Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/16

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 91-96).


XVI

LE CABINET D’UN GRAND CHEF À LA PRÉFECTURE.


Bon nombre de mystères de la vie parisienne aboutissent d’une manière plus ou moins directe aux couloirs de la préfecture de police.

C’est dans un des sanctuaires les plus ténébreux de cette redoutable administration que nous conduirons le lecteur, sans aucune description préalable des lieux que des événements néfastes ont bouleversés.

Il y avait à la préfecture de police, sous l’empire, un bureau qui avait fini par centraliser les affaires les plus importantes du cabinet. Ce bureau était confié à un chef de division, homme actif, vigoureux, bien en cour, qui s’était érigé peu à peu une sorte de pachalik où il disposait dans sa plénitude de cette portion d’arbitraire qu’expliquent certaines considérations particulièrement délicates de l’ordre social ou de l’intérêt privé.

Recherches à faire dans l’intérêt des familles, perquisitions instantanées pour ne pas laisser dépérir le corps d’un délit, arrestation d’un personnage compromettant ou d’une fille trop habile à exploiter les passions d’un mineur, expéditions nocturnes dans les antres de malfaiteurs, affaires de mœurs embarrassantes à raison de la qualité des personnages, rapports de la police privée avec la police politique : tel était, sans qu’il soit besoin d’entrer dans d’autres détails, le vaste domaine d’attributions dévolues à M. Bonafous.

C’était un homme d’une soixantaine d’années au plus, court, ramassé, brun de visage, aux yeux en vrille, brusque, pétulant, irascible, mais connaissant à fond tous les détails de son service.

Il était seul en ce moment dans son cabinet en face d’un immense bureau plat, sur lequel pendaient une foule de cordons de sonnette, et que surchargeaient d’innombrables dossiers. Il parcourait rapidement divers journaux avec toutes les marques de l’impatience. Il tira avec vivacité l’un des cordons de sonnette qui étaient à portée de sa main.

Presque au même instant apparut l’un de ses chefs de bureau, au visage pâle et troué de petite vérole, à la physionomie impassible.

― Cette affaire de la rue Bergère continue à faire un tapage épouvantable. Tenez, voyez ce qu’en disent les journaux, dit M. Bonafous en poussant différentes feuilles sur la table. On exagère les faits d’une manière insensée ; on parle d’un complot dont le but était d’assassiner l’empereur. Certains organes dynastiques exploitent cet incident contre le cabinet, dont les tendances libérales sont hostiles aux impérialistes de la veille. On accuse le ministère de mener l’empire à sa perte. C’est déplorable !

Pendant que M. Bonafous parlait ainsi, le chef de bureau lisait sans s’émouvoir les lignes suivantes d’un journal officieux :

« Au moment où la police descendit chez Barbaro, les conjurés, tous coiffés de bonnets rouges et armés jusqu’aux dents, s’engageaient par des serments solennels à consommer leur forfait. Les agents de police ont eu à soutenir une lutte meurtrière. Un homme a été tué, deux blessés… » ― « Voilà comment le parti démagogique témoigne à l’empereur la reconnaissance de ses bienfaits. »

― Et vous n’avez pas pu faire une arrestation, pas une seule ?

― Ce n’est pas moi qui ai dirigé l’escouade, monsieur le directeur le sait, répondit le chef de bureau.

― Et ce Barbaro qu’on ne peut interroger, c’est déplorable ! c’est déplorable ! répétait M. Bonafous en frappant de la main sur la table. L’officier de paix qui a si bêtement conduit cette expédition sera révoqué. En attendant, tout me retombe sur le dos. On a tiré un coup de feu dans la maison, et nous ne savons rien. C’est déplorable !

Or, ce que M. Bonafous ne savait pas, nous pouvons l’apprendre au lecteur.

Un coup de feu avait en effet retenti, comme on se le rappelle, au premier étage pendant l’invasion de la police dans les appartements du cercle ; mais il n’avait pas été tiré sur les agents. Coq, armé d’un pistolet, suivait Barbaro, prêt à faire feu sur lui, s’il découvrait sa trahison. Gêné par ce voisinage menaçant, Barbaro avait fermé brusquement la porte derrière lui, en passant d’une pièce dans une autre. Le choc avait fait sauter le pistolet de sa main et partir la détonation, tandis que le malheureux Barbaro, précipitant sa fuite au hasard, était tombé dans l’escalier de la cave, où on le releva à demi mort.

