Les Affinités électives, un épisode de la vieillesse de Goethe

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Les Affinités électives, un épisode de la vieillesse de Goethe
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 863-884).


UNE PAGE
DE LA VIE DE GOETHE


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Les Affinités électives, nouvelle traduction.


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Le roman des Affinités électives, dont une plume facile, mais trop peu fidèle[1], vient de donner une nouvelle traduction, achève les confidences amoureuses que Goethe avait commencées trente-cinq ans plus tôt en écrivant Werther. C’est toujours lui qu’il met en scène, mais non plus comme autrefois, avec l’impétueuse ardeur et l’intrépide confiance de la jeunesse. Si le cœur du romancier est resté toujours jeune, s’il aime une nouvelle Charlotte autant qu’il a aimé la première, son imagination refroidie par l’âge, ne traduit plus aussi vivement au dehors le sentiment qui le possède ; il semble même que l’embarras d’une situation équivoque, difficile à expliquer, plus difficile encore à justifier, se fasse sentir quelquefois par la marche traînante des événemens et par le tour languissant de la pensée. On pardonne aux jeunes gens toutes les folies de l’amour ; on n’en pardonne aucune aux vieillards. Goethe le sait trop bien pour ouvrir son cœur aussi librement qu’à l’âge heureux où il composait Werther. Un amoureux de soixante ans ne parle pas de sa passion comme le ferait un jeune homme.

Les amours d’arrière-saison, les plus douloureux de tous, sont cependant ceux qui inspirent le moins de pitié. À cinquante-huit ans, marié, père d’un fils qui aurait pu être son rival, Goethe devient amoureux d’une toute jeune fille nommée Minna Herzlieb, qu’il avait connue à Iéna chez le libraire Frommann, dont il voyait d’année en année croître les grâces et se former l’intelligence. « Gentille petite enfant, lui dit-il dans un de ces sonnets qu’il compose pour elle seule et que Bettina Brentano s’attribue faussement l’honneur d’avoir inspirés, tu sautais avec moi bien souvent à travers les champs et les prairies, pendant les matinées de printemps. Que ne puis-je, me disais-je alors, avec de tendres soins, bénir comme père une fillette telle que toi, et lui bâtir une maison ! Lorsque tu commenças à observer le monde, ton plaisir fut le soin du ménage. Ah ! si j’avais une telle sœur, me disais-je, je serais heureux ! Comme je pourrais avoir confiance en elle, comme elle pourrait se fier à moi ! Maintenant rien ne peut plus arrêter sa belle croissance ; je sens dans mon cœur les brûlans orages de l’amour. La serrerai-je dans mes bras pour apaiser mes douleurs ? » Une si étrange passion fut-elle payée de retour ? Minna Herzlieb put-elle aimer Goethe autrement qu’on aime un père ? Aucune biographie du poète ne répond et ne pouvait répondre à cette question. La délicatesse du sujet exigeait qu’on n’en parlât qu’avec une extrême réserve. On sait seulement que l’amour de Goethe se découvrit, que ses amis s’en aperçurent et en furent attristés, que le libraire Frommann se crut même obligé, pour arrêter les progrès du mal, d’envoyer la jeune fille en pension. Si l’on veut connaître en détail l’histoire intime de cette passion sexagénaire, c’est à Goethe lui-même, c’est aux Affinités électives qu’il faut en demander le secret.

Aucune des œuvres de Goethe ne nous parle plus constamment de lui, ne nous fait pénétrer plus avant au fond de sa pensée. À deux reprises différentes, il disait à Eckermann : Les Affinités électives ne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie. » Il est vrai qu’il atténuait aussitôt la valeur de cette confidence en ajoutant : « Il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte. » Le travail difficile qui s’impose à nous sera donc de démêler la vérité de la fiction ; si on ne l’entreprenait, il manquerait un chapitre à la biographie de Goethe, et le sens profond d’une de ses œuvres échapperait au public. Quiconque lirait les Affinités électives sans savoir que Goethe y exprime des sentimens intimes et personnels, y raconte une des crises les plus douloureuses de sa vie, s’exposerait à ne point comprendre l’énigme un peu obscure du roman ; en se plaçant au contraire au point de vue biographique, on s’intéressera davantage à cette production singulière, on y découvrira, sous le travail artificiel de la composition, des souvenirs vivans et des émotions vraies.


I.

Le romancier nous transporte tout de suite dans un monde poli et délicat, au milieu de cette société aristocratique du XVIIIe siècle, qui, empruntant de la France ses mœurs et ses manières, répandait partout en Europe la bonne grâce des relations. La politesse d’alors ne règne pas seulement à la ville ; les gentilshommes l’emportent dans leurs terres, et la vie de campagne en rajeunit les formes sans les altérer. Au début du roman, deux personnages seuls, le baron Édouard et sa femme Charlotte, occupent la scène. Tous deux semblent arrivés à cette période de l’existence où les passions s’épuisent, où le calme de l’âge mur succède aux crises orageuses de la jeunesse. L’expérience de la vie ne leur a point manqué. Ils s’aimaient, ils se seraient épousés de bonne heure, si la volonté de leurs parens ne les avait éloignés l’un de l’autre. Édouard a été marié par sa famille à une femme riche d’un âge avancé, Charlotte à un vieillard opulent. La mort presque simultanée de cette femme et de ce mari trop âgés les rend l’un et l’autre à la liberté de leurs penchans ; redevenus libres, ils réalisent leurs anciens rêves, et réunissent deux existences trop longtemps séparées. On pourrait croire qu’ils touchent au port ; ils viennent de s’installer ensemble dans un vaste château entouré d’un magnifique domaine, comme pour cacher leur bonheur loin du monde et le garder plus sûrement. Ils en jouiraient en effet, s’ils ne le détruisaient de leurs propres mains en introduisant chez eux des élémens de discorde. C’est le caractère passionné de l’un d’eux qui est la première cause de leurs chagrins. Le romancier fait ainsi remonter à la passion, non aux événemens, la responsabilité morale de la catastrophe. Si Édouard et Charlotte restaient isolés, rien ne menacerait leur union ; l’arrivée de personnes étrangères peut seule la troubler, et la faute d’Édouard est précisément de désirer la venue d’un tiers.

Il le désire sans doute par les motifs les plus généreux, mais il le désire avec trop de véhémence, sans modération et sans réflexion. Inquiet de l’inactivité et des mécomptes de son meilleur ami, que Goethe, déjà enclin à l’abstraction, désigne simplement par le titre de capitaine, il voudrait lui offrir l’hospitalité dans sa demeure, le consulter sur des embellissemens et des agrandissemens qu’il médite. Charlotte, aussi charitable, mais plus clairvoyante, combat ce projet par les meilleures raisons. Elle et son mari viennent de prendre leurs dispositions pour vivre à deux ; bien des mariages unis ont été troublés, elle s’en souvient, par l’intervention d’une troisième personne. Pourquoi s’exposer sans nécessité à ce péril ? Qui sait si les humeurs s’accorderont, si le souci et le chagrin n’entreront point dans le château avec le nouvel arrivant ? Au lieu de se rendre aux sages observations de sa femme, Édouard manifeste déjà le penchant fatal qui le porte à n’accepter aucun conseil, à ne suivre que le mouvement capricieux de sa fantaisie ou les emportemens désordonnés de son cœur. Charlotte cède par condescendance pour son mari, mais sans être convaincue ; en même temps, elle se croit dégagée de l’obligation qu’elle s’imposait de ne pas faire venir auprès d’elle une nièce orpheline, dont elle eût considéré comme un devoir d’achever l’éducation, si elle n’eût craint d’installer dans son intérieur, entre elle et son mari, une personne étrangère. Par la venue du capitaine et de la jeune Ottilie, la société du château se trouve tout à coup doublée ; d’un seul couple, elle est portée à deux. Il arrive alors ce qui arrive en chimie ; des affinités électives, des sympathies secrètes se manifestent ; il y a des natures qui se rapprochent, d’autres qui s’éloignent ; un lien involontaire se forme entre Charlotte et le capitaine, tandis qu’Édouard et Ottilie se sentent faits l’un pour l’autre. Goethe croyait à ces rapprochemens magnétiques, il en avait fait pour son compte la fréquente expérience. Il a tort seulement de les présenter ici comme une opération chimique, et d’engager à ce sujet, entre les personnages intéressés, une conversation pédantesque qui forme un contraste déplaisant avec le ton agréable et aisé de la première partie du roman. C’est un souvenir des occupations scientifiques de Goethe qui s’introduit ici mal à propos dans une scène romanesque. Toutefois ce qui constitue une faute au point de vue de l’art a pour nous l’intérêt d’un trait de caractère ; c’est comme la démonstration de la place que tient la science dans la vie du poète, et de l’invasion croissante de ces études spéciales dans le domaine que jusque-là il réservait à l’imagination. Dans Werther, plus jeune et moins savant, il n’eût jamais commis une semblable inadvertance.

