’égalité avec les nations occidentales, devait avant tout faire rendre justice aux émigrans chinois de la Californie. Au reste ceux-ci, qui ne sont pas exigeans, n’en demandaient pas tant sans doute. Vivre en paix, travailler en liberté, rentrer au pays natal avec quelques centaines de dollars d’économie, ou, en cas de mort, y être rapportés dans un cercueil embaumé, telle était leur seule ambition. Après deux ou trois mois de négociations, M. Burlingame signait un traité de commerce par lequel il promettait la libre navigation du Yang-tse-kiang et l’adoption d’un nouveau système de poids et mesures, à la condition que les émigrans des deux pays seraient reçus avec des égards réciproques, et que les petits Chinois seraient admis dans les écoles publiques de la Californie. Par une clause spéciale, les États-Unis s’engageaient à fournir au gouvernement de Pékin les ingénieurs et ouvriers d’art dont celui-ci aurait besoin par la suite. Quiconque connaît la répugnance qu’inspirent aux Chinois les hommes et les choses du monde moderne pouvait prévoir que cette obligation ne serait pas bien lourde. En somme, cette révision du traité de Tien-tsin reçut l’approbation unanime du sénat ; mais il est à noter que les négocians américains de Shang-haï ne s’en montrèrent pas satisfaits. M. Ross Browne, qui avait été le successeur de M. Burlingame dans les fonctions d’ambassadeur des États-Unis à Pékin, se montrait, d’accord avec tous les Européens établis en Chine, l’adversaire incrédule de la maxime nouvelle, que les puissances asiatiques avaient le droit d’être traitées d’égale à égale par les nations occidentales. Il fut rappelé, faute d’avoir su se plier à la politique du jour ; les témoignages de sympathie qu’il reçut de ses compatriotes avant de partir ne permettaient pas de douter qu’il était à plus juste titre que M. Burlingame le protecteur des intérêts européens.

De New-York, l’ambassadeur de Chine vint à Londres, où il fut bien reçu. Lord Clarendon venait d’adresser un blâme aux consuls et aux commandans de canonnières anglaises qui s’étaient avisés d’intervenir à main armée en faveur de leurs nationaux sans même en référer à l’ambassadeur de la Grande-Bretagne. L’Angleterre ménageait la Chine comme un cultivateur ménage une terre dont le rapport s’accroît à vue d’œil. À Hong-kong, à Shang-haï et dans les autres ports ouverts au commerce européen, les affaires se développaient d’année en année, et cependant les Européens ne trafiquaient encore qu’avec les habitans du littoral. Que serait-ce, si les 300 ou 400 millions de Chinois des provinces intérieures prenaient l’habitude d’apporter leur thé et leur soie et d’acheter en échange de l’opium ou des cotonnades ! « Quand les marchés de la Chine nous seront ouverts, qui sait les proportions auxquelles s’élèvera notre activité commerciale? Mais il ne faut pas brusquer les Chinois; il faut leur donner le temps de comprendre les effets bienfaisans de la civilisation européenne. » Ainsi s’exprimait en public, au mois de décembre 1869, M. Otway, sous-secrétaire du foreign office. C’était évidemment aussi l’avis de lord Clarendon, qui ne fut toutefois qu’à moitié dupe de la mission Burlingame. La preuve en est que les négociations sérieuses relatives à la révision du traité de Tien-tsin se discutaient alors sur place par l’entremise de sir Rutherford Alcock.

A Paris, où M. Burlingame arrivait en janvier 1870, après un séjour de trois semaines à La Haye, l’accueil fut le même avec une nuance d’indifférence due au peu de place que les affaires de Chine tiennent dans nos préoccupations. Avec la courtoisie qui est dans les traditions de la diplomatie française, on se félicitait de voir le souverain et le gouvernement de la Chine entrer en rapports actifs avec les nations qui représentent la civilisation moderne. Quant au principe dont M. Burlingame se faisait l’apôtre, on ne demandait pas mieux que de réserver à notre ministre près la cour de Pékin la solution des différends qui surviendraient entre indigènes et Européens. Tout se passa d’ailleurs en conversations : le traité de Tien-tsin restait la loi internationale des deux puissances. Un mois après, à Berlin, le chancelier de l’Allemagne du nord promettait aux ministres plénipotentiaires de l’empire du Milieu, comme les cabinets de Londres et de Paris, que la Chine serait traitée à l’avenir avec déférence et avec équité. C’était naturel; ne sait-on pas que M. de Bismarck a horreur des actes de violence? Au surplus, il se souciait alors autant de la Chine que du royaume de Tombouctou. Enfin M. Burlingame allait achever à Saint-Pétersbourg son tour diplomatique, lorsqu’il mourut dans cette ville après une courte maladie. Tout indique que c’était un homme droit et loyal dont les démarches étaient guidées par une parfaite bonne foi; mais on est tenté de croire que le gouvernement chinois, avec sa malice habituelle, n’avait confié cette mission à un étranger que pour ne pas compromettre la politique séculaire du Céleste-Empire, tout en se donnant l’apparence d’une concession aux idées européennes.

II.

Tandis que M. Burlingame promenait en Europe son ambassade œcuménique, sir Rutherford Alcock travaillait en conscience à la révision du traité de Tien-tsin. Le moment était venu de s’occuper de cette affaire, car le traité, conclu pour dix années, venait à terme en 1860. Disons d’abord que la Grande-Bretagne, en prenant seule l’initiative de cette révision, s’exposait à un danger. Il était superflu de prétendre obtenir de nouveaux avantages sans compensation, car les Chinois sont trop habiles en diplomatie pour se laisser surprendre, et ils ne cèdent de bonne grâce qu’en présence d’une force supérieure. Or l’Angleterre n’avait alors dans le Pacifique du nord que les bâtimens de guerre dont se composent d’habitude les stations navales. D’autre part, les diverses conventions conclues entre la Chine et les puissances européennes assurent à chacune de celles-ci le traitement de la nation la plus favorisée. Un avantage gagné par l’Angleterre leur eût donc profité sans qu’elles fussent obligées d’accepter les charges correspondantes. Néanmoins il y avait tant de réclamations contre les clauses en vigueur, qu’il était nécessaire de tenter au moins de les améliorer dans un sens favorable.

