Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/06

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 30-34).


VI

HECTOR D’HAVRECOURT.


Le vicomte qui avait fait demander Georges Raymond et qui l’attendait dans la cour était un grand jeune homme de vingt-huit ans au plus, élégant, bien fait de sa personne, avec une tournure quelque peu militaire et des façons qui ne sentaient en rien le monde interlope, si ce n’était peut-être une assurance excessive.

Ancien sous-officier de cavalerie, par un engagement volontaire qu’il avait trouvé le moyen de rompre, on ne sait comment, au bout de deux ans ; lancé à fond de train dans le demi-monde, côtoyant la bonne compagnie, fréquentant les cercles, les eaux, jouant à la Bourse et essayant de faire des affaires, Hector d’Havrecourt n’était cependant qu’un bohême, mais un bohême planant au-dessus des régions infimes où Georges végétait, comme le milan plane au-dessus du pigeon.

Il n’avait pas la moindre fortune, quant à son titre, il ne valait guère mieux que son patrimoine.

À la fin du règne de Louis XV, son aïeul s’appelait Harveux-Court, par accouplement de son nom et de celui de son beau-père, et il tenait à Senlis l’hôtel du Cheval-Blanc.

Le fils d’Harveux-Court, grand-père de notre héros, soldat de la première République, était appelé dans son régiment Havrecourt, par abréviation ; rentré dans le monde, mêlé à quelques intrigues politiques sous le Directoire, il s’était appelé d’Havrecourt sous le premier Empire, époque à laquelle il fit un assez beau mariage, grâce à sa bonne mine.

Son fils, le père d’Hector, l’aigle de la famille, agent de M. de Vitrolles pendant la période préparatoire de la Restauration, s’était faufilé à la cour et se donnait auprès des petites gens comme étant de la plus haute noblesse. Quand son fils naquit, on l’appela Hector, le nom d’Havrecourt était heureux, celui d’Hector ne l’était pas moins, et le petit-fils de l’aubergiste de Senlis passait actuellement pour remonter aux croisades et pour être allié aux Noailles, qui n’avaient jamais entendu parler de ces parents-là.

Comment Georges Raymond, n’allant pas dans le monde et ne fréquentant, faute de mieux, que les bohêmes du quartier Latin, avait-il pu faire la connaissance d’un personnage aussi huppé ? Cela tenait à un de ces hasards baroques qui n’arrivent qu’à Paris.

Un soir, Raymond, suivant par une audace rare le pied léger d’une actrice qu’il avait vue sortir d’un théâtre, se jeta par mégarde dans les bras d’un monsieur qui attendait la belle au coin de la rue. Le monsieur, qui n’était autre qu’Hector, le repoussa rudement et lui dit ensuite avec le persiflage le plus sanglant, pendant que la dame mordait son mouchoir pour ne pas éclater de rire :

― Monsieur arrive… de quel département ?

― Vous êtes un insolent ! répondit Georges qui trébuchait encore du choc qu’il avait reçu et qui était furieux de se sentir ridicule devant une femme.

Là-dessus, échange de cartes ; on va sur le terrain ; l’arme choisie est le pistolet, et pendant qu’Hector s’apprête à tirer le premier, comme l’offensé, Georges, se présentant de face, croise tranquillement les bras sur la poitrine.

― Gare, donc ! vous allez vous faire tuer comme un poulet, lui crie Hector qui était de première force au pistolet.

― Qu’est-ce que cela vous fait, si cela me convient ? répond Georges qui était dans un de ses jours de désespoir et voulait en finir avec la vie.

Au mot, à l’accent de sincérité indicible qu’il exprimait, les témoins se récrient, interviennent, et l’affaire s’arrange sur le terrain par des explications réciproques, à la suite desquelles Georges devint l’ami du vicomte.