Les progrès du double courant qui entraîne en deux groupes distincts les quatre personnages mis en scène sont du reste exposés avec une grande délicatesse et une parfaite connaissance du cœur humain. Les affinités ne se manifestent pas, comme certaines passions, par des coups foudroyans, elles se glissent et s’insinuent peu à peu dans l’âme, qui les ignore, par le commerce de tous les jours, par la communauté des sentimens et des goûts que chaque rapprochement révèle. On dirait que sans aucun incident remarquable, sans secousse violente, elles se dégagent de l’atmosphère qu’on respire. Les quatre amis rassemblés sous le même toit mènent l’existence la plus unie et la moins féconde en émotions, la vie de personnes riches habitant la campagne, tirant d’elles-mêmes et du spectacle de la nature leurs meilleures distractions. Le jour, on se promène, on s’occupe de plantations, on trace des chemins, on cherche des points de vue ; le soir, on dessine, on propose, on discute les améliorations qu’il conviendrait d’essayer dans le domaine, on lit et on fait de la musique. Ces occupations paisibles, en dégageant chaque caractère de toute excitation factice, les révèlent plus sûrement les uns aux autres que ne pourrait le faire le tumulte du monde. Il n’y a place ici ni pour le déguisement ni pour l’illusion. Chacun se voit à nu dans le détail de la vie familière, sans aucun ornement ni aucun mirage étranger. Le caractère sérieux de Charlotte, sa raison grave et ferme sympathise avec l’esprit mesuré et réfléchi du capitaine. Le cœur et l’imagination d’Édouard, restés plus jeunes que son âge, l’attachent au contraire à l’aimable jeunesse, à la beauté naïve d’Ottilie.

Ces dispositions sympathiques restent d’abord à l’état obscur au fond des âmes, elles ne se révèlent que peu à peu, même aux regards de ceux qui les éprouvent. On commence par ressentir des impressions douces et agréables sans en connaître, sans en chercher la cause. Chacun jouit de la vie avec plus de plaisir sans se douter que c’est la joie d’être ensemble qui double le bonheur. Il y a là une période heureuse que Goethe a décrite avec beaucoup de grâce et qui rappelle sans doute le charme secret des entretiens du soir chez le libraire Frommann, auprès de Minna Herzlieb, avant que la passion naissante se fût révélée. C’est le calme qui précède l’orage. « Les cœurs s’ouvraient et une bienveillance générale résultait des dispositions bienveillantes de chacun. Chaque couple se sentait heureux et jouissait du bonheur de l’autre[2]. Une telle situation élève l’esprit pendant que le cœur se dilate, et tout ce qu’on fait, tout ce qu’on entreprend a une tendance vers l’infini. »

Mais le moment des révélations approche ; les plus sages eux-mêmes se sentent envahis par la passion. Charlotte nous est représentée comme une personne sérieuse, réfléchie, maîtresse d’elle-même, habituée à ne pas se tromper sur ses devoirs et résolue à les remplir. Rien de plus innocent à l’origine que son goût pour le capitaine : elle lui a fait l’accueil empressé qu’elle devait au meilleur ami d’Édouard ; puis elle a éprouvé du plaisir à l’entendre, elle a découvert en lui des sentimens analogues aux siens, l’amour du travail et de l’activité utile, des penchans sérieux et nobles. Elle ne se doute pas cependant de la place qu’il tient dans son cœur avant le jour où elle apprend qu’il ne restera peut-être pas au château, qu’on lui prépare loin d’elle une position digne de lui. Lorsqu’elle vient pour la première fois de voir clair au dedans d’elle-même, lorsqu’elle mesure son attachement pour son ami au chagrin qu’elle aurait de le perdre, un hasard qui les rapproche fait éclater la vivacité de leur affection. Ils se promenaient en barque sur l’étang. Édouard venait de les laisser seuls ; Charlotte se sentait envahie par une tristesse croissante à la pensée de leur prochaine séparation ; l’heure et la solitude augmentaient encore le trouble de son âme. Le jour baissait, les objets à demi effacés par la brume semblaient reculer vers un lointain immense. « Le tournoiement du bateau, le léger bruit des rames, le souffle du vent qui frémissait sur le miroir liquide, le murmure des roseaux, le scintillement des premières étoiles, tout avait quelque chose de mystérieux dans le silence universel. Il semblait à Charlotte que son ami la conduisait loin, bien loin, pour la déposer à terre et la laisser seule. Elle se sentait singulièrement émue et néanmoins incapable de pleurer. » Inquiète de ses propres pensées, pouvant à peine dominer son émotion, Charlotte pria son conducteur de la débarquer sur-le-champ. Le capitaine était un homme énergique et un rameur adroit, mais il ne connaissait point la profondeur de l’étang ; il prit mal ses mesures, et, au lieu d’aborder, comme il l’espérait, à la rive la plus prochaine, il rencontra un bas-fond, où la barque échoua sans qu’il lui fût possible de la dégager. Que faire ? Il ne lui restait qu’à descendre dans l’eau, heureusement assez basse pour qu’il pût porter la baronne dans ses bras jusqu’au rivage. Bien qu’elle ne doutât nullement de l’adresse de son ami, Charlotte s’était cramponnée à son cou par un geste en quelque sorte instinctif. La raison du capitaine ne résista point à cette étreinte involontaire. Avant de déposer la jeune femme sur le gazon, il la tint de nouveau étroitement enlacée, et déposa un baiser sur ses lèvres, se jetant aussitôt à ses pieds pour lui en demander pardon. « Le baiser que son ami avait osé lui donner, qu’elle lui avait presque rendu, fit rentrer Charlotte en elle-même. Elle lui serra la main sans le relever. Toutefois, se baissant vers lui et posant la main sur son épaule, elle s’écria : Nous ne pouvons empêcher que ce moment fasse époque dans notre vie, mais il dépend de notre volonté que cette époque soit digne de vous. Il faut que vous partiez, cher ami, et vous partirez… Je ne puis vous pardonner, je ne puis me pardonner à moi-même qu’autant que nous aurons le courage de changer notre position, puisqu’il ne dépend pas de nous de changer nos sentimens[3]. » Ainsi devait parler après un instant d’oubli une femme sérieuse, attachée à ses devoirs. La noblesse même de son attitude rachetait la faute qu’elle venait de commettre. La journée ne s’était pas écoulée sans qu’elle eût repris possession d’elle-même, retrouvé l’équilibre de sa raison, et renouvelé le serment qu’elle avait fait à Édouard devant l’autel. De son côté, le capitaine justifiait l’estime que Charlotte lui avait témoignée par la résolution de ne plus troubler un repos si cher.