Il importe de dire ce qu’est le commerce européen sur les côtes orientales de l’Asie, et c’est le cas de citer ici les chiffres que donne M. Jacques Siegfried, un de nos compatriotes de Mulhouse, qui a fait le tour du monde en 1868 avec l’intention d’étudier sur place les ressources commerciales des principales contrées du globe. Ces chiffres sont la mesure exacte de l’intérêt que les Anglais portent aux affaires de Chine, puisqu’ils n’ont pas, comme nous, à protéger dans ces parages une nombreuse clientèle de missionnaires et de prosélytes. Le commerce d’importation, qui déjà s’élevait à cette époque à 600 millions de francs par an, se partageait presque également entre Hong-kong et Shang-haï, et comprenait comme principaux articles des opiums pour 300 millions, des cotonnades pour 120 millions, des articles de laine pour 55 millions, des cotons bruts pour 40, des riz pour 30, des houilles et des métaux pour 25 millions. Les marchandises entreposées à Hong-kong et à Shang-haï sont vendues à des marchands indigènes, qui les introduisent le plus souvent par contrebande dans l’intérieur de l’empire, ou bien elles sont réexpédiées aux succursales que les grandes maisons de commerce ont établies dans l’un ou l’autre des quatorze ports secondaires ouverts par le gouvernement impérial aux négocians européens. L’exportation, qui s’élève au chiffre approximatif de 450 millions, s’opère par les mêmes voies, Hong-kong étant l’intermédiaire des ports de la rivière de Canton, et Shang-haï jouant le même rôle par rapport au Yang-tse-kiang et aux provinces du nord. Les deux élémens principaux en sont le thé pour 75 millions de kilogrammes, valant 270 millions de francs, et la soie pour 2 millions 1/2 de kilogrammes, valant 120 millions. Or, soit à l’entrée, soit à la sortie, les sept huitièmes de ces marchandises sont en provenance ou à destination de l’Angleterre et de ses colonies. La culture de l’opium, dont la Chine est le débouché presque unique, fait la prospérité du Bengale, et contribue pour une large part au budget des recettes de l’Inde anglaise. L’îlot de Hong-kong, qui est, comme on sait, une colonie anglaise, est le centre des opérations commerciales de l’extrême Orient, la tête de ligne des paquebots à vapeur et des services postaux, le port de relâche des navires qui font l’intercourse entre l’Asie et l’Europe ou l’Amérique. De plus ce grand marché de la Chine, qui vend et achète chaque année pour plus de 1 milliard de marchandises, se développe avec une rapidité merveilleuse, et se développera de plus en plus à mesure que les populations de l’intérieur viendront prendre part à un trafic dont les habitans du littoral ont presque seuls profité jusqu’à ce jour. Ces raisons ne suffisent-elles pas à expliquer que le cabinet de Londres s’occupe avec une sollicitude particulière des intérêts de ses nationaux dans l’Asie orientale?

Depuis plusieurs années, les marchands de Shang-haï et de Hong-kong se plaignaient que les dispositions protectrices du traité de Tien-tsin fussent éludées par les autorités provinciales. Ainsi chaque balle de soie exportée n’aurait dû payer au trésor impérial qu’un droit de 10 taëls, soit 80 francs ; mais les collecteurs d’impôts frappaient cette marchandise d’une redevance foncière sur le lieu de production, puis ils l’atteignaient encore dans son voyage au port d’embarquement sous forme d’octroi des villes, de douanes provinciales et de taxes de transit, si bien que le droit prévu par le traité se trouvait quadruplé. De même à l’importation, le paiement à la douane impériale des droits d’entrée ne dispensait pas les marchandises introduites d’être taxées derechef par chacune des lignes de douanes intérieures qu’elles traversaient jusqu’au lieu de consommation. En outre, faute d’être autorisée à acheter le thé dans les districts où s’en fait la récolte, les négocians étrangers qui recevaient cette denrée de seconde main se disaient incapables d’empêcher les mélanges frauduleux et nuisibles. La libre circulation des étrangers à l’intérieur de l’empire était sans contredit affaire de mœurs plutôt que de règlement; quant à l’abolition des taxes locales, on pouvait prévoir que cette concession ne s’obtiendrait pas sans peine. Chaque province a son budget spécial, où figurent en recettes les produits des douanes et d’autres taxes, et en dépenses le salaire des mandarins, la solde des troupes. Le trésor impérial ne reçoit que l’excédant des recettes, quand toutefois il y a un excédant. Les vice-rois, gouverneurs et autres fonctionnaires provinciaux ont un intérêt personnel à conserver l’état des choses existant, parce que leurs émolumens se composent presque en entier des remises que l’usage ou la loi leur concède sur les recettes locales. Le gouverneur-général de Nankin reçoit du trésor 150 taëls par an, plus 70 taëls pour sa provision de riz ; mais les bénéfices plus ou moins licites de son emploi lui rapportent année moyenne 18,000 taëls. Les trésoriers, les agens des douanes, les magistrats eux-mêmes s’enrichissent de salaires éventuels. Si le gouvernement impérial s’avisait d’en tarir la source, il susciterait d’unanimes protestations, et, ce qui est pis, on peut compter qu’il ne serait pas obéi. L’abolition des douanes intérieures ne serait pas moins que le bouleversement financier du Céleste-Empire.

Enfin sir Rutherford Alcock obtint du gouvernement chinois les conditions suivantes, que l’on ne peut guère appeler des concessions : les marchandises appartenant à des Européens devaient être exemptes des taxes locales moyennant une surtaxe de 50 pour 100, qu’elles paieraient à la douane frontière. Le tarif était remanié; surélevés en ce qui concerne les soies à l’exportation et l’opium à l’importation, les droits étaient réduits pour les épices et pour l’étain, et annulés pour la houille et le guano. Les étrangers recevaient l’autorisation de naviguer sur les eaux intérieures des fleuves et des lacs, à la condition de n’employer que les bateaux indigènes mus à la voile ou à la rame ; les bateaux à vapeur étaient donc encore exclus ; toutefois les Chinois promettaient d’instituer un service de remorqueurs aux passages difficiles. L’on ouvrait un nouveau port au commerce européen et l’on parlait de tenter l’exploitation des mines de houille avec l’aide d’ingénieurs et d’ouvriers anglais. Quant aux chemins de fer et aux télégraphes électriques que la colonie réclamait depuis longtemps la permission d’établir, le nouveau traité n’en disait mot. Les ministres de l’empereur avaient déclaré qu’ils ne s’opposaient pas à ce qu’un câble sous-marin fût immergé dans les eaux de la Chine, mais qu’ils ne permettraient jamais que l’extrémité de ce câble fût amenée à terre.

