Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/09

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 47-53).


IX

LA BOHÊME JUDICIAIRE.


En 1868, la grande salle des Pas-Perdus du Palais-de-Justice offrait un coup d’œil autrement plus animé que celui qu’elle présente aujourd’hui au milieu des décombres de l’incendie de 1871. C’est le samedi surtout que le Palais est bruyant à cause de l’affluence de personnes étrangères qu’attirent les ventes immobilières qui ont lieu ce jour-là.

Un public affairé se croise avec les avocats et les avoués que l’on rencontre de toutes parts comme les abeilles essaimant de la ruche. Parmi les avocats, les uns se promènent de long en large, seuls ou accompagnés de leurs clients, en attendant le moment de plaider. D’autres forment des groupes autour desquels on s’arrête pour entendre causer politique ou raconter un incident d’audience qui vient de se produire à telle chambre. Ceux-ci traversent rapidement la salle en s’enquérant d’un confrère contre lequel ils ont une affaire retenue ou engagée. On voit passer de temps en temps un des « princes du barreau » qu’aborde avec déférence un stagiaire ou un premier clerc d’avoué, futur avocat lui-même ou futur avoué.

On voit passer des magistrats en robe se rendant à l’audience, des sergents de ville, des gendarmes, des geôliers. Tantôt c’est une famille anglaise qui s’enquiert auprès d’un gardien des choses que l’on peut visiter dans le Palais ; tantôt c’est un plaideur fourvoyé qui vient vous demander où se trouve telle audience, où est le cabinet de tel juge d’instruction, où s’habille tel avocat.

Il y avait à cette époque, installés aux quatre coins de la salle, des bureaux d’écrivain public où l’on voyait l’écrivain assis, le chapeau sur la tête, devant une petite table noire dont s’approchait de temps à autre un ouvrier ou un homme de la campagne pour faire écrire une lettre ou une pétition.

C’était une des mille particularités de cette immense salle, où le samedi, pendant deux ou trois heures, c’est un bourdonnement, un fourmillement, un mélange de monde, des allées et des venues, des bruits de portes qui s’ouvrent et qui se ferment pour livrer passage à des entrants, à des sortants ; des colloques, un brouhaha qui font ressembler ce grand vaisseau à un marché public ou à une foire.

Au barreau comme dans tous les milieux, les hommes se rapprochent, se groupent et se classent selon les rapports d’éducation, de fortune et de talent. Malgré l’égalité professionnelle, il y a toujours une distance qui se fait sentir entre un avocat arrivé et celui qui ne l’est pas, et l’humble stagiaire qui débute salue bien bas son illustre confrère qu’environne le prestige de la renommée.

Cependant, comme il existe une bienveillance réelle dans les rapports du barreau, il n’est pas rare de voir de jeunes débutants s’introduire dans la société des grands avocats en leur faisant une cour discrète, en s’acquittant scrupuleusement envers eux des égards et même des attentions auxquelles ils peuvent être sensibles.

Georges Raymond n’était pas précisément de ceux-là. Soit timidité, soit orgueil, il était peu propre au rôle de courtisan, et il n’était protégé ni connu d’aucun avocat en renom. Entré au barreau, comme il était entré partout, sans relations utiles, il n’avait aucun des tenants et aboutissants qui mènent à la clientèle, ou du moins ses rapports avec le monde des affaires étaient trop restreints pour lui créer des occupations fructueuses.

D’ailleurs Georges Raymond n’avait encore, comme avocat, qu’un talent d’avenir. Il avait contracté, dans les malheurs de sa vie et les troubles de son âme, des dispositions nerveuses qui rendaient son éloquence intermittente : il plaidait tantôt bien, tantôt mal, tantôt très bien, tantôt très mal ; quelquefois avec une supériorité décidée, mais qui ne se maintenait pas d’une manière constante, sans doute à cause du défaut de continuité dans l’exercice d’une profession si difficile.

Ces oscillations dans ses facultés, résultat aussi des préoccupations matérielles au milieu desquelles il se débattait, faisaient son désespoir. Il l’avouait quelquefois à Elmerich avec des larmes dans les yeux. Or, ce qui fait l’immense difficulté de la vie, c’est que, pour percer dans la position où se trouvait Georges Raymond, il faut se montrer toujours égal à soi-même, en sorte que le jeune avocat était fort loin d’être apprécié pour ce qu’il valait réellement.

Arrivé depuis un instant au Palais, il se trouvait, toque en tête et robe sur le dos, dans un groupe de cinq ou six avocats qui causaient dans la salle des Pas-Perdus, près de l’une des croisées de la façade, non loin de l’ancienne 5e chambre. Les cinq ou six avocats groupés par hasard pouvaient être considérés comme appartenant à la bohême judiciaire au même titre que Georges Raymond.