L’un des deux couples amoureux donne par conséquent l’exemple de la raison, de l’esprit de sacrifice et de renoncement. Charlotte et son ami ont assez d’empire sur eux-mêmes pour dominer leurs passions. Édouard et Ottilie, plus faibles, cèdent au contraire sans combat à l’enivrement de l’amour. Édouard, attiré vers la jeune fille par une irrésistible sympathie, a cru s’apercevoir qu’elle répondait à son affection. Il semble qu’elle lui témoigne des attentions plus délicates et plus gracieuses qu’à d’autres. Elle a étudié ses goûts avec le désir de les flatter ; elle s’est exercée secrètement à accompagner sur le piano les sonates qu’il aime à jouer sur la flûte, et malgré l’imperfection du jeu d’Édouard, elle réussit à rester d’accord avec lui en s’appropriant ses défauts. Elle se plaît à travailler pour lui, elle lui a demandé de copier à sa place des actes dont il avait besoin, et un soir, au moment où on commence à éclairer l’appartement, elle apporte la copie. Édouard regarde d’abord l’écriture d’un air distrait : c’est une main de femme timide qui a tracé les premières lignes ; puis le trait devient plus hardi, et le baron reconnaît avec surprise, avec attendrissement, dans les dernières pages l’imitation de sa propre écriture. — Tu m’aimes donc ! s’écrie-t-il, tu m’aimes ! — Ils étaient dans les bras l’un de l’autre, sans savoir lequel des deux avait le premier ouvert ou tendu les siens. Ici le principal coupable est Édouard, qui devrait défendre Ottilie contre son propre entraînement ; mais Édouard, nous l’avons vu dès le début du roman, ne sait résister à aucune de ses passions. Bien loin d’aider la jeune fille à se guérir d’un amour coupable, en lui donnant le premier l’exemple du sacrifice, il excite au contraire et il entretient ses espérances. En homme que les obstacles n’ont jamais arrêté dès qu’il s’agit de satisfaire un caprice, il arrange l’avenir au gré de sa fantaisie, sans penser un instant à ce que le devoir exige. Il s’applaudit d’avoir découvert l’inclination de sa femme et du capitaine ; il la favorise au lieu de la combattre. Cette Charlotte tant aimée, dont il avait attendu le veuvage avec tant d’impatience, près de laquelle il avait si souvent souhaité finir sa vie, il la cédera sans regret à son ami. Il espère qu’un divorce accommodera tout le monde, et qu’en offrant à Charlotte la liberté d’épouser celui qu’elle aime, il obtiendra le droit d’épouser Ottilie. Nulle trace de remords, de respect de la foi jurée, d’obligation morale. C’est la passion toute pure qui parle par la bouche d’Édouard. Il ne pense même pas aux scrupules de conscience qui pourraient retenir sa femme et l’empêcher de souscrire à ce projet. Habitué à ne jamais se priver de ce qu’il désire, il ne lui vient même pas à l’esprit que d’autres puissent penser et agir autrement.

Dans la peinture de ces deux couples amoureux, si différens l’un de l’autre, Goethe reproduit fidèlement, comme il l’a fait dans Werther, dans Clavijo, dans le Tasse, les deux faces de son propre caractère. Il ressemble à la fois au sage capitaine et à l’impétueux Édouard, comme il ressemble à Albert aussi bien qu’à Werther, à Carlos aussi bien qu’à Clavijo, à Antonio aussi bien qu’au Tasse. Il a connu autant qu’Édouard la fougue des désirs et l’ardeur immodérée de l’imagination : lui aussi, il a été troublé par les rêves de l’amour ; peut-être a-t-il entrevu le moment où il pourrait serrer sur son cœur et appeler sa femme la jeune Minna Herzlieb ; mais sa ferme raison et son bon sens pratique ont pris le dessus. Il entre ainsi sans peine dans deux situations opposées, qu’il a souvent traversées l’une et l’autre, un jour entraîné par la passion avec Édouard, le lendemain calmé et assagi avec le capitaine. Qu’on ne croie pas néanmoins qu’il flotte entre les deux sentimens ; chez lui, c’est toujours la raison qui l’emporte, et jamais Werther n’a le dernier mot dans sa vie. S’il eût eu à jouer lui-même un rôle dans son roman, il eût agi comme le capitaine et non comme le baron. Toutefois il n’eût pas triomphé sans combats et sans douleurs. La conception et l’exécution des Affinités électives attestent l’effort qu’il fait sur lui-même dans une situation analogue à celle de ses personnages, dans une crise morale qui doit aboutir à la défaite ou à la victoire de la passion. La raison est la plus forte, mais au prix de quelles souffrances et de quelles angoisses ! « Personne, dit-il en jugeant son œuvre, ne méconnaîtra dans ce roman une blessure profonde qui craint de se fermer, un cœur passionné qui a peur de guérir. » La passion est vaincue, mais non déracinée ; elle renonce à se satisfaire, elle ne renonce pas à se nourrir d’un passé cher et regretté ! Au fond même, le roman n’a été conçu et entrepris que pour permettre à une âme passionnée de retracer jusque dans ses moindres traits une image adorée. C’est une jeune fille qui remplit alors la pensée de Goethe, c’est aussi une jeune fille qui tient la première place dans son œuvre. Elle occupe le centre de l’ouvrage ; à plusieurs reprises, les autres personnages se groupent autour d’elle dans des attitudes choisies, comme pour mieux faire valoir la grâce originale de sa beauté. Il semble même qu’à certains momens les scènes principales ne soient inventées et composées que pour servir de cadre à cette pure physionomie.