Le gouvernement de Pékin était en vérité bien mal inspiré par des défiances traditionnelles contre le génie européen : une administration centralisée à l’excès n’a pas de serviteurs plus utiles que la vapeur et l’électricité. Avec les chemins de fer et les télégraphes, le souverain qui règne à Pékin tiendrait en respect les vice-rois qui ont des velléités d’indépendance, il transporterait à bref délai sur les points menacés de son empire les troupes dont le concours lui est le moins suspect. C’eût été plutôt de la part des gouverneurs de province que l’on eût dû pressentir de l’opposition. Ces engins de la civilisation moderne ne sont pas d’ailleurs de nature à motiver la présence indéfinie des Européens dans les provinces de l’intérieur. Si leur concours est indispensable pour la construction, il est probable que les indigènes suffiraient à les entretenir, et à les exploiter une fois créés et mis en marche. On peut se fier pour cela au merveilleux talent d’imitation de la race chinoise. Le Japon, qui est en train de se régénérer sous l’intelligente domination du mikado et des daïmios, accueille avec une extrême faveur les chemins de fer et les télégraphes. Les voies ferrées seraient encore plus utiles en Chine que dans les îles de l’archipel japonais : nulle contrée n’est plus favorable à ce mode rapide de communication ; nulle part on ne trouve de plus belles plaines, de plus vastes vallées. De Canton à Hankow, à travers les plantations de thé et les districts les plus peuplés de l’Asie, de Hang-tchou à Pékin, parallèlement au fameux canal qui était jadis, quand on l’entretenait avec soin, la grande artère commerciale de la Chine, les lignes ferrées seraient encombrées de voyageurs et de marchandises.

Valait-il la peine de remanier le traité de Tien-tsin aux conditions que les Chinois y voulaient mettre? Les négocians anglais qui trafiquent dans l’extrême Orient ne le pensèrent point. Dès que les clauses de cette nouvelle convention furent connues, tous protestèrent qu’elles étaient plus nuisibles qu’utiles. L’expérience leur avait appris qu’une suppression des taxes locales par les autorités centrales de Pékin ne servirait de rien, parce que les autorités provinciales n’en tiendraient aucun compte. Le plus clair dans les conditions acceptées par sir Rutherford Alcock était une aggravation de tarifs en ce qui concernait les matières de plus large consommation : l’opium, la soie, les étoffes de laine et de coton. Le refus d’autoriser la navigation à vapeur sur les eaux intérieures, les chemins de fer et les télégraphes, était une véritable déception, car l’usage de moyens perfectionnés de transport et de correspondance est surtout utile dans une contrée comme la Chine, où l’espace est grand et la population nombreuse. Les chambres de commerce de la Grande-Bretagne se récrièrent de même à l’envi contre ce nouveau traité. Les intéressés étaient unanimes à repousser le prétendu cadeau que leur voulait faire le gouvernement anglais. Lord Clarendon et sir Rutherford Alcock sont peut-être de fort habiles diplomates, se disait-on; mais ils n’entendent rien aux affaires commerciales. Ceci se passait peu de temps après que M. Burlingame avait réclamé pour sa patrie d’adoption l’égalité de traitement avec les puissances occidentales, et que lord Clarendon, admettant ce principe, avait défendu aux consuls et aux officiers de marine de faire aucun acte d’hostilité contre les Chinois avant d’avoir obtenu l’approbation du ministre anglais à Pékin. — Nous allons traiter la Chine comme une nation civilisée, disait lord Clarendon ; n’est-il pas équitable de la relever tout d’abord des obligations onéreuses que nous lui imposions, il y a dix ans, par la force des armes? Ménageons son amour-propre, ayons souci de sa dignité ; elle nous en sera reconnaissante. Jusqu’à ce jour, elle n’a traité avec les barbares d’Occident que vaincue et humiliée. Prouvons-lui qu’il y a plus d’avantage à s’entendre avec nous par la voie diplomatique. — A quoi les négocians répliquaient qu’ils n’avaient effectivement aucun souci de l’amour-propre et de la dignité des Chinois, qu’ils ne savaient pas au juste si ces hommes jaunes avaient dans le cœur quelque sentiment de ce genre, et qu’en somme lord Clarendon n’était pas ministre d’Angleterre pour prendre la défense des Chinois contre les Anglais. Au demeurant, ils avaient lieu de croire que l’autorité de l’empereur n’était que nominale dans les provinces, et enfin ils accueillaient avec une répugnance excessive cette expérience de politique asiatique dont ils craignaient d’être victimes, corps et biens. Le cabinet de Londres aurait eu d’autant plus tort de négliger ces réclamations, que la colonie européenne entière les appuyait sans distinction de nationalité. Les Français et les Allemands, aussi bien que les sujets de la Grande-Bretagne, soutenaient avec une conviction inébranlable que la vieille politique d’intimidation réussissait seule vis-à-vis du Céleste-Empire, et les Américains eux-mêmes, si fiers qu’ils fussent du rôle attribué à leur concitoyen Burlingame, ne se laissaient pas convaincre que la Chine fût digne d’être admise dans le concert des nations civilisées.

Nombre de faits récens prouvaient que la vieille hostilité de la dynastie mandchoue contre les étrangers n’était pas éteinte. De la part du peuple, il n’y avait qu’indifférence; de la part des mandarins et des lettrés, la haine se cachait à peine. Des missionnaires anglais s’étaient établis à Yang-tchou, près du confluent du Grand-Canal et du fleuve Yang-tsé; en 1868, leur maison fut brûlée, et ils n’échappèrent à la mort que par une fuite rapide. Le consul anglais de Shang-haï s’étant aussitôt rendu sur les lieux avec une canonnière, Tseng-kou-fan, vice-roi des deux Kiangs, personnage important que nous retrouverons plus tard, promit d’abord d’accorder les indemnités pécuniaires et les réparations qu’on lui demandait; mais, la canonnière s’étant éloignée par suite d’un accident imprévu, le consul n’obtint plus du vice-roi que des réponses évasives. Un autre jour, un Européen était massacré dans un village écarté, à l’instigation, suivant toute apparence, des lettrés du voisinage et avec la connivence des autorités chinoises. Les indigènes qui prêtaient leur maison aux missionnaires étaient battus et emprisonnés ; les Chinois convertis à la religion chrétienne se voyaient soumis aux plus indignes traitemens sans cause ni raison. La population native refusait même la moindre marque de déférence aux personnes que l’on est convenu, entre gens civilisés, de traiter avec le plus grand respect. Lorsque M. Ross Browne, ministre plénipotentiaire des États-Unis et successeur de M. Burlingame, arrivait à Tien-tsin en septembre 1868, on lui fournit des bateaux pour remonter le Peï-ho jusqu’à Tong-tchou, le port de Pékin, à 15 ou 20 kilomètres de cette capitale. Une fois débarqué, il se vit abandonné sur le rivage avec sa famille, sa suite et ses bagages, au milieu de la foule. Quand il eut obtenu des voitures, après une demi-journée d’attente, il fit son entrée à Pékin sans qu’aucun officier daignât l’escorter. À la même époque, M. Burlingame et ses secrétaires étaient reçus dans les capitales de l’Europe avec les honneurs que les Occidentaux accordent aux ambassadeurs.

