Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/18

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 104-107).


XVIII

LES COCOTTES.


— J’ai rencontré M. Georges Raymond aujourd’hui, dit Ecoiffier à Karl en disposant ses pièces sur l’échiquier et en jetant sur le jeune homme un coup d’œil oblique, quelle excellente nature ! quelle âme d’élite, et combien il est modeste, studieux, rangé !

— Vous le connaissez bien, vous, monsieur l’abbé ? dit Karl avec un regard plein de reconnaissance.

— Ah ! voilà un jeune homme en qui vous pouvez avoir toute confiance, et qui ne vous donnera jamais un mauvais conseil. Si Léon Gaupin était aussi sage…

— Il y a huit jours qu’il est en courses de tous côtés et qu’il travaille sans relâche.

— Alors, c’est qu’il n’a plus d’argent.

— Hélas ! non. Que ne puis-je lui en procurer, puisqu’il en a tant besoin !

— Ne faut-il que cela pour vous rendre heureux, mon enfant ? je lui en prêterai moi-même et sans intérêt à cause de vous.

— Que vous êtes bon ! monsieur l’abbé, dit Karl interrompant le placement de ses pièces pour prendre la main du faux bonhomme. Je ne suis pas ingrat, croyez-le, et si jamais certaines espérances venaient à se réaliser… mais, plus tard… vous saurez…

— Je ne vous demande pas vos secrets, mon enfant, Dieu m’en garde. Certainement, si vous aviez besoin d’un conseil, je vous le donnerais bien volontiers ; mais soyez circonspect avec tout le monde, c’est le plus sage.

Le vacarme assourdissant qui régnait dans la salle voisine croissait de plus en plus. Les filles qui se trouvaient dans le capharnaüm, allaient, venaient, sortaient, rentraient ; les unes étaient attablées, les autres debout, celles-ci buvaient, celles-là fumaient ou rôdaient autour des tables en échangeant des quolibets avec leurs camarades des deux sexes.

Quatre ou cinq d’entre elles formaient un groupe à part et causaient de leurs affaires de cœur ou d’argent.

— Certainement, j’aime beaucoup Ernest, dit une brunette assez piquante qui s’appelait Judith, mais il est embêtant, il ne peut pas me donner assez d’argent pour être avec moi et il est jaloux. Ne voulait-il pas me forcer à passer hier toute la soirée avec lui parce qu’il m’avait fait un petit cadeau. Je lui ai dit : Mais c’est bête ; si tu m’aimais vraiment, tu me dirais : Prends cela, et tâche ce soir d’en avoir autant. Voilà comment on aime !

— C’est évident, fit le chœur des drôlesses.

— Oh ! qu’il est gentil, et que je serais heureuse s’il voulait faire attention à moi, dit en soupirant une assez jolie jolie blonde aux cheveux frisottants, qui avait le sobriquet de Chiffonnette. Et elle regardait fréquemment dans la salle où se trouvait Karl.

— Tu t’en ferais mourir, pauvre chat ! Mais Karl ne fait pas plus attention à toi qu’à un bout de cigare, répondit une grande déhanchée qui s’appelait Rosalba.

— Oh ! la jolie épingle que vous avez là, monsieur Berg-op-Zom ! s’écrièrent deux ou trois effrontées qui venaient de s’abattre comme des sauterelles vers la table où Marius Simon tenait ses assises avec Berg-op-Zom.

— Bas les pattes, Amanda ! on ne touche pas à monsieur. Il est père de quatre enfants en bas âge, dont deux jumeaux actuellement en nourrice.

— Tiens ! est-ce que je suis pas un bébé aussi, moi ? fit Amanda en faisant passer ses bras rondelets sous les yeux du vieil épicier qui se mit à rire. J’ai perdu mon bracelet hier au Beuglant. Voyez donc, monsieur Berg-op-Zom, ce pauvre petit bras qui n’a plus de bracelet.

— Dis donc, papa, prête-moi cent sous, dit une autre.

— La mendicité est interdite dans le département de la Seine, dit Marius Simon, les capitaux sont rares sur le marché et se jettent sur les emprunts d’État. Monsieur vient de se ruiner dans les cuirs bouillis, quant à moi, je couche à la corde et je ramasse les cure-dents.

— Monsieur Marius, vous seriez si gentil si vous vouliez faire mon portrait !

— Je ne peins que le nu.

— Qu’à cela ne tienne, on se mettra en sauvage.

Pendant que Berg-op-Zom goûtait avec bonheur les charges de Marius Simon, Chiffonnette était en train de batailler avec un étudiant qui voulait la retenir. Elle lui échappe en courant, trébucha et vint tomber sur les genoux de Karl, qui achevait sa partie d’échecs.

— Défendez-moi, monsieur, dit la jeune dévergondée en entourant de ses bras la tête de Karl, qui ne savait comment se débarrasser de ce fardeau et rougissait visiblement.

— C’est indécent, ce que vous faites là, mademoiselle ! dit Ecoiffier qui vit l’embarras du jeune homme.

— De quoi te mêles-tu, vieille tête de pipe ? Est-ce qu’on ne peut pas embrasser monsieur sans ta permission.

— Ici, Chiffonnette, ici, cria Marius, où je prends mon fouet. Respecte cet enfant ; la femme qui l’aura n’est pas encore pondue.

Tout à coup une voix, qui était celle d’un des garçons de service du journal, cria :

— On demande monsieur l’administrateur du Barbare au bureau du journal !

— Quel bureau ? quel journal ? quel Barbare ? demandèrent en éclatant de rire les voix de quelques nouveaux venus qui n’étaient pas au courant.

Berg-op-Zom, en s’entendant appeler d’un titre dont il connaissait la majesté, se leva suivi de Marius.