II

Ottilie nous intéresse avant d’avoir paru. Le romancier fait ici ce que font quelquefois les poètes dramatiques : il prépare l’entrée de son personnage favori. Des lettres de la maîtresse de pension qui élève la jeune fille et de l’instituteur qui lui consacre des soins particuliers nous peignent son caractère. Si c’est là le portrait idéalisé de Minna Herzlieb, comme tout l’indique, on peut en concevoir de plus flatteur, on n’en imagine guère de plus attachant. Goethe éprouve un plaisir délicat à relever des mérites cachés que n’aperçoit pas toujours l’observateur superficiel, qui ne se révèlent d’ordinaire qu’aux regards attentifs. Ottilie ne compte point parmi les élèves brillantes de la pension, elle n’est point de celles qui obtiennent des couronnes ou se distinguent dans un examen, à la grande joie des maîtres. Une sorte de réserve et de pudeur timide la paralyse lorsqu’il s’agit de montrer ce qu’elle vaut. Elle ne tient pas à paraître, elle ne se soucie que de la réalité du savoir et non de l’apparence : en revanche, son esprit se développe avec une sûreté et une suite remarquables ; ce qu’elle a une fois appris, elle le sait pour toujours. Il y a chez elle une abondance de vie intérieure, une continuité de travail latent qui font mûrir peu à peu les plus beaux fruits. Si on la presse, elle devient incapable d’agir, mais si on lui laisse le temps nécessaire, elle ne fera rien qui ne soit exquis. Personne ne jouera un morceau de musique avec plus de goût, ni ne tracera un dessin d’une ligne plus pure. Ce qui répand surtout un grand charme sur sa personne, c’est l’égalité d’humeur qui ne l’abandonne jamais. On dirait toujours qu’elle s’oublie pour ne penser qu’aux autres ; à peine est-elle installée dans le château, que la constante harmonie de ses paroles et de ses actions, sa complaisance inépuisable, ses attentions pour tout le monde, sa tranquille activité rendent la vie plus douce à ceux qui l’entourent. Chargée par Charlotte de la direction du ménage, elle s’acquitte de sa tâche paisiblement, sans bruit, sans étalage de zèle, mais en communiquant à chaque serviteur ses habitudes soigneuses, son amour de l’ordre. On ne la voit jamais ni pressée, ni en défaut : chaque chose est à sa place, chaque repas se fait à l’heure prescrite ; ses amis n’ont qu’à jouir du bien-être qu’elle leur procure sans que la crainte de la fatigue diminue leur plaisir. Tel est aussi le caractère paisible de sa beauté ; aucune trace de coquetterie, aucun désir d’attirer sur soi l’attention, n’en exagère ou n’en précipite l’effet. C’est le modeste rayonnement d’une belle âme qui se reflète sur un pur visage. « On la voyait s’asseoir, se lever, aller, venir, sortir, rentrer et reprendre sa place sans une apparence d’inquiétude ; c’était une action continuelle, un mouvement sans trêve, et toujours agréable ; ajoutez qu’on n’entendait jamais ses pas, tant sa démarche était légère. » Édouard, que l’expérience de la vie aurait défendu contre les avances d’une coquette, se laisse aller insensiblement à la douceur de vivre auprès de l’aimable enfant ; les chastes attentions qu’elle a pour lui sont des pièges plus dangereux que le manège savant de l’amour. Goethe subissait, lui aussi, chez le libraire Frommann ces influences magnétiques, cette fascination qu’exerce autour d’elle la beauté innocente.

Charlotte a suivi avec inquiétude, mais sans désespérer, les progrès de la passion d’Édouard pour Ottilie. L’effort qu’elle vient d’accomplir sur elle-même en étouffant son propre amour dès qu’elle l’a découvert, elle se flatte qu’à son tour elle l’obtiendra de son mari. Peut-être suffira-t-il de lui montrer le danger vers lequel il court pour le retenir au bord de l’abîme. Après le départ du capitaine, avec sa résolution accoutumée, elle prend le parti d’aborder elle-même cette délicate question. L’éloignement d’Ottilie lui paraît le moyen le plus sûr de guérir Édouard. C’est par un remède analogue qu’elle vient de se sauver. Elle propose donc à son mari de renvoyer la jeune fille en pension, ou de la placer dans une grande famille comme demoiselle de compagnie. Pour éviter une réponse précise, Édouard se dérobe derrière des faux-fuyans et des échappatoires ; mais sa courageuse femme, ne lui laissant aucune issue, le force à voir clair au dedans de lui-même. « Tu aimes Ottilie, lui dit-elle, tu t’accoutumes à sa présence. L’inclination et la passion naissent et se nourrissent aussi chez elle. Pourquoi ne pas exprimer par des paroles ce que chaque heure nous révèle ?… Nous ne sommes plus assez jeunes ni l’un ni l’autre pour courir en aveugles là où l’on ne veut pas, où l’on ne doit pas aller. Personne ne peut plus veiller sur nous. Nous devons être nos propres amis, nos propres gouverneurs. Personne ne s’attend à nous voir nous perdre dans les derniers égaremens. Personne ne s’attend à nous trouver blâmables bu même ridicules. » Si tu ne peux te vaincre, semble-t-elle lui dire en définitive, tu ne pourras du moins t’abuser plus longtemps. Ce langage sérieux, dont il ne pouvait méconnaître la justesse, remplit Édouard de confusion, sans le décider néanmoins à tenter sur lui-même un effort énergique. Sa seule pensée fut alors, pour accorder à sa femme une demi-satisfaction sans sacrifier Ottilie, de quitter le château pourvu que la jeune fille y restât. On lui demandait l’éloignement d’Ottilie, il préféra s’éloigner lui-même à la condition que Charlotte garderait sa nièce dans sa demeure. Il préservait ainsi celle qu’il aimait de la douleur de vivre dans une résidence étrangère ; il espérait d’ailleurs ne pas la perdre de vue et guetter l’occasion de se rapprocher d’elle.

Alors commence le supplice d’Ottilie, supplice d’autant plus cruel qu’elle ne peut confier à personne ce qu’elle éprouve, qu’elle se sent surveillée d’ailleurs par une jalousie affectueuse, mais attentive. Un jour, elle ne voit plus Édouard dans le château, elle l’a entendu partir à cheval, elle ne l’entend pas rentrer ; elle ne trouve sur la table que deux couverts au lieu de trois ; elle aperçoit une berline de voyage ; tout lui annonce un départ dont elle n’ose parler à Charlotte, dont la durée lui est inconnue. Un reste d’espoir la soutient quelque temps, puis elle voit s’évanouir peu à peu toutes ses illusions. Elle croyait que Charlotte aimait le capitaine ; Édouard lui avait annoncé que sa femme divorcerait volontiers pour contracter une nouvelle union ; elle entend au contraire annoncer le prochain mariage de l’ami d’Édouard avec une autre personne. Si elle pouvait oublier que Charlotte est la femme d’Édouard, un événement grave le lui rappellerait. Sa tante va devenir mère ; elle voit préparer sous ses yeux le berceau de l’enfant dont la venue lui enlève sa dernière espérance. Sa raison naturelle et l’élévation de son caractère lui tracent désormais sa ligne de conduite. Elle renonce aux projets que l’imagination d’Édouard avait caressés, qu’elle-même avait accueillis trop facilement, comme si son bonheur ne devait rien coûter à celui de sa tante. À quoi peut-elle prétendre maintenant ? L’union d’Édouard et de Charlotte n’est-elle pas resserrée par le plus sacré des liens ? Osera-t-elle disputer à Charlotte le père de l’enfant que Charlotte vient de mettre au monde ?

Goethe a peint avec une science délicate d’observation ce qui se passe alors dans le cœur de la jeune fille. C’est une grande tristesse intérieure, une abnégation de tous les instans recouverte en apparence de calme et de réserve. Ottilie, comme toutes les âmes blessées, cherche la solitude ; elle aime à se renfermer dans sa chambre, et, lorsqu’elle se trouve seule, il lui arrive quelquefois de recueillir ses impressions ; elle compose ainsi un journal dont le roman nous donne quelques extraits. Afin de rattacher ces fragmens au plan général de l’œuvre, Goethe emprunte une spirituelle comparaison aux usages de la marine royale d’Angleterre. Tous les cordages, dit-on, depuis le plus gros jusqu’au plus mince, y sont faits de telle sorte qu’un fil rouge les parcourt tout entiers et qu’on ne peut l’enlever sans tout détruire. Les marins reconnaissent à ce signe tout ce qui appartient à la couronne. Le journal d’Ottilie a aussi un fil rouge, un fil d’amour et de tendresse, qui relie tout l’ensemble et le caractérise. Les extraits de ce journal sont pleins d’intérêt, sans correspondre toujours, quoi qu’en dise Goethe, aux sentimens d’une jeune fille et à la situation particulière d’Ottilie. On y surprend une foule de pensées qui font honneur à la sagacité de l’écrivain, mais qui n’ont point de rapports avec le sujet. Dans la dernière période de sa vie, Goethe ne respecte plus assez le public pour serrer de près la composition de ses œuvres ; il est d’ailleurs loin du temps où d’une main vigoureuse il traçait le plan de Werther, sans y admettre une seule scène qui ne concourût à l’effet général. Son génie vieillissant ne lui laisse plus la même force d’esprit, et sa grande popularité lui inspire la tentation de se mettre au-dessus des règles. Il se permet alors des licences qu’on ne supporterait point de la part d’écrivains moins admirés ; pour grossir ses volumes et atteindre le nombre de pages que lui demande son libraire, il introduit trop volontiers dans ses œuvres des morceaux de remplissage presque toujours intéressans en eux-mêmes, mais étrangers au sujet. J’avoue que, dans le journal d’Ottilie, je ne reconnais guère ni les pensées ni le style d’une jeune fille ; c’est bien plutôt une série de réflexions personnelles recueillies par l’auteur à diverses époques et qu’il insère ici sous un prétexte romanesque, en réalité pour allonger son manuscrit.