Un incident de ce genre vint plus tard refroidir singulièrement le zèle que les ministres de la Grande-Bretagne affichaient pour le gouvernement de la Chine. Le duc d’Édimbourg, l’un des fils de la reine Victoria, qui faisait le tour du monde sur la frégate la Galatée, avait été reçu partout avec les démonstrations les plus flatteuses. À Pékin, les autorités chinoises feignirent d’ignorer sa présence. Peut-être avait-on compté en Angleterre que le fils du ciel, en présence duquel les ambassadeurs européens n’avaient jamais été admis, recevrait du moins avec égard un membre de la famille royale. Le prince Alfred ne fut pas plus heureux que lord Elgin et le baron Gros. L’empereur, qui est visible pour les ambassadeurs du Thibet et de la Corée, ne consent jamais à recevoir les envoyés européens, et ne fait pas d’exception pour les rejetons des familles souveraines. Le fils de la reine d’Angleterre fut donc éconduit comme un simple mortel, et l’accueil enthousiaste que lui firent les résidens de Canton, de Shang-haï et de Macao parut un assez faible dédommagement de cette tentative humiliante. Le gouvernement britannique se plut alors à répéter ce qui se disait déjà depuis longtemps entre personnes se prétendant bien renseignées sur le régime intérieur de la Chine, qu’il fallait attendre la majorité de l’empereur, vers 1873, pour tenter une démarche décisive, et jusque-là sauvegarder la situation par une sage politique de non-intervention. La conséquence naturelle était l’abandon du nouveau traité. Quand lord Granville eut pris la place de lord Clarendon au foreign office, l’un de ses premiers actes fut de déclarer, à la grande satisfaction des négocians intéressés, que la convention conclue par sir Rutherford Alcock ne serait pas ratifiée. Ce diplomate a-t-il renoncé lui-même à des idées de conciliation qui ont obtenu si peu de succès? Il est en congé en Europe depuis dix-huit mois, et il n’est pas encore question qu’il retourne à son poste. L’Angleterre, de même que la France, n’est plus représentée à Pékin que par un simple chargé d’affaires, M. Wade.


III.

Sur ces entrefaites survinrent de graves événemens. Vers la fin de juillet 1870, on apprit en Europe, par un bref télégramme venu des frontières de la Sibérie, que la colonie française de Tien-tsin avait été massacrée tout entière. Les récits détaillés qui parvinrent plus tard révélaient des circonstances atroces. Tien-tsin est une ville d’un million d’habitans, dont l’importance est due à deux belles voies navigables, le Peï-ho et le Grand-Canal. La population native y avait été excitée de longue main contre les missionnaires catholiques, que les préjugés populaires accusaient de voler des enfans, de les égorger et d’employer leurs yeux et d’autres parties de leur corps à des préparations pharmaceutiques. Il est probable que les lettrés ne croyaient pas eux-mêmes à de telles calomnies; mais ils les persuadaient au vulgaire. Or, si doux et inoffensifs que soient les Chinois, ils sont crédules et pleins de préjugés; on sait aussi par expérience qu’une fois lancés ils ne sentent plus le frein. Enfin ce peuple n’a nul respect pour l’enfance; l’infanticide sur les nouveau-nés, le vol des enfans plus âgés, sont des crimes quotidiens. L’une des œuvres les plus louables des missions catholiques consiste à recueillir les enfans abandonnés pour les élever, leur enseigner la doctrine chrétienne et en faire de bons citoyens. Devenus adultes, ces jeunes néophytes se marient, se groupent autour de la mission, lui font une clientèle affectionnée. Les voyageurs qui ont visité la Chine racontent tous que les missionnaires, loin d’être enclins à se procurer des pupilles par des voies illicites, n’ont ni assez d’argent, ni assez de place pour accueillir tous ceux qui leur sont apportés; mais les coquins qui font la chasse aux petits garçons pour les revendre à des bateleurs, et aux petites filles pour un commerce plus infâme encore, s’avisèrent plus d’une fois, quand ils étaient pris sur le fait, de se dire les émissaires des chrétiens; souvent même ils exhibaient les insignes de la foi catholique, avec l’espoir sans doute de se faire réclamer par les consuls européens. Le fait s’était produit à Tien-tsin. Les autorités chinoises, dont la conduite en cette affaire fut au moins suspecte, voulurent fouiller les bâtimens de la mission, ce que les missionnaires refusèrent avec une juste indignation. Le peuple commença dès lors à proférer des menaces contre les chrétiens; des affiches, sorte de gazette populaire que l’on placardait sur les murs de la ville, engageaient les citoyens à se faire justice eux-mêmes en brûlant les habitations des étrangers. Une proclamation ambiguë des magistrats de la cité ne fit qu’enflammer les esprits ; une catastrophe était imminente dès les premiers jours de juin. Le 18 et le 20 de ce mois, le consul anglais signala ces fâcheux pronostics à l’attention de Tchoung-hou, gouverneur de Tien-tsin et surintendant du commerce pour les trois ports du nord.

Le consulat français et la mission catholique sont situés au milieu de la ville, tandis que les autres établissemens européens se trouvent en dehors. Dans la matinée du 21 juin, la foule s’assemble en grand nombre et dans une attitude menaçante autour de la demeure de nos compatriotes. Notre consul, M. Fontanier, inquiet de la situation, se rend vers midi avec son adjoint, M. Simon, chez Tchoung-hou, dont le yamen est peu éloigné. M. Fontanier, en proie aux plus vives alarmes, le conjure d’intervenir, tout au moins de calmer la populace en se montrant au dehors. Ce personnage refuse obstinément d’agir, et, pour mieux montrer que sa résolution est bien prise, il quitte la chambre où avait lieu l’entrevue. MM. Fontanier et Simon sortent alors du yamen ; à peine ont-ils mis le pied dans la rue qu’ils sont saisis par les perturbateurs et mis en pièces.

