Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/23

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 130-133).


XXIII

UNE TUILE DE VINGT-CINQ MILLE FRANCS.


Le jeune avocat allait tomber dans un sombre découragement, quand des voix se firent entendre sur le palier. La porte était restée ouverte par mégarde, et deux nouvelles personnes arrivaient en même temps. Georges distingua la voix du vicomte d’Havrecourt, et il s’élançait pour lui dire : « Le coquin qui est venu chez toi ne s’appellerait-il pas par hasard Douhledent ? » lorsque la veuve Michel l’arrêta d’un mot :

— Pardon, monsieur, mais voici une lettre très pressante qu’on apporte.

— Est-ce un rêve ? dit Georges Raymond en tenant d’une main tremblante la lettre qu’il venait de parcourir.

— Quoi donc, mon cher, qu’est-ce que c’est ? dit le vicomte en touchant ses cheveux devant la glace.

— Tiens, lis, et laisse-moi tomber dans ce fauteuil répondit Georges en passant avec le vicomte dans sa chambre à coucher.

« Monsieur, lut le vicomte, j’ai le regret de vous annoncer que votre oncle, M. Durand, est mort le 1er décembre dernier, en son domicile, à Caen, et je suis chargé de vous remettre une somme de vingt-cinq mille francs dont il a disposé à titre de legs particulier, en votre faveur, par son testament olographe en date du 1er mai 1868.

» Cette somme est à votre disposition dans mon étude, où vous pourrez la toucher, quand il vous plaira, en tout ou en partie, contre une décharge en bonne forme.

Ricochon. »

— Comprends-tu, maintenant, l’effet que cela peut produire le lendemain du terme sur un homme qui n’a pas de quoi le payer, et qui ne possède pas en ce moment trente-cinq sous pour dîner dans un bouillon Duval !

— Et tu ne m’en disais rien, Georges, mon cher Georges ? dit le beau vicomte en serrant la main du jeune avocat avec un effusion trop vive pour ne pas paraître trop affectée, comme si tout ce que je possède n’était pas à toi comme à moi.

— Merci, mon ami, grâce à Dieu, si cet argent n’est pas une mystification, je pourrai t’en dire autant.

— Le meilleur moyen de savoir si ce n’est pas un poisson d’avril, ce serait d’en tâter tout de suite. Ce Ricochon de notaire, qui écrit de si jolies lettres, demeure tout près d’ici, fit-il en regardant l’en-tête de la lettre, 6, rue de la Monnaie.

— Ton idée me paraît lumineuse. Veuillez bien me faire préparer une quittance de cinq mille francs que vous m’apporterez à signer, en me remettant la somme, dit-il au clerc de notaire qui attendait la réponse dans l’antichambre.

Et quand les deux jeunes gens furent seuls, Georges Raymond se livra à des gambades qu’Hector seconda par des entrechats et des chassés-croisés qui faisaient le plus grand honneur à l’élasticité de ses jarrets. La bonne vieille Michel, qui était témoin de cette scène, essuyait des larmes de joie avec son mouchoir, tout en riant de cette bouffonnerie.

— Et c’est comme cela que tu pleures ton oncle ?

— Tiens, c’est vrai ! dit Georges tout attristé, pour la première fois que mon oncle me fait du bien, j’oubliais déjà sa mémoire.

— Ta, ta, ta ! fit Hector avec un air de cantilène qui était de mode à cette époque. Pas de bêtises funéraires, l’ami. Tu ne vois donc pas que le vieux drôle te floue de deux cent mille francs avec sa servante, et, à ta place, je plaiderais en captation contre la maritorne qui les empoche bel et bien. Qu’est-ce que c’est que ces vingt-cinq mille francs qu’on t’envoie comme cela, de Caen à Paris, après le décès du bonhomme dont tu n’es informé que six semaines après ?

Avec la dextérité d’esprit qu’il apportait en toutes choses, le vicomte d’Havrecourt avait deviné en effet une partie de la vérité. La servante à laquelle M. Durand avait laissé tout son bien s’était bien gardée de prévenir le neveu du défunt. Elle avait fait disparaître toute trace de la correspondance qui avait pu exister entre eux.

Grâce à la connivence d’un avoué de la localité avec lequel elle se mariait six mois après, on avait enterré toutes les formalités, fait disparaître par anticipation toutes les valeurs de portefeuille, et comme le testament était en bonne et due forme, qu’il n’y avait pas d’autre héritier que Georges, Jacqueline Bouvet s’était fait envoyer en possession comme légataire universelle du défunt sans rencontrer aucun obstacle.

Sachant bien que Georges Raymond était aux prises avec des difficultés matérielles qui le rendraient très coulant sur toutes choses, elle s’était empressée de lui faire faire délivrance de son legs de vingt-cinq mille francs, sur lesquels il devait se jeter comme un poisson affamé sur l’appât.

Malgré la perspective d’une plaidoirie pro domo sua, que d’Havrecourt venait d’ouvrir à Georges Raymond, le jeune avocat restait pensif et attristé.

— Ah ça, veux-tu le faire empailler ton oncle ? dis-le tout de suite.

— Ce n’est pas à lui que je songe en ce moment, répondit Georges ; mais à mon pauvre père, si affreusement mort depuis moins de six mois.

— Allons, allons, cher ami, pas d’idées noires, ce n’est pas le moment ; je viens te chercher d’abord pour dîner, ensuite pour danser, après pour souper et même pour d’autres choses consécutives, le tout dans un monde de biches du plus haut parage et du plus grand chic. En un mot, je te mène chez la vicomtesse de Saint-Morris, où tu feras des connaissances utiles et agréables. Tu vas t’habiller devant moi ; je veillerai à ce que ta toilette soit irréprochable pour faire honneur à ton ami.

Georges Raymond se laissa faire. La vieille Michel soupira et se mit en mesure de préparer les meilleurs effets de son maître, tandis que la gaieté la plus vive renaissait entre les deux jeunes gens.