Tous les conjurés étant parvenus à s’échapper, et Barbaro se trouvant hors d’état d’être interrogé par suite de la gravité de son état, aucun indice n’avait pu être recueilli par la police sur les circonstances de cette affaire, dont les journaux s’entretenaient encore.

― Préparez le texte d’un communiqué que je ferai signer à M. le préfet pour démentir toutes ces bêtises.

― Le voilà !

― Bien. Je verrai cela tout à l’heure ; car nous n’avons pas qu’une affaire sur les bras. Monsieur Ferminet, avez-vous recueilli les renseignements que je vous ai demandés sur ce Doubledent ?

― Les renseignements sont bons, dit Ferminet en fermant les yeux par un mouvement de paupière qui lui était particulier ; c’est un homme laborieux, d’une conduite régulière et faisant des aumônes.

― Vos renseignements ne ressemblent guère à ceux que je reçois d’une autre source, fit M. Bonafous en prenant sur sa table une feuille de papier. Voici ce qu’on en dit : « Agent d’affaires de la pire espèce, à la piste des successions en déshérence, exploitant la jeunesse des écoles à l’aide d’un prêtre défroqué et d’un ancien officier ministériel destitué. »

Cet homme inquiète par ses persécutions une famille puissante et riche qui doit être protégée, ajouta M. Bonafous. Une perquisition faite à l’improviste dans les papiers de cet individu fera connaître qui il est et quels sont ses moyens de nuire.

M. Ferminet avait clos hermétiquement ses deux paupières, ce qui était une manière à lui de protester contre l’usage excessif du pouvoir arbitraire. Cette pantomime, qui n’était pas sans influence sur le redoutable chef de division, lui fit hausser les épaules.

― C’est bien, poursuivez vos informations sur cet individu ; nous verrons plus tard.

― Monsieur le directeur, dit Ferminet en rouvrant ses paupières, il serait peut-être d’autant moins opportun en ce moment d’agir rigoureusement avec cet homme, qu’il pourrait, le cas échéant, fournir des renseignements précieux.

― Sur quoi, monsieur Ferminet ? On aurait le temps de faire cuire un œuf à la coque pendant que vous pesez vos mots.

― Monsieur le directeur sait à quel point le gouvernement est préoccupé des agissements des princes à l’étranger et les efforts qu’il fait pour mettre la main sur certaines correspondances qui s’échangent en ce moment entre Paris et Bruxelles…

― Eh bien, quels rapports avec cet agent d’affaires ?…

― Je sais de source certaine que cet agent d’affaires rend des services d’argent à M. d’Havrecourt, secrétaire particulier du comte de B***, principal meneur du parti, et que ce secrétaire est complètement, mais complètement à la merci de l’homme en question, répondit Ferminet d’une voix plus basse et avec une fermeture de paupières pleine de sous-entendus. Monsieur le directeur comprend ?

― Diable ! diable ! parfaitement ; mais c’est de la politique, et cela ne nous regarde pas directement. C’est égal, mon cher, vous avez raison ; il y a lieu de ne pas compromettre des moyens d’information qui peuvent être précieux dans une aussi grave affaire. Vous avez bien fait de m’aviser. J’en dirai un mot à M. le préfet, qui en conférera au besoin avec le ministre.

Le sous-chef ferma les yeux par un autre mouvement de paupières qui exprimait la satisfaction.

― Qu’avons-nous encore d’hier ?

― Avenue Marbeuf, une réunion…

― Quoi ? clandestine ?

― Non.

― Encore de ces sales affaires !… laissez le dossier là, je verrai plus tard.

― Rue de Rome, il y a eu de nouveaux scandales, deux jeunes filles mineures séduites, entraînées. Les parents menacent de faire grand bruit, de porter plainte…

― Du chantage ?

M. Ferminet ferma les paupières en forme de dénégation.

― Eh bien, morbleu ! il faudra que le parquet soit saisi… s’il y a lieu… j’en parlerai à M. le préfet. Il se passe des choses épouvantables dans cette maison depuis trop longtemps et…

― M. le préfet fait demander M. le directeur, dit l’huissier de service en ouvrant la porte.