On comprend qu’Ottilie puisse exprimer la pensée suivante : « Il y a des monumens et des souvenirs de plus d’un genre qui rapprochent de nous les absens et les morts. Aucun ne vaut le portrait. Il y a du charme à s’entretenir avec une image chérie, même quand elle n’est plus ressemblante, comme il est quelquefois charmant de disputer avec un ami. On sent d’une manière agréable que l’on est deux, et que cependant l’on ne peut se diviser. » Cette pensée, qui se rapporte à Édouard absent, répond à merveille aux sentimens de la jeune fille ; mais quoi de commun entre l’état de son âme et les extraits suivans : « Que de fois l’architecte emploie tout son génie, tout son amour de l’art pour élever des édifices d’où il doit s’exclure lui-même ! Les salons des rois lui doivent leur magnificence, et il ne jouit point de leur plus grand effet… Avec la clé d’un palais, l’architecte en remet au riche toutes les jouissances et les agrémens, sans y prendre lui-même aucune part. — Personne ne parlerait beaucoup en société, si l’on savait combien de fois on comprend mal les autres. — Celui qui par le longtemps devant les autres sans flatter ses auditeurs excite la répulsion. — Toute parole prononcée éveille l’idée contraire. — Les passions ne sont que des vertus ou des vices exaltés. » N’est-ce pas l’auteur qui se substitue ici à son personnage et qui enrichit le journal d’Ottilie des résultats de sa grande expérience ?

L’action languit du reste dans la seconde partie du roman. Goethe se laisse aller à l’abondance de ses souvenirs ; il nous présente même quelquefois des personnages épisodiques sans autre dessein que celui de reproduire des physionomies qui l’ont frappé dans le cours de son existence. Il est vrai qu’il les emploie à faire valoir par le contraste ou par la ressemblance les qualités d’Ottilie ; mais on est tenté de penser qu’il les emploie trop longuement, comme un vieillard qui s’attarde aux réminiscences du passé. Il a certainement rencontré dans le monde, peut-être à Weimar, cette vive et brillante Luciane dont il retrace le portrait avec une complaisance mêlée d’ironie. Il l’a vue courir de fêtes en fêtes, de plaisirs en plaisirs, braver la pluie et le froid pour satisfaire un caprice, traîner à sa suite un cortège d’adorateurs, et, malgré quelques dons heureux, ne se servir de ses talens et de son activité d’esprit que pour user sa jeunesse en divertissemens frivoles. Il a dû même résister aux avances qu’elle faisait à tous les hommes, et lui infliger le spectacle de son indifférence. C’est une aventure personnelle qu’il raconte évidemment, lorsqu’il parle d’un poète que Luciane voulait séduire, dont elle espérait obtenir l’hommage de quelques vers, et qu’elle croyait avoir enchaîné à son char en ne chantant pendant toute une soirée que des poésies composées par lui. La jeune femme lui faisant demander par un des courtisans s’il n’était pas ravi d’avoir entendu chanter ses vers par une si jolie voix. « Mes vers ? répondit-il avec étonnement, pardonnez-moi, je n’ai entendu que des voyelles, et encore ne les ai-je point toutes entendues. » — L’esprit mordant de Goethe se reconnaît à cette réponse ironique. Ce qui ne lui ressemble pas moins, c’est que le poète mis en demeure d’adresser des vers à Luciane en adresse le soir même à Ottilie. Serait-ce pousser trop loin les conjectures que de signaler quelques ressemblances entre le caractère fantasque de Luciane et celui de Bettina Brentano ? Goethe indique bien nettement sa préférence pour Ottilie, et rend à Minna Herzlieb un délicat hommage en opposant sa pudique réserve à la coquetterie provocante de Luciane. « Quoique très simplement vêtue, dit-il, Ottilie était toujours la plus belle, du moins aux yeux des hommes ; un doux attrait les assemblait tous autour d’elle. »

Le jeune architecte si épris de son art et d’un caractère si noble, qui paraît nourrir en secret pour Ottilie une affection sans espérance, appartient comme Luciane à la liste des relations de Goethe. C’est, dit-on, Engelhardt de Cassel qui lui servit de modèle. Lui-même rapporte ce bruit dans ses Annales et semble l’accepter en ne le démentant point. Le voyageur anglais et l’instituteur d’Ottilie paraissent aussi des types observés d’après nature.

Par de longs détours, ces différens personnages nous ramènent en général au même point, à l’analyse de la situation morale d’Ottilie, qui devient l’intérêt principal de la seconde partie du roman. On dirait que l’écrivain retarde à dessein le dénoûment et prolonge son œuvre pour ne pas se détacher trop tôt d’une figure aimée. Ainsi qu’il nous le dit lui-même, « sa profonde blessure craint de se fermer, son cœur passionné a peur de guérir. » La multiplicité des événemens n’est pour lui qu’une occasion de revenir par des routes diverses à son sujet favori. Quel motif attachant pour un moraliste tel que Goethe, pour un observateur aussi pénétrant de la nature humaine, que l’étude d’une âme féminine, surtout lorsqu’il s’y mêle une émotion amoureuse ! Frappée dans ses espérances, atteinte au plus profond de son cœur, Ottilie a cessé de lutter, mais non de souffrir ; une chaste résignation a remplacé chez elle les agitations de l’amour. Loin de celui qu’elle aime, elle continue à penser à lui, mais sans espoir et sans désirs, dans un recueillement silencieux où se révèle la pureté de ses sentimens. Elle se dépouille par vertu de toute convoitise personnelle et sacrifie son bonheur à celui d’un autre. L’enfant qu’elle voit grandir sous ses yeux, qu’elle élève elle-même et qu’elle porte fréquemment dans ses bras, lui rappelle avec les liens sacrés d’Édouard et de Charlotte ce qu’elle doit à chacun d’eux. Elle arrive ainsi à l’idée de l’abnégation, du renoncement absolu. Elle ne pense plus à elle-même, elle ne pense plus qu’à Édouard. Pourvu que son ami soit heureux, elle se sent capable, non de l’oublier, encore moins d’en aimer un autre, mais de vivre sans lui dans la solitude. Cet isolement même ne la sépare pas tout à fait de celui qu’elle aime ; l’imagination rapproche les distances ; loin de lui, elle le voit, elle lui parle comme s’il était présent. Son rêve prolonge la réalité et lui en procure l’illusion. Goethe croyait à ces phénomènes magnétiques, à ces voix que les âmes entendent à travers l’espace, il avait entretenu lui-même avec les absens ces communications mystérieuses. C’était, suivant lui, un privilège des natures d’élite, il ajoutait ainsi un trait de plus à la distinction d’Ottilie. Le sort de la jeune fille serait désormais fixé ; elle vivrait d’une vie intérieure, cachée à tous les yeux, enfermée dans ses chers souvenirs ; à défaut du bonheur, elle trouverait du moins le repos et cette douceur amère que répand en nous la satisfaction du devoir accompli, si l’impétueuse passion d’Édouard ne venait la poursuivre jusque dans la solitude.