En même temps que cette scène de meurtre se passait devant l’hôtel du gouverneur, peut-être même auparavant, la foule faisait irruption dans les bâtimens de la mission. Elle s’attaqua d’abord à l’établissement des sœurs de charité qui, au nombre de neuf, étaient arrivées de Shang-haï depuis peu, et dont la colonie européenne tout entière connaissait le dévoûment et les vertus. Elles furent l’une après l’autre, et en présence de celles qui survivaient, soumises aux traitemens les plus abominables. On leur arrachait les yeux et on les empalait après des outrages que l’on n’ose raconter; puis leurs corps furent brûlés avec la maison qu’elles habitaient. La maison des lazaristes et celle des jésuites furent de même incendiées après que les prêtres eurent été mis à mort; un des cadavres que l’on retrouva par la suite dans les décombres était méconnaissable, tant il avait été mutilé. Les bourreaux n’épargnèrent pas les chrétiens indigènes, sauf les enfans, que l’on fit évader; encore y en eut-il une quarantaine suffoqués dans une cave où ils s’étaient réfugiés. La populace avait saccagé aussi le consulat français ; des amis du consul, M. et Mme Thomassin, qui arrivaient de Shang-haï, y périrent. Un autre Français qui tenait boutique dans le voisinage fut massacré; sa femme, qui avait pu s’évader sur le moment, fut égorgée pendant la nuit. Enfin trois Russes, que l’on aperçut près du lieu du carnage, partagèrent le même sort ; mais trois de leurs compatriotes, ayant pu faire connaître la nationalité à laquelle ils appartenaient, s’échappèrent sains et saufs. Il y avait encore dans le quartier chinois des Anglais, des Allemands et des Suisses que personne n’inquiéta; les autres édifices de la colonie européenne, situés à l’écart, comme nous l’avons dit, ne furent pas menacés un seul instant. Les consuls en résidence à Tien-tsin ne tardèrent pas à connaître tous les détails de cet affreux événement. Outre que les Chinois racontaient volontiers ce qui s’était passé, on eut les récits de trois Français qu’un heureux hasard avait préservés. L’opinion générale attribuait une large responsabilité dans cette affaire aux autorités locales. Il y avait assurément dans la ville quantité de gens sans aveu, pirates, brigands ou soldats déserteurs; mais le gros des émeutiers se composait des sapeurs-pompiers indigènes, qui se réunirent au son du tam-tam, comme en cas d’incendie, et qui se dispersèrent de même quand le crime fut accompli.

Quels étaient les chefs et les instigateurs de ce complot? L’opinion publique en désignait trois, qui étaient des personnages les plus considérables de l’empire. D’abord Tseng-kou-fan, que l’on regarde en Chine comme le chef du parti hostile aux étrangers. Au temps de l’expédition anglo-française, il avait ouvertement conseillé à son souverain de lutter jusqu’à la dernière extrémité plutôt que d’accorder la moindre concession aux vainqueurs. Vice-roi de Nankin, il n’avait pas su ou plutôt il n’avait pas voulu réprimer des attaques contre les Européens ; quand il était venu visiter Shang-haï en 1868, c’était un bruit courant parmi les Chinois que le jour de l’expulsion des barbares était proche. Vaincu en rase campagne, battu sur le terrain diplomatique, il avait conçu le projet, pensait-on, de susciter contre ses éternels ennemis une série de coups de main populaires dans tous les ports ouverts aux étrangers, et en effet il était depuis peu de temps vice-roi de la province de Tché-li quand survint le massacre de Tien-tsin. L’un de ses principaux complices était Chen-kou-jui, qui commandait à Tien-tsin en 1859, que l’on accusait déjà d’avoir soulevé le peuple du Szé-tchuen et de Nankin contre les missionnaires, et qui était revenu à Tien-tsin depuis quelques mois. Enfin Tchoung-hou, gouverneur de la ville, avait eu sans contredit connaissance de la situation des esprits quelques jours avant l’événement, et, loin de calmer l’irritation du peuple, il avait refusé d’intervenir, on l’a vu, quand M. Fontanier réclamait son assistance au moment le plus critique.

L’émotion fut grande, on le conçoit, dans toutes les colonies européennes des mers de Chine, dès que la nouvelle de cet horrible massacre s’y fut répandue. Était-ce avec intention que les émeutiers ne s’étaient attaqués qu’aux missionnaires catholiques et aux Français ? Les émigrans de tous les pays, les négocians aussi bien que les prêtres, n’étaient-ils pas menacés du même sort ? Que l’on juge de l’inquiétude que devaient ressentir les habitans de Shang-haï sans autre protection qu’un bataillon de 500 volontaires. La valeur des marchandises entreposées dans le quartier européen et des bâtimens construits par les résidens est estimée à 500 ou 600 millions de francs ; c’était en vérité une belle proie pour les brigands qui venaient de saccager les missions de Tien-tsin. La France et l’Angleterre entretiennent de nombreux navires de guerre dans ces parages ; mais la station principale est sur les côtes salubres du Japon. Il ne reste sur le littoral de la Chine que quelques canonnières, qui sont une protection insuffisante. Ainsi il n’y a d’ordinaire devant Shang-haï qu’un seul de ces petits bâtimens. Cependant trois semaines après l’événement les amiraux anglais et français étaient à l’ancre dans le Peï-ho avec leurs forces disponibles. M. de Rochechouart, chargé d’affaires de France, s’y était rendu de Pékin ; mais, à supposer que ce diplomate eût osé prendre sur lui la grave responsabilité d’une déclaration de guerre, l’insuffisance des armemens à sa disposition lui commandait une attitude expectante. Le Peï-ho est gelé depuis le mois de novembre jusqu’en mars. Les troupes de débarquement que les amiraux auraient pu mettre à terre étaient assurément trop faibles pour s’y maintenir en l’absence des canonnières. Une attaque de vive force, dirigée contre Tien-tsin ou contre les forts du Takou, en admettant qu’elle eût réussi, aurait eu pour conséquence inévitable l’évacuation des provinces du nord par tous les Européens avant l’hiver. Or les ambassadeurs n’en pouvaient douter, une fois sortis de Pékin de cette façon, ils n’y rentreraient plus qu’avec une armée victorieuse, comme en 1859.