Il y avait là Me Furpille, qui ne plaidait qu’à la police correctionnelle ; Me Delvau, moitié journaliste et moitié avocat, d’un mérite égal dans les deux carrières ; Me Bochard, qu’on ne voyait jamais plaider et qui avait toujours une robe sur le dos ; Flandrin, qui ne plaidait pas non plus, mais en revanche ne mettait jamais sa robe et flânait toujours dans la salle des Pas-Perdus, en habit de ville, histoire de politiquer.

Il y avait Gorjeu qui parlait comme un moulin à vent ; Frétin, qui faisait des mots, colportait des histoires et arrangeait l’anecdote du jour.

― Je viens de plaider comme une vache espagnole dans une affaire de contrefaçon, dit un jeune avocat de bonne mine en venant se joindre au groupe. Je ne crois pas que le tribunal ait compris un mot de la description que je lui ai faite d’un tuyau de pompe perfectionné.

― Alors, ton tuyau de pompe est un tuyau de chute, dit Fretin.

― J’ai une veine insensée, dit Me Bochard en agitant un papier timbré. J’étais vierge de toute plaidoirie depuis quinze jours, lorsque tout à l’heure une bonne femme m’aborde dans la salle des Pas-Perdus avec l’assignation que voici :

― Mon brave monsieur, où sont les juges, s’il vous plaît ?

― Et pourquoi faire ? dis-je en lui voyant un air hébété.

― C’est le fils à Jacquot de Poisvillers-sur-Seine qui veut me faire payer vingt mille francs et qui m’appelle devant les juges, où sont-ils ?

― Qui ça ?

― Les juges.

― Mais, madame, on ne va pas comme ça devant les juges. Avez-vous un avoué ?

― Vous voulez dire un notaire, fit-elle en cherchant à se rendre compte. Ô candeur ! la bonne femme ne savait pas ce que c’était qu’un avoué. Elle ne connaissait pas ce noble ministère que tu exerces avec tant de distinction, ô Lazarille ! ajouta Me Bochard en se tournant vers un avoué qui faisait partie du groupe.

Bref, elle n’a eu ni paix ni trêve que je ne me sois chargé de son affaire ; elle m’a mené sur un banc, a fouillé dans un grand sac de toile et m’a remis tant de pièces de cinq francs que j’en ai plein mes deux poches de pantalon, qui vont crever tout à l’heure.

C’est un rêve ! un poème !

― Messieurs, il y a un coup à faire, suivons Bochard, dit Fretin, nous trouverons bien un orgue de Barbarie, un coutelas et un cuvier pour renouveler le drame de Fualdès.

― Je suis avec toi dans une affaire Goguela contre Chicandard, dit tout à coup un nouvel arrivant en s’adressant à Gorjeu, veux-tu plaider ?

Le nouveau venu était Oudaille, qui entraîna Gorjeu à la 5e chambre en lui disant : Allons-y, Gueymar !

― Il a des affaires, depuis quelque temps, Oudaille, observa Furpille. Quel joint a-t-il donc trouvé ?

Le fait est que, depuis deux ou trois mois, Oudaille avait des affaires. Ce qu’il avait trouvé, c’était bien simple ; il avait trouvé Lecardonnel, que nous avons déjà vu à la pension du père Lamoureux.

Lecardonnel, ancien avoué à Amiens, destitué pour faits de charge, faisait à la fois plusieurs choses ; il était courtier d’assurances et, pour se créer des relations, il avait établi, rue Dauphine, une agence qui tenait le milieu entre un bureau de renseignements, un bureau de placements et un cabinet d’affaires.

Grâce à une quantité de relations intimes, nouées çà et là, il était parvenu à créer une clientèle… un peu mêlée à Oudaille, tout en faisant son propre cabinet.

― On appelle votre affaire, dit tout à coup un vieil avocat à Georges Raymond qui écoutait le colloque de ses confrères plus qu’il n’y prenait part. Rappelé à ses devoirs professionnels, Georges entra précipitamment à la 5e chambre, le cœur en proie à l’émotion que les plus vieux praticiens ne parviennent pas toujours à dominer quand il faut prendre inopinément la parole.

― Plaiderai-je bien, plaiderai-je mal ? se disait-il en feuilletant à la hâte son dossier ; mais on avait appelé une autre affaire et déjà un autre avocat, debout à la barre, exposait son procès avec cette rapidité vertigineuse et lucide, cette sûreté de méthode et d’expression qui ne se rencontre qu’au barreau de Paris.

Georges Raymond en l’écoutant enviait cette facilité, cet aplomb avec lequel les avocats, jeunes ou vieux, savent tous, plus ou moins, dévider leur peloton, ne réfléchissant pas qu’il avait, lui aussi, cette même facilité dès qu’il était dans son état normal.

Il s’assit ; toutes le pensées qui l’agitaient passaient confusément dans son esprit, la céleste vision de Notre-Dame, la mort de son père suicidé ou peut-être assassiné en pays étranger, l’étrange histoire d’Hector d’Havrecourt.

Il ferma les yeux comme pour ne pas voir tous ces fantômes qui venaient l’assaillir au milieu de ses occupations professionnelles.

À ce moment on l’avertit que quelqu’un le demandait :

C’était Karl Elmerich.