Édouard n’a su ni dominer son amour, ni renoncer à l’espérance ; la naissance même de son fils ne le ramène point à Charlotte ; pour échapper au trouble de son âme, il a cherché dans la guerre une diversion puissante, il s’est exposé à de nombreux périls ; mais il revient de l’armée plus amoureux que jamais, plus décidé que jamais à briser les obstacles qui le séparent d’Ottilie. On dirait qu’il l’a conquise en s’exposant pour elle, comme au temps où les chevaliers gagnaient la faveur des dames à force de prouesses. Il exprime sa résolution au capitaine avec la véhémence habituelle de son langage. Quant à moi, lui dit-il, après les dernières épreuves que j’ai traversées, après les travaux pénibles, dangereux que je me suis imposés pour les autres, je me sens aussi autorisé à faire quelque chose pour moi. Ce que je veux, ce qui m’est indispensable, je ne le perds point de vue. Je saurai m’en emparer, et ce sera certainement bientôt.


III

C’est cette inflexible persistance de la passion d’Édouard qui continue le roman. S’il exerçait plus d’empire sur lui-même, la situation des différens personnages redeviendrait ce qu’elle était au début ; après une courte erreur, chacun se résignerait, comme Ottilie se résigne, non à effacer le souvenir de tout ce qui s’est passé, mais à ne plus faire revivre l’illusion d’un moment. L’exemple d’Édouard prouve une fois de plus que la passion détruit ceux qui s’y livrent, que le bonheur ne s’acquiert qu’au prix de la modération et du sacrifice. Goethe l’a répété bien souvent ; il ne le montre, nulle part avec plus de force que dans le dénoûment des Affinités électives. Pour n’avoir voulu ni se modérer, ni se contenir, Édouard court à sa perte avec une fureur aveugle. Chacun de ses pas le rapproche du malheur qui sera son châtiment. Malgré les objections de son ami, il persiste à croire que Charlotte acceptera le divorce, il supplie le capitaine d’épouser sa femme, et l’envoie en députation auprès d’elle pour l’y décider ; puis, devançant par la pensée l’événement qu’il désire, impatient d’entendre un signal qui doit lui annoncer du château le succès de sa demande, il pénètre dans le parc par des sentiers de chasseurs et arrive à l’endroit où Ottilie est assise sous les grands chênes, ayant à côté d’elle l’enfant de Charlotte endormi. Il se précipite à ses pieds ; elle lui montre l’enfant, il répond qu’entre elle et lui il n’y a plus désormais d’obstacles, que Charlotte va consentir au divorce, et qu’en ce moment-là même elle promet peut-être sa main à un autre. Les heures se passent dans une douce causerie, dans les joies du revoir après tant d’épreuves et une si longue absence, lorsque Ottilie s’aperçoit la première que le jour va finir. Le soleil a déjà disparu derrière les montagnes, les grandes ombres du soir s’allongent sur la terre.

La jeune fille croit reconnaître dans le lointain la robe blanche de Charlotte au balcon de la maison ; elle sait que l’enfant est attendu avec impatience, qu’on s’inquiète peut-être de ne pas le voir encore, et en proie à une agitation fiévreuse, pour abréger le chemin, elle se jette dans une barque ; elle évitera ainsi les détours d’un sentier qui longe le lac. Malheureusement son cœur palpite, ses mains tremblent ; en voulant éloigner le bateau du rivage elle fait un faux mouvement, l’enfant qu’elle tenait sur son bras tombe dans l’eau, et quand elle l’en retire, il ne donne plus signe de vie.

L’âme pure d’Ottilie ne se consolera pas de ce malheur, ne se pardonnera pas d’avoir privé Charlotte et Édouard de leur unique enfant. Elle aura d’autant moins d’indulgence pour elle-même qu’elle s’accuse d’avoir écouté de nouveau les promesses d’Édouard, d’avoir encore une fois espéré avec lui. Après avoir enlevé à Charlotte son fils, elle ne supporte pas l’idée de lui enlever en même temps son mari. Tout est fini désormais entre elle et Édouard ; elle le veut, elle le dit, elle le jure. L’obstination d’Édouard à nourrir sa passion, à revoir la jeune fille malgré elle, ne fait que précipiter le dénoûment. Tant d’émotions ont épuisé Ottilie : ses forces déclinent ; on s’en aperçoit, on essaie de la ranimer et de la soutenir, mais on ne sait pas que depuis quelque temps elle se nourrit à peine, que depuis quelques jours elle ne prend plus aucune nourriture. Elle meurt ainsi d’inanition et de faiblesse sans qu’on ait pu la secourir ni même deviner la gravité de son mal. Goethe se sépare de la pure jeune fille avec une poétique mélancolie, comme s’il perdait lui-même un être aimé. « De douces vertus que la nature avait naguère tirées de son sein fécond étaient soudain anéanties par sa main indifférente : vertus rares, belles, aimables, dont le monde indigent accueille en tout temps avec délices la paisible influence, et dont il sent la perte avec une impatiente tristesse. » On dirait qu’il ensevelit de ses propres mains sa passion pour Minna Herzlieb lorsqu’il conduit au tombeau la dépouille d’Ottilie. « On revêtit ce corps charmant de la toilette qu’elle s’était préparée elle-même ; on lui mit sur la tête une couronne de marguerites qui brillaient, pleines de pressentimens, comme des étoiles funèbres. Pour décorer le cercueil, l’église et la chapelle, tous les jardins furent dépouillés. Ils étaient dévastés comme si l’hiver eût déjà moissonné toute la parure des plates-bandes. De grand matin, elle fut emportée du château dans le cercueil ouvert, et le soleil levant répandit encore sa teinte rose sur cette figure céleste. Le cortège se pressait autour des porteurs. Personne ne voulait ni la devancer, ni la suivre ; tout le monde voulait l’entourer, jouir une dernière fois de sa présence ; enfans, hommes, femmes, tous étaient profondément émus ; les jeunes filles, qui sentaient plus directement la perte qu’elles avaient faite, étaient inconsolables. »

Édouard ne put survivre à celle qu’il aimait ; au chagrin de la perdre se joignait le remords d’avoir causé sa perte par l’ardeur inconsidérée d’une passion sans frein. Il se laissa mourir comme elle, de faim et de tristesse. Charlotte réunit leurs deux corps dans le caveau de la chapelle. Ils ont assez souffert, pensait-elle, pour avoir acquis le droit de se reposer ensemble, sous le regard des anges, en attendant le jour bienheureux du réveil.

Les Affinités électives rappellent fréquemment, par la grâce et par la vérité poétique des peintures, les plus heureuses compositions de Goethe. Les mœurs de la société polie qui s’était formée en Europe, à l’image de la France, mœurs d’une classe et non d’un peuple, les relations qu’entretiennent entre eux les gens du monde y sont décrites par un observateur très pénétrant et toujours bien informé. L’aimable figure d’Ottilie, une des plus pures créations de Goethe, répand sur les inévitables réalités de la vie le charme d’une poésie délicate. Le style, dans la première partie surtout, est plus aisé, plus clair et plus vivant que ne le sera plus tard la prose de Goethe, vouée désormais à une obscurité systématique. La force du sentiment qui inspire l’écrivain se traduit par la vivacité de son langage. Goethe, redevenu jeune pour aimer, retrouve quelquefois la jeunesse et le feu de Werther pour raconter son amour ; mais, tandis que l’ardeur de Werther ne se ralentit jamais, l’alanguissement de la vieillesse se fait sentir ici par les lenteurs et les digressions de la seconde partie. L’esprit n’a plus assez de vigueur pour fondre d’un seul jet une œuvre d’art : il ne court plus au but d’un élan rapide ; il se complaît dans les détails et s’attarde sur la route au lieu d’élaguer l’inutile pour ne s’attacher qu’au nécessaire.