Il paraît au surplus que le gouvernement chinois était lui-même partagé d’avis sur la suite qu’il convenait de donner à cette affaire. Les plus ardens voulaient déclarer franchement la guerre aux étrangers et les expulser de tous les ports ; ils soutenaient que l’armée chinoise, disciplinée par des instructeurs européens, pourvue de fusils européens, était maintenant en état de tenir tête aux barbares. Tseng-kou-fan était l’âme de ce parti. De plus modérés se seraient contentés d’une attaque générale contre les établissemens catholiques, c’est-à-dire contre les protégés du drapeau français ; leur plan était d’expulser chaque nation l’une après l’autre, à commencer par la France, afin d’éviter la coalition des puissances européennes, contre laquelle la Chine aurait peine à lutter avec avantage. Il paraît que le prince Kong n’appuyait ni l’un ni l’autre de ces deux partis ; plus juste appréciateur des ressources de sa patrie, il voulait s’en tenir à la lettre des traités et vivre en bonne intelligence avec les étrangers. Son avis prévalut : il fut convenu que satisfaction serait donnée au représentant de la France, toutefois avec les réticences et les lenteurs qui font tout le succès de la diplomatie chinoise. Ce fut à la suite de cette résolution que Tseng-kou-fan reçut l’ordre de faire une enquête sur les événemens du 21 juin, et que Tchoung-hou fut nommé ambassadeur près la cour des Tuileries. Deux des principaux auteurs du massacre se trouvaient donc chargés de punir les coupables. Quant au troisième, Chen-kou-jui, l’homme d’action, il était bien connu dans la population indigène que l’empereur l’avait reçu depuis lors en audience particulière.

Avec des gens tels que sont les Chinois, la justice n’est effective qu’à la condition d’être prompte; il faut que le châtiment suive de près la faute. Tseng ne manifesta nul empressement à s’acquitter de la mission dont on l’avait chargé. Son arrivée à Tien-tsin fut ajournée sous prétexte de maladie; puis, quand il y vint, l’un de ses premiers actes fut de révoquer les magistrats municipaux dont la connivence était par trop évidente. Il fit en outre arrêter quelques-uns des plus infimes acteurs du complot; mais par compensation il retenait en prison plusieurs chrétiens indigènes, qui ne furent rendus à la liberté qu’après avoir été torturés, sous prétexte de leur faire avouer leur participation aux crimes des missionnaires catholiques. Cela fait, Tseng-kou-fan attendit patiemment que les réclamations du chargé d’affaires de France eussent le temps de s’affirmer. On ne peut douter que M. de Rochechouart fût dans une extrême perplexité, puisqu’il lui fallait trois mois au moins pour recevoir des instructions écrites de son gouvernement. Par bonheur, l’opinion publique des Européens le soutenait, et lui conseillait une conduite vigoureuse. Une feuille périodique estimée dans ces parages lointains, le North China Herald, dressait ainsi qu’il suit le bilan des réparations à exiger de l’autorité impériale : dégrader les principaux mandarins et les mettre à mort, dégrader les autres mandarins de la localité et les exclure de toute fonction publique, inscrire sur le lieu du crime une tablette commémorative, faire payer par la ville une forte indemnité et le prix de la reconstruction des bâtimens incendiés, priver la ville de Tien-tsin pendant vingt ans du droit d’envoyer des candidats aux examens provinciaux, enfin occuper les forts du Takou, ou les raser entièrement. Les deux paragraphes les plus importans de ce programme étaient la mise à mort des mandarins compromis dans l’affaire et l’interdiction aux candidats locaux de se présenter aux examens, car cela atteignait la classe des lettrés, qui était notoirement la plus hostile aux étrangers. Vers le commencement de septembre enfin, c’est-à-dire deux mois et demi après l’événement, la Gazette de Pékin rendit public le rapport de Tseng et de son complice Tchoung-hou. Toute l’affaire résultait, à les en croire, des calomnies auxquelles les jésuites, les lazaristes et les sœurs de charité s’étaient exposés : les deux mandarins avaient la bonté de reconnaître que ces calomnies n’avaient aucun fondement; mais ils excusaient la populace de Tien-tsin de s’y être laissé prendre, et ils voulaient bien convenir que les autorités locales n’avaient pas pris des précautions suffisantes, en raison de quoi les mandarins avaient été justement révoqués de leurs fonctions. C’était se débarrasser à bon compte d’une lourde responsabilité. À cette époque déjà, l’on savait en Chine quels cruels revers la France venait d’éprouver en Europe. Le gouvernement de l’empereur n’ignorait pas que nous ne pouvions songer à lui faire la guerre, et il se flattait que les autres puissances occidentales ne vengeraient pas nos offenses. En effet, M. de Rochechouart, après s’être montré très ferme dès le début, s’était vu dans l’obligation de paraître moins exigeant par crainte d’engager la flotte française dans une lutte impossible. Un peu plus tard, les mandarins parlèrent d’une indemnité pécuniaire. Chez eux, la vie humaine est pour ainsi dire tarifée. Il n’y a pas de grande ville où pour cinq cents francs par tête on ne trouve des malheureux disposés à subir la peine capitale en assurant la fortune de leur famille. Les Chinois offrirent donc une grosse somme en dédommagement des pertes que les missions avaient éprouvées. L’évêque catholique de Pékin répondit, comme on pense, que les missionnaires donnaient leur vie, mais qu’ils ne la vendaient pas ; il refusa même de recevoir la valeur des bâtimens incendiés avant que le gouvernement français se fût déclaré satisfait des réparations accordées. Cependant les principaux acteurs du massacre se retiraient l’un après l’autre de la scène. Le vice-roi de Nankin, Ma, venait d’être assassiné; c’était un protecteur des chrétiens, ou du moins il avait tenu la main avec fermeté à ce que le traité de Tien-tsin fût exécuté de bonne foi dans son gouvernement. Tseng-kou-fan lui succéda; était-ce par disgrâce que ce haut personnage revenait à son ancienne résidence? Il n’est guère probable. Le gouvernement général du Tché-li a l’avantage d’être rapproché de Pékin; mais beaucoup préfèrent celui des deux Kiangs, qui est, par son éloignement, plus indépendant du pouvoir central. Le protégé de Tseng, Chen-kou-jui, s’était remis en route pour préparer sans doute de nouvelles attaques contre les barbares. Quant à Tchoung-hou, il partait pour l’Europe en ambassade extraordinaire: M. Jules Favre l’a reçu en cette qualité le 5 avril dernier. Nous ignorons quel a été le résultat de l’entrevue ; mais nous savons que la colonie de Shang-haï, aussi bien que les résidens des autres ports de la Chine, a dénoncé Tchoung-hou à l’Europe comme un complice de l’assassinat des vingt-deux Européens de Tien-tsin. Il était le premier magistrat de la cité, et il a refusé d’intervenir quand le consul anglais et après lui M. Fontanier le supplièrent d’apaiser la foule ; s’il n’était pas l’un des instigateurs du complot, il n’a fait aucun effort sérieux pour découvrir les auteurs de cet abominable attentat.