Cette liaison, qui n’eût jamais été possible sans cette aventure, se fortifia presque immédiatement par un jeu d’amour-propre qui n’est pas sans exemple dans les rapprochements du même genre. Georges, singulièrement flatté d’avoir fait la connaissance d’un jeune homme aussi brillant, laissa vite apercevoir la séduction qu’exerçaient sur lui l’élégance, les façons et le savoir-faire du vicomte qui, enchanté d’avoir trouvé dans Georges un admirateur, un complaisant, presqu’un élève, se plaisait à étaler devant lui ses grâces et à guider son inexpérience.

Comme on le voit, Hector d’Havrecourt était pour Georges Raymond ce que Georges Raymond était pour Elmerich, un type sur lequel il essayait de se modeler.

Mais tandis que Georges se livrait entièrement à Hector, le beau vicomte ne disait et ne faisait avec Georges que ce qu’il voulait. Il l’invitait de temps en temps à déjeuner, lui faisait quelques confidences, lui racontait ses amours ; mais il ne l’avait nullement introduit dans son monde, et cette relation, qui flattait la vanité de Georges, avait été jusqu’alors sans aucune utilité pour lui.

La position d’Hector, d’ailleurs, était telle qu’il ne pouvait songer à personne ; sans patrimoine, sans ressources régulières, criblé de dettes, il parvenait à faire croire qu’il avait de la fortune et ne devait qu’au jeu et à de chétives opérations de Bourse un train d’existence flottant entre le luxe et la misère.

Une seule chose le soutenait encore. Grâce à un esprit d’intrigue infatigable et à une souplesse rare, grâce aussi à d’anciennes relations de son père, il était parvenu à entrer comme secrétaire chez le comte de B***, membre influent du parti légitimiste, qui entretenait avec les princes une correspondance très surveillée par la police du gouvernement impérial.

Le comte de B***, qui ne connaissait point les détails de la vie intime de d’Havrecourt, ayant éprouvé sa dextérité, l’avait chargé de quelques missions particulières ; mais cette confiance n’était pas allée plus loin et Hector avait tout à faire encore pour mener à bien sa fortune, dont les fragiles commencements pouvaient à tout instant être détruits, si quelque scandale venait à éclater autour de son nom. Aussi le vicomte cherchait-il de tous côtés une affaire lucrative à entreprendre ou une femme riche à épouser. On va voir par sa conversation avec Georges où il en était.

― Pardon de t’avoir fait descendre, cher ami, dit-il à Raymond, et de ne pas être monté dans ton gargot. Le marquis a voulu m’y mener une fois l’année dernière. Il y a là des gens à ne pas prendre avec des pincettes.

― Merci pour moi qui y vais, répondit Georges qui, depuis quelque temps, s’essayait à prendre le ton léger de son ami.

― Oh ! toi, c’est autre chose, tu n’y resteras pas longtemps, et je compte bien t’aider à en sortir.

― Tu sais que je n’avais pas beaucoup d’espérance avant la mort de mon père ; mais, depuis qu’il est mort, je n’en ai plus, dit Georges la voix altérée par le souvenir affreux qui le poursuivait toujours.

― Allons, pas de bêtises ! dit Hector en lui prenant le bras. Ton père est mort comme dans les drames du boulevard, c’est vrai ; mais enfin tu ne le connaissais pas, tu ne l’avais jamais vu, c’était un père transatlantique ; tu ne peux pas le pleurer toute ta vie ; il t’a laissé sans le sou, ce n’est pas gai non plus pour toi. Je ne veux pas que tu te laisses aller comme cela, entends-tu, camarade. J’ai ma voiture là, je t’emmène dîner, car tu n’as pas dîné, c’est évident, dans ce bouit-bouit ? J’ai à te parler de toi, de moi, de choses sérieuses ; j’ai à te consulter, peut-être.

Quelques-unes de ces paroles étaient bien légères, Georges le sentit ; mais il se laissa faire, dominé comme il l’était toujours par l’entrain du beau vicomte.

Un coupé fort bien attelé, avec lequel Georges se montrait de temps en temps au bois, les déposa en dix minutes devant la Maison-d’Or.