L’unité et l’harmonie de l’œuvre en souffrent, mais pour l’étude de la vie intellectuelle de Goethe ces longueurs ont leur prix. Chaque digression nous révèle l’étendue de ses connaissances et la variété des sujets sur lesquels peut se porter à la fois l’activité de son esprit. C’est l’abondance de ses richesses qui en débordant l’entraîne au-delà des limites qu’une intelligence moins riche s’imposerait plus facilement. Il ne s’est pas flatté lui-même quand il disait à Eckermann : « Ce roman renferme tant d’idées qu’il est impossible de les apercevoir toutes à la première lecture. » On admire en effet, en y réfléchissant, qu’il puisse parler de tant de choses, et qu’il en parle si bien. On trouverait dans les Affinités électives un véritable cours d’architecture, une foule de réflexions fines et justes sur l’art de restaurer les monumens anciens en y conservant la marque et le style de l’antiquité. Lorsqu’on voit l’architecte décorer une vieille chapelle en essayant de retrouver et de reproduire les ornemens effacés par le temps, peupler l’azur du ciel de figures d’anges aux draperies flottantes, passer sur les murailles une couche d’un brun clair, afin de faire ressortir le ton plus sombre des colonnes, joindre la terre au ciel par des guirlandes de fleurs et de fruits, tamiser la lumière à travers des vitraux coloriés, disposer les dalles du pavé en un dessin savant, rétablir dans le chœur quelques stalles élégamment sculptées, on se représente Goethe présidant lui-même, comme il l’a fait si souvent, à quelque restauration habile dans le grand-duché de Weimar. Il n’est pas jusqu’à l’art secondaire des tableaux vivans qu’il n’ait approfondi et relevé par la noblesse des sujets, par l’élégance des attitudes, par la beauté harmonieuse des groupes. Tous ces détails nous rappellent la place considérable que les beaux arts ont tenue dans l’existence de Goethe. Non-seulement il rapportait d’Italie des souvenirs qui ne s’effacèrent point, mais il ne se passait guère de jour qu’il ne regardât des cartons représentant les œuvres des grands peintres, de belles gravures, des dessins de monumens, des plans d’architecture, des médailles ou des-pierres gravées. La vie tout entière d’un amateur distingué suffirait à peine pour acquérir sur ces divers sujets les notions précises qu’il s’était appropriées depuis sa jeunesse et qu’il entretenait comme en se jouant. Ce ne sont pas uniquement les beautés de l’art qu’il comprend, il sait aussi les secrets du métier, et il en remontrerait aussi bien à un maçon qu’à un architecte. S’agit-il des jardins, des soins à donner aux fleurs et aux fruits, il en parle avec la même autorité ; il n’ignore rien de ce qui concerne le jardinage. Il saurait dessiner un parc comme le fait le capitaine, y chercher les points de vue les plus heureux, creuser un lac, ou dans une sphère plus humble entretenir les serres avec Édouard et planter les arbres sur un terrain propice, dans la saison la plus favorable. N’a-t-il point passé une partie de sa vie au milieu de ses plates-bandes, sous ses ombrages, la bêche ou la serpe à la main, étudié de ses yeux la nature sur le fait et retenu soigneusement toutes les leçons qu’elle nous donne ?

Goethe a aussi traité dans les Affinités électives la grande question de l’éducation, si bien résolue par l’Allemagne. Ses principes pédagogiques sont très simples, à la portée des esprits les plus humbles. Il voudrait qu’avant tout le maître s’appliquât à bien saisir une idée ou un objet, en acquît une notion très claire, en embrassât toutes les parties, et, en les présentant aux enfans, ne changeât de sujet qu’après s’être assuré que chacun possède aussi bien que lui tout ce qui précède. La dispersion des forces lui paraissait avec raison ce qu’il y a de plus dangereux dans l’enseignement. Rien de plus nécessaire que d’habituer les enfans à concentrer leurs efforts sur des points déterminés, et de leur donner l’exemple d’une attention soutenue. Il préfère pour les garçons la vie commune à l’éducation solitaire ; il aime à les voir tous revêtus du même uniforme. On dirait, comme l’a justement remarqué le nouveau traducteur des Affinités électives, qu’il recommande à ses compatriotes l’institution de la landwehr lorsqu’il passe en revue les petits jardiniers enrégimentés par Charlotte. « Les hommes, dit-il, devraient porter l’uniforme dès leur enfance, parce qu’ils doivent prendre l’habitude d’agir en commun, de se confondre parmi leurs égaux, d’obéir en masse et de travailler pour l’œuvre commune. D’ailleurs toute espèce d’uniforme entretient l’esprit militaire et une discipline plus exacte et plus ferme. Tous les garçons du reste sont nés soldats. » Il demande au contraire que les jeunes filles soient vêtues de la manière la plus diverse, chacune à sa guise, afin que chacune apprenne ce qui convient le mieux à sa taille et à l’air de son visage. Il résume lui-même son programme d’éducation dans une maxime aussi juste que profonde : « Que l’on élève, dit-il, les garçons pour être des serviteurs, les filles pour être des mères, et tout ira bien. » Voilà une pensée que devraient méditer les peuples qui ont perdu la notion de la discipline et cessé d’honorer la maternité.

Par cette abondance d’observations morales, par sa connaissance approfondie du cœur humain, par le soin avec lequel il étudie les rapports des hommes entre eux et les nuances les plus délicates du sentiment, Goethe mérite d’être compté parmi les plus grands moralistes de tous les temps. Il y a peu de conditions sociales qu’il n’ait décrites, peu d’états de l’âme qu’il n’ait observés ; ses œuvres abondent en réflexions personnelles sur les travers ou les faiblesses de l’humanité. Attendant peu des hommes et ne comptant guère sur leur vertu, il les juge d’ordinaire avec indulgence, mais il démêle en même temps les ressorts cachés de nos actions avec une rare sagacité, en pénétrant toujours au fond des choses, sans se laisser séduire par les apparences. Faut-il le transformer pour cela, comme le font quelques-uns de ses biographes, en professeur de morale ? Ce serait se méprendre sur la nature de ses œuvres. Il peint ce qu’il voit et ce qu’il sait, il n’enseigne pas ce qu’il faut faire. Sans doute, ce qu’il écrit respire souvent une fierté de pensée, une énergie morale, un dédain des petits soucis de l’existence, un appétit des jouissances les plus nobles qui peuvent élever et fortifier les âmes ; mais en même temps que de scènes tracées d’un pinceau libre, que de peintures voluptueuses, éveillent chez le lecteur l’idée épicurienne du plaisir ! Un moraliste n’est pas nécessairement un écrivain moral, un professeur de vertu.