IV.

Si déplorable que soit en elle-même la catastrophe du 21 juin 1870, c’est peut-être avant tout par ses conséquences prochaines qu’il convient de l’envisager. En Chine, tous les peuples de l’Occident sont solidaires. Qu’ils soient négocians ou missionnaires, de race anglo-saxonne ou de race latine, aux yeux des indigènes Européens et Américains sont des étrangers, des barbares, parlant la même langue, professant la même religion. Ce qui profite ou nuit à la France ne peut, dans l’extrême Orient, que profiter ou nuire aux autres puissances. Aussi, dès le 24 juin, les ministres plénipotentiaires des États-Unis, d’Espagne, de Belgique et de Prusse et les chargés d’affaires d’Angleterre et de Russie s’unissaient-ils à M. de Rochechouart pour adresser au Tsong-li-yamen une protestation contre le massacre de la colonie française. En réalité, l’union des diplomates de race blanche n’était pas aussi complète qu’on l’eût pu croire, à tel point qu’on se laisse aller à penser que cette démarche ne fut qu’un acte de haute convenance. On remarquait dans leur protestation collective cette phrase curieuse : « les soussignés ne doutent pas que le gouvernement de l’empereur partage l’indignation générale qu’ont inspirée ces atrocités, et qu’il a conscience de la responsabilité qui pèse sur lui, car, dans le cas où de tels actes se reproduiraient, la position du gouvernement impérial serait sérieusement compromise dans le monde entier. » De moins naïfs se seraient imaginé que cette seule affaire suffisait à compromettre le Céleste-Empire. Les Anglais auraient bien voulu se persuader que les Français, seuls victimes des émeutiers de Tien-tsin, étaient aussi les seuls Européens antipathiques à la population chinoise. Qu’on en juge par les propres paroles du ministère britannique. Le 24 mars de cette année, lord Granville est appelé à donner son avis sur cette grave affaire devant la chambre des lords. Il attribue le massacre aux préjugés de la population native, aux imprudences des missionnaires, à la haine des Chinois contre l’étranger et à l’inertie des mandarins. Il exprime le regret que le clergé catholique, sans égards pour les intérêts commerciaux des autres peuples, se compromette vis-à-vis des indigènes par une propagande trop active.

En ce qui concerne la situation relative des prêtres catholiques et des ministres protestans en face de la population chinoise, deux mots d’explication sont nécessaires. Les premiers sont de pauvres gens, dépourvus parfois d’éducation, mais profondément imbus de l’idée du devoir, qui sacrifient famille, patrie et bien-être, font abnégation de leur vie même, vivent avec le bas peuple, s’habillent comme lui, et donnent les plus belles années de leur existence à l’œuvre pénible de la propagande. Détestés par les mandarins, dont ils sapent l’influence, ils sont en général bien accueillis par le vulgaire, auquel ils s’adressent de préférence, et leurs efforts ne restent pas stériles. Les ministres protestans, toujours habillés de noir et cravatés de blanc, n’ont pas les mêmes visées. Agens bien rétribués de riches sociétés bibliques, ils accompagnent les consuls anglais, ils n’ont pas la prétention de les devancer. En revanche, leurs succès sont presque nuls, car ce n’est pas en distribuant des bibles à la douzaine que l’on fait beaucoup de prosélytes.

Soit jalousie, soit crainte réelle, les Anglais disaient depuis longtemps déjà que les actes du clergé catholique, ainsi que l’appui qu’il recevait des consuls français, étaient un grave sujet d’inquiétude pour les autres nations chrétiennes. Ce n’est point que les missionnaires eussent rien à craindre du fanatisme religieux des Chinois, par la bonne raison que ce fanatisme n’existe pas. Les Chinois des classes inférieures n’ont d’autre religion qu’un respect superstitieux pour la mémoire de leurs ancêtres; les lettrés sont bouddhistes, ce qui veut presque dire athées; les bonzes ou prêtres sont ignorans et méprisés, par conséquent ils n’ont aucune influence. La prédication chrétienne ne rencontrerait donc aucun obstacle, si les mandarins ne sentaient que l’enseignement de ces nouvelles doctrines porte atteinte au prestige factice dont ils sont entourés. Ce n’est pas tout : il déplaît aux Anglais comme aux lettrés chinois de voir que la France exerce un patronage bienveillant sur tous les convertis. Au dire des Anglais, qui ne sont en cela que l’écho des mandarins, un chrétien natif qui se prend de querelle avec un voisin non converti invoque la protection des missionnaires; ceux-ci en appellent au consul français, qui intervient en faveur de son prétendu coreligionnaire, si bien qu’un procès entre deux natifs, au lieu d’être simplement porté devant le tribunal indigène, devient une querelle internationale dans laquelle, en vertu de la puissance supérieure des canonnières et des officiers français, le client des missionnaires a toujours raison. Aussi les autorités chinoises prétendent-elles qu’un grand nombre des convertis sont de malhonnêtes gens qui ne voient dans le baptême qu’un moyen économique d’acquérir des protecteurs puissans. Il ne nous surprend pas que les mandarins sèment des bruits de ce genre ; mais nous avons lieu d’être surpris que les Anglais y ajoutent foi. Lorsqu’ils insinuent ensuite que, les intérêts commerciaux de la France étant incomparablement moindres que ceux de la Grande-Bretagne, nos consuls et leurs protégés devraient conserver une attitude plus humble à l’égard des Chinois, on est bien obligé de leur rappeler qu’il y a autre chose dans le monde que des affaires d’argent, que, si notre pays a partagé les périls et les charges de l’expédition de 1859, il doit aussi en partager les profits et en jouir comme il l’entend, et qu’en définitive la liberté de la prédication chrétienne est garantie par le traité de Tien-tsin aussi bien que la liberté du commerce.

De ce qui précède ne résulte-t-il pas que lord Granville avait mauvaise grâce à se plaindre au sein de la chambre des lords de la conduite imprudente des missionnaires catholiques ? Il n’avait pas moins tort d’attribuer le massacre du 21 juin à la nonchalance des mandarins, qui notoirement n’avaient été que trop actifs dans cette sanglante affaire ; le récit des faits que l’on vient de lire le prouve surabondamment. Quant à une prétendue haine à l’égard de l’étranger, c’est une erreur profonde d’attribuer au peuple entier un sentiment que les classes élevées éprouvent seules ; tout indique au contraire que les gens du commun, doux et hospitaliers par nature, ne partagent pas les répugnances intéressées des mandarins ; laborieux, âpres au gain, ils comprennent à merveille que la présence des Européens, tout en les enrichissant, les allège en partie du joug des mandarins.

Allons au fond des choses : la question chinoise, qui se dresse à l’improviste en un moment si peu opportun, n’est qu’une des faces toutes pareilles de la situation extérieure de la Grande-Bretagne. En Chine, comme en Europe et aux États-Unis, la politique égoïste du cabinet Gladstone accule cette grande nation dans une impasse d’où elle ne peut sortir que par une humiliation ou par une catastrophe : encore n’est-elle pas certaine d’avoir toujours le choix. N’est-ce donc que comme appoint de la France que l’Angleterre a compté depuis vingt ans dans les affaires du monde, puisque, la France se retirant, l’Angleterre s’efface ? Les meurtres de Tien-tsin ne sont pas encore vengés, ils ne le seront pas : nous sommes hors d’état d’entreprendre en ce moment une expédition lointaine, et les autres puissances ne manifestent pas l’intention d’agir à notre place avec l’énergie que nous aurions montrée en d’autres temps. L’ambassade de Tchoung-hou ne mérite que d’être tenue à l’écart. Quand même ce personnage se disculperait des graves soupçons qui pèsent sur lui, c’est en Chine, à Tien-tsin, sur le lieu même de l’attentat, en présence de la foule qui a été complice, que la réparation doit être accordée; autrement le peuple n’en saura rien, et les mandarins n’en tiendront aucun compte. Jusqu’au jour de cette réparation, dont le succès est plus que douteux, les autorités chinoises ont lieu d’être satisfaites de leur complot du mois de juin 1870 : elles ont eu le bon sens de ne s’attaquer qu’à une seule nation à la fois; cela leur a réussi. Comme on devait s’y attendre, elles ne s’en tiennent point à ce premier succès, s’il faut ajouter créance aux nouvelles graves que les derniers courriers ont apportées. D’après un document de Shang-haï en date du 12 avril, le gouvernement chinois aurait adressé aux ministres étrangers une dépêche demandant l’abolition des écoles de jeunes filles et l’interdiction de tout enseignement contraire aux doctrines de Confucius. Les missionnaires seraient dorénavant traités comme sujets chinois, à l’exception de ceux qui résident dans les ports ouverts aux Européens. Il serait interdit aux femmes d’assister au service divin, et, en cas de nouveaux massacres, les victimes n’auraient aucun droit à indemnité; les assassins seraient seulement passibles des peines édictées par la loi chinoise. Ceci n’ajoute pas un centime aux tarifs douaniers de l’opium ou de la soie ; mais qui peut dire à quel point ces restrictions, si elles se réalisaient, ébranleraient la situation des Européens en Chine!

A notre avis, la conduite de la France en cette conjoncture doit être franche et nette. Les événemens nous condamnent pendant quelque temps à une politique d’abstention; sachons en prendre résolument notre parti, et commençons par la Chine. Qu’avons-nous de particulier à protéger dans cette région lointaine? Des missionnaires et deux ou trois maisons de commerce. Nous n’avons guère à nous inquiéter de ces dernières, car leurs grands établissemens situés à Shang-haï, à Hong-kong, partageront le sort des établissemens britanniques. Les Suisses et les Allemands font au moins autant d’affaires que nos nationaux sans avoir des consuls dans tous les ports et des flottilles de canonnières sur tous les fleuves ; imitons-les. Quant aux missionnaires, nous ne leur ferons pas l’injure de croire qu’ils ne peuvent marcher qu’à l’ombre du pavillon français. Les jésuites, qui parcoururent la Chine entière au XVIIIe siècle et qui en ont dressé la carte la plus exacte que l’on en possède encore, n’avaient d’autre défense que leur bréviaire. Ils ont voyagé, il y a vingt-cinq ans, du littoral aux montagnes du Thibet sans réclamer l’appui d’un consul ou d’un bateau à vapeur. Depuis la première ambassade du baron Gros, notre politique dans l’extrême Orient a été celle d’une nation chevaleresque qui a en vue les intérêts de l’humanité entière plutôt que son propre profit. L’Europe nous a signifié assez brutalement en 1870 que ce rôle lui déplaît : renonçons-y pour le moment. Laissons l’Angleterre se défendre seule en Chine contre les Chinois, au Canada contre les Américains du Nord, dans la Mer-Noire contre les Russes.

Et cependant la cause dont la France était en Chine le défenseur désintéressé est bien plus importante que ne l’imaginent les esprits superficiels; c’est sur les bords de la mer orientale que s’agite à notre époque la lutte entre les deux principales fractions de l’humanité. Les ethnologues ont divisé la population du globe en races qui diffèrent par les traits physiques, par l’intelligence, par la valeur morale, au point que certains ont nié qu’elles eussent une origine commune. Les unes prospèrent et s’étendent, d’autres dépérissent. Les nègres, paresseux et insoucians, ne vivent à l’aise que dans une étroite région de la terre, la zone tropicale. Les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, qui n’ont d’autre industrie que la chasse, disparaissent au contact des Européens. Seuls, les hommes blancs et les hommes jaunes ont la faculté de vivre sous tous les climats, l’énergie de coloniser des provinces nouvelles. L’Européen a plus d’intelligence et d’industrie, le Chinois a plus de patience et moins de besoins. Dans les terres chaudes de la Malaisie, le Chinois l’emporte; sous les climats tempérés de l’Australie et de la Californie, l’Européen ne fait pencher la balance à son profit que par des lois restrictives. Notre globe doit-il être partagé entre les deux races? Mais où tracer la ligne de démarcation? N’est-il pas plus raisonnable de souhaiter, plus humain d’admettre que la civilisation chrétienne de l’Europe triomphera des partisans de Confucius et de Bouddha? Que ce résultat définitif s’obtienne par la lutte de vive force, ou par une fusion pacifique, il y faut le concours de tous les peuples de race blanche. Nos malheurs, hélas! nous commandent une politique de réserve. Ajournons à d’autres temps nos progrès de ce côté. Les ruines que l’ambition de la Prusse a entassées ne sont pas toutes dans l’Orléanais ou dans la banlieue de Paris : il y en a sur les bords de la Tamise comme sur ceux de la Sprée; il y en a dans la vallée du Peï-ho et sur les rives du fleuve Yang-tsé.


H. BLERZY.