On oublie trop cette considération lorsqu’on présente en Allemagne les Affinités électives comme une apologie du mariage, comme un sermon romanesque dont l’auteur aurait pris pour texte le respect du lien conjugal. Il y a en effet dans le roman un personnage affairé et un peu ridicule, qui passe sa vie à courir le monde, afin de réconcilier les époux séparés et de prêcher la concorde au sein des ménages. Tout ce qu’il dit est assurément moral, mais il ne le dit pas toujours avec le tact nécessaire ; son humeur bizarre et son amour immodéré du mouvement excitent plus de gaîté chez ses hôtes que ses bons conseils ne produisent d’impression. On trouve qu’il parle bien, mais le prédicateur gâte le sermon. On le regarde plutôt comme un excellent homme possédé d’une idée fixe que comme un négociateur sérieux et habile. En réalité, il ne fait aucun bien à personne ; il paraît même plus dangereux par l’intempérance de sa langue qu’utile par son zèle. C’est lui qui, le jour du baptême de l’enfant de Charlotte, cause la mort d’un vénérable pasteur en le forçant de se tenir debout pour entendre un interminable discours ; c’est lui qui, par une sortie déplacée, amène la dernière crise à laquelle succombe Ottilie. Il serait tout à fait arbitraire d’attribuer à ce personnage, qui n’entre jamais en scène sans qu’un peu de ridicule l’y accompagne, l’honneur de parler seul au nom de Goethe et d’exprimer la moralité du roman. Il est vrai que Goethe sembla lui-même autoriser cette conjecture, lorsqu’en s’entretenant avec Eckermann des Affinités électives il se moquait des époux qui veulent se séparer. « Feu Reinhard, de Dresde, disait-il à son confident, s’étonnait souvent de me voir sur le mariage des principes si sévères, pendant que sur tout le reste j’ai des idées si accommodantes. » Singulière prétention de la part d’un homme qui avait craint si longtemps d’enchaîner sa liberté, qui ne se décidait qu’au bout de dix-huit ans à consacrer par le mariage son union libre avec Christiane Vulpius ! S’il se montrait sévère sur ce chapitre, c’était pour le compte des autres, non pour le sien. N’avait-il pas abandonné Frédérique Brion et rompu avec Lili Schœnemann, pour ne pas les épouser ? Sa longue, liaison avec Mme de Stein n’était-elle pas fondée sur la liberté des affections en dehors du mariage ? Après de tels exemples, il ne suffit point, pour se constituer le défenseur du lien conjugal, de placer dans la bouche d’un de ses personnages des lieux-communs tels que ceux-ci : « L’homme que je vois attaquer le mariage, l’homme que je vois ébranler par ses paroles ou par ses actions ce fondement de toute société morale, aura affaire à moi. Et si je ne puis le mettre à la raison, je ne veux plus rien avoir de commun avec lui. Le mariage est le principe et l’apogée de toute civilisation. Il adoucit l’homme sauvage, et le plus cultivé n’a pas de meilleur moyen de montrer sa douceur. » À ceux qui seraient tentés de prendre trop au sérieux cette profession de foi, il faudrait rappeler que le même écrivain présentait sur la scène, dans Stella, un mari aimé de deux femmes, les gardant toutes deux, et témoignait son approbation de cette conduite par le dénoûment primitif de sa pièce. Peut-être était-il d’avis qu’après avoir commis la faute de prendre une femme il convenait de la garder, mais il n’eût pas été choqué qu’on en prît deux. Lui-même, tout en étant le mari de Christiane, n’éprouvait aucun scrupule d’aimer Minna Herzlieb.

L’œuvre de Goethe a cependant une portée, une intention philosophiques ; il le déclarait nettement à Eckermann en 1827 : « La seule composition un peu compliquée, lui disait-il, à laquelle j’ai conscience d’avoir travaillé pour exposer une certaine idée, ce serait peut-être mon roman des Affinités électives. « Il ne s’agit point ici évidemment de la sainteté du mariage, auquel Goethe n’avait guère pensé, pendant quarante ans, que pour l’éviter. L’idée qui se dégage des Affinités électives est d’un caractère plus général et répond mieux d’ailleurs aux circonstances d’où le roman est sorti, au sentiment qui inspirait Goethe lorsqu’il le composa. Il met ici en évidence, comme il l’a fait dans Pandore, comme il le fera dans les Années de voyage de Wilhelm Meister, la nécessité de la privation. Il rappelle la loi qui pèse sur l’homme, qui l’oblige à se modérer, à se contenir, à savoir se priver volontairement de ce qu’il désire le plus, s’il ne veut que sa destinée soit brisée, son bonheur flétri. Charlotte et le capitaine, les seuls personnages du roman qui échappent au naufrage, sont ceux qui ont eu l’énergie de se vaincre eux-mêmes, qui dès le début ont fixé une limite à leurs désirs et se sont enfermés par raison, par vertu, dans le strict accomplissement du devoir. Édouard porte au contraire la peine de l’impétuosité de ses passions ; il détruit son repos de ses propres mains, et entraîne avec lui dans son malheur la naïve Ottilie, coupable aussi de l’avoir trop écouté, de s’être laissé séduire par le mirage de l’amour. Lorsque Goethe touche à cette question du renoncement volontaire, de l’obligation imposée à chacun de nous par la nature de nous priver et de nous restreindre, si nous voulons être heureux, il rencontre le fondement même de la loi morale, qui a été la règle de sa vie intérieure et le principal secret de sa force. Dès sa jeunesse, il s’est défendu comme d’un piège des excès de la passion et des entraînemens de la sensibilité. Chez lui, l’amour de l’ordre, qu’il tenait de son père, a toujours contre-balancé l’amour du plaisir, qu’il tenait de sa mère. Sa vertu n’a rien de farouche ; il jouit souvent de la vie en épicurien indulgent pour lui-même ; mais il se fixe une limite qu’il ne dépasse jamais, il sait s’arrêter à propos au moment où le plaisir dérangerait l’équilibre de ses facultés et troublerait son bonheur. Il y a du stoïcisme dans cette perpétuelle vigilance, dans ce constant effort accompli sur soi-même ; il y a aussi une merveilleuse intelligence des conditions de la vie. C’est pour mieux jouir du plaisir que Goethe s’interdit l’excès du plaisir : chaque privation se traduit pour lui par un accroissement de jouissances morales ; il se dédommage des satisfactions passagères qu’il sacrifie par la tranquillité durable qu’il s’assure.


A. Mézières.
  1. Traduction nouvelle par Camille Selden. Le système du nouveau traducteur rappelle un peu trop les belles infidèles des deux derniers siècles. Il amplifie et orne le texte de Goethe, comme le père Brumoy embellissait le texte de Sophocle et Letourneur celui de Shakspeare.
  2. Le nouveau traducteur des Affinités électives paraphrase ainsi ce passage : « La bonne humeur animait les visages, les cœurs s’épanouissaient et débordaient en sentimens bienveillans ; bref, chacun de nos deux couples nageait dans une félicité parfaite et d’autant moins troublée par le remords qu’il la sentait partagée par le couple voisin. »
  3. Dans ce simple discours de Charlotte, le nouveau traducteur des Affinités électives introduit quelques ornemens dont Goethe n’est point responsable. « Notre fermeté seule pourra dans l’avenir racheter un moment de faiblesse involontaire, fait-il dire à la jeune femme… Vous partirez, mon ami, et le pardon que vous me demandez est soumis à cette condition. Vous pardonner, que dis-je ? C’est moi qui suis la plus coupable. Enfin n’importe, c’est décidé, nous ne saurions changer nos sentimens, mais nous pouvons rester honorables. Sachons rester honorables. » Avons-nous besoin de dire que nous préférons la simplicité de Goethe à ce langage un peu apprêté ? Lors même qu’il s’agirait, non d’une traduction, mais d’une imitation, il conviendrait de ne faire dire à Charlotte que le nécessaire. La situation est si délicate que toute parole superflue peut devenir choquante. Goethe le comprend si bien, qu’il nous représente Charlotte et son ami retournant au château sans rien dire.